CHAPITRE II
Pendant une dizaine de secondes, Alan demeura silencieux, sourcils légèrement froncés. Le chef du Centre se méprit à son attitude.
— Vous hésitez à vous charger de cette mission ? Évidemment, la cause inconnue de ces événements cache certainement un danger qui peut être considérable. Mais vous n'avez jamais rien eu d'un poltron, au contraire. Il va de soi que vous demeurez libre de refuser et je ne vous le reprocherai jamais, tout en le regrettant. De tous les agents du Centre, vous étiez le plus indiqué pour cette enquête.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur, je ne refuse nullement, mon hésitation a une tout autre cause et votre dernière phrase ne fait que renforcer celle-ci. Si j'ai bien suivi votre résumé, toutes les sources d'énergie de Skandia se sont arrêtées de fonctionner en même temps, privant ainsi la planète de manifester son existence et l'isolant du reste de notre Fédération. Or, pour expliquer ce phénomène, je ne vois que deux hypothèses, la première est un accident d'une gravité exceptionnelle ou un phénomène analogue qui a eu pour résultat d'immobiliser de façon durable tous les générateurs. La seconde est que les Skandiens, malgré le tableau que vous m'avez fait d'eux, ont décidé eux-mêmes cet arrêt pour une raison qu'ils sont seuls à connaître. Dans le premier cas, le problème est de nature purement technique ; dans le second, il est d'ordre social ou criminel. Étant donné que je ne suis que médecin et biologiste, je ne vois pas en quoi je puis réellement vous être utile. Il ne manque pas de physiciens ou de sociologues parmi mes camarades qui seraient bien mieux que moi à même d'éclaircir le mystère, sans compter aussi les équipes de la branche spéciale de police dont vous disposez. Confiez-leur cette mission ; elle est dans leurs cordes. Ceci dit et puisque cela semble vous faire plaisir, je suis prêt à les accompagner.
— Ce n'est que cela, mon cher ami ?
Vous m'avez fait peur… Je conçois néanmoins votre réaction. D'autant plus que je m'aperçois maintenant que je n'étais pas allé jusqu'au bout de mon exposé ; je ne vous avais pas fait connaître les conclusions de Nora.
— Parce qu'elle a sa petite idée ?
— Elle a tout au moins trituré ses circuits pour en extraire parmi toutes les hypothèses imaginables celle qui présentait le plus haut coefficient de probabilité, plus de 99 % en fait. La vulgaire panne de la centrale a été éliminée d'emblée, les dispositifs de sécurité sont trop nombreux et chaque élément, chaque circuit est en triple ou quadruple exemplaire. Un facteur de destruction pourrait être venu de l'extérieur, une pluie d'aérolithes, par exemple ; mais les images que nous possédons sont suffisamment nettes pour montrer que tous les bâtiments sont intacts. Voilà donc la cause technologique éliminée. L'hypothèse d'une action volontaire des Skandiens a fait également long feu ; je vous répète que leur comportement a été absolument normal jusqu'au dernier moment, et pareil changement d'attitude ne peut se produire d'un seul coup sans que rien ne l'ait laissé prévoir. Quant à l'action criminelle d'un petit groupe, pensez-vous que celui-ci aurait pu neutraliser quatre-vingt mille personnes sans qu'aucune d'elles n'ait eu au moins le temps de lancer un S.O.S. ? Non. La réponse est à la fois beaucoup plus effrayante et beaucoup plus simple. Si les liaisons ont été interrompues, C'est parce qu'il n'y avait plus personne devant les pupitres de commande. Ils n'ont rien coupé du tout parce qu'ils n'étaient plus en état de le faire, et la production d'énergie s'est arrêtée automatiquement ;tout équipement de ce genre est prévu pour se disjoncter de lui-même si les techniciens le surveillent et le contrôlent disparaissent ; c'est une règle de sécurité facile à comprendre. Conclusions : tous les colons sont morts, et tous simultanément. Très vite, puisqu'aucun n'a eu le temps de donner l'alerte.
— Une épidémie foudroyante ?
— C'est la seule hypothèse à laquelle Nora se soit arrêtée.
— Mais quels en seraient l'agent et le vecteur ? Une bactérie ne se propage en général que par contagion, donc relativement lentement. Un virus encore inconnu de nous ? Je peux lui imaginer une pathogénèse rapide ; mais sa diffusion ne sera quand même pas instantanée. Une toxine ? Elle n'aurait pu apparaître spontanément et nous en reviendrions à la notion d'un acte criminel…
— Germes bactériens, virus ou agents toxiques, vous reconnaissez que vous êtes alors dans votre élément, docteur Alan ?
— Certainement, monsieur, et je n'hésite plus à partir là-bas.
— Une nef hyperspatiale équipée est à votre disposition et vous y trouverez tout ce qui pourra vous être nécessaire pour établir votre diagnostic. Vous ne partez pas seul d'ailleurs : Axel Barson vous accompagne.
— Le jeune xénosociologue ? C'est un excellent camarade et je serai très heureux de travailler avec lui.
— Il vous sera certainement utile. D'abord éventuellement dans sa spécialité, mais aussi parce qu'il connaît très bien Skandia où il a souvent été en liaison. Il vous guidera et vous permettra de gagner du temps dans la recherche du foyer d'infection.
— Tout à fait d'accord, monsieur. Dommage, toutefois, que Nora n'ait pas été en mesure de pousser plus loin son analyse et de se faire une idée sur la nature de l'agent épidémique… Au fait, j'y songe…, vous m'avez bien dit que trois astrocargos partis peu avant l'événement ont été normalement réceptionnés. Les a-t-on examinés à fond ? Il est vrai que leur déchargement a dû être achevé bien avant que l'hypothèse d'une épidémie ait été formulée, et qu'il devenait illusoire de les passer au microscope à la recherche d'une spore ou d'un germe…
— Nous y avons pensé et la chance a voulu que celui qui s'était posé sur Sirena apportait de la skandéine dans de petits containers dont quelques-uns n'avaient pas encore été ouverts. Nous avons essayé toutes les cultures possibles et imaginables et le résultat a été négatif. Et j'emploie ce terme de négatif dans son sens le plus complet : il n'y avait même pas de germes banaux. On avait probablement stérilisé la cargaison avant de l'embarquer.
— Je songerai à me stériliser moi-même également avant de revenir, monsieur…
En partant d'Alpha, le parcours en hypervélocité normale jusqu'à N 58 — distante de cent trente années-lumière dans l'univers einsteinien — exigeait en moyenne une semaine de temps relatif. Mais pour les nefs spéciales du Centre Démographique, les considérations de rentabilité n'existaient pas. Aucun facteur commercial n'imposait le meilleur rendement économique au rapport mégawatts/parsecs. Quatre-vingt-dix heures suffirent pour que l'engin sophistiqué piloté par Alan émerge dans l'espace conventionnel à deux douzaines de rayons planétaires de Skandia.
Pendant ces quatre jours, le docteur Alan avait étudié à fond la documentation fournie par Nora, en compagnie d'Axel avec qui il faisait par la même occasion plus ample connaissance. Il n'y avait que deux ans que le jeune xénosociologue, après avoir traversé avec succès les multiples barrages des tests et des stages, avait été affecté dans le corps prestigieux (prestigieux pour les rares initiés qui connaissaient son existence.) des délégués itinérants d'Alpha. Alan était de loin son ancien, en fait il avait été l'un des premiers que le grand patron avait appelé auprès de lui lorsque le Centre Démographique avait été créé et il avait participé activement au développement de cette organisation. Le Centre avait été établi sur une planète située à l'écart des routes normales de l'Expansion, un monde dont les constantes géophysiques étaient pratiquement identiques a celles de la Terre à la fin du quaternaire ; à ceci près qu'aucune race intelligente autochtone n'y était jamais apparue. Un paradis sans l'homme, donc sans le péché originel… Mais cet Éden avait dès le début été déclaré zone interdite à toute personne non autorisée — discrimination matérielle par d'efficaces champs de force — sous l'évidente raison que là se rassemblait la totalité des archives de l'humanité et que ceux qui en avaient la charge ne pouvaient travailler qu'à l'intérieur d'une tour d'ivoire. Ce n'était au fond que par apparente incidence que les archivistes en question se trouvaient de ce fait être les seuls détenteurs de la totalité des informations de toute nature, les seuls à même d'analyser chaque situation imaginable et d'en prévoir toutes les conséquences. Donc, la force même des choses avait fait d'Alpha le véritable gouvernement des Planètes Unies. Aucun président, aucun ministre, aucune assemblée de technocrates ne peut prendre des décisions concernant des dizaines de milliards d'individus répartis au long de centaines d'années-lumière sans avoir en main la synthèse d'une quantité proportionnelle de renseignements, c'est-à-dire un ensemble de facteurs significatifs dont le nombre vertigineux défiait même l'imagination. A plus forte raison, les possibilités du cerveau humain. Tous ces renseignements s'inscrivaient dans les inépuisables mémoires des gigantesques ordinateurs du Centre, toujours prêts à les trier, les sélectionner, les comparer et les insérer dans le plus grand d'entre eux : Nora. En quelques secondes celle-ci assimilait la masse d'informations extraites pour elle, mettait leurs relations en évidence, déduisait la séquence des probabilités, isolait le fil conducteur, synthétisait. Le fruit de ce travail quasi instantané atterrissait dans le bureau du professeur Simon, responsable de l'interprétation définitive et de la présentation aux autorités gouvernementales. Celles-ci n'avaient alors plus autre chose à faire que de formuler leurs décrets conformément aux directives émanées d'Alpha. C'était donc bien là seulement que se trouvait la véritable autorité régissant tout le secteur galactique de l'Expansion humaine et les officiels chamarrés qui formaient le Praesidium Suprême n'avaient en réalité aucun pouvoir puisque leurs décisions ne faisaient qu'entériner celles que le Centre Démographique avait jugé les meilleures. Suivant un vieux dicton dont l'origine se perd dans la nuit des temps, les seules fonctions réelles du gouvernement fédéral Consistaient à inaugurer des expositions de Chrysanthèmes…
Mais si Alpha était seule à même de tout connaître et d'en tout inférer, elle le devait avant tout aux immenses moyens d'information dont elle disposait. Le réseau exclusif de liaisons et de communications quasi instantanées assuré par les transducteurs d'abord, la supervision constante des vecteurs conventionnels de l'Expansion ensuite. Mais tout cela ne pouvait dépendre que de Nora, l'ordinatrice, seule capable de voir, noter et mémoriser des centaines de milliers de données à chaque seconde. D'autres facteurs entraient en jeu qui, eux, ne pouvaient être enregistrés par des senseurs électromagnétiques, des analyseurs d'environnement, des détecteurs polyfréquence, des sondages sociaux. Le comportement de l'homme lui-même est parfois irrationnel ; et seul un autre homme peut l'interpréter. D'où l'existence des envoyés spéciaux d'Alpha, le plus fermé de tous les Services Secrets.
Très vite, Alan apprécia la présence d'Axel à ses côtés. La différence d'âge entre les deux hommes — une vingtaine d'années — ne se manifestait que sur le plan de l'expérience : physiquement et moralement, ils possédaient le même tonus vital, la même jeunesse, apanage d'une civilisation qui avait repoussé si loin la dégénérescence de l'organisme humain que seule l'Expansion galactique avait empêché la catastrophe démographique. L'équipe restait donc homogène et le rôle du second n'était pas celui d'un simple assistant. Axel connaissait effectivement à fond tout ce qui se rapportait à Skandia. Il y avait vécu et son origine de race provenait de ce même secteur nordique terrien d'où les colons de N 58 étaient issus. Mieux que quiconque, il serait capable de comprendre, de retracer leurs derniers moments. En tout cas, lorsque le retour dans l'espace normal ranima les écrans de vision pour y faire apparaître l'image de la planète, le docteur Alan savait sur elle tout ce qu'il était possible de savoir.
Leur premier soin fut de procéder à un examen global à l'aide du télescope puis, après quelques orbites, manœuvrer de façon à équilibrer le vaisseau à la verticale de la zone colonisée pour mieux sonder celle-ci tout en conservant un recul suffisant pour qu'un hémisphère entier demeurât inscrit dans le champ des objectifs grands-angulaires. Ainsi l'étude distale préparatoire pouvait s'exercer à toutes les échelles et fournir le maximum d'informations.
Au stade de développement atteint par Skandia et étant donnée la richesse des ressources, le secteur aménagé et occupé par les colons était encore restreint. Il était essentiellement représenté par une large vallée ouverte entre deux chaînes de montagnes issues d'un même haut massif strié de glaciers et s'écartant en V en direction de la plaine côtière. La ville, baptisée du nom de la planète puisqu'elle était la seule métropole, avait été construite là, dans un site parfait à tous points de vue, abritée des tornades par la muraille des sommets, disposant, même en période de sécheresse, de l'apport constant d'eau fournie par les névés. Autour d'elle s'étendaient les fertiles terrains alluvionnaires et les exploitations minières s'ouvraient de chaque côté dans les premiers contreforts alpins. Les échanges extérieurs ne s'effectuant que par la route de l'espace et la croissance démographique étant contrôlée suivant les normes raisonnables, il n'y avait encore aucune prolifération et aucune nécessité de prolonger les voies de communication vers l'intérieur du continent et encore moins outre-mer. Un triangle de trente kilomètres de base et quarante de hauteur entourant une agglomération réduite à cinq kilomètres carrés ; là se limitait la parcelle de planète qu'il fallait scruter.
Avec le considérable accroissement de netteté qui différencie l'observation directe de l'image retransmise du fond de l'espace par l'équipement miniaturisé d'une sonde automatique, le tableau qui se présenta aux envoyés d'Alpha était en tous points conforme à celui auquel il pouvait s'attendre. Tout, au-dessous d'eux, paraissait intact : la cité avec ses blocs résidentiels, ses parcs et ses avenues, les installations extérieures, le quadrillage des surfaces cultivées, toutes les implantations de la colonie s'érigeaient à leurs places géographiques et Axel les identifiait les unes après les autres. Aucun dommage matériel à signaler nulle part ou, s'il en existait, ils ne pouvaient constituer que d'accidentels détails isolés perdus dans l'ensemble. Mais l'image toute entière, même au bout d'une heure d'observation, continuait à rassembler à un instantané photographique immobile, privé de mouvement. Aucune vie ne se manifestait là dessous. Rien qui évoquât une quelconque activité. Avec le pouvoir de résolution des optiques, le déplacement de véhicules terrestres ou aériens eût été perceptible — rien ne bougeait. Parallèlement, les détecteurs électromagnétiques demeuraient inertes, les capteurs de radiations aussi. Énergétique ou humaine, il n'y avait plus aucune vie.
— En admettant l'hypothèse d'une épidémie foudroyante, fit Axel, une diffusion brutale d'un virus capable de liquider en un clin d’œil une population tout entière, je comprends très bien que les maisons soient demeurées debout. Mais de deux choses l'une : ou bien l'agent mortel avait une action réellement instantanée et dans ce cas quelques indices plus nets devraient apparaître. Par exemple les engins pilotés par des hommes se trouvant à ce moment-là brusquement privés de contrôle, s'écrasent les uns contre les autres ou contre des immeubles, provoquant des incendies, etc. Nous ne voyons aucune trace de ce genre.
— Ou bien, enchaîna Alan, il s'est écoulé un temps appréciable entre les premiers symptômes et le collapsus final et ce décalage a permis un arrêt progressif de l'activité sans entraîner de casse. Ce qui étonne alors, c'est que personne, surtout ceux qui se trouvaient à proximité des émetteurs ou des transducteurs aspatiaux n'aient eu aussi le temps de lancer un appel au secours. C'est bien cela que tu veux dire ?
— Exactement.
— Nous ignorons tout de cette supposée épidémie, mais sans préjuger de sa nature, je crois que l'alternative telle que tu la présentes est un peu trop simpliste. Je suis d'accord pour estimer que la mort de quatre-vingt mille personnes n'a pas été à la fois instantanée et simultanée ; aucun agent pathogène même inconnu ne pourrait abolir aussi vite les fonctions vitales, quelle que soit la virulence qu'on puisse lui prêter. Aucun poison chimique non plus, puisque son action ne fait en définitive qu'engendrer un processus physiologique : qu'un globule rouge soit détruit par un produit hémolytique de synthèse ou par l'irruption de protozoaires vivants, le tableau de l'anoxie reste le même. Et le sujet meurt de la même façon. Il s'est donc écoulé des minutes, des heures peut-être avant la mort au sens clinique du mot, je veux bien te le concéder. Mais ça n'implique pas que cela laissait aux Skandiens le temps de donner l'alerte, cela leur laissait seulement celui de parer au plus pressé : stopper leurs véhicules, par exemple. Pour faire ce que tu suggères, émettre un SOS, il aurait fallu qu'ils réalisent ce qui leur arrivait réellement. Et, ça, c'était impossible. Statistiquement parlant, nous considérons une épidémie comme un phénomène de masse, c'est ainsi qu'elle nous apparaît lorsque nous constatons que tant de milliers de personnes viennent d'être atteintes dans telle région déterminée. Mais pour chaque individu, que se passe-t-il à ce moment-là ? Comment pourrait-il avoir immédiatement la notion que ce qui le frappe en frappe d'autres en même temps que lui ? Tout ce qu'il sait, c'est qu'il souffre. Et cette souffrance est uniquement la sienne. Elle l'enferme. Il est seul avec elle, seul devant la mort. L'agonie sera peut-être longue mais tout ce qui subsistera en lui de vitalité jusqu'à la fin se concentrera en lui-même, s'emploiera à la lutte contre le mal qui l'étreint, lui. Toute conscience de collectivité disparaît, toute possibilité de réaliser que d'autres peuvent être en même temps victimes de la même agression. Lors des guerres atomiques terrestres d'autrefois, une bombe thermonucléaire tuait plusieurs millions d'hommes, mais chacun mourait tout seul. Un peu plus lentement, nos Skandiens ont pu en faire autant en ignorant jusqu'au bout que ce qui les tuait, tuait aussi tous les autres. Aucun d'entre eux n'aura essayé de rassembler ses dernières forces pour appeler à son secours les étoiles indifférentes. Après, quand ils sont tous morts, sans qu'aucun d'entre eux n'ait jamais su qu'ils mourraient tous, les disjoncteurs de sécurité, non moins indifférents que les étoiles, ont fonctionné. Dans l'antiquité, lorsque la mort avait frappé, les survivants interrompaient pour un temps leurs activités en signe de deuil. Aujourd'hui, ce sont les machines qui s'arrêtent…
— Tu as sûrement raison. En tout cas nous en saurons davantage quand nous descendrons. Ce que nous voyons ici ne nous apprendra rien de plus.
— Avons-nous tout analysé ? Il y a quelques petits détails… Il me semble me souvenir que la végétation est dans l'ensemble chlorophyllienne. Il devrait y avoir un peu plus de vert dans la teinte générale du paysage.
— Je m'y perds un peu dans le décompte du temps depuis mon dernier voyage, il y a plus de deux ans. C'est peut-être déjà l'automne ici ? L'excentricité de l'orbite est plus grande que pour la Terre, cela entraîne des variations plus importantes.
— Possible, mais l'inclinaison sur le plan de l'écliptique… Oh ! et puis on verra bien. Je suggère que nous procédions maintenant à des mesures spectrales de l'atmosphère.
Ces examens s'effectuaient à l'aide d'une série de filtres optiques isolant l'une après l'autre chaque bande du spectre. Ce fut à cette occasion que se montra enfin le premier indice d'une anomalie. Le cliché pris en ultraviolet lointain fit apparaître autour de la planète un léger halo bleuté dessinant une couche assez irrégulière de quelques kilomètres d'épaisseur, sauf sur la partie opposée au soleil où elle s'allongeait nettement en amorçant une sorte de traîne.
— A quoi cette vague fluorescence peut-elle bien correspondre ? demanda Axel. Cela ne ressemble pas à celle de l'ozone.
— Sûrement pas. Elle ne se situerait pas dans les mêmes longueurs d'onde et surtout elle se formerait au-delà de la stratosphère, dans l'ionosphère, au lieu de coller au sol. Sans compter qu'elle serait plus importante du côté éclairé que de l'autre, alors que c'est le contraire. Cette couche paraît s'attacher à la planète et s'étirer dans le cône d'ombre sous l'effet du vent solaire.
— Exactement comme la queue d'une comète ! Au fait, pourquoi ne serait-ce pas tout simplement cela ? Une comète a intercepté l'orbite de Skandia et une partie de sa queue est restée fixée à la planète. Les gaz raréfiés qui la constituent se sont révélés être toxiques.
— Séduisant mais peu probable. D'abord, l'approche d'un astre errant aurait sûrement été observée par les astronomes du lieu et ils n'auraient pas manqué de la mentionner pour le bénéfice du catalogue — surtout si leurs calculs démontraient qu'il allait couper leur orbite. Ensuite, aucune comète analysée par nos sondes n'a jamais démontré une composition létale à ce point. La dispersion du plasma inerte est beaucoup trop grande pour avoir un quelconque effet. Pour la même raison, elle ne pourrait être fixée par une attraction gravitationnelle, le vent solaire l'aurait emportée presque aussitôt. Il s'agit d'autre chose et peut-être d'un phénomène atmosphérique sans aucun rapport avec notre problème. Encore une fois, on verra bien. Descendons.
La spirale d'approche ramena l'astronef à la verticale de la ville à l'altitude d'une centaine de kilomètres. Dans des conditions normales, à partir de ce moment-là, le soin de la manœuvre aurait dû passer aux techniciens de l'astroport chargés de tisser l'entrecroisement des rayons sustentateurs maintenant le vaisseau en équilibre comme une coquille d’œuf au sommet d'un jet d'eau et l'amenant graduellement et précautionneusement jusqu'au sol. Mais puisque plus personne n'était là pour actionner les émetteurs, les envoyés d'Alpha ne pouvaient compter que sur leurs propres ressources, c'est-à-dire sur l'équipement antigravitique autonome dont leur appareil était muni au même titre que les nefs d'exploration appelées à se poser sur des planètes inhabitées. Alan prit place au poste de pilotage, enclencha les dispositifs automatiques et le vaisseau s'enfonça vertigineusement comme un ascenseur ultra-rapide.
Mais au lieu de se renverser sur son dossier pour attendre calmement que la manœuvre s'achève, le docteur demeura penché vers la console, mains posées à plat sur le clavier des commandes. Axel le regarda avec un léger étonnement.
— Heureusement que nous ne sommes pas sur un astroliner et qu'il n'y a pas ici de passagers pour te voir. Ils penseraient que tu n'as pas confiance dans le maître-ordinateur de bord et s'inquiéteraient…
— Quand je suis en mission à la recherche de quelque chose que je ne connais ni ne comprends, répartit sèchement Alan, je n'ai confiance en personne ni en rien. Même si Nora elle-même télécommandait cette baille… Je ne peux m'empêcher de me rappeler le sort de la sonde automatique.
— Mais ce n'était qu'un simple accident, voyons !…
De fait, après la période de chute, la décélération commença au point prévu et se poursuivit normalement. L'aire vitrifiée de l'astroport se rapprochait avec une vitesse constamment diminuée, suivant exactement les courbes lumineuses des oscillographes pour tomber mathématiquement à zéro quand les coussins magnétiques toucheraient le sol. Pourtant, Alan ne se départissait pas de son attitude tendue et bien lui en prit.
Le vaisseau n'était plus qu'à une cinquantaine de mètres du sol et sa vélocité descensionnelle réduite à quatre pieds-seconde lorsque, brusquement, il se mit à osciller violemment, piqua de l'avant, tandis que le plancher se dérobait sous Axel qui bascula et s'effondra au pied de la console. Comme si l'invisible support antigravitique se fût soudain annulé, l'inclinaison de l'engin augmenta encore, les aiguilles des indicateurs bondirent dans leurs cadrans et les quatre cents tonnes de plastométal plongèrent irrésistiblement dans le gouffre de la chute libre.
Mais déjà les doigts d'Alan étaient entrés en action, coupant le circuit automatique, enclenchant le manuel, s'abattant en séquences vertigineuses sur les touches des commandes. La coque gémit sous la poussée des propulseurs brusquement remis en marche, redressant la nef à moins de dix mètres du sol et transformant la chute verticale en une glissade. L'écrasement immédiat était évité, mais il n'était naturellement pas question de planer et le sol était désormais trop près pour qu'il fût possible de compenser totalement la vitesse avant l'impact.. Si le pilote n'avait pas été intuitivement préparé à un événement imprévu, l'ampleur de la catastrophe aurait été à peine diminuée, mais la rapidité des réactions d'Alan lui avait permis de gagner les linéiques dixièmes de seconde qui faisaient toute la différence et de concentrer sa propre énergie pour accélérer au maximum l'enchaînement de ses réflexes. L'astronef toucha le sol à l'extrême limite du terrain, rebondit de quelques mètres, déchiqueta le haut grillage de la clôture, glissa encore un peu sur la lande et s'immobilisa enfin, s'équilibrant sur ses champs atterrisseurs. Le choc avait été rude et, pendant un moment, le silence revenu parut aux coéquipiers d'une insondable profondeur.
Axel se releva lentement, frotta avec une grimace son épaule endolorie.
— Ça alors… Heureusement que tu t'attendais à une défaillance du matériel, mais du diable si je comprends…
D'un geste, Alan lui imposa le silence. Posément, il actionnait les uns après les autres tous les circuits de contrôle, lisait et interprétait les réponses. Enfin, il coupa les derniers disjoncteurs, se leva et regarda son camarade.
— Heureusement, en effet, quoique je ne m'étais pas préparé aussi bien que j'aurais dû l'être, et je n'ai pu éviter que nous nous posions quand même assez brutalement. Mais la nef est solide et rien ne semble avoir souffert. Tous les circuits sont normaux et les générateurs intacts. Pas de dégâts à la coque non plus, l'isolement demeure parfait.
— Grâce à toi et à tes réflexes ! Quand nous nous sommes mis à tomber aussi soudainement et aussi près de la piste, j'étais sûr que je n'avais plus que dix secondes à vivre. Mais comment l'antigravité a-t-elle pu nous lâcher ainsi ?
— Je viens de te dire que tous les circuits sont normaux, ceux-là aussi. L'équipement n'a pas cessé de fonctionner.
Le jeune homme contempla Alan avec un air d'incompréhensive stupéfaction puis son regard s'éclaira à nouveau.
— Veux-tu dire alors que la cause de ce qui vient de nous arriver est extérieure à nous ? Une distorsion spatiale volontairement provoquée dans le but d'annuler la sustentation ?
— Du point de vue technique, une hypothèse de ce genre ne serait pas inadmissible. Toutefois, elle se heurte à un petit écueil. L'émetteur capable de diriger et de localiser ce genre de distorsion exige pour fonctionner une source d'énergie importante. Très importante même, puisqu'elle devrait être supérieure à celle que nous mettons en jeu pour créer notre antigravité. Fais le calcul : la décélération d'un vaisseau comme le nôtre à partir de la vitesse d'un Mach seulement, absorbe quelque chose comme trente mille kilowatts par seconde. Or, regarde les senseurs électromagnétiques que je viens de réactiver : ils continuent tout comme là-haut à ne rien détecter. Comment l'ennemi mystérieux aurait-il pu faire fonctionner son bidule alors qu'aucune source d'énergie n'est en activité sur la planète ?
— Évidemment… Quelle est ta propre hypothèse ?
— Je n'en ai absolument aucune à t'offrir. C'est un peu trop tôt pour essayer de comprendre. N'oublie pas que, après tout, je ne suis qu'un médecin et, comme tel, formé à des disciplines particulières. Je note tout ce que j'observe sans chercher à établir des rapports a priori, j'accumule les faits au fur et à mesure qu'ils se présentent et j'attends qu'ils soient suffisamment nombreux pour pouvoir passer au stade de l'analyse déductive et du diagnostic. Et maintenant, si nous commencions la routine préparatoire à une sortie ?