CHAPITRE III

Les précautions rituelles à prendre se trouvaient, en effet, doublement imposées par les circonstances : les envoyés d'Alpha avaient atteint un environnement où, d'après la synthèse de Nora, un agent létal avait été à l'œuvre et était probablement toujours présent. Avant donc de quitter la protection de la coque qui les isolait du monde extérieur, une dernière analyse approfondie s'imposait.

Un tour d'horizon d'abord, tous les écrans de télévision directe branchés. La première chose qu'ils aperçurent fut, gisant a moins de cent mètres d'eux, une carcasse tordue et démantelée, déchiquetée sur une partie de sa longueur, noircie comme si elle sortait d'une fournaise.

— L'un des cargos automatiques repartis vers Skandia, murmura Axel. Il a dû lui arriver la même chose qu'à nous, mais il n'y avait personne à bord pour tenter une manœuvre.

— Non. Le cas n'a pas dû être exactement le même et les causes de la catastrophe sont beaucoup plus simples. Ces engins ne sont pas équipés pour effectuer un atterrissage par leurs propres moyens. Ils se placent sur une orbite où les rayons de force de l'astroport vont les cueillir pour les amener au sol. Comme la télécommande n'est jamais entrée en action, il a tout simplement continué tout droit pour venir percuter à quelque huit mille mètres seconde. Soit dit en passant, le fait qu'il ne se soit pas intégralement désintégré est une belle démonstration de l'extraordinaire résistance des plastotitanes modernes. Mais examine plutôt les bâtiments de l'astrogare à l'autre bout de la piste. Pas la moindre lumière. Pas le moindre signe d'activité. Rien ne bouge.

— Il me semble cependant distinguer quelques…, mais, par le cosmos ! ce sont des corps humains !

— Des membres du personnel qui cherchaient peut-être un impossible secours quand les premiers symptômes se sont manifestés et qui sont tombés pour ne plus se relever. Voilà en tout cas un élément positif pour notre théorie, c'est bien la mort qui a frappé. Et l'arrêt des communications n'en a été que la conséquence. Mets en route les analyseurs.

Quelques minutes après, Axel rendait compte.

— Absolument rien ne semble anormal, Alan. Regarde ces chromatogrammes : la composition de l'air est exactement la même que celle qui est donnée par le répertoire planétaire ; aucun gaz en plus ou en moins, aucune substance chimique même à l'état de trace. Aucune radiation non plus à part les mésons des rayons cosmiques. Les émulsions bactério-sensibles n'accusent pas de réaction : ni germe ni virus. Contrôle-les d'ailleurs, tu t'y connais mieux que moi.

Sans mot dire, le docteur s'approcha, se pencha pendant une longue minute. Lorsqu'il releva la tête, ses sourcils étaient légèrement froncés.

— Rien, en effet…, murmura-t-il.

— La toxine devait certainement posséder une durée de vie très courte, quelques jours au maximum peut-être. Elle a tué puis elle s'est résorbée d'elle-même avant notre arrivée. Cette théorie est-elle invraisemblable ?

— Non…

— Alors nous pouvons sortir et aller voir de plus près ?

— Nous le pouvons mais à une condition : nous allons opérer exactement comme si nous nous trouvions en plein cœur de l'espace, c'est-à-dire que nous allons revêtir nos tenues de vide et nous ferons fonctionner le cycle du sas.

— Mais pourquoi, Alan ? S'encombrer ainsi alors qu'il n'y a rien, que l'atmosphère est complètement normale ?

— Rien que nous ne puissions encore analyser, peut-être, mais aucun enregistreur ni aucun détecteur ne semble avoir prévenu les Skandiens de ce qui allait leur arriver. Ce qui s'est passé une fois peut se reproduire. Nous n'avons pas le droit de commettre d'imprudence tant que la mission ne sera pas remplie. Habille-toi.

Allan donna lui-même l'exemple et attendit pour fermer son casque transparent que son camarade l'eût imité. Ils passèrent ensuite dans le sas où il mit en route le cycle, poussant le vide jusqu'au maximum avant de laisser pénétrer l'air extérieur. Dès que la pression fut rétablie, il ouvrit le dernier panneau étanche et descendit l'échelle de coupée.

Les tenues qu'ils portaient avaient été allégées au maximum, la plupart des équipements de survie qui les alourdissaient d'habitude étant inutiles dans le cas présent. Pas besoin de compensateur de pression, celle de l'extérieur étant normale ; pas besoin non plus des générateurs de chauffage et encore moins des microréacteurs permettant de se déplacer dans l'espace. Le seul but d'Alan en exigeant ces costumes était de maintenir une barrière isolante étanche entre le biotope skandien et le leur, le tissu de plastique spécial et le respirateur en circuit fermé avec son générateur d'oxygène et ses purifications y suffisaient amplement. Privé également des semelles d'adhérence spéciales, l'ensemble ne faisait que quatre kilos et ne pouvait gêner les mouvements ; de surcroît le dôme transparent du casque permettait une vision totale. La distance qui séparait les envoyés d'Alpha de l'aérogare fut aisément parcourue, sans fatigue.

C'est à l'extrémité de la piste et au pied de la terrasse avancée des bâtiments qu'ils rencontrèrent le premier cadavre. Axel marchait en tête et, après un coup d’œil sur le corps immobile, dirigea vers le docteur un regard étonné.

— C'est une jeune femme, murmura-t-il. Mais il est impossible qu'elle soit vraiment morte ! Regarde, elle a absolument l'air de dormir. Est-ce qu'après tout il ne s'agirait que d'un narcotique puissant ?

Alan à son tour s'était penché et procédait calmement à un examen méthodique. Il se redressa.

— Non, mon vieux, elle est bel et bien morte. Je comprends ton étonnement, il n'y a pas la moindre trace de décomposition. Très intéressant… Voici enfin le premier recoupement… Allons plus loin, j'aperçois d'autres corps.

Tous étaient exactement dans le même état : indiscutablement morts et cependant miraculeusement conservés dans l'apparence extérieure de la vie comme à la suite d'un incompréhensible embaumement. Alan en étudia encore deux ou trois puis parut se désintéresser des autres, pénétra à l'intérieur des bâtiments. Là, les cadavres étaient beaucoup plus nombreux, la plupart d'entre eux demeurés à leur poste de travail, tout comme si le fléau qui les avait frappés s'était accompagné en même temps d'une sorte de résignation ou plutôt si les premiers symptômes avaient été trop peu caractéristiques pour qu'ils réagissent avant qu'il ne soit trop tard et que l'engourdissement d'un sommeil définitif ne s'empare d'eux. A part la présence de ces étranges mannequins, toutes les salles qu'ils traversèrent offraient un aspect complètement normal. Aucun désordre nulle part, les dossiers sur les bureaux n'avaient pas été dérangés, les meubles étaient demeurés à leur place ; seule une impalpable couche de poussière étendue sur toutes choses témoignait que la transformation d'un astroport moderne en château de la Belle au Bois Dormant datait déjà de près d'un mois. Seule anomalie, le silence total régnant dans un lieu qui aurait dû bourdonner d'activité ; et aussi le fait que l'ambiance lumineuse intérieure était éteinte : recoins et couloirs étaient sombres.

— Le tableau d'arrivée d'énergie doit se trouver du côté des commandes de manœuvre des astronefs et des hypertransmissions, fit Alan. Allons voir…

Ils trouvèrent aisément la section qu'ils cherchaient, traversèrent les salles de l'équipement secondaire et les batteries d'ordinateurs pour arriver au poste central. Le panneau des arrivées était facilement reconnaissable. Ils l'ouvrirent. Tous les principaux disjoncteurs étaient enclenchés et tous les appareils de contrôle bloqués sur le zéro.

— Nous nous y attendions, n'est-ce pas ? La puissance nécessaire au fonctionnement d'un astroport ne saurait provenir d'un répartiteur secondaire, mais directement de la centrale. S'il n'y a plus de couvrant ici, c'est qu'il n'y en a plus nulle part et plus là-bas non plus. Une bonne sécurité automatique part de la source. Tu sais où se trouve cette centrale ?

— Bien sûr. De l'autre côté de la ville par rapport à nous et à peu près à la même distance.

— Il faut y aller pour voir si là-bas quelqu'un aura eu le temps et la présence d'esprit de réagir pour laisser sinon un message tout au moins une indication. Nous passerons d'abord par notre vaisseau et nous en sortirons le glisseur autonome. D'après l'interprétation des vues orbitales, il doit y avoir une bonne vingtaine de kilomètres que je ne tiens guère à faire à pied.

En ressortant sur la terrasse, Alan s'arrêta un moment pour examiner les parterres de gazon et de fleurs qui encadraient les bâtiments. Là aussi la mort avait frappé, l'herbe était sèche et jaunie, les corolles étaient noircies, les feuilles des arbustes jonchaient le sol. Il se baissa pour gratter un peu la terre au pied d'un massif, se redressa lentement. Soudain son communicateur se mit à résonner.

— J'ai trouvé ! clamait Axel. La chose qui est surgie de l'espace et qui est passée ici n'était pas un poison ni un microbe. C'était une onde de froid ! Toutes les formes de vie ont été gelées instantanément, l'hiver s'est abattu sur les plantes comme sur les hommes. Cela explique qu'ils se soient conservés intacts et que les détecteurs utilisés après, ceux de la sonde comme les nôtres n'aient rien pu trouver d'anormal. Cela explique aussi que les corps se soient conservés et qu'il n'y ait absolument rien de nocif dans l'air. Je le trouve même particulièrement vivifiant…

D'un bloc, Alan se retourna et ses yeux s'agrandirent lorsqu'il vit que le jeune homme, avec l'air radieux de celui qui vient de découvrir toutes les réponses à toutes les questions, avait basculé son casque en arrière et respirait l'air extérieur à pleins poumons tout en souriant largement. Avec un juron étouffé, le docteur se précipita vers lui, rabattit violemment le dôme de persplex.

— Crétin ! gronda-t-il. On ne t'a jamais appris que tu dois obéir aux ordres de ton chef de mission, même si tu es incapable de les comprendre ? A la nef ! Tout de suite !

Il empoigna le bras d'Axel et se mit à courir sur l'immense surface vitrifiée et il faut reconnaître que son compagnon se laissa entraîner sans récriminer et sans poser de questions. Tout alla bien d'ailleurs pendant les premiers cinq cents mètres puis, tout à coup, le xénosociologue parut faiblir. Il ralentit, trébucha une ou deux fois.

— Ce n'est rien, fit-il, juste un peu mal au ventre…

— Ce n'est rien, bien sûr… Mais fais un effort, je t'en conjure, nous sommes bientôt arrivés.

La course reprit mais il devint vite évident qu'Axel s'affaiblissait rapidement. Sa respiration devenait courte et sifflante. Visiblement le taux des combustions internes atteignait le point où ses poumons ne parvenaient plus à fixer la quantité d'oxygène nécessaire.

— Encore un effort, mon vieux…, plus que cent mètres…, je te soignerai là-bas.

L'estimation de la distance qui restait, était résolument optimiste, mais de toute façon, Axel n'en parcourut pas le quart. Toute résistance et toute volonté abolies, il s'effondra définitivement et demeura immobile. Le micro de son casque recueillit encore un vague bredouillement.

— Je ne sais pas ce qui m'arrive…, je ne peux plus…, je n'ai plus envie…

— Secoue-toi, par le cosmos !

— A quoi bon ?… je n'ai même plus mal…

Alan n'hésita pas davantage. Raidissant tous ses muscles, il empoigna son compagnon, le jeta sur son épaule, se remit à courir. C'était à son tour de ressentir une sensation de brûlure dans ses poumons, de haleter, mais il savait qu'il s'agissait uniquement de l'effort suprême qu'il s'imposait. Enfin, il atteignit la rampe, l'escalada, tomba à genoux sur le plancher de métal et se débarrassa de son fardeau. Le panneau du sas glissa derrière lui, mais il n'enclencha pas immédiatement le cycle. D'abord, il dégagea les fermetures magnétiques de la tenue de son camarade, extirpa le corps inanimé, tira d'un logement ménagé dans la paroi un masque de secours alimenté en oxygène pur qu'il lui assujettit sur le nez et la bouche. Puis il se déshabilla à son tour, procéda à la même opération en ce qui le concernait. Les tubes à ultraviolets s'étaient allumés d'eux-mêmes et émettaient leurs rayons stérilisateurs à pleine puissance ; il laissa s'écouler une longue minute avant de permettre à la suite des opérations du cycle de s'effectuer. Le vide d'abord, qu'il poussa le plus loin possible, jusqu'au centième de millimètre de mercure, négligeant volontairement le danger que cela pouvait représenter pour des organismes non protégés : la notion d'isolement total entre le milieu intérieur et l'extérieur était beaucoup plus importante et la surpression des masques les protégerait pendant les quelques secondes précédant le remplissage. Bientôt la pression était d'ailleurs redevenue normale et l'accès vers le couloir central pouvait s'ouvrir. Toutefois, avant de manœuvrer la commande, Alan prit encore une précaution supplémentaire : il fourra les masques autonomes et les tenues de vide dans un placard étanche ménagé à cet effet, le referma et, froidement, recommença le cycle de vidage et de remplissage. Il contemplait en même temps le visage immobile d'Axel, ses lèvres pâlies, ses narines pincées et savait parfaitement que chaque seconde comptait pour tenter de l'arracher à la mort qui l'envahissait. Mais mieux valait le voir périr que risquer de contaminer l'intérieur du vaisseau et succomber plus tard à son tour sans avoir pu communiquer à Alpha le résultat de ses observations et la conclusion à laquelle il était arrivé.

Enfin il jugea qu'il avait fait de son mieux en fonction des circonstances et se décida à ouvrir la seconde porte. Chargeant à nouveau le corps inerte, il fonça vers la plus proche cabine, l'allongea sur la couchette. Sans s'attarder à un examen superficiel, il l'abandonna aussitôt, courut jusqu'à la section laboratoire de la nef, ouvrit une série d'armoires encastrées et constata avec satisfaction que la rudesse de l'atterrissage n'avait en rien endommagé leur contenu. Il effectua un choix rapide parmi les flacons scellés et les ampoules, en préleva de quoi faire un mélange bizarre et complexe, tira de son étui une grosse seringue hypodermique. Il agissait avec une telle rapidité que, contrairement à ce qui s'était passé dans le sas, il ne semblait plus songer une seule seconde à stériliser quoi que ce soit et ne prit aucune précaution pour manipuler et remplir l'instrument. L'instant d'après, il était de retour auprès d'Axel, lui injectait lentement le cocktail obtenu dans la veine brachiale. L'opération achevée, il s'assit sur le siège le plus proche, demeura immobile, respirant profondément.

Il s'écoula une bonne vingtaine de minutes avant que l'effet de la thérapeutique imaginée par Alan ne se fît sentir, mais le résultat fut alors spectaculaire. Axel ouvrit les yeux ; regarda autour de lui d'un air passablement hébété, puis brusquement pivota pour s'asseoir sur le bord de la couchette. Son regard redevenu vivant s'attacha à celui du médecin.

— Qu'est-ce que…, commença-t-il.

Il ne put aller plus loin : un énorme éternuement lui coupa la parole. Éternuement suivi d'une dizaine d'autres tout aussi explosifs, si bien qu'en moins d'une minute, il se retrouva à moitié recroquevillé, yeux larmoyants, épaules tressautantes au rythme de spasmes incoercibles. Alan se leva et le considéra avec un sourire où le soulagement se mêlait à la raillerie.

— Tu viens d'attraper un magnifique rhume de cerveau, mon vieux. Le cosmos soit loué ! Tu es sauvé…

Quand, après un examen attentif, le docteur put estimer raisonnablement que son camarade était réellement hors de danger, il l'abandonna pour retourner s'enfermer pendant une heure dans la section labo. Il réapparut alors que, dehors, le crépuscule commençait à noyer d'ombre la vallée, retrouva Axel assis dans un fauteuil et l'attendant avec impatience.

— Enfin te voilà, Alan ! Je commençais à bouillir !… Tu vas t'expliquer, n'est-ce pas ?

— T'expliquer quoi, au juste ?

— Mais la nature de cette mystérieuse maladie qui a frappé Skandia ! Tu sais maintenant à quoi t'en tenir, puisque tu as pu me guérir, moi, et qu'un médecin ne peut agir de façon aussi efficace et spectaculaire que s'il a identifié le microbe contre lequel il lutte. A ce propos, je ne sais comment me faire pardonner ma désobéissance, rien ne serait arrivé si j'avais obéi à tes ordres et si je n'avais pas ouvert mon casque. Il y avait donc bien un microvirus dans l'atmosphère ?

— Pas tout à la fois, s'il te plaît. En ce qui concerne tes excuses, j'espère que la leçon sera profitable et que tu te souviendras désormais que, lorsqu'on travaille en équipe dans un milieu inconnu, un excès de précautions n'est jamais inutile et surtout aucune initiative ne doit être prise sans accord réciproque. Ton imprudence toutefois n'aura pas été complètement inutile puisqu'elle m'aura permis d'évaluer la valeur de l'hypothèse que je commençais à envisager. Remarque que si je m'étais trompé, tu ne serais plus là pour le savoir…

— Je te jure que ça ne m'arrivera plus. Mais les analyses étaient si positives… Les détecteurs sont faits pour être utilisés par des équipages qui ne comportent pas nécessairement de médecins. Ils indiquent la présence d'un agent nocif et, même si on n'en comprend pas la nature, on sait qu'il faut prendre des précautions en conséquence. Mais le signal de danger n'avait apparu nulle part… C'est pourquoi j'imagine au hasard un virus tellement petit qu'il ne pouvait laisser de trace sur les émulsions ; ou bien un gaz d'une formule inconnue pour lequel aucun spectre chromatographique ne soit encore prévu. Bien sûr, important c'est que tu l'aies trouvé, toi, et conçu en même temps le remède.

— Deux erreurs dans ton raisonnement quelque peu chaotique, Axel. D'abord tout à l'heure lorsque tu m'as dit qu'un médecin ne pouvait guérir une maladie s'il n'en connaissait la cause. N'as-tu jamais entendu parler de traitement symptomatique ? Il a bien dû t'arriver quelquefois de te sentir un soir fiévreux, d'avoir mal à la tête, d'éprouver des courbatures et des frissons, tu prends alors deux comprimés d'un quelconque antipyrétique, cette bonne vieille aspirine des anciens par exemple, tu te couches et tu te réveilles le lendemain matin parfaitement normal. Mais connais-tu l'étiologie et la séméiologie de la maladie qui te frappait ? Une simple grippe ou un début de fièvre infectieuse telle que la scarlatine ? Ou bien une poliomyélite ? Tu n'as considéré que les symptômes que tu ressentais, tu as pris le médicament sur l'étiquette duquel les mêmes symptômes sont résumés et tout est rentré dans l'ordre. A peu de choses près, c'est ce que j'ai fait pour toi.

— Tu veux dire que tu ne savais pas pourquoi j'allais claquer ?

— Exactement, mon vieux, je savais simplement comment et c'était tout ce qui comptait pour le moment.

— Je serais bien ingrat si je n'étais pas d'accord ! Et la seconde erreur ?

— Quand tu as dit que toutes les analyses étaient positives. Justement, elles ne l'étaient pas. Il y avait même, au contraire, un point où elles étaient étrangement négatives. Ça ne t'a pas frappé ?

— Je ne vois pas très bien…

— Il est vrai qu'aucun germe pathogène, que ce soit une bactérie ou un virus et quelle que soit sa taille n'a été décelé par nos émulsions et je peux t'assurer en passant que leur spectre de sensibilité est vraiment total, même à l'égard de microbes non encore catalogués ; c'est le caractère de toxine qui compte et qui provoque l'apparition de la tache rouge significative. Mais ce qui était beaucoup plus important, c'était qu'il n'y avait pas non plus de taches noires, bleues ou jaunes, les bandes étaient totalement vierges, tout comme si elles s'étaient déroulées dans un milieu stérile. En d'autres termes, il n'y avait pas de microbes du tout ! Je reconnais que ce fait m'a d'autant plus facilement frappé que je m'y attendais déjà quelque peu. Lorsque le dernier cargo automatique parti de Skandia s'est posé sur Sirena, il s'est trouvé que quelques containers n'avaient pas encore été ouverts au moment où l'on a appris le brusque et incompréhensible silence de la planète. On les a passés à l'ultra-microscope et on n'a rien découvert, même pas de cocci banaux. Bien sûr on pouvait avoir stérilisé la cargaison avant le départ, bien sûr les rayons gamma qui se baladent dans l'espace pouvaient avoir agi pendant le trajet au travers d'une coque dépourvue de protection puisqu'il n'y a jamais de personnel à bord de ces engins. Mais le fait était resté dans un coin de ma mémoire. A mon avis, le cargo est parti juste au moment où la catastrophe commençait et il est encore heureux qu'il n'emportait pas dans ses flancs quelques mètres cubes de cette atmosphère, car j'ignore si ce n'aurait pas été le début d'une terrible propagation de planète à planète…

— Mais, Alan, je ne comprends pas… D'après ce que tu viens de me dire, l'air de N 58 aurait cessé de contenir des microbes. Où se trouve alors la notion d'épidémie foudroyante ? L'endroit devrait au contraire être devenu idéal : plus de germes, plus de maladies. C'est le lieu parfait pour y installer tous les hôpitaux des Planètes Unies !

— Je sais bien que tu n'es qu'un simple sociologue, mon vieux, mais tout de même, tu me déçois, j'aurais pensé qu'un minimum de biologie faisait partie de ton cycle d'études — puisqu'après tout tu t'occupes de sciences humaines. Au lieu de cela, tu réagis exactement comme un humble agent manuel qui n'a pour toute source de culture que les programmes de la tridi. Le microbe, voilà l'ennemi ! Si on ne luttait pas contre lui, on verrait réapparaître la peste, le choléra, le paludisme ou la fièvre jaune. Par le cosmos ! il ne t'est jamais venu à l'idée que, à côté de quelques formes pathogènes, il y en a beaucoup d'autres, beaucoup plus nombreuses, qui évoluent en symbiose avec nous et qui sont de ce fait indispensables à notre existence ? La simple flore intestinale, par exemple, sans laquelle aucune digestion ni aucune assimilation ne serait possible. Je te cite là les plus évidents et les plus connus depuis la lointaine découverte du yogourt, mais en réalité il en existe à tous les niveaux de notre organisme, vivant par nous comme nous vivons par eux, rigoureusement indispensables à tout notre métabolisme. Et leur action, leur participation plutôt, ne s'exerce pas uniquement envers l'homme et les animaux, mais envers la vie tout entière. C'est une bactérie qui permet à un végétal de fixer l'azote vital, une autre qui intervient dans le processus de la photosynthèse. Tu as vu qu'ici toutes les plantes étaient mortes, aussi bien que les hommes ? Tu as vu aussi que les cadavres que nous avons rencontrés ne présentaient aucune trace de putréfaction, faute des microbes dont le rôle est de décomposer les éléments organiques et de les remettre à la disposition du cycle éternel de la nature.

— Tu as raison, Alan, j'aurais dû y penser plus vite et je suis vraiment stupide. Mais que cette… asepsie intégrale puisse avoir des effets aussi rapides…

— C'est précisément parce qu'elle est à tous les niveaux. Tu as pu d'ailleurs le constater personnellement en tant que cobaye.

— J'aime mieux ne pas recommencer, je suppose que le médicament que tu as administré était tout simplement un bouillon de culture ?

— Un véritable cocktail, mon vieux. Tes symptômes tout comme les faits d'observation glanés au cours de la promenade correspondaient à mon hypothèse et la seule thérapeutique que je pouvais imaginer consistait à te restituer le plus grand nombre possible de germes symbiotiques — non sans avoir pris au préalable toutes les précautions nécessaires pour que l'atmosphère intérieure demeure isolée de l'environnement. Je possédais heureusement dans le labo une large collection de cultures de toute sortes conservées surtout à titre expérimental et comparatif, j'y ai puisé généreusement. Un peu trop peut-être puisque le virus du coryza s'est trouvé inclus dans le lot. A ce propos, tu vas mieux ?

— Mon rhume ? Oui, il n'a pas duré longtemps, mais du point de vue de l'état général, je me sens passablement vidé.

Alan tira de sa poche un flacon empli de petites pilules, le tendit à son camarade.

— Il faudra compter quelques heures avant que ta chimie interne ne redevienne à peu près normale. Pendant que tu te reposais, j'ai préparé une bonne quantité de mon complexe microbien avec une formule un peu moins improvisée que la première fois. Avale une gélule toutes les heures jusqu'à demain matin et, rassure-toi, il n'y a plus de coryza là-dedans. Quand nous repartirons en expédition, au matin, nous en emporterons chacun une réserve. En cas d'accident, ça nous permettrait de tenir le coup pendant le retour jusqu'au sas.

— D'accord, mais ne serait-il pas plus simple que tu inventes un sérum, un vaccin, je ne sais pas, moi, quelque chose qui protégerait nos microbes personnels contre la chose qui les détruit ?

— Beaucoup plus simple, en effet, mais malheureusement impossible. Dois-je vraiment te répéter encore une fois que je n'ai fait qu'analyser des symptômes et agir en conséquence, mais que j'ignore absolument la nature de l'agent qui a provoqué ces symptômes ? La seule chose que je sache à ce sujet est qu'il ne s'agit pas d'une substance chimique ni d'une toxine, ni d'un rayonnement, qu'en fait ça n'existe pas. Comment veux-tu que je fabrique un parapluie contre une pluie qui n'existe pas ?

Le lendemain, le soleil se leva dans un ciel aussi dépourvu de nuages qu'il l'avait été la veille et même durant les premières observations en orbite. A croire, comme le fit remarquer Axel, que les bactéries étaient également nécessaires pour la condensation de la valeur d'eau atmosphérique ; ce à quoi Alan se borna à lui répondre brièvement qu'il commençait à faire des progrès en matière de cosmobiologie.

Le xénosociologue se sentait maintenant parfaitement remis de sa mésaventure de la veille, faisant preuve d'un appétit dévorant pour les improvisations de gastronomie diététique de son mentor.

— Je suis navré de ne pouvoir composer le régime idéal dans ton cas, fit Alan, le souci de pureté qui préside à la fabrication de nos conserves de bord est pour une fois quelque peu regrettable. Une bonne vieille truite faisandée à la norvégienne ou bien une tête de saumon pourrie suivant la recette des Esquimaux d'autrefois te conviendraient beaucoup plus, mais j'ai en tout cas généreusement assaisonné tes protéines avec des colibacilles et des entérocoques. Il n'y a que pour le lait que je n'ai rien pu faire, il est tellement stabilisé et ultrapasteurisé qu'aucun ferment n'a pu le faire tourner…

— En entrant dans le corps des envoyés d'Alpha, je me doutais que je rencontrerais des gens étonnants, mais y trouver un toubib qui vous bourre allègrement de microbes dépasse mes prévisions les plus optimistes. J'espère que tu ne forces pas la dose ?

— Je te fais remarquer que je mange la même chose que toi bien que je n'aie pas encore été exposé à l'agression. Si nos organismes atteignent le stade d'infection pathologique, le traitement est très facile et on dispose de tout le temps nécessaire pour l'appliquer, tandis que quatre-vingt mille Skandiens plus toi ont démontré que l'inverse, l'antibiose, agit beaucoup trop vite. N'oublions pas que la civilisation moderne nous amène tous à vivre dans un milieu superhygiénique où la prophylaxie est poussée au maximum. En résultat, nos organismes ont perdu l'habitude de se défendre quel que soit le sens dans lequel agit le facteur pathogène ; et cela est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles la mortalité a été aussi foudroyante ici. La prudence nous conseille donc de faire marche arrière et de nous infecter volontairement pour résister plus longtemps au sein d'un milieu trop stérile ; exactement pour la même raison que si nous nous trouvions, par exemple, sur Sliv où les autochtones en sont encore à l'époque médiévale et n'ont même pas inventé la teinture d'iode, nous nous droguerions à la pénicilline.

— J'ai très bien compris, Alan. Mais nous reprendrons quand même nos tenues de vide pour la prochaine promenade ?

— Évidemment, deux sûretés valent mieux qu'une et de toute façon, mes cocktails de bactéries ne nous protégeraient que pendant un temps trop court pour une exploration.

— Compte sur moi pour ne pas ouvrir mon casque, docteur. Mais puis-je me permettre encore une question pendant que je termine ton excellente imitation de caviar moisi ?

— Deux si tu veux, nous avons tout notre temps.

— D'après ta théorie, et je ne me risquerais pas à en imaginer une autre, Skandia s'est trouvée brusquement plongée dans un bain d'antibiotiques total. Il ne s'agit pas d'une substance chimique, nos analyseurs l'ont prouvé. Pas non plus d'un phénomène physique ayant entraîné la disparition de l'écran d'ozone de la haute atmosphère et stérilisant le biotope, la bande ultraviolette du spectre est absolument normale, il y a pourtant bien quelque chose, non ? Je ne peux pas m'empêcher de songer à cette curieuse luminescence qui se dessinait sur les clichés pris avec le filtre S 4 et qui m'avait fait penser à un morceau de queue de comète.

— Quand on rencontre simultanément deux anomalies, en l'espèce d'une part une antibiose incompréhensible, de l'autre une diffraction spectrale inconnue, on ne peut pas ne pas les relier instinctivement l'une à l'autre. J'ai fait bien sûr la même chose. Pour le moment, ça ne nous avance pas beaucoup.

— Ne me dis pas que tu n'as envisagé aucune théorie à ce sujet ?

— Oh ! si, bien sûr, et même plusieurs. Tu en veux une au hasard pour satisfaire ta curiosité ? Eh bien ! imagine par exemple que, au travers de l'espace, errent quelquefois des formes excessivement élémentaires de vie que nous pourrions baptiser du nom de spores. Dans le vide intersidéral, une telle forme atteindra un état de ténuité extrême mais n'en conservera pas moins ses propriétés particulières. Ce ne sera plus qu'une sorte d'aura tellement immatérielle qu'aucun détecteur ne réagira à son approche. Seuls des organismes infiniment petits tels que des microbes pourront y être sensibles au point d'être en quelque sorte neutralisés et absorbés par elle. Par un hasard presque incroyable étant données les dimensions du cosmos, une de ces spores s'est accrochée à Skandia, modifiant radicalement les conditions du milieu sans changer quoi que ce soit à la constitution physico-chimique de la planète, y rendant simplement la vie impossible. Incidemment, l'aspect quelque peu déchiqueté du contour de l'image que nous avons enregistrée pourrait indiquer que si la période active de cette spore est théoriquement infinie lorsqu'elle se trouve dans le vide, l'exposition directe au rayonnement d'une étoile proche peut la détruire assez vite et il se pourrait qu'elle soit en train de se désintégrer. Mais son action antibiotique n'est pas encore terminée, ton expérience le prouve. Cette hypothèse te plaît-elle ?

— Elle colle entièrement avec les faits, Alan ! Ce serait donc tout simplement cela ?

— J'aime le « tout simplement » ! Je me permets de te rappeler que depuis plus de deux siècles que l'homme explore un secteur notable de la Galaxie ce serait la première fois qu'un phénomène de ce genre aurait été rencontré et je manque donc totalement de précédent pour étayer ma théorie. Ensuite, je ne t'en ai exposé que les arguments positifs ; en me donnant un peu de peine, je pourrais en trouver au moins autant pour la détruire. Contentons-nous pour l'instant de rassembler le maximum d'observations et de faits expérimentaux, le cerveau de Nora est incomparablement plus grand que le nôtre et, après tout, on l'a construite pour faire ce genre de boulot.

— Et quel sera le nôtre aujourd'hui ?

— Je te l'ai déjà dit : aller inspecter la centrale d'énergie. Elle a été stoppée par le fonctionnement automatique des sécurités, ou du moins c'est ce que nous sommes en droit de supposer. Dans ce cas, il nous sera facile de la remettre en route et de réactiver ainsi les liaisons et transmissions aspatiales. Tu n'éprouves pas le besoin de te retrouver en communication directe avec Alpha ?

Après l'obligatoire double cycle du sas, ils émergèrent de nouveau sur le bord de la piste. Une trappe située à l'arrière du vaisseau sous la section étanche réservée au matériel d'exploration s'était ouverte pendant ce temps, laissant descendre sur la surface vitrifiée le petit glisseur antigravitique où ils s'installèrent. A la demande d'Alan, Axel prit les commandes, s'orienta pour couper obliquement vers la route d'accès à l'astroport puis, réglant les compensateurs pour maintenir l'engin à deux mètres du sol, accéléra en direction de la cité.

En moins de dix minutes, celle-ci fut atteinte et Axel s'engagea au long de la principale artère, une large avenue bordée d'arbres dénudés dont le tracé rectiligne s'étendait d'ouest en est. Point n'était besoin d'explorer les rues latérales, le spectacle devait être partout le même. Le télescope l'avait déjà montré : aucun immeuble n'avait souffert, mais ce que le pouvoir de résolution des objectifs n'avait pu faire apparaître, c'était la multitude des corps humains gisant de tous côtés, sur les trottoirs, les pelouses, les terrasses. Tous intacts, tous semblant simplement endormis sous les tièdes rayons du soleil. Mais les envoyés d'Alpha savaient que ce n'était plus qu'autant de cadavres. Des milliers tout au long de l'avenue, et combien d'autres derrière les murs des maisons, dans les autres rues, dans les usines et les champs ? Quatre-vingt mille évidemment, puisque tel était le chiffre du dernier recensement, mais si c'est une chose d'entendre la voix impersonnelle d'un reporter de la tridi énoncer ce nombre, c'en était une autre de voir s'étaler devant soi le spectacle de cette hécatombe. Après avoir ralenti sur le premier kilomètre, Axel accéléra à nouveau et la pâleur de son visage, la rigidité de ses maxillaires bloqués disaient ce qu'il éprouvait devant un tableau pourtant attendu.

— Je crois, murmura doucement Alan, que la vision d'un champ de bataille d'autrefois serait moins traumatisante. Les cadavres étaient ensanglantés, déchiquetés, carbonisés, c'était des hommes parvenus au bout d'un destin fatal mais logique, c'était vraiment des morts. Tandis qu'ici…

— C'est impossible, Alan, impossible… Mais, puisqu'il n'y a pas décomposition, puisque leurs corps sont intacts, peut-être…

— Non, Axel. On va très loin en matière de réanimation, mais il y a une limite infranchissable. Je pourrais te la définir en fonction de facteurs biologiques irréversibles, la dégradation chimique de la cellule nerveuse par exemple, mais je préfère une image plus simple bien qu'archaïque et ignorée de la science.

— Laquelle ?

— La mort clinique n'est qu'un incident, une porte qui s'ouvre. Et par cette porte quelque chose s'en va doucement, tranquillement, quelque chose qui ne reviendra jamais. Les Anciens appelaient cette chose l'âme, mon vieux…

Les limites de la cité dépassées, le glisseur repartit en direction du sommet du triangle alluvionnaire. C'était là que la centrale de l'énergie skandienne avait été installée, au meilleur emplacement possible pour elle. Si, en effet, les milliers de mégavolts-ampères qu'elle était capable de produire à la demande n'exigeaient aucun combustible, puisqu'ils étaient directement soutirés au courant cosmique issu de l'explosion de la Galaxie, les intensités libérées nécessitaient une constante évacuation des calories en excès. D'autre part, les circuits d'excitation primaire demeuraient autonomes, il leur fallait en principe leur propre source d'énergie. Pour ces deux raisons, la présence immédiate d'un important cours d'eau tel que la rivière débouchée de la montagne était la solution la plus économique et la plus facile à intégrer dans un cycle d'automatisme. Une dérivation faisant tourner un turboalternateur hydraulique fournissait le courant de base, l'eau turbinée s'écoulait ensuite au travers des échangeurs de température entourant les énormes solénoïdes soumis à l'induction spatiale.

La première chose que les envoyés d'Alpha remarquèrent en approchant des bâtiments à demi encastrés au milieu des premiers contreforts fut que le canal de fuite destiné à restituer l'eau à la rivière était vide.

— Normal, pas vrai ? fit Axel. En stoppant la centrale, les appareils de sécurité doivent également fermer les vannes.

— Ça me paraît logique. Mais il doit y avoir quelque part un autre générateur complètement autonome, un groupe mû par une batterie électronique à radicaux libres par exemple. Car enfin, pour remettre en route, il faut bien disposer d'un minimum de courant, les vannes en question doivent se trouver quelque part à l'intérieur du rocher et ne possèdent certainement aucune commande manuelle. Dommage que nous n'ayons pas amené un technicien avec nous…

— Bien que tu te prétendes exclusivement médecin, ça m'étonnerait beaucoup que le problème te dépasse...

Mais quand ils furent à l'intérieur et qu'ils eurent posément examiné toute l'installation, leur espoir de pouvoir rapidement rétablir la liaison aspatiale avec Alpha avait subi un rude choc. Identifier tous les étages de l'équipement n'avait pas été trop difficile, non plus que découvrir l'alignement des grands disjoncteurs qui tous paraissaient avoir normalement fonctionné. Les réenclencher, ils le savaient, était impossible tant que le courant primaire ne serait pas rétabli. C'était, à une échelle beaucoup plus grande, un peu comme s'il se fût agi de lancer un moteur diesel à la main. Ils avaient atteint la salle du turbo-aternateur immobile et silencieux, mais là non plus aucune possibilité de le remettre en route n'apparaissait, puisque la conduite forcée qui débouchait du mur du fond était vide. Ils avaient inutilement essayé toutes les commandes qui semblaient correspondre aux vannes et même d'autres, sans le moindre résultat, sans qu'un voyant daigne papilloter ou une aiguille trembloter. Un second générateur nettement plus petit était fixé sur un socle dans un angle et ils l'avaient contemplé longuement.

— C'est bien ce que tu supposais, Alan ? C'est un groupe alimenté par énergie chimique. Mais où sont les batteries ?

La boîte de connexion était ouverte découvrant ses bornes de cuivre qui luisaient faiblement dans la pénombre, nues. Juste en dessous, sur une plate-forme en saillie par rapport au dallage, on distinguait vaguement une trace rectangulaire montrant que quelque chose d'assez massif avait dû se trouver là.

— On avait démonté la batterie avant l'événement, s'était exclamé Axel. C'est tout de même assez curieux !

— Il est difficile de dire quand ç'a eu lieu exactement. Il s'agissait peut-être d'une simple révision de routine et qui n'exigeait aucune urgence, ce générateur de secours n'est pratiquement jamais utilisé. La batterie aura été transportée dans les ateliers.

Mais elle n'y était pas et ils ne purent rien découvrir qui y ressemblât.

Maintenant, ils étaient de retour dans le hall central et se regardaient avec perplexité. Enfin Alan rompit le silence.

— Il ne nous reste plus qu'une seule possibilité. Nous allons retourner directement jusqu'au vaisseau, le réintégrer et le remettre en route pour l'amener jusqu'ici ; en espérant que la sustentation antigravitique ne nous jouera pas à nouveau un mauvais tour, cette fois. Nous atterrirons dans la cour juste devant l'entrée. J'ai aperçu des rouleaux de câbles dans l'atelier, nous pourrons donc établir un branchement sur notre propre générateur d'énergie et, comme il y a des prises de force dans la section arrière séparée, nous ne risquerons même pas une contamination de notre atmosphère intérieure. Le courant dont nous disposons est largement suffisant pour remettre en route cette centrale même sans utiliser le turbo primaire.

— Il ne l'aurait pas été pour actionner directement la liaison aspatiale ?

— On dirait que tu ne réalises pas très bien le niveau d'énergie nécessaire pour passer d'un continuum à un autre ! Pour animer un transducteur, il faut à peu près dix mille fois plus de courant que nous n'en pouvons produire, c'est-à-dire au moins le quart de ce que ces solénoïdes débitent à plein régime. Allons-y sans plus attendre.

— Il va falloir se taper deux fois de plus la corvée du sas et de la stérilisation… Enfin, puisqu'il n'y a rien d'autre à faire…

— Cette corvée sera réduite de moitié, messieurs, et votre nef restera là où elle est, pour le moment tout au moins. Veuillez avoir l'obligeance de lever les bras et de marcher bien sagement en direction de la porte qui se trouve à côté de moi.

Stupéfaits par la brusque irruption de cette voix sèche et impérative dans les transmetteurs de leurs casques, les deux hommes se retournèrent d'un bloc, obtempérèrent lentement à l'injonction. Là-bas, au fond de la salle, une silhouette venait de se manifester soudain, revêtue d'une tenue de vide identique à celles qu'ils portaient. L'inattendue révélation d'un survivant skandien les paralysait brutalement, plus encore que la menace de l'arme dirigée contre eux. Un petit pistolet à aiguilles fait beaucoup plus pour endormir que pour tuer, mais ils savaient néanmoins que les projectiles en perforant le tissu de leur combinaison étanche entraînerait aussi l'entrée de l'air extérieur. Le mieux à faire était d'obéir.

Ils se mirent lentement en marche vers l'homme immobile, et le visage de celui-ci devenait de plus en plus distinct au travers de la coupole du casque. Soudain, Axel lâcha une exclamation étouffée, s'arrêta malgré lui.

— Le professeur Sanders !

Obéissant passivement à l'ordre du Skandien, les deux envoyés d'Alpha franchirent l'issue désignée, s'engagèrent dans un large couloir qui s'enfonçait horizontalement au travers de la partie où la centrale s'encastrait dans le flanc de la montagne. Au fond, une nouvelle porte s'ouvrit devant eux, le panneau étanche classique d'un sas pneumatique. Ils ne s'y arrêtèrent que le temps nécessaire à l'opération du cycle. Alan nota avec intérêt que celui-ci s'opérait dans le sens aspiration seule, comme si de l'autre côté se trouvait le vide intersidéral.

Toutefois, ce ne furent pas des constellations qui se révélèrent devant eux lorsque glissa le second panneau, mais un tunnel rectiligne inondé d'une intense lumière blanche noyant la perspective vers un lointain indéfini. En tout cas le vide y régnait effectivement, les cosmonautes étaient trop habitués à évoluer en semblables conditions pour ne pas s'en apercevoir immédiatement. Le tunnel était donc privé d'atmosphère et le docteur conjectura que l'éclairage particulier qui y régnait devait être riche en rayonnements stérilisants. Quel que soit l'endroit où on les menait, des précautions spéciales avaient été prises pour éviter la moindre source de contamination. Il commençait du reste à se faire une idée de ce qui devait se trouver au bout, le nom du professeur Sanders était loin de lui être inconnu.

Soulignant ses paroles d'un geste significatif, ce dernier les invita à prendre place à l'avant d'un glisseur plat immobilisé devant l'entrée, s'installa derrière eux et aussitôt l'engin se mit en route. Pendant toute la durée du trajet, la vitesse de l'appareil demeura bien au-dessous de ses possibilités — une cinquantaine de kilomètres à l'heure au grand maximum, diminuée encore par intervalles au franchissement de portes étanches de sécurité qui coupaient le tunnel en sections successives. Jamais encore Alan n'avait vu une telle accumulation de précautions pour isoler un milieu d'un autre. Quand le glisseur s'arrêta enfin, il s'était écoulé près d'un quart d'heure ; plus qu'il n'en fallait pour qu'aucun germe ne puisse subsister à la surface de leur tenue — en admettant qu'il y ait pu en avoir au départ.

La technique d'isolement ne s'arrêtait pas là : après la station d'arrivée, il y avait un nouveau sas, plus exactement deux en série permettant ainsi d'effectuer rapidement le double cycle en fin de trajet. Sanders les invita à abandonner leurs scaphandres et à revêtir à la place des blouses de laboratoire qu'il leur passa. Alan nota qu'il avait rengainé son pistolet à aiguilles, geste que le professeur commenta de lui-même avec un mince sourire.

— La persuasion n'est plus nécessaire maintenant. De toute façon, vous ne pourriez pas repartir sans mon autorisation, le contrôle de commandes est à l'intérieur. Veuillez entrer chez moi.

Chez lui, c'était tout d'abord une grande salle aux couleurs claires et à l'ambiance tiède, meublée avec un confort réel et même luxueux qui n'était pas sans rappeler celui d'un salon de réception dans un hôtel de classe. Après l'image de mort qu'offrait la planète, le contraste était si total qu'ils demeurèrent un instant sans réaction. Ils enregistraient sans mot dire le tableau, fixant surtout l'angle opposé où, autour d'une table supportant des flacons et des verres, trois autres personnes étaient assises : deux femmes et un homme vêtus des mêmes blouses bleues et les dévisageant avec une curiosité détachée.

— Notre cadre vous surprend ? fit le professeur. Un astronef de reconnaissance lointaine offre toujours ce genre d'ambiance à son équipage pour lui permettre d'oublier qu'il est perdu au cœur de la Galaxie. Il est normal que nous, qui vivons dans les mêmes conditions d'isolement, bénéficions des mêmes avantages, et même plus puisque nous disposons de plus de place. Mais d'abord, veuillez me dire qui vous êtes et comment il se fait que vous vous trouviez ici, vivants, sur Skandia ? L'un de vous m'a d'ailleurs appelé par mon nom et me connaît. Comment cela se peut-il ?

Axel et Alan se regardèrent et ce dernier eut un léger hochement de tête d'encouragement. Sans plus hésiter, le Suédois répondit.

— Mon nom est Axel Barson et je suis xénosociologue. Je vous connais parce que je suis déjà venu plusieurs fois sur Skandia et que j'ai eu l'occasion d'assister à deux ou trois de vos conférences.

— Venu plusieurs fois… Vous n'habitez donc pas ici. Étiez-vous présent lorsque le… l'événement s'est produit ?

— Non, nous avons atterri depuis. Hier, pour être précis.

— De passage par hasard ou venant spécialement ?

— Écoutez, professeur, vous perdez votre temps en commençant par moi. Je ne fais qu'accompagner mon patron ici présent et c'est à lui de vous répondre s'il le juge bon.

Sanders étudia un instant les traits détendus et immobiles d'Alan. Il hésita légèrement.

— J'ai l'impression de vous avoir vu quelque part… Ne seriez-vous pas membre de notre profession ?

— Nous nous sommes, en effet, déjà rencontrés, professeur, il y a trois ans notamment, lors du grand symposium de génétique qui a eu lieu sur Terre et dont vous étiez le vice-président. J'avais présenté une petite communication au sujet d'anomalies dans les chaînes D R N chez des mammifères de N 31. Nous avons eu ensemble une discussion là-dessus. Mon nom est Alan. Docteur Alan.

— Mais oui, docteur Alan ! Je me souviens maintenant ! Vos observations étaient passionnantes… Docteur Alan… Mais n'êtes-vous pas membre du…

— Du Centre Démographique, parfaitement.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel les trois personnages du fond se dressèrent et avancèrent de quelques pas.

— Le Centre Démographique…, reprit Sanders. Alors tout s'explique. Skandia ne répondait plus, Alpha a conclu à la meilleure hypothèse logique, c'est-à-dire à une épidémie foudroyante éliminant la population, et vous êtes venu… pour enquêter. Je ne sais comment m'excuser de la réception que je vous ai ménagée, mais lorsque nos détecteurs nous ont révélé la présence d'êtres vivants là où il ne pouvait plus y en avoir, et ceci d'autant plus qu'aucun atterrissage n'était théoriquement possible, puisque la centrale d'énergie est arrêtée…

— Ça vous a paru anormal bien entendu ; mais vous devez savoir qu'Alpha dispose de vaisseaux doués d'une autonomie intégrale. Tout comme notre Branche Cosmodésique, il nous arrive de visiter des planètes non encore colonisées et même totalement inhabitées. Le rapport tonnage-énergie de nos nefs est suffisamment positif pour nous permettre d'atterrir ou de décoller par nos propres moyens, même lorsque la gravité locale est élevée. Nous ne sommes pas un cargo ou un astroliner, professeur. Ne vous attendiez-vous vraiment pas à ce qu'Alpha s'inquiète du sort de N 58 et délègue quelqu'un sur place ?

— J'avoue n'avoir pas songé que cela pourrait se produire si vite. J'aurais pensé que vous auriez envoyé d'abord des sondes orbitales puis que, après avoir constaté que toute vie avait disparu, vous auriez établi un champ d'interdiction sanitaire avant de décider d'autres mesures.

— Une sonde a bien été envoyée, professeur, avant que nous ne venions nous-mêmes.

— Vraiment ? Vous savez, nous ne passons pas notre temps à surveiller l'espace, notre travail suffit à nous absorber entièrement. Mais laissez-moi vous présenter mon équipe. Voici d'abord mon assistante personnelle, le docteur Randa Miölen, spécialiste en cosmobiologie.

L'une des jeunes femmes se détacha, tendit la main à Alan qui attarda son regard un instant avant de s'incliner. Si l'énoncé de son titre évoquait des disciplines ardues et austères, son visage et sa silhouette ne correspondaient guère à l'image que le profane peut se faire d'un être qui a voué son existence à la recherche scientifique. Blonde, d'un blond de blé mur cascadant en boucles soyeuses et luisantes sur ses épaules minces, elle tendait vers lui des yeux de saphir profonds, des yeux immenses, encadrés de cils si longs qu'il se demanda instinctivement comment elle faisait pour coller ses pupilles aux oculaires d'un microscope. Le sourire légèrement humide de ses lèvres pleines et ourlées découvrait une rangée de dents nacrées qui faisaient ressortir le hâle doré du visage à l'ovale parfait. Si flottante que soit la blouse réglementaire, les lignes du corps se laissaient deviner, les seins hauts et fermes, la taille mince, les hanches galbées, les jambes longues, un ensemble de courbes attirantes, souples et juvéniles, séduisantes à l'extrême. Le professeur Sanders avait certainement bon goût en matière d'assistantes.

— Enchantée de faire votre connaissance, docteur Alan. Et la vôtre aussi, monsieur Axel…

Alan sourit légèrement lorsqu'elle se tourna vers son camarade. Celui-ci paraissait quelque peu déphasé et son élocution s'en ressentit notablement quand il bégaya sa réponse. Après le spectacle du champ de cadavres dans la cité, l'apparition soudaine de cette vivante fleur de chair pouvait très naturellement faire l'effet d'un coup de massue…

— Et voici maintenant mon chef de laboratoire, le docteur Arne Fordson que seconde à la perfection sa femme Ulla.

Lui, c'était un immense gaillard d'un mètre quatre-vingt-quinze, très brun de poil et doué d'une impressionnante musculature qui le faisait un peu ressembler à un ours des forêts Scandinaves de l'époque glaciaire. Mais son regard vif et mobile brillait de façon peu commune, révélant une intelligence alerte et hors pair — un savant de la classe de Sanders ne choisissait certainement pas ses collaborateurs à la légère. Ulla paraissait minuscule à côté de son mari, mais elle plut immédiatement à Alan. Sa beauté n'était peut-être pas aussi frappante que celle de Randa, elle n'en était pas moins réelle, empreinte d'une grâce souriante et amusée qui convenait parfaitement à son visage triangulaire éclairé par de grands yeux verts et à la sveltesse de son corps mince.

— Je ne suis qu'une simple physicienne, fit-elle d'un ton léger, mais il en fallait bien une pour imaginer, mettre au point et contrôler tous les appareils invraisemblables dont ces trois-là ont constamment besoin. La conversation avec une non-biologiste ne vous paraîtra certainement pas très intéressante, docteur Alan…

— Au contraire, Ulla, j'adore parler de choses que je ne connais pas. C'est tellement reposant lorsqu'on n'est pas obligé de comprendre… Mais je crois que, pour le moment, la conférence va surtout porter sur des sujets d'actualité, n'est-ce pas, professeur Sanders ?

— Je suis d'accord avec vous, docteur Alan. Seulement, bien que je suppose que vous avez déjà entendu parler de mon laboratoire, je vous propose de le visiter pour commencer. Vous seriez mieux à même de comprendre ensuite, et nous aurons tout loisir de bavarder pendant le déjeuner.

Plus tard, ils revinrent vers la salle de séjour où le professeur dosa méticuleusement un mélange apéritif de sa composition pendant que les deux jeunes femmes préparaient le repas. Axel avait entamé avec Sanders une discussion rétrospective sur l'histoire de la colonisation de Skandia, mais Alan n'y prenait part que brièvement et par intervalles. Les yeux mi-clos, il repassait dans son esprit tout ce qu'il venait de voir et d'apprendre.

Si le professeur avait créé sur cette planète particulière ce laboratoire unique en son genre, ce n'était pas parce que, étant de souche Scandinave, il se trouvait là au milieu d'un groupe humain issu de la même origine lointaine. Des raisons plus importantes avaient joué, géologiques notamment.

Le but de ses travaux était relativement simple et définissable en lui-même, il s'était, en effet, donné pour tâche de mettre en évidence la possibilité de mutations génétiques indiscutablement spontanées, c'est-à-dire non provoquées par une quelconque cause extérieure : variations des conditions du biotope, rayonnement de particules dures intersectant la double échelle spirale d'un gène, auto-défense contre une agression pathogène et tant d'autres interventions possibles. Si l'on arrivait à isoler totalement de toute influence des organismes expérimentaux à multiplication rapide, à suivre des centaines, des milliers de générations, de deux choses l'une. Ou aucune mutation n'apparaissait jamais et donc le phénomène évolutif — ou involutif — venait bien du dehors. Ou bien il s'en produisait quand même, et alors tout un édifice de théories s'écroulait. Mais les conditions expérimentales devaient être soumises à une rigueur absolue ; l'isolement devait être parfait.

— Dès le départ, avait commenté Sanders, j'avais radicalement éliminé les solutions faciles employées pour les laboratoires de chimie ultra-pure. Un vaisseau satellisé, par exemple : aucune coque compatible avec les exigences de la technologie spatiale ne peut arrêter tous les rayons cosmiques et, de surcroît, les champs d'énergie qui règnent à l'intérieur ne sauraient être neutralisés que par des écrans si encombrants que le champ de travail serait ridiculement réduit. Un astéroïde du genre de ceux qui orbitent entre Mars et Jupiter pouvait être également envisagé, mais vous savez que le fer et le nickel prédominent dans leur composition et que les influences magnétiques joueraient ; un laboratoire foré en profondeur serait peut-être protégé de façon efficace contre tout le reste, mais pas de cela. Je me trouvais donc devant un problème pratiquement insoluble lorsque, par hasard, un rapport sur les formations géologiques de Skandia m'est tombé sous les yeux et je me suis aperçu que la solution se trouvait peut-être ici même. J'ai fait procéder à quelques sondages complémentaires pour confirmer et préciser les données que je venais de relever et, bien vite, il a été établi que la structure particulière de la montagne au sein de laquelle nous nous trouvons en ce moment convenait exactement à mes desseins. Voyez-vous, docteur Alan, tout ce massif n'est qu'un seul bloc de calcite amorphe, du carbonate de calcium pur sans aucune inclusion ; et donc totalement neutre du point de vue radiations ou propriétés diamagnétiques. Nous avons donc ouvert jusqu'au centre le tunnel que vous avez parcouru et creusé à l'extrémité une cavité elliptique d'environ cent mille mètres cubes dont la paroi intérieure a été revêtue de béton spécial. L'écran naturel ainsi constitué autour de nous est d'une épaisseur de très loin supérieure aux exigences les plus scrupuleuses. Jugez-en : la plus petite distance nous séparant de l'extérieur est à la verticale au-dessus, deux mille mètres de roche surmontée d'un glacier de cent cinquante mètres d'épaisseur. Horizontalement, les sept kilomètres du couloir sont aussi un minimum. Il y a le double de l'autre côté et beaucoup plus, évidemment, dans l'axe de la chaîne. En dessous, les granités susceptibles de radioactivité sont à plus de deux mille cinq cents mètres. Aucune particule ne peut donc arriver jusqu'à nous, même un neutrino ou un méson sigma. Pour le reste, le laboratoire vit comme un vaisseau spatial de grande exploration, c'est-à-dire en circuit fermé absolu avec régénération de l'air et de l'eau sans apport de renouvellement ; donc sans aucune possibilité de variations du milieu. Même les champs engendrés par nos circuits d'éclairage, de chauffage, de force, de conditionnement sont rigoureusement neutralisés par des écrans ; aucun problème d'encombrement ou de poids ne se posait ici. Quant à notre générateur autonome, il se trouve isolé lui aussi dans la montagne et à trois kilomètres de nous.

— Ce qui explique que, bien que vous n'ayez pas cessé de fabriquer, transformer et consommer de l'énergie, nos détecteurs ne pouvaient rien enregistrer.

— Sans doute. C'est donc bien une preuve supplémentaire de l'efficacité de notre isolement, s'il en était besoin. Vous comprenez maintenant le sens nouveau que peut prendre l'apparition d'une mutation, même infime, au cours des générations successives d'insectes et de protozoaires expérimentaux que nous élevons ici ?

— Certainement, professeur. Si réellement aucune cause extérieure n'a pu intervenir, le phénomène de mutation peut alors être envisagé comme faisant partie du processus d'évolution lui-même. De là à considérer qu'il se trouve pré-inscrit dans les chaînes de l'acide ribonucléique de la cellule, qu'il constitue un gène d'adaptation prévu de tous temps par la nature, habituellement récessif mais devenant dominant à des moments programmés, il n'y a qu'un pas. Un devenir préétabli et indépendant du « struggle for life » et des conditions de survivance… C'est toute une nouvelle philosophie de la vie dans l'univers. Mais cela s'est-il déjà produit depuis le début de vos expériences ?

— Dix-sept fois en trois ans, sur soixante-cinq espèces étudiées et un nombre de générations variant de quelques centaines à plusieurs ; milliers. Tous les graphiques sont à votre disposition et vous verrez que si les résultats sont encore trop peu nombreux pour qu'on tente d'établir des lois statistiques ou même de simples concordances, ils n'en sont pas moins positifs. La vie claustrale à laquelle nous nous sommes soumis en valait la peine.