CHAPITRE VI
A l'appel d'Ulla, ils passèrent dans une seconde pièce où la table était servie. Les dimensions de cette nouvelle salle étaient un peu plus réduites que celles de la précédente contrairement à l'impression que l'on pouvait en avoir au premier coup d'œil. En effet, la porte franchie révélait un immense paysage avec un premier plan de terrasses fleuries descendant doucement vers une large vallée couverte de prés et de bois pour remonter vers une chaîne de montagnes qui se découpaient sur un ciel d'azur où couraient quelques légers nuages. Il fallait un examen plus attentif pour s'apercevoir qu'il ne s'agissait que d'un diorama mouvant artificiel et que ce cadre inondé de lumière solaire n'était qu'une magnifique illusion propre à faire oublier les millions de tonnes de calcaire qui pesaient sur leur tête. Axel ne put retenir une exclamation admirative.
— Splendide, cette réalisation tridi-hémisphérique ! On se croirait vraiment dans la nature… Et je suppose que l'animation est programmée suivant un cycle diurne ?
— C'est exact. La lumière varie de l'aube au crépuscule, les ombres tournent et nous pouvons faire aussi des effets de nuit avec voûte étoilée et clair de lune. Les teintes aussi peuvent changer, du printemps à l'automne et même aux neiges d'hiver. Je ne pense pas nécessaire de vous enseigner la nécessité psychologique de ce cadre ?
— Certainement pas, professeur. Mais, tant qu'à faire, pourquoi ne pas avoir reculé davantage le trirama et utilisé l'espace disponible pour y installer un jardin hydroponique avec de vraies fleurs et de vrais arbres ? Cela aurait constitué un plan de liaison et rendu le paysage encore plus réel… Il est vrai que vous auriez été condamnés à demeurer perpétuellement en été, puisque votre végétation n'aurait pas accepté de perdre ses feuilles ou de les régénérer sur commande…
— C'est une raison, jeune homme, mais ce n'est pas la principale. Je suis sûr que le docteur Alan se fera un plaisir de vous expliquer pourquoi un jardin hydroponique est impossible ici.
— Tu devrais t'en douter, Axel, après avoir constaté pourquoi toute la végétation de Skandia est morte. La vie des végétaux exige un très grand nombre de microorganismes, beaucoup trop pour qu'on puisse les contrôler et cela suffirait à détruire la notion d'isolement absolu indispensable pour les expériences. Ou alors il faudrait que le professeur et ses collaborateurs repassent par le double cycle du sas chaque fois qu'ils voudraient venir casser la croûte ou se détendre un moment… Ils ont eu assez de mal pour réaliser un biotope constant pour ne pas avoir envie d'y introduire encore des paramètres anarchiques.
— Mais eux-mêmes, comme nous, sont bourrés de germes !
— Justement, coupa Sanders, le problème posé par nos flores symbiotiques atteignait déjà la limite. Vous avez vu que tous les bacs de cultures sont protégés par des glaces et des champs de neutralisation ; celui ou celle d'entre nous qui s'occupe de leur entretien n'y pénètre que très exceptionnellement et avec tout un luxe de précautions, la plus grande partie des manipulations est effectuée par un appareillage automatique. Mais si nous arrivons ainsi à éliminer tout apport intempestif de nos propres germes, nous ne pouvons nous permettre d'en ajouter d'autres.
Le repas se déroula dans une atmosphère cordiale, la variété du menu en disait long sur les ressources en aliments et en boissons. C'était normal puisque l'expérience devait durer plusieurs années et que la place permettait d'emmagasiner des réserves en quantités quasi illimitées. Le plat d'entrée se composait de grosses écrevisses d'une telle fraîcheur qu'elles semblaient sortir du ruisseau. Randa jouait la maîtresse de maison et remplissait les assiettes en vantant les mérites de ces crustacés particulièrement savoureux.
— C'est une espèce indigène et nous en avons heureusement fait une ample provision. Vous savez que c'est un mets traditionnel en Suède, mais là-bas on n'en trouve qu'au cœur de l'été, tandis qu'ici nous en avons toute l'année.
— Elles sont, en effet, remarquablement parfumées. Mais j'observe que vous n'en prenez pas ?
— Non, hélas ! Poissons, crustacés ou coquillages, je ne les supporte pas.
— Comment, vous, une biologiste ! Vous n'avez pas encore réussi à vous débarrasser des allergies d'origine alimentaire ? C'est une maladie qui n'est plus guère mentionnée que dans les anciennes encyclopédies médicales.
— Que voulez-vous, docteur Alan, je suis un cas… Il en faut bien quelques-uns pour démontrer qu'il y a encore des trous dans nos connaissances… Mais n'ayez crainte, je vais me rattraper avec le rôti.
Elle le fit et démontra un splendide appétit. Malgré le confinement de son existence, elle n'avait certainement rien perdu de son dynamisme juvénile et manifestait sa préférence pour la nourriture carnée. Dédaignant superbement les petits pois extra-fins qui l'accompagnaient, ainsi que l'omelette qui suivit. Même un dessert à base de fruits analogues aux ananas terrestres ne réussit pas à l'intéresser.
— Mes ancêtres luttaient à mains nues contre les ours et les dévoraient tout crus. L'hérédité a survécu jusqu'à moi…
— Nous la plaisantons souvent à ce sujet, fit le professeur Sanders. Mais elle a bien le droit de manger ce qu'elle aime, n'est-ce pas ? La vie en communauté cloîtrée soulève déjà suffisamment de problèmes pour que nous ne puissions admettre d'autres règles que celles qui touchent au travail lui-même. Hors de la section laboratoire, chacun consomme ce qu'il veut, dort quand il veut, fait absolument tout ce qu'il lui plaît.
— Mais vous sortez quand même quelquefois… Je veux dire…, avant…
— Nous ne sommes pas allés jusqu'à sceller le tunnel, évidemment. Je me suis même déjà rendu à plusieurs congrès tenus sur d'autres planètes et Randa allait régulièrement à l'université de Skandia pour se tenir au courant des travaux effectués ailleurs. Ulla et Arne, eux, préfèrent grimper sur la montagne et faire du ski sur le glacier, mais nos sorties demeurent rares, en partie parce que chaque retour impose toute la fastidieuse série des stérilisations, en partie aussi parce que nos expériences nous passionnent trop pour que nous nous en éloignions longtemps. Encore moins maintenant que la planète est morte.
— Justement, professeur, c'est de cela que je voulais parler maintenant. Vous avez nécessairement ici une liaison avec le monde extérieur, ce qui vous a permis de vous apercevoir que celui-ci avait en quelque sorte cessé d'exister alors que les caractéristiques mêmes de votre installation vous avaient tenus à l'abri de ce qui se passait. Comment avez-vous compris ce qui arrivait au juste et qu'avez-vous fait alors ?
— Je prévoyais naturellement cette question, docteur Alan, elle est dans le cadre de l'enquête que vous menez. La réponse est simple. La communication phono-video qui nous relie au monde extérieur est pratiquement à sens unique, nous détestons être dérangés hors de propos par des appels du dehors ; c'est nous qui nous manifestons à notre gré si nous avons besoin de quelque chose. Ce jour-là, je me souviens que c'était Ulla qui avait branché l'écran, pour je ne sais plus quelle raison…
— Une simple vérification de routine. Si pour un motif quelconque, je dois stopper notre générateur, la centrale doit automatiquement nous alimenter en énergie pendant le temps nécessaire. Or, je venais de m'apercevoir qu'il n'y avait plus de courant à la sortie de leurs câbles et je voulais savoir pourquoi. Pas de réponse, bien entendu et, sur l'écran, l'image de la cabine et du hall était sombre. Plus d'éclairage. Je vous ai appelé…
— J'ai constaté qu'en effet ce que nous pouvions voir de la centrale paraissait désert et que les installations étaient certainement arrêtées. Nous avons essayé de communiquer plus loin vers la cité, l'université, l'astroport ou la porte aspatiale, mais rien ne répondait ; tous les circuits étaient morts. Nous avons alors décidé d'aller voir sur place ce qui se passait. Cette responsabilité m'incombait et seule Randa m'a accompagné. Nous étions naturellement porteurs de nos tenues de vide nécessaires pour la traversée du tunnel et, à tout hasard, nous avons décidé de les conserver pour notre première inspection au-dehors. Bien nous en a pris, naturellement. Nous avons très vite découvert les premiers cadavres… Mais je suppose que vous-mêmes avez traversé les mêmes stades à votre arrivée. Nous avons effectué des prélèvement, nous avons constaté l'absence de germes de quelque espèce que ce soit, nous avons vu mourir les végétaux après les humains. Il s'agissait d'une antibiose totale à l'échelle des microorganismes ; aucune autre conclusion n'était possible.
— Aucune, en effet. Mais votre étude vous a-t-elle permis de déceler l'agent responsable, la cause ?
— Elle n'était pas chimique en tout cas, toutes les réactions étaient négatives. Il ne s'agissait pas non plus d'une radiation, les échantillons d'air rapportés à l'intérieur du laboratoire continuaient à tuer les germes malgré l'épaisseur de notre écran naturel. L'action était simplement plus lente, mais nous avons très vite compris que cela était dû au fait que nous n'expérimentions que sur de faibles quantités et quand celles-ci n'étaient plus que de l'ordre de quelques litres, l'effet cessait pratiquement. D'où l'hypothèse évidente qu'il s'agissait de quelque chose de puissant, mais dilué à un tel point que même nos procédés d'analyse les plus poussés n'arrivaient pas à le mettre en évidence. Ou tout au moins, il aurait fallu posséder un matériel que nous n'avions pas.
— J'ai suivi le même raisonnement, professeur. Vous n'avez pas eu l'occasion d'enregistrer une autre caractéristique de la chose, dans le domaine spectroscopique, par exemple ?
— Votre question me rappelle que vous avez dû étudier la planète depuis une orbite et que vous avez vous-même remarqué ce fait. Je me suis effectivement rendu à l'observatoire pour faire une série de clichés de l'atmosphère et j'ai noté aux limites de l'ultraviolet une fluorescence qu'aucune observation antérieure n'avait montrée.
— C'est bien cela. J'ajoute que sa hauteur moyenne correspond à celle de la couche F, mais qu'elle se déforme sous l'effet du vent solaire. Elle est d'ailleurs assez irrégulière comme si elle subissait une destruction progressive de l'extérieur.
— Vos remarques concordent avec les miennes et les complètent. Ne voyant cette couche que d'en bas, je ne pouvais estimer son épaisseur qu'en fonction de l'intensité lumineuse de la fluorescence. Mais j'ai comparé des clichés pris en succession sur des intervalles de quarante-huit heures, et il est indéniable qu'elle s'amoindrit nettement. J'ai aussi soumis des échantillons d'air à des rayonnements stérilisants d'ultraviolet normal, tel qu'en émet notre soleil, et constaté la disparition progressive de l'antibiose.
— Vous en avez déduit une courbe de probabilité de la disparition totale de l'agent létal, sa durée de vie en quelque sorte ?
— Les extrapolations sont hasardeuses, mais je ne crois pas qu'il y en ait encore pour très longtemps. Bien sûr, nous devrons prendre beaucoup de précautions avant de sortir sans scaphandre.
— Je ne crois pas que le dernier stade soit très long. Plus les molécules vont se raréfier, plus elles deviendront vulnérables à la destruction. La fin devrait être rapide, mais nous verrons bien… Un détail qui me revient en passant : votre communicateur est resté branché sur la centrale ?
— Oui. Pourquoi ?
— Je me demandais simplement comment vous aviez su que nous étions là, puisque l'arrêt de toutes les installations extérieures rendait impossible la détection de l'approche de notre nef et que vous ne pouviez connaître notre atterrissage. Mais ceci n'est qu'un détail, j'ai quelque chose de plus important à vous demander.
— Allez-y.
— Voici. Vous vous êtes aperçu très tôt de la catastrophe qui venait de se dérouler ; dès le début sans doute puisque vous avez eu le temps de procéder à de longues séries d'expériences à ce sujet. Vous êtes sorti pour vous rendre compte, pour effectuer vos prélèvements, vous êtes même allé jusqu'à l'observatoire un bon nombre de fois pour y faire vos clichés successifs. Comment se fait-il que vous n'ayez pas eu l'idée de vous rendre aussi jusqu'au centre des liaisons aspatiales et d'alerter immédiatement Alpha que vous pouviez joindre en moins d'une heure, de l'informer et de lui communiquer le résultat de vos observations ? Ne me dites pas que c'est parce que le transducteur nécessite une grosse consommation d'énergie, vous pouviez aisément remettre en route la centrale comme je me préparais à le faire moi-même. Cela vous était même plus facile qu'à moi, puisque Ulla nous a dit qu'il existait un raccordement. Votre générateur est certainement plus que suffisant pour assurer l'ouverture des vannes et le démarrage des circuits primaires.
Une légère rougeur envahit le visage de Sanders qui toussota en détournant le regard. D'un mouvement vif, Randa s'avança et vint se planter devant Alan.
— C'est moi qui vais lui répondre, patron. Votre idée était aussi la mienne, j'en ai fait la première étude et j'ai ma part de responsabilités. Voyez-vous, Alan, c'est très simple et c'était tellement tentant…