CHAPITRE XI
Le premier à faire son entrée fut le professeur Sanders qui, en l'apercevant, se figea sur le seuil.
— Pas possible, docteur Alan ! Si je m'attendais… Êtes-vous particulièrement matinal ou ne vous seriez-vous pas couché ?
— Votre seconde supposition est juste, professeur. Je souffre parfois d'insomnies tenaces et le traitement que je me prescris alors consiste à boire en rêvassant. Rassurez-vous, je le conseille rarement à mes malades…
Randa arrivait à son tour, ne manifestant à son entrée aucune réaction notable à part un léger haussement de sourcils. Le regard de la jeune femme s'attarda sur le flacons.
— Vous êtes du genre buveur solitaire, docteur ?
— Notre hôte n'avait pas sommeil, l'excusa Sanders, et je le comprends de préférer, dans ce cas, le cadre du trirama à celui de sa chambre.
— Que ne l'aviez-vous dit plus tôt, docteur Alan, fit Arne qui entrait dans la pièce. J'avais moi-même du mal à m'endormir et je vous aurais volontiers tenu compagnie plus longtemps.
Ulla apparut, ne sembla rien remarquer et repartit aussitôt en direction de la cuisine avec Randa. Elles étaient déjà de retour avec les plats du petit déjeuner lorsqu'Axel se manifesta enfin. La chevelure du jeune homme était quelque peu embroussaillée et son regard incertain entre les paupières gonflées, mais il affichait néanmoins un sourire béat.
— Bonjour tout le monde, fit-il en prenant place. Je m'excuse de mon retard, je n'arrivais pas à me réveiller et j'ai un sacré mal de tête. Toi, Alan, tu as l'air en pleine forme !
— Pourquoi ne le serais-je pas, mon vieux. En dehors de l'incident du glisseur, aucune occasion de fatigue physique ne s'est encore offerte à moi...
Axel rougit brusquement et se plongea dans le contenu de son assiette. Tous l'imitèrent en silence et le repas se déroula dans une ambiance assez morne malgré quelques tentatives d'Ulla pour animer la conversation. Bientôt, Sanders repoussait sa chaise et se levait.
— Il est temps de nous mettre au travail. Nous accompagnerez-vous, docteur ?
Ce dernier était déjà debout et marchait vers la porte. Arrivé là, il se retourna brusquement, fixa l'assistance d'un regard où une flamme bleue et dure s'était soudain allumée. Son visage était redevenu tel qu'il avait été pendant un moment de la nuit quand il était ressorti de sa visite des appartements. Un masque implacable dont l'immobilité avait quelque chose d'effrayant. Tous le dévisagèrent avec stupéfaction, puis, lentement, les regards s'abaissèrent, convergèrent vers sa main droite où venait d'apparaître un pistolet. L'arme dont s'était servi le professeur lorsqu'il était venu intercepter dans le hall les envoyés d'Alpha, l'arme qu'Alan avait retrouvée dans le poing d'Axel inconscient.
— Un moment ! Vos travaux attendront. Nous avons à parler, d'abord.
Le professeur fut le premier à se ressaisir.
— Que signifie cette étrange attitude ?… Je ne tolérerai pas…
— Vous tolérerez, Sanders, et votre air outragé n'est guère de mise. Je ne fais, en ce moment, que suivre votre exemple. Dois-je vous rappeler que notre première… conférence s'est déroulée grâce à la persuasion de cette arme qui est bien la vôtre, n'est-ce pas ?
Presque inconsciemment, le professeur fit un signe affirmatif. Alan enchaîna :
— Vous n'avez donc pas à vous étonner que je m'en serve à mon tour pour reprendre les débats là où nous les avons laissés ou, plus exactement, pour vous faire connaître les décisions que j'ai prises cette nuit.
— Vous ! Prendre des décisions ici ? ! s'exclama violemment Randa qui, le premier choc passé, dardait maintenant sur lui des yeux étincelants. De quel droit ?
— Du mien, tout simplement. De celui que me confère mon titre d'adjoint direct du chef du Centre Démographique. N'avez-vous jamais songé que votre « ici », ce laboratoire, a été créé pour permettre au professeur et à son équipe de poursuivre leurs travaux, mais qu'il ne vous appartenait pas ? C'est l'Organisation des Planètes Unies qui a autorisé sa construction, qui a fourni les moyens de le réaliser, qui paie la facture. Le propriétaire, c'est le Gouvernement Fédéral dont Alpha est l'émanation la plus haute. Je suis Alpha et je suis chez moi !
— Vous êtes un envoyé d'Alpha, corrigea Sanders dont la voix était redevenue plus calme. Votre seule tâche est de rendre compte à Simon, pas de décider en son nom.
— Vraiment ? Alors, il vous est facile d'être satisfait sur ce point, puisque la première de mes décisions est précisément de rétablir maintenant le contact avec le Centre Démographique. Vous venez de dire que ma mission consiste à rendre compte ? C'est justement ce que je veux faire. Décrire la situation ici et exposer mes conclusions. Vous n'avez aucune raison valable pour vous y opposer, d'autant plus que je peux vous affirmer que les suggestions que je présenterai seront très certainement acceptées ; mon autorité personnelle a beaucoup plus de poids que vous ne paraissez le supposer. En quoi cela vous gênerait-il que l'expérience que vous projetez se déroule avec nous et avec les moyens dont nous disposons ? L'isolement que vous désirez sera renforcé par des supernefs qui s'établiront en orbite, veilleront à ce que l'interdiction d'approche soit totalement respectée et serviront de relais pour vous aider dans l'exploitation de vos observations. Vous garderez la direction de l'expérience et le bénéfice de vos éventuelles découvertes vous restera acquis. J'enchaîne donc sur la seconde de mes décisions, que la première implique de facto : la remise en route de la centrale pour permettre le rétablissement des communications aspatiales.
— Bravo, docteur Alan, murmura impulsivement Arne.
— Non ! coupa Randa. Vous mentez en vous attribuant une autorité que vous ne possédez pas ! Vous nous tendez un piège !
— Je ne sais pas au juste ce que notre hôte cherche en ce moment, intervint le professeur, mais, en tout cas, je ne puis accepter ce qu'il vient de dire. Rien ne peut m'empêcher de… Je m'oppose à ce que la centrale soit réactivée. Je le refuse absolument. Pour que les résultats de l'expérience ne soient pas discutables, il importe qu'aucune influence particulière ne s'exerce sur le milieu, et le rétablissement des champs énergétiques en serait une.
— Pour un savant de votre classe, l'argument est un peu faible. Vous avez déjà vu une ligne électrique engendrer des microbes ?
— Peu importe ce que j'ai vu ou non. Je ne remettrai pas la centrale en route. Docteur Alan, vous pouvez essayer de sortir d'ici pour le faire vous-même, mais je vous préviens que vous ne trouverez pas la chose très facile. L'ouverture du sas ne répond qu'à nos coordonnées cérébrales, les miennes et celles de mes trois assistants. Vous vous prétendez le maître, mais vous êtes, en fait, notre prisonnier.
— Vous me décevez réellement, professeur. N'avez-vous jamais entendu parler des possibilités particulières implantées chez les envoyés supérieurs d'Alpha ? Nous sommes à mi-chemin de l'homme et du cyborg et rien ne nous est plus facile que de copier la modulation des ondes epsilon de n'importe qui. Mais si vous désirez réellement vous opposer à moi, il m'est encore plus facile d'assurer mes arrières en vous neutralisant tous les quatre de façon définitive pour pouvoir ensuite agir à ma guise.
Axel, maintenant bien réveillé, bondit.
— Non, Alan, tu ne feras pas ça !
— Toi, mon petit, je te conseille de te taire. Tu as déjà suffisamment fait de bêtises comme ça. Laisse parler Randa, elle en meurt d'envie.
— Parfaitement ! Je meurs d'envie de vous dire ce que je pense. Qu'est-ce que vous attendez pour mettre vos menaces à exécution ? Allez-y ! Tuez-nous ! Ah ! ils sont jolis, les envoyés d'Alpha… Qu'est-ce que vous attendez ?
— Le moment que je choisirai en fonction de la nécessité et, peut-être aussi, d'autre chose. La solution que je viens d'évoquer n'est qu'une limite à laquelle je n'hésiterai d'ailleurs pas si je la juge nécessaire. Mais, pour l'instant, je désire d'abord vous exposer à la suite de quelles réflexions j'ai été amené à prendre l'attitude présente. Tout est basé, au départ, sur une évidence qui semble vous avoir complètement échappé à tous, à en juger, tout au moins, par votre comportement.
— Quelle évidence ? lança Ulla qui, instinctivement, se recroquevilla aussitôt sous le regard de Sanders.
— Vous êtes excusable de ne pas l'avoir vue, si vous êtes exclusivement une physicienne, mais eux sont impardonnables. Il s'agit simplement du fait que l'expérience projetée est absolument impossible, qu'elle est faussée au départ. Étudier les modalités de réapparition de la vie sur une planète stérile ? Allons donc ! L'hypothèse d'une génération spontanée est à exclure avant tout, elle ne se manifeste que dans les conditions exceptionnelles des ères primaires, le protoplasme s'engendre dans les mers brûlantes flagellées par la foudre et irradiées par les ultraviolets, dans ce laboratoire gigantesque et inhumain où les volcans explosant de toutes parts préparent le support fertile. Sur une planète apaisée, le processus est impossible.
— Je n'ai pas dit que je m'attendais à rien de semblable ! fit sèchement le professeur.
— Non, mais vous craignez quand même que le fonctionnement d'une centrale électrique suffise à obtenir ce résultat… Disons, si vous préférez, que vous envisagiez plutôt un ensemencement venu de l'espace par le moyen de germes endormis à l'intérieur de poussières cosmiques. Mais nous savons déjà que cela existe et que la vie imprègne réellement la totalité de l'univers. Seulement, nous savons aussi, et cela est conforme à la simple logique, que celles de ses formes primitives qui ont été capables de survivre au travers de millénaires de néant et qui, parvenues dans un milieu favorable, sont encore en état de commencer leur mitose et leur multiplication, sont tellement rares que des siècles peuvent s'écouler avant qu'une seule n'arrive ici. Des siècles, ce n'est rien en regard de l'âge de la Galaxie, mais c'est quand même autre chose que les quelques mois dont vous parliez. Oseriez-vous dire que si rien ne s'est passé d'ici là, cela signifie que rien n'arrivera jamais ? Ou n'avez-vous parlé ainsi que pour me faire prendre patience et projetez-vous réellement de prolonger l'expérience jusqu'à votre dernier souffle, en admettant ainsi qu'Alpha, laissée sans nouvelles, attendra tranquillement en se contentant de rayer Skandia de la carte des Planètes Unies ?
— Je n'ai pas voulu dire cela…
— Je n'en doute pas. Du reste, le dernier de mes arguments suffit à prouver l'inanité de votre conception. Vous me l'avez présentée en la basant sur le fait que, grâce à la mystérieuse spore, il ne restait plus aucune trace de vie sur la planète alors que vous devriez bien savoir que celle-ci n'a jamais été stérilisée. Les molécules antibiotiques étaient trop diluées pour que leur action s'exerce ailleurs que dans l'atmosphère, la densité de la spore trop faible pour imprégner le sol en profondeur. Jusqu'aux racines des arbres, peut-être, mais guère plus loin. A quelques mètres plus bas, dans les dépôts alluvionnaires, dans les marnes, dans les lacs souterrains occlus, la flore microbienne est toujours là, prête à remonter dès que les conditions seront redevenues normales. Ailleurs, dans les régions polaires, lorsque viendra l'été, que les neiges fondront, elles découvriront les mousses et les lichens qu'elles avaient protégés en même temps que leurs microorganismes. Et, dans les mers, le plancton des profondeurs n'a-t-il pas certainement été épargné ? Demain, la chose venue d'un autre monde aura cessé d'exister, après-demain les bactéries seront là, les mêmes que celles qui y étaient hier. Et vous le savez, professeur. Ou, plutôt, vous ne voulez pas le savoir.
— Je ne…
— Ne m'interrompez pas ! L'expérience invoquée par vous n'est donc qu'un prétexte cachant autre chose. Son seul but est de maintenir l'isolement de Skandia pendant quelque temps encore afin de permettre à cette autre chose de se réaliser.
— Quelle autre chose ? jeta Randa.
— C'était exactement ce qu'il me fallait trouver et j'y suis arrivé. Je sais maintenant, et peu vous importe comment je le sais. Et il y a au moins une autre personne ici qui le sait.
— Dites-le, alors !
— Ce n'est pas à moi de le faire, cela risquerait de n'être pas assez probant, mais je crois avoir mis au point un moyen assez efficace pour effectuer une démonstration convaincante. Veuillez reculer tous jusqu'au fond de la pièce. C'est un ordre ! Toi aussi, Axel !
Alan éleva légèrement le pistolet qu'il n'avait cessé de braquer sur ses interlocuteurs et l'expression de ses traits était telle que tous obéirent. Il avança jusqu'à la table, y déposa le petit microdiffuseur qu'il avait préparé une heure plus tôt dans le bloc médical, dévissa le capuchon. Un sifflement naquit pendant qu'un brouillard à peine visible émanait de l'appareil et se répandait rapidement.
— Oh ! s'exclama Ulla. Qu'est-ce que c'est ? On se croirait au bord de la mer, chez nous…
Mais déjà Randa avait bondi, les yeux démesurément agrandis, le visage brusquement livide.
— Salaud ! hurla-t-elle. C'est de l'iode ! De l'iode !… Il veut me tuer. Arrêtez ça ! Laissez-moi passer !…
Mais déjà elle s'immobilisait, crispant les mains à la hauteur de sa gorge, les traits convulsés comme sous l'étreinte d'une indicible souffrance. Elle tomba à genoux, et c'était plus sous l'emprise de la suffocation et de la douleur que dans un geste d'ultime supplication.
— Je vais… mourir…, mais cela ne fait rien…, ils vont venir…, ils me vengeront…
D'un geste sec, Alan referma le diffuseur, remit le pistolet dans sa poche. Devant les autres, paralysés par la stupeur et l'effroi, il se précipita vers la jeune femme qui achevait de s'effondrer en râlant et en murmurant des mots incompréhensibles, la saisit sous les épaules et les cuisses, l'enleva comme une plume et s'élança à grands pas le long du couloir jusqu'au bloc médical. Là, il l'allongea sur la table d'examen, la considéra d'un regard redevenu entièrement professionnel. Puis il se retourna vers la porte où les autres, enfin revenus de leur paralysie momentanée, commençaient à se presser. Le premier d'entre eux était Axel.
— Qu'est-ce que tu as fait ? Tu as ?…
— Encore une fois, tais-toi ! Regarde, plutôt.
D'un mouvement empreint d'une violence à peine contenue, il arracha la tunique de Randa maintenant inconsciente, la dénudant entièrement. Une exclamation inarticulée jaillit de la gorge du jeune homme, se répercuta derrière lui.
— Regarde bien ! Tu as fait l'amour la nuit dernière avec elle, n'est-ce pas, mais elle avait pudiquement éteint la lumière, hein ? Je ne doute pas qu'elle ait su te donner beaucoup de plaisir, elle avait aussi ce qu'il fallait pour ça ! Mais te voilà maintenant le premier de tous les hommes à avoir couché avec un hermaphrodite, ou devrais-je dire, plutôt, une gynandre…
Axel recula, comme secoué d'une irrépressible nausée. Alan tourna son regard vers Sanders dont le visage s'était décomposé.
— Vous ne l'aviez jamais vue ainsi, professeur ? Vous respectiez trop sa pureté ! Voici maintenant un excellent sujet pour vos prochaines recherches. Sur laquelle de nos planètes existe-t-il une race bisexuée et dont, par surcroît une glande essentielle, la thyroïde, fonctionne de telle sorte que l'iode constitue un poison à une dose que les humains supportent sans trouble ? Et maintenant, allez-vous-en tous, je suis médecin et chez moi !
Resté seul, le docteur Alan se pencha à nouveau sur la forme inconsciente, puis se tourna vers le tableau des appareils de réanimation. Avec des gestes précis, il assujettit autour de la tête de Randa le casque où circulaient les influx énergétiques, fixa au-dessus du coude le large bracelet qui permettait les échanges percutanés entre l'organisme et les appareils d'analyse des réactions et de perfusion des agents thérapeutiques de synthèse correspondants. Puis il ceignit le bandeau frontal qui le reliait à l'ensemble et qui lui permettait de suivre les réponses du sujet jusqu'au plus profond de son cerveau. Il effectua les réglages appropriés et se mit au travail.