CHAPITRE X
Demeuré seul, Alan se servit à son tour et se mit à déguster l'alcool à petites gorgées. La conversation qu'il venait d'avoir — ou, plutôt, le monologue qu'il venait d'entendre — le laissait passablement rêveur. Arne paraissait sincère et ses déductions étaient, en tout cas, frappées au coin de la plus pure logique ; mais que fallait-il en déduire ? Avait-il exprimé sa pensée réelle ou n'avait-il pas plutôt cherché à sonder celle de l'envoyé d'Alpha ? Dans ce second cas, il n'avait guère été servi, Alan s'était cantonné dans de prudentes et brèves répliques. Il s'attarda encore un instant, repassant dans sa mémoire tous les événements depuis son arrivée, puis, haussant les épaules, décida enfin d'aller se coucher. Il se dirigea vers le couloir central de la section d'habitation.
Il arrivait à la hauteur de sa porte lorsque l'idée lui vint d'aller encore bavarder quelques minutes avec son camarade Axel. Au fond, jusqu'à présent, le jeune sociologue n'avait pas eu l'occasion de lui exprimer son opinion sur la situation et, pourtant, il devait bien s'en être formé une sur le plan particulier des inter-relations du groupe, en tout cas. Axel occupait la chambre suivante dans le couloir résidentiel ; Alan continua donc sa marche, manœuvra l'ouverture, donna la lumière et s'immobilisa. La pièce était vide.
Après quelques secondes, il ressortit, un léger sourire flottant sur les lèvres. Il tourna la tête en direction du fond du couloir, là où se trouvait l'appartement de Randa, haussa ironiquement les épaules et fit volte-face. Rentra chez lui.
Toute trace de gaieté avait disparu de son visage quand il se retrouva dans la confortable pièce qui lui avait été allouée. Toutes les conversations de la journée lui avaient sans doute permis de mieux connaître ses hôtes, mais, si quelques éléments significatifs lui étaient apparus, les liens qui pouvaient les relier étaient encore indiscernables et aucune conclusion n'était possible. Pourtant, la sensation qui l'avait envahi depuis le début n'avait pas cessé, elle allait, au contraire, en s'accroissant ; ce n'était plus, maintenant, la simple notion d'une anomalie dans le comportement des autres qui l'expliquait. Elle devenait une véritable angoisse, la certitude qu'un danger couvait dans l'ombre. Une menace informulée planait.
Alan fit ce qu'il avait coutume de faire en pareil cas : il multiplia les possibilités de son cerveau. Pour cela, il disposait de facultés spéciales implantées en lui par de très complexes interventions de chirurgie neuroglandulaire dont seuls quelques membres du Centre Démographique avaient bénéficié. Par une concentration appropriée de sa volonté, il était capable de déclencher en lui une série de réactions biochimiques décomposant les réserves de glucose de son organisme et libérant quasi instantanément une énorme quantité d'énergie. Cette énergie, il pouvait à son gré l'utiliser pour de super-efforts musculaires ou s'en servir comme une arme de défense en se transformant en une dynamo vivante dont le contact devenait mortel. Ou bien il l'employait pour intensifier ses influx nerveux en de véritables émetteurs d'ondes cérébrales. Ou encore, comme dans le cas présent, pour devenir un détecteur, un amplificateur puissant en même temps qu'un analyseur des fugaces données fournies par le processus obscur de l'intuition.
Une menace flottait au centre de laquelle se dessinait un danger immédiat. Lequel ? Où ? Paupières fermées, il s'était dressé, tournant lentement la tête, une minute, deux, puis, soudain, il se détendit, respira profondément. Sans hésiter, il se dirigea vers le lit, se coucha à plat ventre sur le sol, passa le bras en tâtonnant. Très vite, ses doigts se refermèrent sur le petit tube gris qu'il avait « senti ». Il se releva pour l'examiner en pleine lumière.
L'identification de l'objet fut rapide. Alan avait déjà deviné son mode d'action avant de le trouver et il le reconnaissait facilement. C'était un émetteur d'ondes psychiques parfois utilisé en thérapeutique sous une autre forme pour traiter certains cas d'aliénation mentale, mais dont le rayonnement subi à courte distance entraînait au bout de quelques heures un neuroblocage inévitablement fatal. Un engin de mort discret, silencieux, efficace… Jamais Alan ne se serait réveillé de son sommeil et aucune autopsie n'aurait pu démontrer que sa mort n'était pas naturelle.
Calmement, il retira la batterie du tube, stoppant l'émission, puis le remit à la place où il l'avait trouvé. Il se dévêtit, fit sa toilette, se coucha. Avant de sombrer dans le sommeil, son cerveau continua encore un moment à travailler, sans, toutefois, attacher une très grande importance à ce qui venait de se passer. Un seul détail surnagea jusqu'à la fin : il ne se souvenait pas d'avoir jamais vu un émetteur d'ondes psychiques aussi petit, aussi miniaturisé…
Alan se réveilla d'un seul coup à l'heure qu'il s'était fixée : 3 heures du matin. Il s'habilla rapidement, puis, après une seconde de réflexion, décida d'improviser une petite mise en scène pendant son absence. A l'aide d'une moquette roulée dans un drap, il confectionna un mannequin qu'il étendit sur son lit, rabattant la couverture par-dessus. Puis il ressortit le petit émetteur d'ondes psychiques, rebrancha la batterie et le replaça à l'endroit où il l'avait trouvé. Progressant dans le silence le plus complet, il atteignit d'abord la porte de la chambre d'Axel, l'entrouvrit légèrement. Le son d'une respiration profonde lui apprit que le jeune homme avait réintégré sa couche. Fixé sur ce point, Alan repartit en sens inverse, gagna l'entrée de l'atelier désert. Le panneau s'effaça obligeamment devant lui. Il pénétra, contourna les appareils silencieux et alla s'immobiliser devant le grand tableau où se schématisaient en lignes lumineuses multicolores toutes les installations et les circuits de la caverne. Pendant de longues minutes, il demeura sur place, étudia attentivement les complexes enchevêtrements, identifiant les teintes et déterminant leurs correspondances. Ce qui l'intéressait particulièrement, c'était tout ce qui se rapportait au conditionnement de l'air intérieur, dont la circulation, pour obéir aux conditions d'isolement absolu, était établie en circuit fermé à partir des groupes de filtrage, de purification et de régénération. Ainsi qu'il l'avait supposé, chaque section était alimentée séparément, les exigences d'ambiance ou de température étant naturellement différentes pour le laboratoire proprement dit et pour la partie résidentielle. Une fois le schéma gravé dans sa tête, il ressortit de l'atelier, revint dans le hall d'entrée et la première salle de séjour. Après une brève recherche, il localisa le boîtier renfermant les commandes de réglage des échangeurs pour la section et, à l'aide de quelques outils empruntés au passage, déboîta le panneau qui se trouvait au-dessous, mettant ainsi à nu les conduites d'arrivée et de départ avec leurs branchements. Libérant les plaques de recouvrement des dispositifs de contrôle, il inséra la petite olive noire qu'il venait de tirer de sa ceinture, dévissa légèrement celle-ci jusqu'à ce qu'un faible sifflement se fît entendre, annonçant que le gaz narcotique qu'elle contenait sous une très haute pression s'échappait en quantité suffisante pour se mélanger aussitôt au circuit de l'air puisé. Après quelques instants d'attente, il retira le minuscule engin, le referma et le fit disparaître.
Désormais, il pouvait opérer tranquillement, pénétrer dans les appartements et les explorer à la recherche d'un quelconque indice, personne ne risquerait de se réveiller. A l'exception, évidemment, d'Axel, immunisé comme lui contre le gaz, mais c'était uniquement aux membres de l'équipe qu'il en avait. D'ailleurs, il était probable que le jeune xénosociologue n'avait pas besoin d'un soporifique pour dormir profondément après la façon dont avait dû se dérouler pour lui la première partie de la nuit… Sans excès de précaution, Alan ouvrit la première porte.
Trois quarts d'heure plus tard, il ressortait de la dernière et remontait le couloir à pas lents. Son visage, habituellement calme et détendu, s'était profondément modifié depuis le moment où il avait entrepris sa série de visites domiciliaires. Ses traits étaient devenus durs, crispés, presque inhumains. L'envoyé d'Alpha savait maintenant que son intuition ne l'avait pas trompé et, s'il lui manquait encore quelques éléments, ce qu'il venait de découvrir était effrayant.
Tout en méditant sur la conduite à tenir, Alan se dirigeait vers les salles se séjour pour faire disparaître toute trace de son opération lorsque, passant devant la porte de sa propre chambre, il remarqua avec surprise que le panneau en était légèrement entrebâillé et laissait filtrer un rai de lumière. Reprenant son allure souple et silencieuse, il s'approcha, élargit lentement l'ouverture, regarda, s'immobilisa en refrénant une involontaire exclamation.
A l'intérieur, un corps immobile était étendu sur le sol. Celui d'Axel dont la main droite, nettement visible sous la clarté, serrait la crosse d'un pistolet à aiguilles…
En deux pas, il fut dans la chambre, refermant la porte derrière lui. Il se pencha sur le gisant, l'examina, se redressa, à demi rassuré. Axel n'était pas mort, seulement en état de syncope, et si sa respiration était faible et spasmodique, son cœur battait lentement mais régulièrement. Il marcha ensuite jusqu'au lit, souleva la couverture, examina le mannequin, découvrant une bonne douzaine de points d'impact. Normalement, un simple projectile de cette nature suffisait à immobiliser un homme et à le priver de toute réaction pendant plus d'une heure, mais une pareille rafale dépassait la dose mortelle. Si c'était lui qui s'était trouvé là au lieu d'une vulgaire moquette, il aurait certainement été tué. Le sourire qui erra quelques secondes sur ses lèvres était glacé.
Se retournant, il empoigna à pleins bras le corps du xénosociologue, le bascula en travers de ses épaules, ressortit sans s'encombrer d'inutiles précautions puisqu'il était virtuellement seul. Pénétrant chez son camarade, il le déposa sur le lit, puis repartit en direction du bloc médical tout au bout du couloir. Fouillant rapidement les armoires à pharmacie, il prépara un mélange extemporané à base de puissants neuroleptiques, revint l'injecter dans le bras de son assassin virtuel. Pendant quelque temps, il s'attarda à l'observer, enregistrant le retour progressif vers un rythme normal de la respiration, éteignit la lumière, referma le panneau en sortant. Il repassa encore dans sa propre chambre pour y reprendre l'émetteur psychique non sans avoir une seconde fois débranché la batterie et se rendit enfin dans le hall terminer son travail. Une autre microbombe, blanche celle-là, entra en action dans les tubulures du conditionnement, diffusant un antidote du narcotique. Le sommeil de tous allait redevenir normal et, le temps venu, ils se réveilleraient comme d'habitude, sans avoir la moindre conscience de ce qui leur était arrivé. Mais, pour lui-même, quand il réintégra enfin son domicile, il n'était pas question de s'endormir. Trop de pensées se pressaient dans son cerveau surexcité, trop de choses restaient à faire dont il fallait décider. Il se laissa tomber sur le fauteuil et s'absorba dans ses réflexions.
Il demeura ainsi près d'une heure, rigoureusement immobile, le regard perdu dans le vague. Enfin, il se détendit, se leva et pour la dernière fois, sortit. C'était vers le bloc médical qu'il retournait, sûr de découvrir parmi le matériel et les produits qui s'y trouvaient quelque chose dont il aurait certainement besoin plus tard. Il parvint aisément à son but et, satisfait, jeta un coup d’œil à sa montre. Le temps avait passé plus vite qu'il n'en avait eu conscience, l'heure du réveil de l'équipe approchait. Alors il se dirigea vers la terrasse salle à manger où le trirama continuait imperturbablement à dérouler son paysage de rêve, sortit une bouteille de la réserve et se remit à boire.