CHAPITRE VII
— Très simple, docteur Alan… Comprenez que, pendant les tout premiers jours, nous avons été en quelque sorte obnubilés par l'ampleur de la catastrophe qui se révélait à nous. En même temps, nous concentrions toutes nos facultés intellectuelles pour essayer de comprendre ce qui s'était passé. N'oubliez pas que nous sommes des scientifiques, que nous constituons une équipe vouée à la recherche et que nous sommes arrivés à trouver normal de vivre dans ces conditions d'isolement total, de séparation du reste du genre humain. Je ne dis pas que nous avons oublié l'existence de la société et son organisation, simplement que cela ne constitue pas une préoccupation majeure pour nous. De plus ; nous nous trouvions confrontés avec un problème d'ordre biologique d'une importance inouïe et la conception même de notre laboratoire faisant de nous les seuls survivants de la planète nous dictait notre devoir : étudier un phénomène exceptionnel qui ne se reproduirait certainement plus jamais. Dans notre esprit, cela primait tout, le reste pouvait attendre.
— Attendre combien de temps ? Jusqu'à l'arrivée d'un astroliner dont les passagers et l'équipage auraient été contaminés et seraient venus s'ajouter à la liste des morts ?
— Les astroliners n'atterrissent pas par leurs propres moyens et puisque aucun rayon sustentateur ne serait venu les cueillir, ils n'auraient pu que repartir sans dommage. Quant aux cargos automatiques, ce n'est qu'une insignifiante perte de matériel, en tout cas pas de vies humaines.
— Mais pour une étude vraiment complète, il aurait fallu que vous vous déplaciez, que vous mettiez une nef en orbite, donc que vous réactiviez la source d'énergie qui n'avait été coupée que par les dispositifs de sécurité. Vous rétablissiez du même coup les liaisons distales, vous pouviez fournir les résultats de vos observations et de vos expériences aux ordinateurs d'Alpha, à Nora. Même en vous plaçant uniquement du point de vue de vos travaux sur cette fameuse spore, vous étiez certains d'arriver infiniment plus vite et plus sûrement à la solution du problème. Personne ne vous aurait pour autant contesté la paternité de votre découverte, si c'est à cette puérile vanité que vous songiez.
— Absolument pas, docteur Alan ! En fait nous allions le faire lorsque l'idée qui cheminait en nous s'est cristallisée.
— A mois de la dire, coupa le professeur. Pour cette idée, mon cher confrère, il était absolument nécessaire que Skandia, brutalement isolée du reste de l'Organisation des Planètes Unies, demeure encore quelque temps dans ces conditions, que personne ne puisse intervenir. La réaction du gouvernement fédéral était trop facile à prévoir : quatre-vingt mille morts viennent d'endeuiller l'humanité, il faut immédiatement ouvrir une enquête à l'échelle stellaire, débarquer des experts par centaines, passer tout le territoire au peigne fin, rendre le plus vite possible la vie à cette planète en y installant une nouvelle colonie dès qu'on l'aura à nouveau rendue habitable… Alors que, justement, un champ d'expériences venait de s'ouvrir à nous, une occasion mathématiquement unique de faire progresser la science. La spore a détruit sans rémission tous les microbes et tous les virus, n'est-il pas vrai ?
— Vous avez dû le vérifier davantage que je n'ai pu le faire.
— Fort bien. Et maintenant, dans quelques jours, demain peut-être, lorsque son action antibiotique va cesser de se faire sentir, que va-t-il arriver ?
Alan fronça brusquement les sourcils, demeura un instant silencieux avant de répliquer.
— Je commence à voir où vous voulez en venir, murmura-t-il.
— Je n'en doutais pas. Tous ces microorganismes indispensables à la vie vont-ils réapparaître ? Se recréeront-ils d'eux-mêmes, par biosynthèse à partir des acides aminés toujours présents, ou viendront-ils de l'espace par le support des poussières cosmiques ? Quelles sont les espèces qui se manifesteront les premières ? Ou bien n'y aura-t-il aucune régénération et Skandia serait-elle définitivement morte ? Que dis-je, morte ! Embaumée, plutôt, avec ces quatre-vingt mille cadavres qui se dessécheront lentement sans jamais retourner à la poussière… Comprenez-vous maintenant pourquoi personne ne doit plus venir ici de longtemps pour risquer de fausser les conditions expérimentales de l'énorme laboratoire dont nous disposons aujourd'hui, en y apportant ne fût-ce qu'un seul germe venu d'une autre planète ? Nous seuls serons là pour faire les observations, et nous travaillerons toujours en conservant nos tenues de vide stérilisées par les sas et le tunnel, même quand l'atmosphère sera redevenue respirable. Aucune erreur ne sera possible…
— Nous, professeur ? Votre équipe, ou…
— Vous aussi, mon cher confrère — je je ne puis me permettre de vous laisser repartir maintenant. Vous êtes d'ailleurs une acquisition précieuse, professionnellement parlant, et votre jeune camarade se formera vite à nos disciplines. Et puis, j'espère bien que cette quarantaine ne sera pas trop longue, si dans cinq ou six mois le biotope demeure stérile…
Tous les yeux étaient maintenant fixés sur Alan qui, de son côté, dévisageait tour à tour chacun des personnages présents. Une lueur volontaire illuminait le visage grave de Sanders et cette même lueur se reflétait dans celui de Randa avec en plus quelque chose de passionné, de quasi mystique. Arne était parfaitement calme, presque indifférente ; il était probablement trop acquis à l'idée de la grande expérience pour penser que l'envoyé d'Alpha pourrait être d'un avis contraire. Quant à Ulla, ses lèvres dessinaient un sourire lent, indéchiffrable. Axel, lui, était l'image de la stupéfaction, mais sa réaction n'allait pas plus loin. Lui aussi devait considérer que l'attitude à prendre appartenait maintenant uniquement à son chef.
Tout en prolongeant volontairement ce moment de suspense, le docteur réfléchissait. La situation en elle-même ne l'inquiétait nullement. Si le professeur s'imaginait pouvoir les séquestrer contre leur gré, il se trompait lourdement, ceux qui venaient d'Alpha avaient à leur disposition plus d'un moyen pour se tirer d'un mauvais pas. Au travers de l'étoffe de sa tunique, ses doigts palpaient une minuscule olive dure : une microbombe capable de remplir instantanément la pièce d'un gaz narcotique excessivement puissant et contre lequel Axel et lui-même étaient immunisés. Leurs hôtes seraient neutralisés avant d'avoir eu le temps de réagir et Alan n'aurait fait qu'employer son droit de légitime défense — plus même, de remplir son devoir en recouvrant sa liberté d'action pour prévenir Alpha. Mais était-il vraiment indiqué de prendre une pareille décision sans attendre davantage ? Quelque chose ne collait pas dans l'histoire qu'il venait d'entendre. Évidemment, l'esprit de ceux qui s'adonnent à la recherche scientifique diffère de celui du commun des mortels. Ils sont prêts à tout sacrifier pour une occasion de vérifier une hypothèse sans souci des contingences extérieures, mais il y avait tout de même des limites. Comment, par exemple, Sanders, pourtant accoutumé à entretenir des relations avec les autorités des Planètes Unies, pouvait-il supposer que le Centre Démographique ne s'inquiéterait pas du silence prolongé de la mission envoyée sur N 58 ? Certes, le professeur Simon ne bougerait pas immédiatement, il avait pour principe de laisser ses agents entièrement libres de mener leurs enquêtes comme ils l'entendaient et savait qu'ils étaient seuls à même de juger du moment où ils feraient leur rapport ; mais il n'attendrait sûrement pas cinq ou six mois, pas même un seul… Les envoyés d'Alpha étaient partis chercher la cause de ce qui ne pouvait être qu'une épidémie foudroyante, le fait qu'ils tardent à fournir le résultat d'au moins leurs premières observations pouvait signifier qu'ils avaient été victimes du même mal mystérieux. D'autres nefs viendraient, avec d'autres équipements et d'autres moyens d'action. Cela, Sanders ne pouvait pas l'ignorer et, cependant, il ne semblait en tenir aucun compte. Considérait-il que deux semaines, trois au maximum, représentaient un temps suffisant pour une étude sur une pareille échelle ? Ou y avait-il autre chose ?… Il fallait le savoir.
Alan laissa retomber son bras, se détendit.
— Puisque vous nous mettez devant le fait accompli, professeur, je ne vois pas ce que je pourrais faire d'autre que d'accepter votre invitation à collaborer à vos travaux. J'avoue que l'occasion est vraiment unique.
Impulsivement, le savant tendit sa main ouverte et, du même coup, l'atmosphère redevint vivante comme si, au travers des kilomètres de calcaire, le soleil venait de percer.
— Vous verrez, mon cher confrère, vous ne regretterez jamais le temps que vous allez passer avec nous !
— Je n'en doute pas… Mais, pour épuiser les préliminaires, je voudrais encore évoquer le point crucial du problème, professeur. Après tous vos examens, êtes-vous arrivé à formuler une hypothèse quant à la nature de ce mystérieux antibiotique à la fois si puissant qu'il provoque une mortalité totale et presque instantanée et si ténu qu'il échappe à nos analyseurs les plus sensibles, ce qui évoque une dispersion moléculaire vraiment poussée ?
— Nous nous sommes confrontés pour envisager un certain nombre de théories. Une seule me paraît acceptable : il s'agit d'un organisme vivant monocellulaire issu des confins inconnus de la Galaxie et qui aura dérivé au travers de l'espace où les conditions de vide lui auront imposé une extension énorme jusqu'à ce que son diamètre soit du même ordre que celui d'un corps planétaire, avec dilution parallèle de sa substance — sans atténuer pour autant les propriétés particulières de celle-ci : l'antibiose à spectre total dans ce cas. Appelez cela une spore, si vous voulez…
Du coin de l'œil, Alan enregistra le regard admiratif d'Axel, mais s'abstint d'y répondre.
— Une spore, donc, vieille peut-être d'un ou deux milliards d'années et qui serait venue couper l'orbite de Skandia juste à point nommé pour s'accrocher à la planète par un phénomène d'attraction gravitique ou autre ?
— Je sais bien que semblable hypothèse suppose une fantastique série de hasards, je sais aussi que rien d'analogue n'a encore jamais été observé, mais précisément cette seconde considération étaye quelque peu la première. Même si ces spores existent en grand nombre dans l'immensité, la probabilité est tellement faible que l'une d'entre elles s'accroche, comme vous dites, à une planète et par surcroît à une planète colonisée par nous dans notre minuscule secteur, qu'il est plus que normal que nous n'ayons pu rencontrer quelque chose de ce genre au cours de nos misérables deux siècles d'Expansion. Il est encore plus certain qu'il ne se produira pas une seconde fois. Quant aux vaisseaux d'exploration qui sillonnent l'espace, comment imaginez-vous qu'ils puissent jamais détecter l'existence de ces spores, même s'ils en traversaient un essaim entier ? Ils se déplacent en hypervélocité à l'abri de leur coque de plastométal et de leurs champs de propulsion. Que voulez-vous que leurs détecteurs enregistrent pendant un temps de contact qui ne durera qu'une fraction de seconde, alors que les nôtres ne réagissent pas à une exposition de plusieurs minutes ?
Alan hocha la tête sans répondre. Il regardait Axel qui, toute trace de stupeur disparue, fixait Randa.
Ce soir-là, après avoir complété la routine du laboratoire, l'équipe maintenant agrandie se retrouva dans la salle dont le trirama mouvant avait été réglé sur les images d'un printemps lumineux où les arbres chargés de fleurs frissonnantes se détachaient devant les montagnes étincelantes de neige. La tension qu'avait fait naître la mission des envoyés d'Alpha avait complètement disparu et le repas fut un véritable banquet où se succédèrent des plats exotiques et des boissons capiteuses venues de lointaines planètes. Tous y firent largement honneur — sauf, bien entendu, Randa qui continuait à sélectionner ses aliments avec la même imperturbable rigueur. Ulla, placée à côté d'Alan, était aussi animée qu'une jeune fille à sa première surprise-party, et même Arne se départissait de son habituelle réserve pour conter d'amusantes anecdotes qui révélaient une connaissance des mondes extérieurs que le docteur ne lui aurait pas soupçonnée. Quant à Sanders, il était proprement intarissable, jonglait avec des théories étourdissantes sur l'origine de la Vie, les échafaudait en une succession de perspectives vertigineuses jusqu'à les faire éclater comme autant de bulles de savon. Il n'oubliait cependant pas de remplir à la perfection son rôle d'hôte et veillait à ce que chacun se sentît parfaitement à son aise. A un certain moment, il se pencha vers Alan.
— Vous ne le savez sans doute pas encore, murmura-t-il, mais c'est ici qu'Arne et Ulla se sont connus et se sont unis. C'est une chose qui pourrait fort bien arriver à d'autres…
Alan regarda Axel et Randa dont les chaises semblaient s'être curieusement rapprochées. Les deux jeunes gens paraissaient plongés dans une conversation si absorbante que leurs yeux ne se quittaient guère ; ils étaient en train d'oublier visiblement la présence de leurs camarades. Il tendit l'oreille et s'aperçut qu'ils parlaient suédois au lieu d'employer la lingua média dont l'usage était devenu depuis longtemps , habituel au travers de la Fédération.
— C'est un fait paradoxal, mais constant, commenta le professeur. Quand un garçon et une fille retrouvent l'idiome de leurs arrière-arrière-grands-parents, ce n'est pas du tout au passé qu'ils songent, mais bien à l'avenir…
Le lendemain, le programme prévoyait la mesure du degré de dégénérescence de la spore, mesure effectuée régulièrement tous les deux jours depuis l'événement. Habituellement, et depuis les premiers enregistrements faits par Sanders, c'était Randa qui s'en chargeait, mais, cette fois, le professeur décida de retourner en personne à l'observatoire et d'emmener Alan avec lui. Ils s'y rendirent dans l'un des glisseurs de la centrale que Sanders pilotait lui-même.
Sous l'immense coupole de transplex invisible, tous les appareils étaient immobiles et il n'était certes pas question de les mouvoir faute d'énergie, mais il était inutile de modifier l'orientation des télescopes optiques, n'importe quelle direction était bonne puisque la chose était partout. De même, les photo analyseurs et leurs filtres pouvaient être actionnés à la main et les clichés furent vite obtenus.
La comparaison de ceux-ci avec les précédents échelonnés sur une trentaine de jours était parlante. Non seulement, la luminosité s'atténuait de plus en plus, mais, pour la première fois, des taches noires commençaient à se dessiner çà et là, de véritables trous.
— On dirait bien qu'elle n'en a plus pour longtemps, constata Alan. Cette désintégration progressive cadre bien avec l'hypothèse d'une chose vivante en train de mourir sous l'effet du rayonnement solaire. Un plasma ultra-raréfié comme celui qui constitue la queue des comètes n'aurait aucune raison de se modifier, pas plus qu'il n'en aurait eu d'ailleurs pour s'accrocher à Skandia.
— Oui, ce doit bien être ce que j'ai baptisé par pure commodité du nom de spore. Dommage que nous n'ayons eu aucun moyen de l'étudier davantage et que nous ne la connaissions en définitive que par ses effets. Il serait passionnant de savoir d'où elle peut provenir.
— Le champ des suppositions n'a pas de limites, professeur, il est aussi grand que notre désir de connaître les causes de tous les phénomènes qui nous entourent. En attendant mieux, nous pouvons toujours en imaginer une dans ce cas particulier. Pourquoi, puisqu'il existe des univers d'antimatière, n'existerait-il pas aussi quelque part des univers-d'antivie, des galaxies où tous les processus vitaux seraient exactement inversés par rapport aux nôtres, où l'anabolisme remplacerait le catabolisme et vice-versa ? De même que si un proton et un antiproton se rencontrent, ils s'anéantissent réciproquement, un bioion de là-bas annulerait son homologue d'ici en disparaissant lui-même, mais sans libération d'énergie — tout au moins sur le plan physique. Dans ce cas, ce ne serait même pas à la suite d'un effet de stérilisation que cette spore agonise, mais tout simplement parce qu'elle s'est accrochée à un milieu inverse du sien.
— Mais…, dans votre hypothèse, elle aurait dû exercer ses ravages à une échelle plus haute que celle des microorganismes ?
— Pas nécessairement étant donnée sa ténuité extrême. Nous savons que ses molécules sont trop dispersées pour réagir sur les émulsions de nos détecteurs, il est logique de penser qu'elles ne peuvent provoquer de lésions notables au niveau cellulaire. Je ne doute pas que si elle était beaucoup plus dense, les animaux et les hommes se seraient volatilisés dans une silencieuse explosion vers le néant.
— Votre théorie est séduisante, docteur, et j'espère bien que lorsque vous serez de retour sur Alpha, vous l'inscrirez au programme de vos recherches. Voulez-vous profiter de notre promenade pour visiter l'observatoire ?
— Non, merci. Outre que je ne suis pas un spécialiste et que mes connaissances ne vont guère au-delà de celles qui sont nécessaires pour un pilote de l'espace, je suppose qu'il ressemble à tous ceux que j'ai déjà vus. Je désirerais plutôt profiter du fait que nous sommes seuls tous les deux pour que vous me parliez un peu de votre équipe. Ne suis-je pas appelé à vivre et travailler en leur compagnie ?
— Avec plaisir, et cela vous permettra de mieux les apprécier. Commençons d'abord par Randa, car c'est elle qui partage mes travaux depuis le plus longtemps. Comme vous l'avez vu, elle est d'origine scandinave, mais elle n'est pas née sur la Terre. Sa première enfance s'est déroulée sur Hope que vous connaissez peut-être.
— J'y suis passé une fois.
— Jeune fille, elle est venue poursuivre des études à l'Université d'Upsala où j'occupais alors une chaire et où elle a été mon élève. Je l'ai vite remarquée pour son intelligence brillante et ses dons exceptionnels en matière de biologie, si bien que j'ai été heureux d'en faire mon assistante une fois le cycle achevé. Il y a de cela dix ans… Elle ne m'a jamais quitté et m'a tout naturellement suivi sur Skandia quand la construction des laboratoires a été décidée. Je la considère réellement comme mon bras droit, elle me manquerait terriblement si elle décidait de me quitter. C'est elle qui a fait les premiers plans pour l'implantation ici et elle a ensuite imaginé nombre de techniques originales pour la mise au point. L'idée d'utiliser les conditions actuelles de cette planète pour tenter l'étude de la réapparition éventuelle d'une flore microbienne dans un milieu intégralement stérilisé vient davantage d'elle que de moi, bien qu'elle s'en défende. Il est juste de dire qu'elle n'avait aucune peine à me convaincre. Vous verrez les diagrammes de travail qu'elle a établis pour cette expérimentation, ils sont un modèle du genre.
— Un sujet remarquable, en effet. J'aimerais être pareillement secondé, si toutefois mon activité ne me vouait pas trop souvent à la solitude. Il est vrai que j'ai ma Nora chérie…
— Nora ?
— L'ordinatrice centrale d'Alpha. Mais, poursuivez, je vous en prie.
— Il y a ensuite Arne. Celui-ci est mon collaborateur depuis beaucoup moins longtemps ; un peu plus de quatre ans seulement. Je l'ai connu à la suite d'un échange de correspondance ; il poursuivait à l'Université de Paris des travaux parallèles aux miens, ce qui nous avait mis en contact. Je lui ai proposé de venir faire un stage auprès de moi et j'ai pu constater que c'était un garçon sérieux, assez peu communicatif mais d'une remarquable richesse intellectuelle, animé uniquement par l'esprit de la recherche à laquelle il se dévoue corps et âme. Nul mieux que lui ne pouvait s'adapter à cette existence conventuelle que nous menons.
— Et Ulla ?
— Elle est une acquisition de la dernière heure. Ulla se trouvait déjà sur Skandia lorsque nous sommes arrivés pour diriger la construction du laboratoire. Elle avait été envoyée ici comme expert pour étudier un projet destiné à porter les générateurs cosmiques de la centrale à une puissance de 2,5 térawatts/heure. Nous avions naturellement besoin d'un physicien dans notre équipe, son travail était terminé et elle était disponible. A priori, elle ne devait demeurer avec nous que jusqu'à l'achèvement des installations, mais nos projets l'ont enthousiasmée, et elle s'est déclarée prête à rester. Je soupçonne qu'une attirance réciproque avec Arne a également joué son rôle ; en tout cas, ils se sont mariés ici, comme je vous l'ai dit hier.
— L'union est la meilleure forme de collaboration. Pourquoi n'en avez-vous pas fait autant avec Randa ?
— Mon cher Alan, l'inconvénient des progrès dans le domaine médical est que nous restions physiologiquement jeunes très longtemps après que nous soyons en réalité vieux. Savez-vous que je n'ai que vingt ans de moins que votre patron, le professeur Simon ? Il doit approcher des cent cinquante ans, j'en ai presque cent trente. Quel âge avez-vous ?
— Un siècle de moins que lui à très peu de chose près.
— Alors, vous verrez plus tard à quel point on arrive à se détacher de tout ce qui n'est pas le domaine de l'esprit et que, précisément, on s'y consacre d'autant plus entièrement que la maladie et la souffrance physique ne viennent pas nous distraire et nous diminuer. Une union durable est hors de question pour moi, je ferais un très mauvais mari, trop égoïste. Une simple liaison, un contrat renouvelable de gré à gré ne me tente pas ; et d'ailleurs Randa est une jeune femme très sérieuse. Jamais au cours de ces dix ans, je ne lui ai connu la moindre aventure. Hier soir, c'était la première fois que je la voyais s'intéresser à quelqu'un. Peut-être est-ce dû à ce que votre camarade appartient à une discipline totalement différente et qu'il est vraiment rare que nous fréquentions des gens qui ne soient pas biologistes ou assimilés…
En quittant l'observatoire, les deux hommes reprirent place à bord du glisseur, le professeur toujours aux commandes. Il conduisait vite sur ce trajet qui lui était familier et ne tarda pas à rejoindre la route qui remontait vers le sommet de la vallée et longeait la rivière jusqu'à l'entrée des gorges et l'emplacement de la centrale. A côté de lui, l'envoyé d'Alpha, silencieux, regardait le paysage désert et mort qui venait à sa rencontre. Les grands bâtiments apparurent bientôt et, ralentissant à peine, le glisseur vira en direction de la porte qui s'ouvrait à gauche du canal de fuite et dans l'axe de la cour d'entrée, une porte d'ailleurs large ouverte et matérialisée seulement par deux hauts piliers. Le tournant de la route se trouvait juste avant l'enceinte et le rayon du virage était assez grand, l'allure à laquelle Sanders l'avait abordé était encore admissible. Mais Alan ne put s'empêcher de juger que, étant donné que l'on arrivait, il aurait personnellement freiné davantage. Une pensée que, du reste, il n'eut même pas le temps de formuler complètement.
A l'époque, déjà lointaine, où les véhicules terrestres se déplaçaient sur des roues et étaient soumis aux dures lois de la force centrifuge, un excès de vitesse dans de semblables conditions aurait été immédiatement sanctionné par ce que l'on appelait un dérapage, c'est-à-dire l'amorce d'une trajectoire parfaitement erratique et s'achevant souvent de catastrophique façon. L'apparition de la sustentation antigravitique en compensant automatiquement les composantes latérales, avait considérablement atténué cet inconvénient, il fallait que l'inertie atteignît un chiffre vraiment considérable pour que le pilotage s'en ressentît. Et pourtant-Bien que sa vitesse soit seulement de l'ordre d'une centaine de kilomètres à l'heure, le glisseur oscilla brusquement, se cabra, effectua un demi-tonneau qui le mit complètement par le travers. Un dixième de seconde plus tard, le pilier de droite surgissait dans le champ de vision d'Alan qui se mit instinctivement en boule, se rejetant en arrière dans l'attente de l'inévitable écrasement. Le choc fut d'une violence extrême, accompagné du bruit sinistre du déchirement de la mince coque de plastométal, et ce fut un miracle si l'impact ne se produisit pas à la hauteur de la cabine, mais vers l'arrière ; la coupole n'aurait certainement pas résisté. Violemment secoué, mais toujours conscient, l'envoyé d'Alpha vit le paysage tournoyer autour de lui tandis que le glisseur définitivement déséquilibré pivotait littéralement autour du bloc de béton, fonçait vers l'extérieur, vers la droite. La sustentation fonctionnait toujours, l'appareil paraissait même accélérer, frôlant obliquement la façade de la centrale à la hauteur du perron et de la grande porte obscure du hall, piquait en direction de la profonde tranchée du canal de fuite avec ses hauts parements de granit. Ce fut cette dernière vision qui libéra enfin Alan de l'espèce de stupeur dans laquelle l'accident imprévu l'avait plongé ; il repoussa brutalement Sanders qui s'affala à l'extrémité du siège, coupa le contact central en même temps qu'il ramenait le volant contre le tableau. Mieux valait « crasher » — aplatir le glisseur sur le sol — que d'aller se broyer au fond du canal. Deux secondes plus tard, le dernier choc se produisit.
Quand, après un dernier raclement déchirant, l'appareil se fut enfin immobilisé, Alan resta sans bouger une longue minute, respirant profondément. Puis il se mit en mouvement, constatant qu'il n'avait rien de cassé, la chance avait voulu que la prise de contact se produisît au travers d'un massif d'arbustes en principe décoratifs bien qu'aujourd'hui desséchés, dont l'entrelacs de branches avait assuré un freinage relativement amorti. C'était un miracle que la course se soit achevée juste à cet endroit, l'avant du glisseur s'était immobilisé juste au bord de l'à-pic de sept mètres de la tranchée, au point précis où celle-ci débouchait sur les remous glauques de la rivière. Écrasement ou noyade, le sort des passagers aurait été définitivement réglé.
Rassuré sur son état physique, il tourna son attention sur la tenue de vide qu'il portait, vérifia en contrôlant la pression intérieure qu'elle n'avait pas souffert et qu'aucune déchirure ne s'était produite. Sur Skandia, le danger ne se limitait pas, en effet, aux classiques conséquences d'un accident de circulation, la moindre fissure du casque, la moindre éraflure du tissu risquait d'être également fatale. Satisfait, il examina le professeur qui était demeuré inerte contre la paroi, s'assura que les contrôles de pression de son bloc respiratoire demeuraient normaux, signe du maintien de l'étanchéité. Mais au travers du casque, le visage apparaissait pâle et immobile, les yeux étaient fermés, l'homme avait visiblement perdu connaissance. L'habitacle était trop petit pour qu'on pût tenter quoi que ce soit ; la première chose à faire était de se dégager.
Cette opération s'avéra de prime abord difficile, le double impact avait non seulement arraché une bonne partie de l'arrière du véhicule, mais aussi déformé la coque, coinçant la coupole qui se refusait à glisser et à s'ouvrir. Utilisant les quelques outils du bord pour improviser des leviers, Alan mit de longues minutes pour arriver à ménager une ouverture suffisante par laquelle il se faufila prudemment, puis attira à lui le corps de Sanders. Il le chargea sur son épaule, gagna un espace dégagé, l'étendit sur le sol. Un examen approfondi était pratiquement impossible, il aurait fallu pour cela le dévêtir et donc l'exposer à l'action mortelle de la spore — cependant, le docteur se convainquit vite qu'il ne devait pas y avoir de lésion interne grave, simplement un état de shock. En attendant mieux, le premier remède était sous la main : modifier les réglages du bloc respiratoire de façon que celui-ci débite de l'oxygène pur. Le traitement se révéla bientôt efficace, les poumons du professeur se dilatèrent de plus en plus, les couleurs de la vie réapparurent sur ses joues, ses paupières se soulevèrent. Après quelques instants, il put s'asseoir sans aide, se redressa lentement. Son regard s'attacha longuement sur la coque à demi éventrée du glisseur, revint se poser sur Alan.
— Je ne comprends pas… Comment cela a-t-il pu arriver ?
— Comment vous sentez-vous ? Pas de douleur particulière quelque part ?
Le professeur fit quelques pas, esquissa un mouvement de flexion, étira les bras.
— Rien qui vaille la peine d'être mentionné ou qui puisse constituer pour vous un élément de diagnostic, docteur. J'aurai sûrement quelques ecchymoses un peu partout, mais rien de plus… Mais vraiment, je ne comprends pas ce qui a pu se passer. Perdre le contrôle de mon glisseur sur un trajet que j'ai fait si souvent sans la moindre anicroche…
— Vous aviez l'habitude de prendre le virage final aussi vite ?
— Je ne sais pas… Je ne me rends pas compte. Sur un parcours tellement connu, la conduite devient machinale, on pense à autre chose… Et puis malgré tout, bien que notre science ait réussi à retarder la sénescence et la mort, je crois qu'il existe toujours un vieillissement psychologique en profondeur. C'est ce que je vous disais tout à l'heure, là-bas à l'observatoire. Sur le plan de l'esprit d'abord, sur celui des réflexes ensuite. Les miens ne sont certainement plus ce qu'ils étaient. En voici la preuve.
— Cela est peut-être simplement dû à votre vie claustrale actuelle, professeur.
Vous passez presque tout votre temps enfermé dans votre laboratoire, mois après mois, année après année. Vous êtes désentraîné.
— C'est possible… Il n'en demeure pas moins que mon comportement en cette circonstance a été lamentable. Quand j'ai réalisé que j'allais sortir de la courbe, je me suis littéralement affolé et, tout de suite, ça a été comme un voile noir qui tombait sur moi. Je n'ai aucun souvenir de ce qui est arrivé après.
— Nous avons heurté très rudement l'un des piliers et le choc était largement suffisant pour engendrer chez vous un état lipothymique momentané.
— Mais vous y avez résisté, vous, docteur ? C'est bien ce que je veux dire : une question d'âge… Vous avez gardé assez de conscience pour manœuvrer l'appareil.
— Je n'ai vraiment pas fait grand-chose, simplement le plaquer le plus vite possible au sol pour éviter la chute dans le canal et la rivière. La chance a voulu que le tête-à-queue nous lance vers ces buissons plutôt que vers le mur de l'usine. Mais je crois qu'il est inutile que nous nous attardions davantage, il vaut mieux rentrer.
Ils se dirigèrent tous deux vers le hall de la centrale, gagnèrent l'entrée du sas. Là, ils durent encore attendre le temps nécessaire pour que la plate-forme vienne les chercher au point de départ et les ramène enfin en sûreté dans le laboratoire. Après un examen plus approfondi dans le bloc clinique, Alan conclut que ce qui aurait pu être un très grave accident n'était, en définitive, qu'un simple incident ; ni l'un ni l'autre des passagers du glisseur n'en conservait d'autres traces que quelques très mineures contusions.
Alan passa le reste de la journée au laboratoire, s'attachant d'abord à examiner en détail les résultats obtenus en matière de mutation, résultats dont l'intérêt ne lui échappait nullement. La claustration que s'était volontairement imposée l'équipe n'était pas inutile, très loin de là ; un pas nouveau dans la connaissance se dessinait. Ensuite, pendant que Sanders, Randa et Arne s'affairaient à renouveler et sélectionner les cultures et les groupes d'insectes qui proliféraient dans les bacs, il entreprit de faire plus ample connaissance avec Ulla. La nature expansive de la jeune femme était toujours prête à se manifester, elle ne demandait qu'à parler d'abondance au sujet de son activité dans l'équipe et elle était visiblement fière de pouvoir montrer à un auditeur de choix tout ce qu'elle avait conçu et réalisé dans sa partie.
— Vous comprenez, expliqua-t-elle, j'adore mon mari et j'ai une très grande amitié pour le professeur et Randa, mais je suis quelquefois un peu déçue par leur manque d'intérêt pour ce qui concerne mes propres problèmes. Ils exigent de moi les choses les plus inattendues, des rayonnements cohérents focalisés à l'échelle du micron, par exemple, ou bien un appareil pour mesurer le métabolisme basal d'un microbe sans que la pauvre bête ne soit gênée dans ses chères habitudes et ils trouvent tout naturel que je leur fabrique leurs joujoux et ne s'étonnent pas de les trouver le lendemain installés dans leur labo. Ils ne se demandent même pas quelles difficultés j'ai eu à vaincre pour y arriver…
— Le professeur Sanders a une très grande admiration pour vous. Il me l'a dit ce matin.
— Il vous l'a vraiment dit ? Ça fait toujours plaisir à savoir, mais je préférerais quelquefois l'entendre de sa propre bouche. Enfin, je suppose que tous les grands savants sont comme ça, ils considèrent comme tout naturel que l'on arrive à évoluer dans leur haute sphère et ceux qui restent en dessous n'existent pas à leur point de vue. Vous semblez être un peu différent, est-ce une caractéristique des envoyés de la mystérieuse Alpha ?
— C'est peut-être tout bonnement parce que nous ne sommes pas de grands savants, nous. Trop d'intérêts divers nous sollicitent pour que nous puissions nous spécialiser et aller bien loin dans chaque branche de la connaissance. Si vous me faites visiter le domaine qui vous est réservé ici, vous constaterez vite que je ne suis qu'un très médiocre physicien, par exemple.
— Cela ne vous ennuiera pas ? Alors, venez. Je suis si contente que quelqu'un s'intéresse à mon travail !
L'atelier de la jeune technicienne occupait à lui tout seul toute la partie latérale de la cavité, et son volume était presque égal à celui du laboratoire biologique proprement dit, dont il n'était séparé que par la section habitation. Des appareils de toute nature et de toute taille s'y dressaient, parmi lesquels Alan identifia une longue série de machines-robots. Des pupitres de commande s'alignaient, intercalés avec des blocs d'ordinateurs. Visible de partout, un immense tableau lumineux schématisait la totalité des installations, non seulement celles de la caverne, mais aussi celle de la lointaine section du générateur, des sas, du tunnel et jusqu'à la centrale. Tout vivait là : aussi bien les champs de neutralisation, les conditionneurs, les pompes capables de maintenir le vide au long des sept kilomètres de souterrain que la moindre unité d'éclairage ou le plus petit appareil domestique.
— Vous devez surveiller tout ça ?
— Bah ! tous les circuits sont autorégénérants et, par surcroît, triplés, ça ne se détraque jamais.
Un peu plus loin, Alan tomba en arrêt devant une grande console surmontée d'une série d'écrans dont l'aspect lui était familier.
— Le bloc des transmissions ? interrogea-t-il.
— Oui. Il a été installé chez moi pour ne pas troubler les méditations des savants… c'est d'ici que je vous ai vus arriver d'ailleurs, mais comme vous le savez, la liaison ne va pas plus loin que la sortie du tunnel, puisqu'il n'y a plus de courant au-delà de notre réseau intérieur.
— La transmission est par câble coaxial ? Mais vous disposez néanmoins d'un émetteur-radio ?
— Sur des fréquences hertziennes normales seulement, mais comme, de toute façon, il n'y a plus personne sur tout l'ensemble de la planète qui puisse nous répondre…
— Bien sûr… Enfin, le cas échéant, on pourrait quand même se mettre en communication avec un astronef en orbite ?
— Naturellement, vous pensez qu'il en viendra bien un un jour, n'est-ce pas ?
— Même si, comme c'est probable, l'O.P.U. nous a mis en quarantaine sanitaire, ça ne durera pas éternellement. Enfin, nous avons le temps d'y songer… Mais vous me parliez aussi de vos travaux personnels ?
— Le cosmos soit loué ! Voici quelqu'un qui daigne se souvenir que je ne suis pas seulement le mécanicien du bord ! Venez dans le saint des saints.
Au fond de l'immense atelier, Ulla ouvrit une porte, révélant une pièce de dimensions beaucoup plus réduites et tellement encombrée de matériel qu'elle en paraissait encore plus petite. C'était un invraisemblable fouillis d'appareils de mesure électroniques, d'outillage, de câbles entrecroisés jonchant le sol et entre lesquels il fallait marcher avec précaution, de tables de travail recouvertes d'éléments détachés et de châssis en cours de montage.
— Voilà, fit la jeune femme. Il y a à peu près de tout, ici, et, je m'empresse de l'avouer, rien qui ne soit destiné à bouleverser les lois de la physique. Le nom d'Edison vous dit-il quelque chose ?
— XIXe siècle, si je ne me trompe… Un Américain qui, au début de l'ère technologique, a inventé un tas de choses telles que l'éclairage électrique et la reproduction du son, je crois. Un bricoleur de génie.
— Vous avez dit le mot juste. C'est exactement ce que je suis, génie mis à part. Edison n'a jamais découvert une loi ou un principe nouveau comme un Maxwell, un Curie ou un Einstein ; il s'est simplement efforcé d'appliquer dans le domaine pratique ce que les autres avaient trouvé au fond de leurs laboratoires. Moi, je me suis donné pour tâche d'améliorer le plus possible le rapport, dans un appareil, entre l'énergie absorbée et le travail fourni à l'autre bout, d'obtenir le rendement maximum : un watt à l'entrée restant presque un watt à la sortie. Savez-vous que, par exemple, un générateur magnétohydrodynamique ne fournit en tension efficace qu'à peine cinquante pour cent de celle qui est effectivement libérée ? Hé bien, je suis déjà arrivée à soixante-dix-sept pour cent !
— Je veux bien admettre que ce ne soit pas une découverte au sens précis du mot, mais c'est un sacré progrès. Somme toute, le but de votre recherche est de faire faire un pas en avant à la miniaturisation ? Plus d'énergie sous un moindre volume et meilleure utilisation de celle-ci.
— Tenez, il faut que je vous montre quelque chose. Voyons, où l'ai-je mis ?…
Après quelques instants, Ulla finit par récupérer tout au bout de la table centrale, un appareil qu'elle souleva d'un air triomphant pour l'apporter à Alan. Celui-ci le lui prit des mains, le soupesa, l'examina d'un air incompréhensif. L'objet, de forme ovoïde, avait une cinquantaine de centimètres de long et ressemblait, avec sa poignée placée à l'arrière et précédée d'un interrupteur en forme de gâchette, à une grosse perceuse à main dont l'autre bout, au lieu d'être muni d'un mandrin, se serait terminé par une sorte de projecteur. Se gardant bien d'essayer d'actionner l'appareil, le docteur le reposa à côté de lui.
— Je suppose que ça doit émettre un rayonnement quelconque. Mais de quelle nature ?
— C'est un émetteur dirigé de rayons antigravitiques, tout simplement. Bien sûr, sa puissance n'est pas suffisante pour décoller ou atterrir un astronef, même de petit modèle, mais il est quand même capable d'annuler la pesanteur pour une masse de cinq ou six tonnes. Je ne vous propose pas de l'expérimenter ici, je ne tiens pas à voir tous mes appareils valser, mais quand nous sortirons ensemble, je vous ferai une démonstration. Ce sera la première ; aucun des autres n'a paru attacher d'importance à cette réalisation lorsque je leur en ai parlé.
— En tout cas, Ulla, lorsque vous regagnerez les Planètes Unies, rien que cette petite chose suffira à vous assurer la fortune, je vous le prédis. Mais je crois que l'heure avance…
Avant de sortir, l'envoyé d'Alpha attarda un instant son regard sur le projecteur. Certains souvenirs très récents lui revenaient à l'esprit…
Le dîner se déroula dans son ambiance habituelle devant un remarquable coucher de soleil. Vers 10 heures du soir, le professeur se leva pour regagner sa chambre ; la fatigue qui l'envahissait était une séquelle logique de l'accident du glisseur. Son départ donna le signal de la fin des réjouissances, Ulla et Randa s'affairèrent un instant à leurs travaux domestiques et disparurent à leur tour. Axel s'attarda encore quelque peu mais, bien qu'il fût visiblement très réveillé, saisit la première occasion pour s'affirmer également épuisé et s'évapora avant qu'Alan n'ait eu le temps de lui souhaiter une bonne nuit. Seul avec lui demeurait Arne, accoudé à la table et penché sur son verre. L'envoyé d'Alpha le contempla un instant.
— Tout le monde semble fatigué, ce soir, remarqua-t-il au bout d'un moment. Pas vous ?
Le Suédois se redressa, avala son verre d'un trait, le remplit à nouveau.
— Ce n'est pas vraiment de la fatigue, répondit-il, mais seulement le retour au rythme normal de notre existence un instant troublé par l'excitation de votre arrivée. La vie d'une communauté cloîtrée se règle d'elle-même sur un ensemble d'habitudes : heures de lever, de repas, de coucher, aussi régulières que l'est le minutage des travaux du laboratoire dont la routine remplace pour nous le rituel des offices et des prières dans les couvents d'autrefois. Si je suis resté pour vous tenir compagnie, c'est à un mouvement personnel que j'ai obéi.
Alan le regarda avec attention. Jamais encore il n'avait entendu Arne prononcer une phrase aussi longue. Celui-ci eut un faible sourire.
— Vous vous étonnez de me découvrir brusquement loquace, docteur ; cela ne m'arrive pas souvent, en effet, mais la soudaine apparition ici d'un visage nouveau au bout de trois années de solitude… Avez-vous déjà exercé la médecine, docteur, je veux dire en tant que praticien ?
— Cela m'est arrivé assez souvent.
— Vous connaissez ce besoin incoercible d'épanchement qui s'empare du malade, ce désir de s'expliquer, de se considérer comme un cas unique méritant de fixer toute l'attention de celui dont il attend la guérison. C'est surtout à la visite d'un nouveau médecin que ce besoin est le plus fort. Ce doit être ce qui m'arrive en ce moment.
— Du point de vue somatique, Arne, vous ne me paraissez guère avoir besoin de mon aide.
— Du point de vue somatique, en effet, d'ailleurs je peux me soigner moi-même.
Ce qu'il me faut, c'est seulement trouver les réponses aux questions que je me pose. Non, pas les trouver, seulement formuler extérieurement ces questions, les exprimer… Le professeur vous a-t-il parlé de moi ?
— Il m'a dit dans quelles circonstances vous vous êtes connus, comment vous avez commencé à travailler avec lui. Vous vous êtes montré l'un de ses meilleurs collaborateurs et il vous a choisi pour l'accompagner ici. Regrettez-vous de l'avoir suivi ?
— Pas une minute ! Je partageais entièrement ses idées sur la programmation originelle des mutations, leur prédestination en quelque sorte et l'occasion de passer les hypothèses au crible des expériences était trop magnifique pour que je la refuse. D'autre part, la recherche est mon seul but dans l'existence ; je suis tout le contraire d'un homme du monde et l'isolement ne me fait pas peur. Certes, j'ai beaucoup voyagé, j'ai visité de nombreuses planètes de la Fédération. Je suis d'ailleurs originaire de Kraa, sur les confins du secteur du Centaure, une petite planète de colonisation mélanésienne où ma famille était bien la seule à être de souche Scandinave. Mais je m'étais volontiers fixé ici, au fond de cette montagne. Je pouvais m'y livrer tout entier à ma passion pour l'étude des mystères de la vie et par surcroît Ulla est venue m'apporter l'équilibre nécessaire. C'est une fille merveilleuse, savez-vous, docteur ?
— C'est aussi une physicienne de grande classe.
— Bien sûr. Elle ira peut-être plus loin dans son domaine que moi dans le mien. En tout cas, avec elle et mon laboratoire, j'atteignais à quelque chose que je pouvais appeler le bonheur.
— Pourquoi parlez-vous au passé, Arne ? Qu'est-il arrivé qui puisse troubler ainsi un homme positif comme vous au point qu'il éprouve le besoin de se confier à un inconnu ? Est-ce en rapport avec l'événement, la mort brutale et effroyable de toute une population ?
— Dans une certaine mesure, oui, mais surtout par les conséquences qui se sont manifestées ensuite. La décision prise par Sanders. Alan, je ne la comprends pas !
— L'expérience imaginée par Randa ?
— Ah ! vous savez que c'est elle qui en a eu l'idée la première ? Non, ce n'est pas l'expérience en elle-même qui me déconcerte, je regrette au contraire de ne pas y avoir pensé dès les premiers jours. La catastrophe était épouvantable, mais nous ne pouvions plus y apporter le moindre remède, ressusciter les morts. En revanche, une occasion unique s'offrait pour essayer de savoir enfin si la cellule primaire de la vie ne peut être engendrée que dans le chaos énergétique d'une planète en gestation, ou si elle est omniprésente dans l'Univers, prête à ensemencer les terres stériles dès que les conditions sont favorables. Un pareil concours de circonstances ne se retrouvera jamais.
— Mais alors ?
— Ce sont les décisions qui ont été prises qui me déconcertent, et ceci surtout depuis votre arrivée. Écoutez-moi, docteur, vous êtes bien membre du Centre Démographique, n'est-ce pas ?
— Faute de rétablissement des liaisons aspatiales avec le reste de la Fédération, je ne puis que vous donner ma parole à ce sujet. Mais si le cœur vous en dit, vous pouvez aller voir mon astronef, là-bas sur le terrain de l'astroport et lire son immatriculation.
— Ma question n'était que pure rhétorique et je vous crois. Comme la plupart des gens, je suis fort peu documenté sur ce qui se passe réellement dans la planète interdite d'Alpha, mais je sais tout au moins qu'elle constitue le véritable cerveau des Planètes Unies et que toutes les décisions d'importance majeure dépendent d'elle. Je sais aussi qu'elle ne possède pas de population en dehors du Centre lui-même et que ses membres sont en très petit nombre.
— Où voulez-vous en venir ?
— A ceci. Puisque votre… groupe a une telle importance et qu'en même temps il est composé d'un nombre très réduit de spécialistes, il est logique de penser que chacun d'eux jouit d'un statut élevé et que son opinion sera de fait toujours prise en considération par ses pairs. Il y a certainement une hiérarchie parmi vous et votre camarade Axel, par exemple, ne doit être encore qu'un jeune stagiaire ou quelque chose d'approchant. Mais vous-même, docteur Alan, êtes certainement situé beaucoup plus haut.
— Vous êtes très observateur, Arne.
— Déformation professionnelle… Ai-je raison ?
— Admettons.
— Le professeur Sanders, de son côté, en sait certainement beaucoup plus que moi au sujet d'Alpha, sa célébrité internationale a dû l'amener à prendre des contacts et j'ai noté par ailleurs qu'il connaît personnellement votre grand patron, le professeur Simon, je crois.
— J'ai eu cette impression.
— Alors, par toutes les galaxies ! comment peut-il imaginer qu'il arrivera à vous garder prisonnier ici pendant des mois sans que jamais là-bas on ne s'inquiète de vous ? Il est impossible qu'on ne se préoccupe pas bientôt de votre sort et qu'on n'envoie pas de nouvelles missions à votre recherche !
— C'est assez évident.
— Ou bien, si Sanders tient vraiment à votre collaboration — et là je peux le comprendre, vous êtes un des nôtres et pouvez nous aider énormément — pourquoi ne vous permet-il pas tout simplement de communiquer avec Alpha et de décrire la situation ?
— La remise en route de la centrale modifierait le biotope, d'après lui, et elle est nécessaire pour rétablir la liaison aspatiale.
— Foutaise ! Même en admettant que ce soit vrai, il vous reste votre astronef. Vous disposez d'une sustentation autonome, puisque vous avez pu vous poser ; vous pouvez donc repartir de la même façon. Rejoindre le centre en quelques jours et y faire votre rapport. Ou même, si vous tenez à participer à nos expériences, envoyer tout simplement votre camarade Axel dont la présence ici n'est nullement indispensable, les microbes qui réapparaîtront ou ne réapparaîtront pas ne font pas de sociologie.
— Sanders craint que nous ne considérions le rétablissement de la vie sur Skandia et sa recolonisation comme plus importants que l'étude un peu hasardeuse que vous projetez et qu'en conséquence nous l'interdisions.
— Est-ce votre opinion personnelle, docteur ?
— Je crois avoir dit que j'étais intéressé.
— Et si vous êtes intéressé, vous pouvez amener vos collaborateurs à partager cet intérêt, comme j'ai essayé de le démontrer tout à l'heure. Donc, de deux choses l'une. Ou bien nous maintenons l'isolement de Skandia et alors des vaisseaux arriveront qui, eux, modifieront infiniment plus le biotope que ne pourrait le faire la réactivation de quelques circuits énergétiques ; ou bien on vous rend la possibilité de communiquer et alors vous devenez notre avocat, notre seule vraie chance de pouvoir mener à bien l'expérimentation, avec par surcroît l'aide de vos ordinateurs. Voilà les conclusions auxquelles je suis arrivé.
Arne saisit la bouteille, remplit une dernière fois son verre et le vida d'un trait. Puis il se leva pesamment.
— C'est tout ce que j'avais à vous dire, docteur. Bonne nuit…