CHAPITRE PREMIER
Debout devant la grande baie polarisable qui formait toute une paroi de son bureau, le professeur Simon contemplait pensivement la lumineuse vallée où les forêts verdoyantes s'étageaient autour des trois lacs immobiles et bleus. Un paysage de beauté parfaite, d'équilibre immuable, de paix absolue. L'environnement idéal que seule Alpha, située à l'écart du trafic galactique et interdite à la colonisation ou au tourisme était capable d'offrir. Personne ne pouvait venir troubler l'écologie de la faune ou de la flore, non plus que l'existence du petit groupe de Terriens qui constituait la seule présence humaine sur cette planète : Simon lui-même, chef du Centre Démographique de l'Organisation des Planètes Unies et les savants et techniciens qui l'entouraient et le secondaient. Et puis, construits de façon à s'intégrer au paysage, les longs buildings où s'alignaient vertigineusement les armoires grises des ordinateurs géants.
Tout ce qui concernait le secteur de l'Expansion venait s'accumuler là : dix-sept mille étoiles dont trois mille quatre cents possédaient un cortège de satellites naturels parmi lesquels cent quatre-vingt-dix-sept planètes offraient des conditions permettant à l'homme de s'y installer et d'y vivre. La plupart étaient déjà colonisées — certaines depuis déjà deux siècles — d'autres en voie de l'être. Mais les vaisseaux d'exploration du Service Cosmodésique continuaient sans relâche à progresser, parsec par parsec et, parallèlement, les mémoires électroniques d'Alpha s'enrichissaient, se multipliaient. La planète entière n'était pas de trop pour servir de base à ce cerveau en pleine croissance, à ces tentacules dardés vers l'espace, toujours plus nombreux, toujours plus loin, incommensurable explosion de la vie dans l'univers — cette vie qui n'avait été qu'un hasard, qu'une accidentelle combinaison de molécules imprévisiblement douées du pouvoir de se reproduire elles-mêmes, de se multiplier, de s'adapter, d'évoluer et qui maintenant commençait à envahir la Galaxie. Par rapport aux dimensions de celle-ci le volume acquis était encore infinitésimal, mais la loi de progression géométrique jouait ; rien n'arrêterait la conquête, à moins que…
A moins que d'invisibles limites soient atteintes et que le destin mystérieux qui venait de frapper Skandia soit la première manifestation du destin ; à moins que tout n'ait été qu'un rêve trop grand, le gonflement démesuré d'une bulle de savon qui reflète pendant un instant le ciel tout entier et soudain éclate et disparaît.
Un bourdonnement musical tira le professeur de sa méditation. Il fit un geste, une porte s'ouvrit, livrant passage à un homme de haute stature, au regard clair dans un visage hâlé.
— Mes respects, monsieur le professeur. Excusez-moi d'être un peu en retard, votre message ne m'a touché que sur la Terre où j'assistais aux Journées Interplanétaire de la Recherche médicale. Il m'a fallu attendre un moment favorable pour m'éclipser le plus discrètement possible, rejoindre notre agence locale et le départ du transducteur. Le continuum spatial était plutôt mou, ce matin : il m'a fallu plus d'une heure pour franchir les malheureuses quinze années-lumière qui me séparaient d'Alpha…
— Vous savez aussi bien que moi que ce n'est qu'en théorie que, dans cette dimension particulière, tous les points matériels de l'espace sont en contact permanent et instantané. Les atomes d'hydrogène errant dans le vide, les poussières cosmiques possèdent aussi une masse et leur somme finit par constituer une véritable pellicule dont la viscosité est constamment variable. Il m'est arrivé d'effectuer le même parcours en sept minutes seulement mais, en je ne sais plus quelle occasion, j'ai été bloqué entre les deux portes pendant quatre heures. Vous n'avez donc pas à vous excuser. Du reste, la raison qui m'a fait vous mander est certainement grave et urgente, mais nous n'en sommes tout de même pas à quelques jours près. C'est plutôt à vous de me pardonner, car je manque à tous mes devoirs d'hospitalité. Asseyez-vous, docteur Alan et si vous avez soif, le bar est à votre disposition.
Le nouveau venu obtempéra à l'invite et au conseil et, verre en main, se laissa aller au confort d'un fauteuil-contour.
— Je vous écoute, monsieur.
— Je vais vous donner les faits ; mais auparavant, une question : avez-vous déjà visité N 58, c'est-à-dire la planète Skandia ?
— Je connais bien entendu son existence d'autant que l'une des substances de notre pharmacopée en provient. Mais je n'ai encore jamais eu l'occasion de m'y rendre. Elle se situe dans le secteur d'Achernar, je crois ?
Le professeur inclina affirmativement la tête, appuya sur la touche d'un clavier placé à portée de sa main.
— Nora, voulez-vous très brièvement nous donner les coordonnées et les caractéristiques principales de N 58 pour le bénéfice du docteur Alan ?
La voix synthétique mais néanmoins mélodieusement féminine de la grande ordinatrice terminale ainsi baptisée s'éleva dans la pièce.
— Volontiers, professeur Simon. N 58 suivant la classification du Centre Démographique est répertoriée dans l'Atlas galactique sous les coordonnées 1138/22,7/65. La planète est terramorphe, c'est-à-dire que toutes ses constantes physico-chimiques ne s'écartent pas de plus de cinq pour cent de celles qui règnent sur la Terre. Pour préciser…
— Saute les approximations à cinq ou sept décimales concernant le taux d'oxygène dans l'atmosphère, le chiffre de la gravité, la distance au primaire et les temps de révolution axiale ou orbitale, Nora chérie, interrompit Alan. Donne-moi juste l'essentiel.
— Un enregistrement détaillé sur cristal vous attend de toute façon dans votre appartement, docteur. Je me bornerai donc à dire que N 58 a été baptisée Skandia par les premiers colonisateurs en 2116 et provenant en majorité du nord de l'Europe. Le groupement humain actuel compte environ quatre-vingt mille habitants installés sur l'un des sept continents mis en exploitation préférentielle en attendant la croissance démographique. Les ressources agricoles, minières et énergétiques sont excellentes, le climat de la zone d'installation tempéré, l'administration locale est du type technocratique moderne. Les principales exportations sont constituées par des terres rares : uranides et curides, des métaux de la mine du platine, des pierres précieuses et des alcaloïdes ; en particulier la skandéine extraite d'un lichen indigène : le peligonum mordoré excitant les facultés artistiques et créatrices sans présenter d'effets secondaires. Du point de vue économique, le chiffre de ces exportations est largement suffisant pour assurer la rentabilité de l'exploitation et il n'existe aucun problème de développement. Toutes ces informations se réfèrent bien entendu à la récente période précédant l'événement, depuis…
— Cela suffit pour le moment, Nora, coupa le professeur. Je préfère mettre moi-même le docteur Alan au courant.
Il se recueillit quelques secondes, releva les yeux vers son vis-à-vis.
— Ce que je voulais d'abord que vous sachiez, mon cher ami, c'est que les conditions de vie sur cette planète étaient absolument parfaites, que sa colonisation n'avait présenté aucune difficulté et que son développement n'avait jamais cessé d'être régulier et harmonieux depuis plus d'un siècle. Jamais aucun cas de régression ne s'est manifesté, aucune tendance schizoïde sociale comme nous en observons trop souvent : des groupes isolés au fond du cosmos s'inventent des pseudo-idéologies, involuent et cherchent à se séparer de nous pour créer d'éphémères autarcies. Aucun signe précurseur n'a jamais été enregistré.
— Je conclus de ce préambule que Skandia vient néanmoins de se « séparer » pour reprendre votre expression.
— Et comment, Alan ! Vous allez en juger vous-même immédiatement ; je vous livre les faits tout à trac en négligeant les inductions et déductions intermédiaires chères à la psychologie électronique de notre Nora. Le premier incident s'est produit il y a exactement trois semaines aujourd'hui : une interruption totale et qui s'est révélée définitive des liaisons aspatiales entre Skandia et nous. Pas seulement les messages de routine, mais aussi bien la transduction ; la porte N 58 ne s'ouvre plus nulle part. Aucune anomalie dans le continuum n'est à envisager, tous les autres transducteurs ont continué sans défaillance à déboucher sur le reste des planètes de l'O.P.U. et sur l'Imperium de Marw. Au début, nous avons pensé à une panne de l'équipement à l'autre bout, si improbable soit-elle du point de vue technique et nous avons attendu, non sans ouvrir, toutefois, un début d'enquête. Nous nous sommes informés du rythme du trafic export-import entre Skandia et les autres Planètes Unies pour connaître les mouvements des astrocargos automatiques en route à partir de là-bas. Il y en avait une bonne douzaine, routés dans différentes directions et vous n'ignorez pas que ces engins effectuent leur parcours en hypervélocité, donc suivant des moyens totalement différents de ceux de la transduction aspatiale — qui ne se prêterait d'ailleurs pas au transfert d'une masse supérieure à deux ou trois cents kilos et qui, vu l'énorme consommation d'énergie qu'elle exige, ne serait pas rentable.
— Exact. La bonne vieille hypervélocité reste le meilleur moyen de relier les colonies entre elles lorsqu'on n'en est pas à trois ou quatre semaines près ; et de toute façon le réseau de transduction demeure le monopole exclusif d'Alpha.
— Eh bien ! sur les mouvements prévus, trois cargos sur douze sont arrivés à destination jusqu'à aujourd'hui ; les trois qui étaient partis avant le moment où la liaison aspatiale a été interrompue. Parmi les neuf autres, donc théoriquement partis après, sept auraient déjà dû se poser et ils ne l'ont pas fait. Pas plus que ne le feront certainement les deux derniers.
— Comme il est impossible qu'un astrocargo se perde dans l'espace, et à plus forte raison neuf, vous en avez déduit qu'ils n'ont pas décollé ?
— C'est la seule hypothèse raisonnable. Partant du fait que les mises en trajectoire des engins hyperspatiaux avaient cessé de s'effectuer à partir de Skandia, nous avons envisagé comme probable que la réception du trafic dans l'autre direction serait également stoppée, et l'embargo a été mis aussitôt sur tout départ à destination de N 58. Malheureusement deux vaisseaux automatiques étaient déjà en route et tout ce que nous avons pu faire pour eux a été de concentrer tous nos moyens de détection sur leur sillage énergétique. Leur parcours a été normal à ceci près qu'il semble que leur propulsion n'ait pas été coupée en atteignant la première orbite d'approche de la planète. Ils auraient donc continué tout droit jusqu'au sol où ils se seraient écrasés. Ce qui confirme bien que l'astroport n'assure plus les manœuvres d'atterrissage.
— Arrêt complet de tous émetteurs et de tous contrôles par conséquent. Logiquement, monsieur, vous avez donc dû envoyer ensuite une sonde automatique ?
— Bien sûr. L'engin est parti et il était équipé d'un transmetteur aspatial qui nous permettait de recevoir ses enregistrements avec un très faible décalage de temps. Grâce à la télécommande différée, il est sorti normalement d'hypervélocité à huit rayons planétaires de Skandia et a amorcé une descente en spirale très progressive. Vous trouverez dans la documentation que Nora vous a préparée tous les enregistrements et clichés recueillis pendant cette partie du trajet, mais je vous les résume d'une seule phrase : tout paraît normal en bas, sauf une chose qui justement confirme ce que nous étions en droit de pressentir. Les détecteurs ne perçoivent aucune manifestation électromagnétique ou énergétique à partir de la surface. Ce ne sont pas seulement les liaisons ou les communications interplanétaires qui ont cessé de fonctionner là-bas, c'est la totalité des manifestations technologiques. Il n'y circule plus le moindre électron dans le plus petit circuit. Skandia est pour nous aussi silencieuse que ce monde humanoïde médiéval que vous avez récemment exploré, avec la différence que sur Sliv les applications de l'électricité n'étaient pas encore découvertes, tandis que sur N 58 elles avaient atteint le degré de perfectionnement qui est le nôtre 1 .
— On a coupé le courant, soit. Mais l'analyse de détail des enregistrements doit bien fournir quelques indices ; stopper brusquement l'énergie dans une société moderne entraîne une série de conséquences secondaires. Le blocage des moyens de transport de surface, par exemple, peut entraîner des accidents locaux dont les traces sont interprétables. Les images retransmises par transduction ne présentent sans doute pas toute la netteté désirable, mais la sonde a dû vous rapporter les enregistrements originaux.
— Non, docteur Alan. L'engin n'est pas revenu. Pour une raison impossible à déterminer, il a brusquement cessé ses émissions au cours de sa dernière orbite, en basse altitude et à l'intérieur de l'atmosphère qui, soit dit entre parenthèses, ne présentait aucune caractéristique anormale. L'engin a dû percuter, mais c'est un fait que Nora refuse de prendre en considération dans l'ensemble de son analyse, et je lui donne d'ailleurs raison. Non seulement il ne s'agit que d'un incident isolé et difficilement rattaché aux autres faits, mais de plus la sonde évoluait à ce moment-là si près du sol que la moindre déviation pouvait lui être fatale. Et il serait vraiment trop risqué de supposer une intervention extérieure. Comment aurait-on pu, par exemple, l'abattre au laser ou la bloquer par un Champ de force sur une planète où n'existe plus aucune manifestation d'énergie ?
— Cela paraît assez logique, en effet : la seule solution à envisager était donc d'envoyer une deuxième sonde ?
— Je ne l'ai pas fait, Alan. Au point où nous en sommes arrivés dans l'étude du problème de Skandia, j'en ai assez de n'avoir à compter que sur un équipement automatique pour recevoir mes informations. Il faut qu'un homme aille là-bas, étudie, comprenne et décide sur place. Vous êtes cet homme, mon vieux.