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– Bonjour, mon ami, dit Higgins avec
cette bonhomie si particulière qui faisait de lui le plus
redoutable des confesseurs. Avez-vous été bien traité
?
Le vieuxYeomanleva la tête et considéra Higgins par en
dessous. Ses yeux torves s’animèrent un peu.
– Je m’appelle le spectre et je
recherche le Spectre. Il me connaît et je le connais. Si vous
voulez causer, faites sortir ces deux types.
D’une rotation du menton, le
vieuxYeomanavait désigné les
deuxBobbies. L’un d’eux s’indigna,
s’adressant à Higgins.
– Cette exigence, Sir, me paraît
incompatible avec les impératifs du service.
– C’est moi qui donne les ordres,
précisa Higgins. Soyez aimables de sortir et de vous tenir à
proximité.
Les deux policiers obtempérèrent,
laissant Higgins et le vieuxYeomanen
tête-à-tête.
– Nous sommes seuls, à
présent.
– Vous êtes qui ? demanda le spectre,
soupçonneux.
– Higgins. C’est la Couronne qui
m’envoie.
LeYeomansoupira d’aise.
– Ce n’est pas trop tôt… Ils ont
enfin compris ! Depuis le temps que je les préviens du danger que
court l’Angleterre. Si on n’attrape pas le Spectre, l’ère du
malheur reviendra !
– C’est bien vous qui avez découvert
le cadavre ? s’enquit Higgins avec douceur.
– Évidemment. Je découvre tout, ici.
Il n’y a plus qu’une bande d’incapables… La Tour, c’est mon pays.
J’en connais le moindre recoin. Il y avait le billot, la hache, le
corps de la dame, sa tête coupée et son sac à main, par terre. Quel
désordre ! J’ai ramassé la tête et je l’ai montrée à tous ces
inconscients qui foulaient la pelouse, devant la Maison de la
Reine. Avec ça, ils finiront bien par me croire !
– Sans doute, admit
Higgins.
– Vous, vous me croyez ? demanda le
vieuxYeoman, inquiet.
– Ma confiance va aux hommes de
devoir.
Le sérieux de l’ex-inspecteur-chef
rassura le spectre. Son regard s’illumina.
– Bon… à vous, je peux le dire. Je
connais l’assassin.
Higgins garda son calme. Cette
mystérieuse affaire allait peut-être se résoudre en quelques
instants, à condition de ne pas manifester le moindre signe
d’impatience et de ne pas commettre la moindre faute
psychologique.
– Je m’en doutais un peu, mon ami.
Vous êtes les yeux et les oreilles de la Tour.
– C’est ça, c’est exactement ça
!
« Il a dû porter beau dans sa
jeunesse », pensa Higgins. Sous l’apparence déchue se discernait
encore une attitude plutôt fière que la magie obscure de la Tour de
Londres avait fini par ronger.
– Vous voudriez bien savoir qui
c’est, hein ?
Higgins s’attendait à ce que l’homme
défendît son secret avec âpreté.
– J’aimerais surtout vous innocenter.
De graves soupçons pèsent sur vous. L’honneur d’unYeomanne supporte pas d’être entaché par une
suspicion policière.
Le suspect médita avec une intensité
qui creusa les rides de son front et contracta les muscles de sa
face, redonnant un peu de fermeté à ses joues
relâchées.
– Auriez-vous à boire ?
– Bien entendu.
Higgins offrit au vieuxYeomanun flacon en étain, très plat, contenant
duRoyal Salute, le meilleur whisky à
son goût. Il se munissait de cet argument de qualité lorsqu’il
avait à interroger une personnalité relevant peu ou prou de la
hiérarchie militaire.
Son interlocuteur but au goulot avec
avidité.
– Pas mauvais, reconnut-il. Vous
savez vivre. Il faudra que je vous montre où je cache ma réserve
personnelle. Cet imbécile de lieutenant a été incapable de la
découvrir.
Il termina le flacon, oubliant de
proposer à Higgins un peu de cet exquis breuvage. Soudain, ses yeux
changèrent de couleur. De marron clair, ils devinrent gris cendré.
Il regarda loin devant lui, comme s’il voyait à travers les
pierres.
– L’assassin, c’est le Spectre,
affirma-t-il d’une voix rauque.
Higgins ne sourcilla point. Scott
Marlow et le lieutenant de la Tour firent leur entrée dans cette
prison improvisée.
– Vous avez pris des risques
inutiles, inspecteur, dit Patrick Holborne. Cet homme est plus
dangereux que vous ne le croyez. Malgré son âge, il demeure l’un de
mesYeomenles plus robustes. Vous le
verriez fendre des bûches, deux heures par jour !
– Il a avoué, indiqua
Higgins.
Scott Marlow sursauta.
– Admirable ! La reine sera ravie
!
– N’offrons pas de fausse joie à Sa
Majesté, superintendant. Il a avoué le nom d’un criminel que nous
n’avons pas encore arrêté.
Higgins se tourna vers le
vieuxYeoman.
– M’autorisez-vous à le révéler à ces
messieurs ?
– L’assassin, c’est le Spectre,
répéta-t-il de sa voix rauque, comme s’il se parlait à lui-même. Le
temps du Spectre est revenu. Il a besoin de sang. Il tuera
encore.
La tête du hallebardier s’affaissa,
touchant presque ses genoux.
– Qu’est-ce que c’est que cette
histoire ! s’indigna Scott Marlow. Avez-vous vu l’assassin
?
– Oui, assura la voix
rauque.
– Vous êtes donc capable de
l’identifier !
Le vieuxYeomanreleva la tête, éclatant d’un rire
sinistre.
– Identifier le Spectre ! Vous êtes
fou ? Il ne cesse de changer de forme ! Voilà trente ans que je
cherche à le surprendre. Laissez-moi faire. Je vous le
ramènerai.
La conviction du vieux soldat était
si intense que Scott Marlow faillit s’y laisser
prendre.
– Balivernes ! Avouez donc une bonne
fois pour toutes ! C’est vous qui avez décapité la malheureuse Lady
Ann.
Celui qu’on surnommait « le spectre »
depuis tant d’années, au point d’avoir oublié son nom, déploya avec
peine sa lourde carcasse, se mit debout et fit face au
superintendant qu’il dominait d’au moins deux têtes.
– L’assassin, c’est le Spectre. Vous
avez compris ?
Effrayé par l’attitude menaçante
duYeoman, Scott Marlow recula, se
heurtant au lieutenant de la Tour, aussi impressionné que
lui.
– Nous vous comprenons à merveille,
assura Higgins, avec un sourire réconfortant. Ce Spectre
possède-t-il des caractéristiques physiques ?
LeYeomans’essuya le front d’un revers de
manche.
– Je suis fatigué…
– Reposez-vous donc, mon ami. Après
quoi, nous vous confierons la délicate mission de nous ramener le
Spectre. C’est le seul moyen de vous innocenter
radicalement.
D’un geste brusque, inattendu, le
hallebardier serra les mains de Higgins.
– Comptez sur moi.
– Vous êtes libre de circuler dans
l’enceinte de la Tour, annonça l’ex-inspecteur-chef. Je vous
demande de ne pas en sortir.
Une expression de béatitude découvrit
les dents gâtées du vieuxYeoman.
– Voilà trente ans que je n’en suis
pas sorti ! Le Spectre non plus, d’ailleurs.
Il passa devant Scott Marlow,
furibond, adressa un vague salut à Patrick Holborne, quitta la
pièce voûtée sans se soucier des deuxBobbieset s’éloigna de son pas lourd.