10

Le gouverneur se leva, repoussant sa chaise avec violence. Higgins le vit debout pour la première fois. Lord Fallowfield avait une belle stature. Sa personne était empreinte d’une dignité un peu dédaigneuse forgée par des siècles de noblesse et de liens avec le monde du pouvoir.
– Qu’avez-vous osé dire, inspecteur ? demanda Lord Fallowfield, crispé.
Higgins ne jugea pas nécessaire de répéter sa question qui lui paraissait fort compréhensible.
– Votre caractère… « officieux », poursuivit le gouverneur, ne vous permet pas d’insulter la mémoire d’une défunte ! Vous feriez bien de renoncer à ce genre de méprisables insinuations.
Higgins montra le document qu’il avait trouvé dans le sac à main de Lady Ann. Il en communiqua le contenu au gouverneur qui écouta avec attention.
– Croyez-vous, inspecteur, que je suis l’auteur de cet infâme billet ?
– Loin de moi cette idée, Lord Henry. Mais vous comprendrez pourquoi j’ai besoin d’être rassuré sur la fidélité de feue Lady Ann.
Une moue méprisante anima les lèvres du gouverneur.
– Si vous attribuez la moindre valeur à cette calomnie, inspecteur, votre enquête risque de se terminer dans des eaux malodorantes où vous vous noierez.
Higgins fit face à Lord Fallowfield.
– Une femme est morte décapitée, rappela-t-il avec gravité. J’ai le devoir de rassembler tous les indices la concernant, que leur odeur vous soit ou non agréable. Ce document est peut-être capital pour la suite de l’enquête. J’y attache la plus grande importance.
Lord Fallowfield se redressa, tel un coq sur ses ergots.
– Ce document est diffamatoire. Il salit la mémoire de ma femme et bafoue notre honneur. Je vous demande de n’en tenir aucun compte.
– Désolé de vous décevoir, Lord Henry.
– Vous le regretterez, inspecteur.
Le gouverneur de la Tour ouvrit la porte à la volée, passa devant le docteur Matthews et Scott Marlow éberlués et disparut à grandes enjambées dans le couloir.
– Que… que s’est-il passé ? demanda avec anxiété le médecin-chef.
– Le gouverneur avait l’air furieux, observa le superintendant.
Higgins pria les deux hommes d’entrer dans le cabinet. Il désigna aussitôt un étui à lunettes vide, posé près de la lampe de bureau.
– Le gouverneur l’a oublié.
– Non, intervint le docteur Matthews. Il m’appartient.
– Vous portez des lunettes ? s’enquit Higgins.
– Je suis un peu myope. Mais je ne les ai plus ! On me les a dérobées pendant la cérémonie d’installation du gouverneur, lorsque lesmoga tout recouvert. Un vol stupide, en vérité, car ces lunettes ne sont adaptées qu’à ma vue.
Higgins nota le fait sur son carnet noir. La présence du brouillard avait déclenché une série d’événements qui n’étaient peut-être pas sans rapport avec le crime.
Le docteur Matthews agrippa un tube de calmants et absorba deux cachets.
– Qu’est-ce qui vous arrive ? se renseigna Scott Marlow, intrigué. Vous êtes souffrant ?
Le visage mou du docteur Matthews se contracta un peu.
– Un malaise nerveux. Ce meurtre m’a bouleversé.
– Vous connaissiez bien Lady Ann ? s’enquit Higgins, furetant de nouveau dans la pièce pour vérifier si le gouverneur n’avait rien emporté.
– Pas du tout ! protesta le médecin-chef, irrité. Je ne l’avais jamais rencontrée avant cette maudite cérémonie.
– Pourquoi tant d’émotion, en ce cas ?
– Pour la Tour de Londres ! s’enflamma Richard Matthews. Jusqu’à présent, c’était le lieu le plus calme de notre bonne vieille Angleterre. Voilà bien longtemps qu’on n’y avait tué personne. J’ai fait l’essentiel de ma carrière ici, alors…
Higgins prit place au bureau du médecin.
– Aucun séjour à l’étranger ?
Richard Matthews regarda Higgins comme si ce dernier était un magicien.
– J’ai occupé un poste en Inde pendant quelques années, c’est vrai, mais je n’en ai pas gardé un bon souvenir. Je supportais mal le climat.
– Vous êtes devenu médecin-chef de la Tour de Londres dès votre retour ? interrogea Scott Marlow.
– Non. J’ai suivi la filière hiérarchique. Plusieurs postes d’assistant dans des hôpitaux militaires. Lorsque celui de médecin-chef s’est libéré à la suite du décès du titulaire, j’ai posé ma candidature. Elle a été acceptée.
Higgins considéra une fois encore la grande sobriété du mobilier.
– Êtes-vous satisfait de vos équipements, docteur ?
– Ces dernières années, nos crédits étaient trop limités. Le nouveau gouverneur m’avait fait savoir qu’il comptait améliorer la situation. Après un tel drame, évidemment, tout risque d’être remis en question.
Higgins palpait l’étui à lunettes vide. Le voleur avait-il souhaité que le docteur Matthews ne pût observer un détail lointain relatif au crime ou à sa préparation ? Pourtant, le brouillard était suffisant pour tout masquer.
– L’Orient vous a donc paru à ce point détestable ? insista Higgins.
– Exactement, renchérit le médecin-chef. Rien ne vaut notre chère Angleterre.
– N’auriez-vous rien remarqué pendant la cérémonie ?
Higgins avait quitté le bureau pour examiner de très près les deux armoires, désireux de savoir si rien n’était collé ou épinglé contre les parois externes.
– Franchement, inspecteur, répondit le praticien avec une nuance de regret dans la voix, j’aurais aimé vous aider davantage, mais j’en suis incapable. Le brouillard était si dense que je distinguais à peine la silhouette de mes voisins. Quelqu’un aurait pu passer près de moi sans que je m’en aperçoive.
– C’est exact, confirma Scott Marlow. Le docteur Matthews a exigé le calme, en vain. Quand lesmogs’est dissipé, il se trouvait non loin de moi. Sauf votre respect, docteur, j’ai remarqué que vous vous rongiez les ongles.
Richard Matthews ne nia pas. Higgins enregistra le détail.
– Pourriez-vous ouvrir cette armoire ? demanda-t-il en désignant le meuble fermé à clé.
Le médecin-chef ouvrit des yeux ébahis.
– Pour quelle raison ?
– La moindre information peut éclaircir le crime, indiqua Scott Marlow, trouvant suspecte l’attitude du docteur Matthews. Ouvrez cette armoire.
– Je refuse.
Higgins ne perdit pas patience.
– Comment expliquez-vous votre position, docteur ?
– Le plus naturellement possible : secret professionnel. Elle contient des documents confidentiels concernant l’état de santé de mes patients. Seul le gouverneur peut vous donner l’autorisation de les consulter.
– Nous procéderons donc de la sorte, admit Higgins. Vos exigences me paraissent tout à fait légitimes, docteur. Depuis combien d’années travaillez-vous à la Tour ?
Le front dégarni du médecin-chef se creusa de rides.
– Depuis plus de douze ans.
– Je suppose que vous connaissez tout le monde, ici, et que ce lieu vénérable n’a plus aucun secret pour vous ?
Richard Matthews se détendit un peu. Une expression de satisfaction redonna de la vigueur à son regard.
– On le dit, en effet. Je suis un peu le confident de tout un chacun. Un médecin doit bien connaître le malade et son environnement pour le soigner correctement.
Richard Matthews paradait presque, animé d’une nouvelle assurance.
– Que pensez-vous du lieutenant Patrick Holborne ? demanda Higgins.
Le médecin-chef se ferma à nouveau.
– Il est en parfaite santé et n’a jamais eu recours à mes services.
– Vous avez forcément une opinion ! intervint brutalement Scott Marlow que la personnalité floue du docteur Matthews commençait à irriter.
Ce dernier, vivante image de la dignité outragée, se tourna vers le superintendant et déclara avec emphase : – Je n’ai pas à juger mes semblables.
– C’est l’attitude d’un homme d’honneur, reconnut Higgins. Une dernière question, pour le moment : croyez-vous à l’existence du Spectre ?
Le grand et filiforme médecin-chef de la Tour de Londres fut en proie à un profond étonnement.
– Vous… Vous vous moquez de moi ? Vous mettez en doute mes capacités ?
– Au contraire, rétorqua Higgins. C’est pourquoi j’aimerais tant avoir votre avis sur la question.
– J’ai du travail, inspecteur.
– Beaucoup de malades à voir ? demanda Scott Marlow.
– Eh bien… suffisamment. Je dois partir.
Le docteur Matthews, gêné, s’éclipsa.
L’assassin de la Tour de Londres
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