39

– Mais, ajouta-t-il aussitôt, je n’ai pas le droit de le révéler. Le Spectre me l’a interdit.
Lord Henry Fallowfield étouffa une protestation rageuse et s’avança vers le vieuxYeoman.
– Cette mascarade a assez duré. Si vous connaissez réellement l’identité du meurtrier de Lady Ann, donnez-la.
Le « spectre » se ramassa sur lui-même. Son œil gauche se ferma. Ses joues tombèrent, telles deux poches vides. Ses lèvres se distendirent. Dans un mouvement inimitable, il se disloqua pour s’asseoir, mit la tête dans ses mains et ne bougea plus.
– Nous n’en tirerons plus un mot, estima Higgins. Je crois que vous l’avez un peu trop brusqué, Lord Henry.
– Tout ceci est grotesque, inspecteur ! s’enflamma le gouverneur. Cet homme est un fou criminel. Remettez-le entre les mains des psychiatres et faites-le parler.
– Que deviendraient les corbeaux, Lord Henry ? Oseriez-vous mettre en péril la Tour de Londres et l’Angleterre elle-même ?
Higgins consulta une nouvelle fois son carnet noir. Il prit son temps comme s’il était seul dans la chapelle Saint-Jean.
– Il n’y a plus d’autres points de ce genre à éclaircir, déclara-t-il, ennuyé. Je suis arrivé au terme de mes déductions.
Scott Marlow défaillit. Higgins aurait-il… échoué ? Les pistes qu’il avait suivies ne se terminaient-elles pas en culs-de-sac ? Comment se justifierait Scotland Yard, lorsque la reine lui demanderait des comptes !
– Si vous en avez terminé, inspecteur, proposa Lord Fallowfield, je suppose que nous pouvons nous retirer.
– Une toute petite minute encore, Lord Henry. Une simple affaire personnelle à régler. Monsieur Bronstein, accepteriez-vous de vous montrer ?
Elie Bronstein semblait avoir disparu. Obligé de répondre à l’appel de Higgins, il sortit de la pénombre du déambulatoire où il s’était réfugié. Le rebord de son chapeau pied-de-poule lui cachait presque entièrement le visage.
– Seriez-vous assez aimable, monsieur Bronstein, pour me restituer le crayon que vous m’avez volé ? Il s’agit d’un Staedler Tradition B que j’ai taillé moi-même et auquel je tiens tout particulièrement.
Le petit homme geignit.
– Vous… vous faites erreur, inspecteur. Je ne possède pas cet objet et je ne savais même pas que vous vous serviez d’un crayon.
Higgins adopta l’expression sévère d’un maître d’école rabrouant un élève indiscipliné.
– Voyons, monsieur Bronstein, souvenez-vous : nous nous trouvions dans le bâtiment des joyaux, admirant quelques-uns de ces chefs-d’œuvre qui vous fascinent à juste titre. Je vous ai prêté mon crayon pour dessiner.
Les lèvres du petit homme tremblèrent.
– Ah oui, en effet, je me souviens, à présent ! J’ai dû le garder par inadvertance.
– Mais non, monsieur Bronstein. Il ne s’agit pas d’une banale distraction de votre part. Vous avez eu un regard glacial, intense lorsque vous vous êtes emparé de mon crayon pour le glisser dans votre manche, croyant que je ne m’apercevais de rien. Vous devriez me le restituer.
Elie Bronstein glissa la main gauche dans la manche droite de sa veste et en sortit le Staedler Tradition B qu’il tendit timidement à son légitime propriétaire.
– Vous avez commis une grave erreur, monsieur Bronstein, dit Higgins, soudain incisif. En reconnaissant votre petit méfait, vous venez de me fournir le fil d’Ariane qui va permettre d’entrer enfin dans le labyrinthe de la Tour de Londres sans risquer de s’y perdre.
Scott Marlow ne perçut pas complètement le rapport entre le crayon de Higgins et les deux meurtres, mais reprit espoir. L’attitude de l’ex-inspecteur-chef avait changé. Il redevenait sûr de lui et de ses méthodes.
Elie Bronstein, clé de l’énigme ! Le superintendant n’aurait pas songé à s’attaquer à ce petit homme ridé, fripé, timide et mal à l’aise.
– Je regrette, geignit de nouveau Elie Bronstein. Un moment de faiblesse… J’adore les crayons.
Higgins devint tranchant comme du métal.
– Vous n’adorez pas que les crayons, monsieur Bronstein. Ce vol aussi stupide qu’insignifiant m’a permis de comprendre que vous apparteniez à une race très particulière : celle des kleptomanes. Vous êtes incapable de vous retenir, qu’il s’agisse d’un crayon, d’un bloc-notes de deux cents feuillets sans spirales appartenant à Myosotis Brazennose ou des lunettes du docteur Matthews. C’est bien vous, n’est-ce pas, qui les lui avez dérobées, pendant la cérémonie d’installation du gouverneur ? Vous n’avez pu vous retenir. Cela explique votre geste : vous teniez à deux mains votre chapeau pour bien l’enfoncer sur votre tête. Je suppose que c’est l’une de vos cachettes favorites, une fois le larcin accompli ? Nous devrions vérifier ce qui s’y trouve actuellement.
– Non ! hurla Elie Bronstein, s’agrippant de toutes ses forces à son couvre-chef.
– Soyez raisonnable, mon ami, le pria Sir Timothy Raven. Aidez-moi, lieutenant Holborne.
– Ne me touchez pas ! supplia le petit homme, qui fut cependant obligé de céder.
Avec délicatesse, le grand chambellan souleva le couvre-chef à l’intérieur duquel étaient aménagés des compartiments pouvant contenir de petits objets. Il y découvrit une bague de pacotille qu’il exhiba aussitôt.
– Ce bijou m’appartient ! s’exclama Myosotis Brazennose, s’apercevant avec effroi que la bague avait disparu de son petit doigt de la main gauche.
Le grand chambellan lui restitua son bien.
– Comment est-ce possible ? Je n’ai même pas senti ce monsieur Bronstein s’approcher de moi !
Cette constatation plongea Sir Timothy Raven dans la plus grande perplexité.
– Mais alors… et ma clé ! Ne serait-ce pas Bronstein qui l’aurait volée pendant la cérémonie ?
Le gouverneur considérait son secrétaire particulier avec effarement.
– Elie… Qu’est-ce qui vous a pris ?
– C’est… c’est plus fort que moi, balbutia le petit homme, tentant de s’incruster dans un des piliers de la chapelle Saint-Jean.
– Sir Timothy Raven, indiqua Higgins, m’a ouvert l’esprit en me rappelant que le colonel Blood, en 1671, avait presque réussi à voler les joyaux de la Couronne. Avec un peu moins de précipitation, il aurait abouti dans cette entreprise jugée impossible. Elie Bronstein, lui, avait décidé de prendre son temps. Collectionneur, amateur de manuscrits, passionné d’orfèvrerie, il a dû bénir la nomination de son patron à la Tour. Enfin, il allait admirer tout son saoul les bijoux les plus célèbres de la planète. Il ne quittait son domicile que pour entrer dansJewel Houseoù il demeurait des heures entières devant les vitrines. Une passion comme celle-là n’est pas commune. Elle ne pouvait rester… platonique. J’ai fini par être persuadé qu’Elie Bronstein avait conçu le projet insensé de voler les bijoux.
– Nous voici en pleine fantasmagorie ! s’exclama le gouverneur. Je connais Elie depuis de nombreuses années. J’ignorais son déplorable talent de pickpocket, mais je sais qu’il est incapable de vaincre les systèmes de sécurité deJewel House !
– Détrompez-vous, lord Fallowfield, objecta Higgins. Elie Bronstein avait mis au point une méthode très efficace : il volaitpar le regard.
La déclaration sibylline de Higgins ne convainquit personne.
– Qu’est-ce que ça signifie ? interrogea le gouverneur, inquiet.
– C’est en observant Elie Bronstein, Lord Henry, que j’ai percé le secret de sa technique. Il fixe une seule pièce aussi longtemps que nécessaire. Les moindres détails se gravent dans sa mémoire. Il s’agit d’une véritable transfusion de bijoux, les précieux objets passant intégralement et sans distorsion de la vitrine dans le cerveau d’Elie Bronstein.
Le petit homme, qui avait l’impression d’être nu sans son chapeau, s’était recroquevillé. Le gouverneur paraissait plutôt amusé par les curieuses accusations de l’ex-inspecteur-chef.
– Voilà une manière de voler bien inoffensive, estima-t-il. Les visiteurs du monde entier opèrent de la même façon.
– Sans doute, reconnut Higgins, mais ils n’ont ni le passé ni le talent d’Elie Bronstein.
Au terme de « passé », le petit homme ferma les yeux.
– Elie a beaucoup souffert, précisa Lord Fallowfield. Il n’est peut-être pas nécessaire, inspecteur, de remuer des souvenirs douloureux.
– Hélas si ! rétorqua Higgins, car il a beaucoup fait souffrir également. La manière dont il s’y est pris éclaire cette affaire d’un jour singulier.
Scott Marlow, qui reprochait intérieurement à Higgins de s’acharner sur le petit homme sans défense, sentit que la reconstitution approchait d’une zone de turbulence où certains masques allaient tomber.
– Mon service d’information, commença Higgins, en remerciant mentalement le colonel Arthur Mac Crombie, m’a appris qu’Elie Bronstein, avant d’entrer au service de Lord Fallowfield à la fin de la guerre, était l’un des plus célèbres et des plus talentueux orfèvres de la communauté juive polonaise. Le futur gouverneur de la Tour l’a sauvé des bagnes nazis, certes, mais aussi de ses coreligionnaires ! Dès le début de la guerre, Elie Bronstein a vendu des juifs aux nazis pour assurer sa propre sécurité. Il récupérait leur or, leurs bijoux, les retaillait, les modifiait et les offrait à ses protecteurs en gage de sa bonne volonté. Sa vie contre celle de ses proches et de ses amis. La communauté juive finit par s’apercevoir que ceux qui s’adressaient à Elie Bronstein pour sortir d’Allemagne ne réapparaissaient nulle part.
Lord Henry Fallowfield ouvrit des yeux horrifiés.
– Elie, mon Dieu… Pourquoi ?
Le petit homme s’exprima avec peine.
– C’était la guerre, expliqua-t-il. Je n’avais pas le choix. C’était ça ou ils tuaient mes parents.
– Vous avez été naïf, monsieur Bronstein, ajouta Higgins, puisqu’ils ont quand même été gazés. Comment avez-vous pu croire à la parole des nazis ?
Elie Bronstein baissa la tête. Son crâne presque chauve, orné de rares cheveux gris cendre, le rendait pitoyable.
– N’oublions pas le talent de Bronstein, recommanda Higgins. Si les Allemands avaient gagné la guerre, il serait probablement devenu fournisseur du Reich. Son génie manuel a survécu. Une idée folle a germé dans son esprit : s’emparer des joyaux de la Couronne britannique.
– Et voilà pourquoi il a volé ma clé ! constata le grand chambellan, trop heureux de faire comprendre à l’assemblée qu’il ne l’avait pas égarée.
– À quoi lui aurait-elle servi ? objecta le lieutenant Holborne. Avec cette seule clé, il ne pouvait menacer la sécurité deJewel House.Je crois qu’il s’en est emparé comme du reste, selon sa technique de pickpocket.
– Ne brûlons pas les étapes, dit Higgins. Impossible, en effet, de s’emparer des pièces célèbres parfaitement à l’abri dans les vitrines de la Tour. Mais il existe beaucoup de pièces secondaires.
– Elles sont aussi célèbres que les autres ! opposa le gouverneur.
– Mais beaucoup plus faciles à reproduire dans un premier temps et à négocier dans un second, affirma l’homme du Yard. Elie Bronstein ne s’attardait pas sur les couronnes et les sceptres. Il avait choisi de petits objets. J’ai vérifié ses dons en lui demandant de dessiner un chef-d’œuvre complexe, une couronne impériale, sur mon carnet. Vous pouvez contrôler, Lord Henry, l’incroyable précision de cette reproduction pourtant tracée en quelques coups de crayon.
Higgins ouvrit son carnet à la bonne page. Le gouverneur de la Tour de Londres fut ébloui par la qualité du dessin d’Elie Bronstein.
– N’avez-vous pas confié à M. Bronstein la préparation d’un nouveau catalogue complet des joyaux de la Couronne, Lord Henry ? interrogea Higgins.
– En aucun cas ! protesta le gouverneur, fixant le petit homme avec sévérité.
Ce dernier, qui avait entrouvert les yeux, les referma aussitôt, plaçant même une main devant son visage, comme s’il craignait d’être battu.
– Ce genre de tâche relève exclusivement de la compétence de la conservatrice, indiqua Lord Henry Fallowfield.
– Elie Bronstein vous en avait-il parlé ? demanda Higgins à Jane Portman.
– Non, répondit-elle, intriguée. Un tel catalogue ne serait nullement nécessaire. Il existe déjà.
– Je sais, approuva Higgins. Je l’ai longuement consulté, il m’a paru tout à fait satisfaisant. Venez avec moi, madame Portman. Il me faut votre concours pour une expérience de la plus haute importance. Nous serons rapides.

*

L’absence de Jane Portman et de Higgins ne dura qu’un quart d’heure. À l’intérieur de la chapelle Saint-Jean, l’atmosphère s’était encore alourdie. Le superintendant avait été obligé de rassurer Lord Fallowfield, lui promettant que Higgins ne s’engageait pas sur un chemin aussi obscur que celui-là sans être persuadé de pouvoir trouver la lumière au terme du voyage.
Quand Jane Portman pénétra à nouveau dans la chapelle, chacun s’aperçut qu’elle était contrariée, presque bouleversée.
– J’ai dû faire subir une difficile épreuve à madame Portman, expliqua Higgins, afin de m’assurer de sa bonne foi. Je lui ai montré un éperon et une ampoule d’or qu’avait si patiemment étudiés Elie Bronstein.
– Ceux qui sont dans la vitrine, indiqua la conservatrice en butant un peu sur les mots, ce sont… des faux !
Si la foudre était tombée sur la tête du gouverneur, elle ne lui aurait pas fait davantage d’effet.
– Madame Portman… C’est impossible !
– Tenons-nous-en au fait, exigea Higgins. Madame Portman et moi-même sommes persuadés que des pièces authentiques ont été remplacées par des copies. Une expertise le prouvera. Mon attention a été alertée par d’infimes différences entre les photographies du catalogue officiel où sont reproduits les objets d’origine et ceux exposés dans les vitrines. Un certain brillant qui manquait, un défaut de patine, une impression générale… L’œil exercé de madame Portman a confirmé mon jugement.
Scott Marlow était abasourdi par l’ampleur de la machination mise au point par ce petit homme falot, sans envergure, que la moindre émotion semblait démonter.
– J’ai tendu un autre petit piège à Elie Bronstein, dévoila Higgins. L’un de mes amis, Malcolm Mac Cullough, lui a rendu visite avec la photographie d’une pièce byzantine qu’il venait d’acquérir. Malcolm lui a demandé une reproduction parfaite de l’objet à partir de la seule photographie. Bronstein a accepté, pour la somme de cinq mille livres, la moitié payable à la commande. Il a exigé un délai de trois mois, prétextant un travail urgent. Il est certain que la fabrication de copies de joyaux de la Couronne doit occuper la majeure partie de ses nuits, dans son atelier du 13 Bloomsbury Street que perquisitionne actuellement Scotland Yard.
Elie Bronstein ne nia pas. Le grand chambellan formula une remarque qui lui tenait à cœur.
– Vos propos, inspecteur, impliquent une conséquence directe. Les malversations inouïes d’Elie Bronstein supposent… une complicité.
– Je le crains, Sir Timothy, répondit Higgins. J’avais d’abord pensé à Jane Portman. Elle s’est innocentée en reconnaissant les faux. Puis je me suis demandé si le vol des joyaux n’était pas relié, d’une façon ou d’une autre, aux deux crimes. Or je ne vois guère Elie Bronstein commettre des actes d’une telle violence. Il me fallait donc un suspect remplissant deux conditions : faire partie des principaux responsables de la sécurité de la Tour et disposer de ressources physiques nécessaires pour tuer. Que pensez-vous de mes déductions, lieutenant Holborne ?
L’assassin de la Tour de Londres
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