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– Mais, ajouta-t-il aussitôt, je n’ai
pas le droit de le révéler. Le Spectre me l’a
interdit.
Lord Henry Fallowfield étouffa une
protestation rageuse et s’avança vers le vieuxYeoman.
– Cette mascarade a assez duré. Si
vous connaissez réellement l’identité du meurtrier de Lady Ann,
donnez-la.
Le « spectre » se ramassa sur
lui-même. Son œil gauche se ferma. Ses joues tombèrent, telles deux
poches vides. Ses lèvres se distendirent. Dans un mouvement
inimitable, il se disloqua pour s’asseoir, mit la tête dans ses
mains et ne bougea plus.
– Nous n’en tirerons plus un mot,
estima Higgins. Je crois que vous l’avez un peu trop brusqué, Lord
Henry.
– Tout ceci est grotesque, inspecteur
! s’enflamma le gouverneur. Cet homme est un fou criminel.
Remettez-le entre les mains des psychiatres et faites-le
parler.
– Que deviendraient les corbeaux,
Lord Henry ? Oseriez-vous mettre en péril la Tour de Londres et
l’Angleterre elle-même ?
Higgins consulta une nouvelle fois
son carnet noir. Il prit son temps comme s’il était seul dans la
chapelle Saint-Jean.
– Il n’y a plus d’autres points de ce
genre à éclaircir, déclara-t-il, ennuyé. Je suis arrivé au terme de
mes déductions.
Scott Marlow défaillit. Higgins
aurait-il… échoué ? Les pistes qu’il avait suivies ne se
terminaient-elles pas en culs-de-sac ? Comment se justifierait
Scotland Yard, lorsque la reine lui demanderait des comptes
!
– Si vous en avez terminé,
inspecteur, proposa Lord Fallowfield, je suppose que nous pouvons
nous retirer.
– Une toute petite minute encore,
Lord Henry. Une simple affaire personnelle à régler. Monsieur
Bronstein, accepteriez-vous de vous montrer ?
Elie Bronstein semblait avoir
disparu. Obligé de répondre à l’appel de Higgins, il sortit de la
pénombre du déambulatoire où il s’était réfugié. Le rebord de son
chapeau pied-de-poule lui cachait presque entièrement le
visage.
– Seriez-vous assez aimable, monsieur
Bronstein, pour me restituer le crayon que vous m’avez volé ? Il
s’agit d’un Staedler Tradition B que j’ai taillé moi-même et auquel
je tiens tout particulièrement.
Le petit homme geignit.
– Vous… vous faites erreur,
inspecteur. Je ne possède pas cet objet et je ne savais même pas
que vous vous serviez d’un crayon.
Higgins adopta l’expression sévère
d’un maître d’école rabrouant un élève indiscipliné.
– Voyons, monsieur Bronstein,
souvenez-vous : nous nous trouvions dans le bâtiment des joyaux,
admirant quelques-uns de ces chefs-d’œuvre qui vous fascinent à
juste titre. Je vous ai prêté mon crayon pour
dessiner.
Les lèvres du petit homme
tremblèrent.
– Ah oui, en effet, je me souviens, à
présent ! J’ai dû le garder par inadvertance.
– Mais non, monsieur Bronstein. Il ne
s’agit pas d’une banale distraction de votre part. Vous avez eu un
regard glacial, intense lorsque vous vous êtes emparé de mon crayon
pour le glisser dans votre manche, croyant que je ne m’apercevais
de rien. Vous devriez me le restituer.
Elie Bronstein glissa la main gauche
dans la manche droite de sa veste et en sortit le Staedler
Tradition B qu’il tendit timidement à son légitime
propriétaire.
– Vous avez commis une grave erreur,
monsieur Bronstein, dit Higgins, soudain incisif. En reconnaissant
votre petit méfait, vous venez de me fournir le fil d’Ariane qui va
permettre d’entrer enfin dans le labyrinthe de la Tour de Londres
sans risquer de s’y perdre.
Scott Marlow ne perçut pas
complètement le rapport entre le crayon de Higgins et les deux
meurtres, mais reprit espoir. L’attitude de l’ex-inspecteur-chef
avait changé. Il redevenait sûr de lui et de ses
méthodes.
Elie Bronstein, clé de l’énigme ! Le
superintendant n’aurait pas songé à s’attaquer à ce petit homme
ridé, fripé, timide et mal à l’aise.
– Je regrette, geignit de nouveau
Elie Bronstein. Un moment de faiblesse… J’adore les
crayons.
Higgins devint tranchant comme du
métal.
– Vous n’adorez pas que les crayons,
monsieur Bronstein. Ce vol aussi stupide qu’insignifiant m’a permis
de comprendre que vous apparteniez à une race très particulière :
celle des kleptomanes. Vous êtes incapable de vous retenir, qu’il
s’agisse d’un crayon, d’un bloc-notes de deux cents feuillets sans
spirales appartenant à Myosotis Brazennose ou des lunettes du
docteur Matthews. C’est bien vous, n’est-ce pas, qui les lui avez
dérobées, pendant la cérémonie d’installation du gouverneur ? Vous
n’avez pu vous retenir. Cela explique votre geste : vous teniez à
deux mains votre chapeau pour bien l’enfoncer sur votre tête. Je
suppose que c’est l’une de vos cachettes favorites, une fois le
larcin accompli ? Nous devrions vérifier ce qui s’y trouve
actuellement.
– Non ! hurla Elie Bronstein,
s’agrippant de toutes ses forces à son couvre-chef.
– Soyez raisonnable, mon ami, le pria
Sir Timothy Raven. Aidez-moi, lieutenant Holborne.
– Ne me touchez pas ! supplia le
petit homme, qui fut cependant obligé de céder.
Avec délicatesse, le grand chambellan
souleva le couvre-chef à l’intérieur duquel étaient aménagés des
compartiments pouvant contenir de petits objets. Il y découvrit une
bague de pacotille qu’il exhiba aussitôt.
– Ce bijou m’appartient ! s’exclama
Myosotis Brazennose, s’apercevant avec effroi que la bague avait
disparu de son petit doigt de la main gauche.
Le grand chambellan lui restitua son
bien.
– Comment est-ce possible ? Je n’ai
même pas senti ce monsieur Bronstein s’approcher de moi
!
Cette constatation plongea Sir
Timothy Raven dans la plus grande perplexité.
– Mais alors… et ma clé ! Ne
serait-ce pas Bronstein qui l’aurait volée pendant la cérémonie
?
Le gouverneur considérait son
secrétaire particulier avec effarement.
– Elie… Qu’est-ce qui vous a pris
?
– C’est… c’est plus fort que moi,
balbutia le petit homme, tentant de s’incruster dans un des piliers
de la chapelle Saint-Jean.
– Sir Timothy Raven, indiqua Higgins,
m’a ouvert l’esprit en me rappelant que le colonel Blood, en 1671,
avait presque réussi à voler les joyaux de la Couronne. Avec un peu
moins de précipitation, il aurait abouti dans cette entreprise
jugée impossible. Elie Bronstein, lui, avait décidé de prendre son
temps. Collectionneur, amateur de manuscrits, passionné
d’orfèvrerie, il a dû bénir la nomination de son patron à la Tour.
Enfin, il allait admirer tout son saoul les bijoux les plus
célèbres de la planète. Il ne quittait son domicile que pour entrer
dansJewel Houseoù il demeurait des
heures entières devant les vitrines. Une passion comme celle-là
n’est pas commune. Elle ne pouvait rester… platonique. J’ai fini
par être persuadé qu’Elie Bronstein avait conçu le projet insensé
de voler les bijoux.
– Nous voici en pleine fantasmagorie
! s’exclama le gouverneur. Je connais Elie depuis de nombreuses
années. J’ignorais son déplorable talent de pickpocket, mais je
sais qu’il est incapable de vaincre les systèmes de sécurité
deJewel House !
– Détrompez-vous, lord Fallowfield,
objecta Higgins. Elie Bronstein avait mis au point une méthode très
efficace : il volaitpar le
regard.
La déclaration sibylline de Higgins
ne convainquit personne.
– Qu’est-ce que ça signifie ?
interrogea le gouverneur, inquiet.
– C’est en observant Elie Bronstein,
Lord Henry, que j’ai percé le secret de sa technique. Il fixe une
seule pièce aussi longtemps que nécessaire. Les moindres détails se
gravent dans sa mémoire. Il s’agit d’une véritable transfusion de
bijoux, les précieux objets passant intégralement et sans
distorsion de la vitrine dans le cerveau d’Elie
Bronstein.
Le petit homme, qui avait
l’impression d’être nu sans son chapeau, s’était recroquevillé. Le
gouverneur paraissait plutôt amusé par les curieuses accusations de
l’ex-inspecteur-chef.
– Voilà une manière de voler bien
inoffensive, estima-t-il. Les visiteurs du monde entier opèrent de
la même façon.
– Sans doute, reconnut Higgins, mais
ils n’ont ni le passé ni le talent d’Elie Bronstein.
Au terme de « passé », le petit homme
ferma les yeux.
– Elie a beaucoup souffert, précisa
Lord Fallowfield. Il n’est peut-être pas nécessaire, inspecteur, de
remuer des souvenirs douloureux.
– Hélas si ! rétorqua Higgins, car il
a beaucoup fait souffrir également. La manière dont il s’y est pris
éclaire cette affaire d’un jour singulier.
Scott Marlow, qui reprochait
intérieurement à Higgins de s’acharner sur le petit homme sans
défense, sentit que la reconstitution approchait d’une zone de
turbulence où certains masques allaient tomber.
– Mon service d’information, commença
Higgins, en remerciant mentalement le colonel Arthur Mac Crombie,
m’a appris qu’Elie Bronstein, avant d’entrer au service de Lord
Fallowfield à la fin de la guerre, était l’un des plus célèbres et
des plus talentueux orfèvres de la communauté juive polonaise. Le
futur gouverneur de la Tour l’a sauvé des bagnes nazis, certes,
mais aussi de ses coreligionnaires ! Dès le début de la guerre,
Elie Bronstein a vendu des juifs aux nazis pour assurer sa propre
sécurité. Il récupérait leur or, leurs bijoux, les retaillait, les
modifiait et les offrait à ses protecteurs en gage de sa bonne
volonté. Sa vie contre celle de ses proches et de ses amis. La
communauté juive finit par s’apercevoir que ceux qui s’adressaient
à Elie Bronstein pour sortir d’Allemagne ne réapparaissaient nulle
part.
Lord Henry Fallowfield ouvrit des
yeux horrifiés.
– Elie, mon Dieu… Pourquoi
?
Le petit homme s’exprima avec
peine.
– C’était la guerre, expliqua-t-il.
Je n’avais pas le choix. C’était ça ou ils tuaient mes
parents.
– Vous avez été naïf, monsieur
Bronstein, ajouta Higgins, puisqu’ils ont quand même été gazés.
Comment avez-vous pu croire à la parole des nazis ?
Elie Bronstein baissa la tête. Son
crâne presque chauve, orné de rares cheveux gris cendre, le rendait
pitoyable.
– N’oublions pas le talent de
Bronstein, recommanda Higgins. Si les Allemands avaient gagné la
guerre, il serait probablement devenu fournisseur du Reich. Son
génie manuel a survécu. Une idée folle a germé dans son esprit :
s’emparer des joyaux de la Couronne britannique.
– Et voilà pourquoi il a volé ma clé
! constata le grand chambellan, trop heureux de faire comprendre à
l’assemblée qu’il ne l’avait pas égarée.
– À quoi lui aurait-elle servi ?
objecta le lieutenant Holborne. Avec cette seule clé, il ne pouvait
menacer la sécurité deJewel House.Je
crois qu’il s’en est emparé comme du reste, selon sa technique de
pickpocket.
– Ne brûlons pas les étapes, dit
Higgins. Impossible, en effet, de s’emparer des pièces célèbres
parfaitement à l’abri dans les vitrines de la Tour. Mais il existe
beaucoup de pièces secondaires.
– Elles sont aussi célèbres que les
autres ! opposa le gouverneur.
– Mais beaucoup plus faciles à
reproduire dans un premier temps et à négocier dans un second,
affirma l’homme du Yard. Elie Bronstein ne s’attardait pas sur les
couronnes et les sceptres. Il avait choisi de petits objets. J’ai
vérifié ses dons en lui demandant de dessiner un chef-d’œuvre
complexe, une couronne impériale, sur mon carnet. Vous pouvez
contrôler, Lord Henry, l’incroyable précision de cette reproduction
pourtant tracée en quelques coups de crayon.
Higgins ouvrit son carnet à la bonne
page. Le gouverneur de la Tour de Londres fut ébloui par la qualité
du dessin d’Elie Bronstein.
– N’avez-vous pas confié à M.
Bronstein la préparation d’un nouveau catalogue complet des joyaux
de la Couronne, Lord Henry ? interrogea Higgins.
– En aucun cas ! protesta le
gouverneur, fixant le petit homme avec sévérité.
Ce dernier, qui avait entrouvert les
yeux, les referma aussitôt, plaçant même une main devant son
visage, comme s’il craignait d’être battu.
– Ce genre de tâche relève
exclusivement de la compétence de la conservatrice, indiqua Lord
Henry Fallowfield.
– Elie Bronstein vous en avait-il
parlé ? demanda Higgins à Jane Portman.
– Non, répondit-elle, intriguée. Un
tel catalogue ne serait nullement nécessaire. Il existe
déjà.
– Je sais, approuva Higgins. Je l’ai
longuement consulté, il m’a paru tout à fait satisfaisant. Venez
avec moi, madame Portman. Il me faut votre concours pour une
expérience de la plus haute importance. Nous serons
rapides.
*
L’absence de Jane Portman et de
Higgins ne dura qu’un quart d’heure. À l’intérieur de la chapelle
Saint-Jean, l’atmosphère s’était encore alourdie. Le superintendant
avait été obligé de rassurer Lord Fallowfield, lui promettant que
Higgins ne s’engageait pas sur un chemin aussi obscur que celui-là
sans être persuadé de pouvoir trouver la lumière au terme du
voyage.
Quand Jane Portman pénétra à nouveau
dans la chapelle, chacun s’aperçut qu’elle était contrariée,
presque bouleversée.
– J’ai dû faire subir une difficile
épreuve à madame Portman, expliqua Higgins, afin de m’assurer de sa
bonne foi. Je lui ai montré un éperon et une ampoule d’or qu’avait
si patiemment étudiés Elie Bronstein.
– Ceux qui sont dans la vitrine,
indiqua la conservatrice en butant un peu sur les mots, ce sont…
des faux !
Si la foudre était tombée sur la tête
du gouverneur, elle ne lui aurait pas fait davantage
d’effet.
– Madame Portman… C’est impossible
!
– Tenons-nous-en au fait, exigea
Higgins. Madame Portman et moi-même sommes persuadés que des pièces
authentiques ont été remplacées par des copies. Une expertise le
prouvera. Mon attention a été alertée par d’infimes différences
entre les photographies du catalogue officiel où sont reproduits
les objets d’origine et ceux exposés dans les vitrines. Un certain
brillant qui manquait, un défaut de patine, une impression
générale… L’œil exercé de madame Portman a confirmé mon
jugement.
Scott Marlow était abasourdi par
l’ampleur de la machination mise au point par ce petit homme falot,
sans envergure, que la moindre émotion semblait
démonter.
– J’ai tendu un autre petit piège à
Elie Bronstein, dévoila Higgins. L’un de mes amis, Malcolm Mac
Cullough, lui a rendu visite avec la photographie d’une pièce
byzantine qu’il venait d’acquérir. Malcolm lui a demandé une
reproduction parfaite de l’objet à partir de la seule photographie.
Bronstein a accepté, pour la somme de cinq mille livres, la moitié
payable à la commande. Il a exigé un délai de trois mois,
prétextant un travail urgent. Il est certain que la fabrication de
copies de joyaux de la Couronne doit occuper la majeure partie de
ses nuits, dans son atelier du 13 Bloomsbury Street que
perquisitionne actuellement Scotland Yard.
Elie Bronstein ne nia pas. Le grand
chambellan formula une remarque qui lui tenait à cœur.
– Vos propos, inspecteur, impliquent
une conséquence directe. Les malversations inouïes d’Elie Bronstein
supposent… une complicité.
– Je le crains, Sir Timothy, répondit
Higgins. J’avais d’abord pensé à Jane Portman. Elle s’est
innocentée en reconnaissant les faux. Puis je me suis demandé si le
vol des joyaux n’était pas relié, d’une façon ou d’une autre, aux
deux crimes. Or je ne vois guère Elie Bronstein commettre des actes
d’une telle violence. Il me fallait donc un suspect remplissant
deux conditions : faire partie des principaux responsables de la
sécurité de la Tour et disposer de ressources physiques nécessaires
pour tuer. Que pensez-vous de mes déductions, lieutenant Holborne
?