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Scott Marlow avait redouté le pire,
et c’était bien le pire qui survenait. Le scandale serait
énorme.
– Bien entendu, inspecteur, j’avais
préparé mon affaire de longue date ! se moqua le
gouverneur.
– Bien entendu, Lord Henry. Il vous
fallait un informateur de choix à l’intérieur de la Tour. Votre
ami, le grand chambellan, était trop honnête pour être corrompu.
Mais il vous avait parlé du docteur Matthews, personnage au
caractère tortueux et faible ayant la réputation d’espionner tout
le monde. Il vivait en reclus. Vous avez demandé à votre femme de
devenir sa maîtresse pour lui arracher son inestimable mine
d’informations sur les mille et uns secrets de la Tour. Une chance
pour vous : le docteur Matthews était un drogué. Son vice le fit
tomber en votre pouvoir ; comme Bronstein, il ne pouvait plus rien
vous refuser. Il vous restait à vous attaquer au délicat problème
des clés du coffre contenant les plans des systèmes de sécurité
deJewel House.En devenant gouverneur,
vous en obteniez une. Pour disposer de la deuxième, vous avez
acquis sans grand-peine la complicité du lieutenant Holborne dont
vous connaissiez les faiblesses grâce aux renseignements obtenus
par Lady Ann. Un joueur endetté ! Décidément, la chance vous
souriait. Inutile de combattre son vice : plus il perdait d’argent,
plus il dépendait de vous. Restait la troisième clé : celle de Sir
Timothy Raven. Une seule solution : la faire voler par Elie
Bronstein qui la reproduirait aisément et l’introduirait dans la
serrure adéquate à la place du grand chambellan.
Lord Fallowfield semblait moins sûr
de lui. C’est d’une voix légèrement voilée qu’il émit une
protestation.
– Je vous rappelle, inspecteur, que
j’ai fait moi-même doubler les mesures de sécurité.
– De même, ajouta Higgins, que vous
avez sèchement refusé, en ma présence, l’idée d’une exposition
itinérante des joyaux de la Couronne. Une habile stratégie,
consistant à faire croire que vous attachiez le plus grand prix aux
consignes de sécurité, mais aussi une nécessité ! Car les pièces
secondaires authentiques n’étaient pas encore toutes remplacées par
les faux que fabriquait Bronstein. Il vous fallait encore quelques
mois, Lord Henry, pour mener à bonne fin cette extraordinaire
opération. De plus, les coupables seraient restés sur les lieux de
leur forfait : vous comme gouverneur, Bronstein comme votre
secrétaire particulier, Holborne comme lieutenant, Matthews comme
médecin. Vous deviez avoir prévu une forte rétribution pour chacun.
Lady Ann et vous restiez propriétaires d’un fabuleux trésor.
Personne ne se serait douté de rien : les visiteurs auraient défilé
devant des faux. Il a fallu que je désigne les deux pièces déjà
remplacées à Jane Portman, à l’œil si exercé, pour qu’elle discerne
quelque chose d’anormal. Dès la réouverture de la Tour, la présence
d’une foule immense aurait écarté tout risque de découvrir la
supercherie. Un dernier détail à régler : la disparition momentanée
de la clé du grand chambellan. Sir Timothy s’en apercevrait
forcément. Vous avez eu l’idée, une fois le double fabriqué par
Elie Bronstein, de la glisser dans la cachette de Myosotis
Brazennose dont le lieutenant Holborne connaissait l’emplacement.
Cette femme vous gênait. Elle connaissait trop la Tour, aimait trop
observer. En la faisant ainsi accuser d’un vol, vous auriez obtenu
son licenciement.
Scott Marlow bouillait
intérieurement. Ce gouverneur était un monstre, il n’avait pas
hésité à souiller l’honneur d’une demoiselle vertueuse
!
Lord Fallowfield soutenait sans peine
le regard de Higgins et ne se départissait pas de son calme. Voyant
qu’il gardait le silence, l’ex-inspecteur-chef continua
:
– Malheureusement pour vous, Lord
Henry, un grain de sable a enrayé cette brillante machinerie : le
docteur Matthews. Il était sans doute tombé amoureux de la femme
qui l’avait séduit sur commande. Bien sûr, il avait besoin de votre
silence afin de conserver son poste ; bien sûr, il avait besoin de
l’opium que vous lui fournissiez. Mais vous avez négligé
l’intensité de son abattement. Lady Ann assassinée, le docteur
Matthews n’avait même plus l’espoir de reconquérir celle qu’il
aimait. Écœuré, il avait décidé de parler. En demandant au
lieutenant Holborne de le raccompagner à son cabinet, vous avez
prononcé la condamnation à mort du médecin-chef, sans doute déjà
envisagée depuis quelque temps. Comme d’habitude, Patrick Holborne
vous a obéi au doigt et à l’œil.
– À vous entendre, inspecteur, je
serais un tyran environné d’esclaves ! protesta enfin Lord
Fallowfield, sortant de son mutisme.
– C’est à peu près cela, répliqua
Higgins. Vous régnez effectivement par le chantage. Il suffit de
voir les réactions des hommes qui sont obligés de vous servir. Elie
Bronstein est terrorisé ; le docteur Matthews s’effondrait dès que
vous durcissiez le ton ; le lieutenant Holborne vous est soumis au
point de devenir un bourreau. Chacun vous reconnaît des qualités de
chef et d’organisateur. C’est la principale raison de votre
nomination par la Couronne. Il est fort regrettable que vous ayez
orienté vos facultés vers le mal.
– Vous n’avez aucune preuve de ce que
vous avancez, inspecteur, et vous oubliez que j’ai été moi-même
victime d’un attentat. C’est la même personne qui a tué mon épouse
et le docteur Matthews et qui a tenté de m’assassiner ! Vous
n’allez pas accuser mon « esclave », le lieutenant Holborne,
d’avoir tenu l’arc et la flèche !
– Bien sûr que si, rétorqua Higgins.
Ce montage était d’ailleurs décevant, car trop hâtif. Pourquoi
m’avoir dit que vous aviez repéré le tireur grâce à un reflet
métallique, alors qu’il n’y avait pas le moindre rayon de soleil
susceptible de le produire ? Vous avez redouté la progression de
l’enquête et supposé qu’un attentat contre votre personne vous
innocenterait. La flèche tirée devait passer loin de vous, mais le
superintendant s’est malencontreusement placé sur la trajectoire.
Vous avez été obligé de le pousser pour éviter un fâcheux
accident.
Scott Marlow éprouva un frisson
rétrospectif.
– Ce faux attentat, continua Higgins,
devait avoir lieu au moment où midi sonnerait à Big Ben. Avantage
évident : faire peser les soupçons sur Jane Portman, la
conservatrice, qui, comme Myosotis Brazennose, était inaccessible à
la corruption et pouvait constituer une éventuelle menace si l’idée
lui prenait de se pencher d’un peu trop près sur les bijoux. Voici
mes conclusions, Lord Henry : vous avez failli devenir le plus
grand voleur du siècle. Vous êtes un redoutable maître-chanteur et
un assassin par procuration.
Le gouverneur de la Tour était devenu
aussi pâle que la cire des chandelles. Son collier de barbe grise
semblait avoir blanchi. Mais il ne semblait pas décidé à
céder.
– Brillante théorie, inspecteur, mais
vous ne pouvez présenter que des présomptions.
Scott Marlow, crispé, dut convenir
que ce maudit gouverneur n’avait pas tort.
– Non, intervint le lieutenant
Patrick Holborne, toujours aussi raide. Il y aura un témoignage
décisif contre Lord Fallowfield : le mien.
Le gouverneur aurait bondi sur son
subordonné si Higgins ne s’était interposé.
– Lieutenant, je vous
interdis…
– Cela suffit, Lord Henry. J’en ai
assez. J’ai oublié trop longtemps que j’étais un soldat. Le poids
est trop lourd à porter. Aujourd’hui, je redeviens
moi-même.
Higgins soupira intérieurement. Il
avait misé sur cette réaction du lieutenant Holborne.
– N’oubliez pas, lieutenant, souligna
l’homme du Yard, que vous vous accusez de meurtre.
– C’était un accident, inspecteur. Je
voulais convaincre Matthews de renoncer à ses projets. En
s’énervant, il a été victime d’une syncope et il est tombé dans
l’eau. Je n’ai rien pu faire.
– Les juges apprécieront, déclara
Scott Marlow, sceptique. Vous-même et Lord Henry êtes priés de vous
tenir à la disposition de Scotland Yard.
Higgins, comme s’il se désintéressait
de la situation, se dirigea à nouveau vers l’autel, tournant le dos
à ses interlocuteurs. Lord Fallowfield, consterné, jetait des
regards haineux à Patrick Holborne, redevenu officier de Sa
Majesté.
– Il ne faudrait pas oublier
l’origine de cette affaire, rappela l’ex-inspecteur-chef :
l’assassinat de Lady Ann. Cette fois, lieutenant Holborne, vous ne
pouvez parler d’accident.
La tension, qui s’était apaisée,
redevint palpable. La tête coupée de Lady Ann resurgit dans les
mémoires.
– Je suis innocent, affirma le
lieutenant Holborne avec conviction.
Higgins s’approcha à pas lents,
consultant son carnet.
– Vous étiez un champion de sprint,
lieutenant, dont la carrière a été interrompue par une
malencontreuse blessure. J’ai été contraint de vous soumettre à une
épreuve chronométrée pour voir si vous auriez eu le temps, en
exploitant la présence dusmog, d’aller
décapiter Lady Ann dans la Tour sanglante et de revenir sur la
pelouse. Essai peu concluant, je l’avoue. Il vous était impossible,
même en agissant très rapidement, d’accomplir ce forfait, d’autant
plus que vous vous êtes rendu dans la Maison de la Reine, à
l’opposé de la Tour sanglante, pour y rechercher Lady Ann sur
l’ordre du gouverneur.
Higgins dévisagea à nouveau ce
dernier.
– Et vous, Lord Fallowfield,
croyez-vous à l’innocence de Patrick Holborne ? N’auriez-vous pas
commandité ce crime-là également, à moins que vous n’ayez agi
vous-même ?
– C’est… c’est monstrueux ! protesta
le gouverneur dont l’émotion semblait sincère.
Higgins ne lâcha pas
prise.
– Admettons que le message découvert
dans le sac de Lady Ann soit le bon, il faisait allusion à l’amant
de votre femme. Elle accourt, inquiète, à la Tour sanglante.
Pourquoi ? Parce qu’elle avait réellement un amant, non pas le
docteur Matthews qu’elle avait séduit sur votre ordre, mais le
lieutenant Holborne. Vous ne supportez pas l’infidélité, Lord
Henry, et vous décidez de supprimer celle qui vous
bafoue.
– C’est absurde, dit le gouverneur,
contrit. J’aimais ma femme.
L’homme du Yard observa un temps de
silence. Lord Fallowfield paraissait brisé.
– Lors de notre première entrevue,
reprit Higgins, lisant ses notes, vous m’avez déclaré : « Me voici
privé de l’aide la plus précieuse qui soit : celle de ma chère
épouse. » La mort de Lady Ann, il est vrai, vous arrachait votre
complice, l’âme de votre entreprise. Votre attitude, lorsque
lesmoga envahi la pelouse, a été
significative. Dès que vous l’avez perdue de vue, vous vous êtes
affolé. Vous étiez bouleversé, réellement angoissé, non parce que
vous aviez tué votre femme, mais parce que vous ignoriez qui avait
commis ce crime et pourquoi. Lady Ann décapitée, le jour de votre
installation : votre univers, si parfaitement tissé, basculait dans
l’incompréhensible. Quelqu’un, ici, sait pourtant que ce meurtre
répondait à la plus implacable des logiques.
– Mais qui donc ? supplia Lord
Fallowfield, posant la question qui brûlait les lèvres de tous les
participants à la reconstitution.
– L’assassin de Lady Ann, répondit
Higgins : la conservatrice de la Tour de Londres, Jane
Portman.