41

Scott Marlow avait redouté le pire, et c’était bien le pire qui survenait. Le scandale serait énorme.
– Bien entendu, inspecteur, j’avais préparé mon affaire de longue date ! se moqua le gouverneur.
– Bien entendu, Lord Henry. Il vous fallait un informateur de choix à l’intérieur de la Tour. Votre ami, le grand chambellan, était trop honnête pour être corrompu. Mais il vous avait parlé du docteur Matthews, personnage au caractère tortueux et faible ayant la réputation d’espionner tout le monde. Il vivait en reclus. Vous avez demandé à votre femme de devenir sa maîtresse pour lui arracher son inestimable mine d’informations sur les mille et uns secrets de la Tour. Une chance pour vous : le docteur Matthews était un drogué. Son vice le fit tomber en votre pouvoir ; comme Bronstein, il ne pouvait plus rien vous refuser. Il vous restait à vous attaquer au délicat problème des clés du coffre contenant les plans des systèmes de sécurité deJewel House.En devenant gouverneur, vous en obteniez une. Pour disposer de la deuxième, vous avez acquis sans grand-peine la complicité du lieutenant Holborne dont vous connaissiez les faiblesses grâce aux renseignements obtenus par Lady Ann. Un joueur endetté ! Décidément, la chance vous souriait. Inutile de combattre son vice : plus il perdait d’argent, plus il dépendait de vous. Restait la troisième clé : celle de Sir Timothy Raven. Une seule solution : la faire voler par Elie Bronstein qui la reproduirait aisément et l’introduirait dans la serrure adéquate à la place du grand chambellan.
Lord Fallowfield semblait moins sûr de lui. C’est d’une voix légèrement voilée qu’il émit une protestation.
– Je vous rappelle, inspecteur, que j’ai fait moi-même doubler les mesures de sécurité.
– De même, ajouta Higgins, que vous avez sèchement refusé, en ma présence, l’idée d’une exposition itinérante des joyaux de la Couronne. Une habile stratégie, consistant à faire croire que vous attachiez le plus grand prix aux consignes de sécurité, mais aussi une nécessité ! Car les pièces secondaires authentiques n’étaient pas encore toutes remplacées par les faux que fabriquait Bronstein. Il vous fallait encore quelques mois, Lord Henry, pour mener à bonne fin cette extraordinaire opération. De plus, les coupables seraient restés sur les lieux de leur forfait : vous comme gouverneur, Bronstein comme votre secrétaire particulier, Holborne comme lieutenant, Matthews comme médecin. Vous deviez avoir prévu une forte rétribution pour chacun. Lady Ann et vous restiez propriétaires d’un fabuleux trésor. Personne ne se serait douté de rien : les visiteurs auraient défilé devant des faux. Il a fallu que je désigne les deux pièces déjà remplacées à Jane Portman, à l’œil si exercé, pour qu’elle discerne quelque chose d’anormal. Dès la réouverture de la Tour, la présence d’une foule immense aurait écarté tout risque de découvrir la supercherie. Un dernier détail à régler : la disparition momentanée de la clé du grand chambellan. Sir Timothy s’en apercevrait forcément. Vous avez eu l’idée, une fois le double fabriqué par Elie Bronstein, de la glisser dans la cachette de Myosotis Brazennose dont le lieutenant Holborne connaissait l’emplacement. Cette femme vous gênait. Elle connaissait trop la Tour, aimait trop observer. En la faisant ainsi accuser d’un vol, vous auriez obtenu son licenciement.
Scott Marlow bouillait intérieurement. Ce gouverneur était un monstre, il n’avait pas hésité à souiller l’honneur d’une demoiselle vertueuse !
Lord Fallowfield soutenait sans peine le regard de Higgins et ne se départissait pas de son calme. Voyant qu’il gardait le silence, l’ex-inspecteur-chef continua :
– Malheureusement pour vous, Lord Henry, un grain de sable a enrayé cette brillante machinerie : le docteur Matthews. Il était sans doute tombé amoureux de la femme qui l’avait séduit sur commande. Bien sûr, il avait besoin de votre silence afin de conserver son poste ; bien sûr, il avait besoin de l’opium que vous lui fournissiez. Mais vous avez négligé l’intensité de son abattement. Lady Ann assassinée, le docteur Matthews n’avait même plus l’espoir de reconquérir celle qu’il aimait. Écœuré, il avait décidé de parler. En demandant au lieutenant Holborne de le raccompagner à son cabinet, vous avez prononcé la condamnation à mort du médecin-chef, sans doute déjà envisagée depuis quelque temps. Comme d’habitude, Patrick Holborne vous a obéi au doigt et à l’œil.
– À vous entendre, inspecteur, je serais un tyran environné d’esclaves ! protesta enfin Lord Fallowfield, sortant de son mutisme.
– C’est à peu près cela, répliqua Higgins. Vous régnez effectivement par le chantage. Il suffit de voir les réactions des hommes qui sont obligés de vous servir. Elie Bronstein est terrorisé ; le docteur Matthews s’effondrait dès que vous durcissiez le ton ; le lieutenant Holborne vous est soumis au point de devenir un bourreau. Chacun vous reconnaît des qualités de chef et d’organisateur. C’est la principale raison de votre nomination par la Couronne. Il est fort regrettable que vous ayez orienté vos facultés vers le mal.
– Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez, inspecteur, et vous oubliez que j’ai été moi-même victime d’un attentat. C’est la même personne qui a tué mon épouse et le docteur Matthews et qui a tenté de m’assassiner ! Vous n’allez pas accuser mon « esclave », le lieutenant Holborne, d’avoir tenu l’arc et la flèche !
– Bien sûr que si, rétorqua Higgins. Ce montage était d’ailleurs décevant, car trop hâtif. Pourquoi m’avoir dit que vous aviez repéré le tireur grâce à un reflet métallique, alors qu’il n’y avait pas le moindre rayon de soleil susceptible de le produire ? Vous avez redouté la progression de l’enquête et supposé qu’un attentat contre votre personne vous innocenterait. La flèche tirée devait passer loin de vous, mais le superintendant s’est malencontreusement placé sur la trajectoire. Vous avez été obligé de le pousser pour éviter un fâcheux accident.
Scott Marlow éprouva un frisson rétrospectif.
– Ce faux attentat, continua Higgins, devait avoir lieu au moment où midi sonnerait à Big Ben. Avantage évident : faire peser les soupçons sur Jane Portman, la conservatrice, qui, comme Myosotis Brazennose, était inaccessible à la corruption et pouvait constituer une éventuelle menace si l’idée lui prenait de se pencher d’un peu trop près sur les bijoux. Voici mes conclusions, Lord Henry : vous avez failli devenir le plus grand voleur du siècle. Vous êtes un redoutable maître-chanteur et un assassin par procuration.
Le gouverneur de la Tour était devenu aussi pâle que la cire des chandelles. Son collier de barbe grise semblait avoir blanchi. Mais il ne semblait pas décidé à céder.
– Brillante théorie, inspecteur, mais vous ne pouvez présenter que des présomptions.
Scott Marlow, crispé, dut convenir que ce maudit gouverneur n’avait pas tort.
– Non, intervint le lieutenant Patrick Holborne, toujours aussi raide. Il y aura un témoignage décisif contre Lord Fallowfield : le mien.
Le gouverneur aurait bondi sur son subordonné si Higgins ne s’était interposé.
– Lieutenant, je vous interdis…
– Cela suffit, Lord Henry. J’en ai assez. J’ai oublié trop longtemps que j’étais un soldat. Le poids est trop lourd à porter. Aujourd’hui, je redeviens moi-même.
Higgins soupira intérieurement. Il avait misé sur cette réaction du lieutenant Holborne.
– N’oubliez pas, lieutenant, souligna l’homme du Yard, que vous vous accusez de meurtre.
– C’était un accident, inspecteur. Je voulais convaincre Matthews de renoncer à ses projets. En s’énervant, il a été victime d’une syncope et il est tombé dans l’eau. Je n’ai rien pu faire.
– Les juges apprécieront, déclara Scott Marlow, sceptique. Vous-même et Lord Henry êtes priés de vous tenir à la disposition de Scotland Yard.
Higgins, comme s’il se désintéressait de la situation, se dirigea à nouveau vers l’autel, tournant le dos à ses interlocuteurs. Lord Fallowfield, consterné, jetait des regards haineux à Patrick Holborne, redevenu officier de Sa Majesté.
– Il ne faudrait pas oublier l’origine de cette affaire, rappela l’ex-inspecteur-chef : l’assassinat de Lady Ann. Cette fois, lieutenant Holborne, vous ne pouvez parler d’accident.
La tension, qui s’était apaisée, redevint palpable. La tête coupée de Lady Ann resurgit dans les mémoires.
– Je suis innocent, affirma le lieutenant Holborne avec conviction.
Higgins s’approcha à pas lents, consultant son carnet.
– Vous étiez un champion de sprint, lieutenant, dont la carrière a été interrompue par une malencontreuse blessure. J’ai été contraint de vous soumettre à une épreuve chronométrée pour voir si vous auriez eu le temps, en exploitant la présence dusmog, d’aller décapiter Lady Ann dans la Tour sanglante et de revenir sur la pelouse. Essai peu concluant, je l’avoue. Il vous était impossible, même en agissant très rapidement, d’accomplir ce forfait, d’autant plus que vous vous êtes rendu dans la Maison de la Reine, à l’opposé de la Tour sanglante, pour y rechercher Lady Ann sur l’ordre du gouverneur.
Higgins dévisagea à nouveau ce dernier.
– Et vous, Lord Fallowfield, croyez-vous à l’innocence de Patrick Holborne ? N’auriez-vous pas commandité ce crime-là également, à moins que vous n’ayez agi vous-même ?
– C’est… c’est monstrueux ! protesta le gouverneur dont l’émotion semblait sincère.
Higgins ne lâcha pas prise.
– Admettons que le message découvert dans le sac de Lady Ann soit le bon, il faisait allusion à l’amant de votre femme. Elle accourt, inquiète, à la Tour sanglante. Pourquoi ? Parce qu’elle avait réellement un amant, non pas le docteur Matthews qu’elle avait séduit sur votre ordre, mais le lieutenant Holborne. Vous ne supportez pas l’infidélité, Lord Henry, et vous décidez de supprimer celle qui vous bafoue.
– C’est absurde, dit le gouverneur, contrit. J’aimais ma femme.
L’homme du Yard observa un temps de silence. Lord Fallowfield paraissait brisé.
– Lors de notre première entrevue, reprit Higgins, lisant ses notes, vous m’avez déclaré : « Me voici privé de l’aide la plus précieuse qui soit : celle de ma chère épouse. » La mort de Lady Ann, il est vrai, vous arrachait votre complice, l’âme de votre entreprise. Votre attitude, lorsque lesmoga envahi la pelouse, a été significative. Dès que vous l’avez perdue de vue, vous vous êtes affolé. Vous étiez bouleversé, réellement angoissé, non parce que vous aviez tué votre femme, mais parce que vous ignoriez qui avait commis ce crime et pourquoi. Lady Ann décapitée, le jour de votre installation : votre univers, si parfaitement tissé, basculait dans l’incompréhensible. Quelqu’un, ici, sait pourtant que ce meurtre répondait à la plus implacable des logiques.
– Mais qui donc ? supplia Lord Fallowfield, posant la question qui brûlait les lèvres de tous les participants à la reconstitution.
– L’assassin de Lady Ann, répondit Higgins : la conservatrice de la Tour de Londres, Jane Portman.
L’assassin de la Tour de Londres
titlepage.xhtml
9791090278059_tit_1_1_6.xhtml
9791090278059_pre_1_2.xhtml
9791090278059_chap_1_3_1.xhtml
9791090278059_chap_1_3_2.xhtml
9791090278059_chap_1_3_3.xhtml
9791090278059_chap_1_3_4.xhtml
9791090278059_chap_1_3_5.xhtml
9791090278059_chap_1_3_6.xhtml
9791090278059_chap_1_3_7.xhtml
9791090278059_chap_1_3_8.xhtml
9791090278059_chap_1_3_9.xhtml
9791090278059_chap_1_3_10.xhtml
9791090278059_chap_1_3_11.xhtml
9791090278059_chap_1_3_12.xhtml
9791090278059_chap_1_3_13.xhtml
9791090278059_chap_1_3_14.xhtml
9791090278059_chap_1_3_15.xhtml
9791090278059_chap_1_3_16.xhtml
9791090278059_chap_1_3_17.xhtml
9791090278059_chap_1_3_18.xhtml
9791090278059_chap_1_3_19.xhtml
9791090278059_chap_1_3_20.xhtml
9791090278059_chap_1_3_21.xhtml
9791090278059_chap_1_3_22.xhtml
9791090278059_chap_1_3_23.xhtml
9791090278059_chap_1_3_24.xhtml
9791090278059_chap_1_3_25.xhtml
9791090278059_chap_1_3_26.xhtml
9791090278059_chap_1_3_27.xhtml
9791090278059_chap_1_3_28.xhtml
9791090278059_chap_1_3_29.xhtml
9791090278059_chap_1_3_30.xhtml
9791090278059_chap_1_3_31.xhtml
9791090278059_chap_1_3_32.xhtml
9791090278059_chap_1_3_33.xhtml
9791090278059_chap_1_3_34.xhtml
9791090278059_chap_1_3_35.xhtml
9791090278059_chap_1_3_36.xhtml
9791090278059_chap_1_3_37.xhtml
9791090278059_chap_1_3_38.xhtml
9791090278059_chap_1_3_39.xhtml
9791090278059_chap_1_3_40.xhtml
9791090278059_chap_1_3_41.xhtml
9791090278059_chap_1_3_42.xhtml
9791090278059_chap_1_3_43.xhtml
9791090278059_collec_1_1_4.xhtml
9791090278059_isbn_1_1_11.xhtml