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– J’aimerais comprendre, inspecteur
!
Patrick Holborne était sur le point
de perdre le contrôle de lui-même, mais Higgins ne lui accorda
aucune explication. Le lieutenant fut obligé de le suivre. Scott
Marlow, tout aussi intrigué que le chef desYeomen, lui emboîta le pas.
En ce début d’après-midi, un pâle
rayon de soleil avait percé la masse des nuages pour venir
illuminer le vert tendre de la pelouse s’étendant devant la Maison
de la Reine. Le brouillard s’effilochait en fines écharpes
translucides qui se brisaient contre les pierres des
tours.
– Comme tout est fragile en ce monde,
constata Higgins, s’attendrissant sur ces formes éphémères à la
beauté mouvante et impalpable.
– Qu’attendez-vous de moi ?
s’impatienta le lieutenant Holborne.
– Ne soyez pas si nerveux, recommanda
Higgins, paternel, tout en consultant son carnet noir. Voyons… Ne
bougez pas d’ici.
Higgins sortit son oignon, regarda le
ciel, fit quelques calculs, vérifia. Scott Marlow renonça à
décrypter les raisons de cette attitude. Le lieutenant de la Tour
n’appréciait guère d’être au centre d’une scène dont la finalité
lui échappait.
– Parfait, apprécia
l’ex-inspecteur-chef qui semblait satisfait de sa stratégie. À
présent, lieutenant, vous allez marcher jusqu’à la Tour sanglante,
monter jusqu’à la salle où est exposé le billot, y demeurer trois
minutes en consultant votre montre et revenir jusqu’ici, à votre
point de départ.
Le visage du lieutenant Holborne se
contracta.
– Qu’est-ce que ça signifie
?
Higgins parut étonné.
– Mais… rien, rien du tout. Une
simple vérification d’ordre technique pour laquelle votre aide
m’est indispensable. Seriez-vous assez aimable pour accomplir ce
parcours, à votre allure la plus naturelle ?
Le lieutenant sentit que
l’ex-inspecteur-chef ne le laisserait pas en paix tant qu’il
n’aurait pas obtenu satisfaction. Aussi préféra-t-il ne pas
discuter davantage et s’acquitter de cette corvée. Dès qu’il
s’élança, Higgins ne quitta plus son oignon de l’œil. Scott Marlow
s’approcha de son collègue.
– Vous chronométrez, n’est-ce pas
?
– On ne peut rien vous cacher, mon
cher Marlow.
– Vous croyez que le lieutenant
Holborne aurait eu le temps d’accomplir le crime ?
– Je ne crois rien, répondit Higgins,
attentif à la course inexorable de l’aiguille qui dévorait les
secondes. Je mesure.
Le superintendant n’osa plus poser la
moindre question, sachant que Higgins avait horreur d’être dérangé
lorsqu’il se livrait à une expérience nécessitant une précision
d’ordre scientifique.
L’air excédé du lieutenant, au terme
de sa promenade forcée, en disait assez sur son profond
mécontentement d’être ainsi traité. Il toisa Higgins du haut d’une
dignité toute militaire.
– Cela vous suffira-t-il, inspecteur
?
Higgins sembla fort
contrit.
– Je crains que non, lieutenant, ce
n’était que la première partie de ma petite épreuve. À présent, il
faudrait effectuer le même parcours, dans les mêmes conditions,
mais en courant le plus vite possible. Pour un ancien sprinter
comme vous, il ne s’agira que d’un effort très minime.
Patrick Holborne crut vivre un
cauchemar. Cela signifiait-il que l’homme du Yard le soupçonnait
d’avoir été assez rapide pour profiter dusmog, assassiner Lady Ann et revenir prendre place
sur la pelouse sans avoir été vu de quiconque ? Il n’osa formuler
ces hypothèses à haute voix, mais ses pensées intimes étaient
faciles à déchiffrer.
– C’est grotesque. Je refuse de me
prêter à cette mascarade.
– Vous me rendriez pourtant le plus
grand des services, expliqua Higgins, chaleureux. À mon âge et avec
mes rhumatismes, je n’ai plus le courage d’effectuer ce genre
d’exploit. Je sais que vous avez souffert naguère d’un claquage,
mais une aussi courte distance ne devrait pas mettre votre cuisse
en péril.
Scott Marlow fixa le lieutenant
Holborne d’un œil inquisiteur.
– Auriez-vous quelque chose à vous
reprocher pour refuser de rendre ce service à mon collègue
?
– Tout cela est ridicule, protesta le
lieutenant. Finissons-en au plus vite.
Patrick Holborne, dans un état
d’irritation extrême, s’élança avant même que l’ex-inspecteur-chef
ait eu le temps de regarder son oignon. Aussi Higgins
rectifierait-il de cinq secondes le temps chronométré.
Le lieutenant courut avec l’allure
déliée d’un sportif expérimenté. Ses foulées étaient souples,
efficaces. Higgins nota qu’il avait séjourné dans la Tour sanglante
plus longtemps que prévu.
– Je suis essoufflé, dit-il en
arrivant auprès de Higgins.
L’homme du Yard estima que Patrick
Holborne exagérait un peu. Sa poitrine se soulevait à un rythme un
peu plus rapide qu’au repos, mais l’épreuve était loin de l’avoir
épuisé.
– Cette fois, inspecteur, j’espère
que vous n’avez plus besoin de moi.
– Vous êtes libre, concéda Higgins,
énigmatique. Mais n’oubliez pas de faire préparer ma
chambre.
Il attendit que Patrick Holborne fût
rentré dans la Maison de la Reine pour s’adresser au
superintendant.
– À votre avis, mon cher Marlow,
combien de temps le smoga-t-il
recouvert la pelouse où se déroulait la cérémonie ?
Le superintendant se
concentra.
– Dix minutes environ… peut-être un
peu plus.
Higgins parut perplexe.
– En courant, le lieutenant Holborne
a mis dix minutes et cinquante secondes.
– Il a sans doute freiné
volontairement l’allure pour nous induire en erreur.
– Peut-être, mon cher Marlow,
peut-être… Croyez-vous que le gouverneur aurait pu effectuer le
trajet du crime en moins de dix minutes ?
– Impossible !
– Impossible,
dites-vous…
Scott Marlow ne comprenait pas
pourquoi Higgins pouvait avoir le moindre doute sur ce point. À
soixante-cinq ans, Lord Henry Fallowfield n’avait ni la même
énergie ni la même rapidité qu’un homme jeune et sportif comme le
lieutenant Holborne. Il aurait fallu au moins quinze minutes au
nouveau gouverneur pour quitter la pelouse et y revenir après avoir
accompli son forfait. Les conditions matérielles du crime mettaient
Lord Henry hors de cause. Higgins venait lui-même de le
prouver.
Le superintendant ne savoura pas
longtemps le plaisir de cette découverte qui écartait la vision
d’un affreux scandale. Une série de coups d’une surprenante
violence le fit sursauter. Higgins avait dressé l’oreille, tel un
chat aux aguets.
– Qu’est-ce que c’est ? s’angoissa
Scott Marlow.
– Le spectre, sans
doute.
Un silence de quelques secondes fut
brisé par une nouvelle série de coups. Se guidant au son, Higgins
se dirigea vers l’endroit d’où provenaient ces bruits sinistres. Il
lui fallut dépasser la Tour sanglante, laisser sur sa gauche la
Tour blanche et marcher en direction de la Tour de la Lanterne,
cachée par des rangées de platanes. Scott Marlow suivait son
collègue, légèrement en retrait. Pas âme qui vive. Privée de ses
visiteurs, la Tour de Londres devenait un espace désolé, livré aux
ombres du passé.
Un choc sourd, suivi d’un
grognement.
Higgins s’immobilisa, dissimulé par
un tronc d’arbre. Scott Marlow l’imita.
À une dizaine de mètres des deux
policiers, le vieuxYeomanabattit sa
hache une fois de plus, fendant une grosse bûche d’un seul coup et
poussant un « han » de satisfaction. Autour du billot, les bûches
amoncelées témoignaient de l’efficacité de son travail. Il frappait
avec force et précision.
Formant une rangée presque régulière
devant leur cage, six corbeaux, qui faisaient officiellement partie
des effectifs militaires de la Tour de Londres, assistaient au
spectacle. D’une taille impressionnante, ils attendaient que leur
maître se décidât à leur proposer quelque nourriture. Habitués à
recevoir leur ration depuis de nombreuses générations, ces
corbeaux-là se savaient intouchables. L’existence de l’Angleterre
était liée à la leur. C’est sans doute pourquoi, à l’abri de tout
souci existentiel, ils jouissaient d’une remarquable longévité,
certains dépassant l’âge de quarante ans. Les corbeaux soldats de
la Tour ne respectaient rien, pas davantage le mastic des fenêtres
que les pneus des automobiles.
Levant son bec, l’un d’eux perçut
quelque chose d’anormal. Il tourna la tête dans tous les sens, puis
décolla lourdement en émettant un « croa » agressif. Il effectua
une attaque en piqué sur Scott Marlow. Le superintendant se
défendit de manière désordonnée et fut obligé de battre en
retraite, non sans invectiver le volatile. Le vacarme alerta le
vieuxYeomanqui posa sa hache sur le
billot, partit d’un grand éclat de rire et disparut du côté
desNew Armouries.