14

– J’aimerais comprendre, inspecteur !
Patrick Holborne était sur le point de perdre le contrôle de lui-même, mais Higgins ne lui accorda aucune explication. Le lieutenant fut obligé de le suivre. Scott Marlow, tout aussi intrigué que le chef desYeomen, lui emboîta le pas.
En ce début d’après-midi, un pâle rayon de soleil avait percé la masse des nuages pour venir illuminer le vert tendre de la pelouse s’étendant devant la Maison de la Reine. Le brouillard s’effilochait en fines écharpes translucides qui se brisaient contre les pierres des tours.
– Comme tout est fragile en ce monde, constata Higgins, s’attendrissant sur ces formes éphémères à la beauté mouvante et impalpable.
– Qu’attendez-vous de moi ? s’impatienta le lieutenant Holborne.
– Ne soyez pas si nerveux, recommanda Higgins, paternel, tout en consultant son carnet noir. Voyons… Ne bougez pas d’ici.
Higgins sortit son oignon, regarda le ciel, fit quelques calculs, vérifia. Scott Marlow renonça à décrypter les raisons de cette attitude. Le lieutenant de la Tour n’appréciait guère d’être au centre d’une scène dont la finalité lui échappait.
– Parfait, apprécia l’ex-inspecteur-chef qui semblait satisfait de sa stratégie. À présent, lieutenant, vous allez marcher jusqu’à la Tour sanglante, monter jusqu’à la salle où est exposé le billot, y demeurer trois minutes en consultant votre montre et revenir jusqu’ici, à votre point de départ.
Le visage du lieutenant Holborne se contracta.
– Qu’est-ce que ça signifie ?
Higgins parut étonné.
– Mais… rien, rien du tout. Une simple vérification d’ordre technique pour laquelle votre aide m’est indispensable. Seriez-vous assez aimable pour accomplir ce parcours, à votre allure la plus naturelle ?
Le lieutenant sentit que l’ex-inspecteur-chef ne le laisserait pas en paix tant qu’il n’aurait pas obtenu satisfaction. Aussi préféra-t-il ne pas discuter davantage et s’acquitter de cette corvée. Dès qu’il s’élança, Higgins ne quitta plus son oignon de l’œil. Scott Marlow s’approcha de son collègue.
– Vous chronométrez, n’est-ce pas ?
– On ne peut rien vous cacher, mon cher Marlow.
– Vous croyez que le lieutenant Holborne aurait eu le temps d’accomplir le crime ?
– Je ne crois rien, répondit Higgins, attentif à la course inexorable de l’aiguille qui dévorait les secondes. Je mesure.
Le superintendant n’osa plus poser la moindre question, sachant que Higgins avait horreur d’être dérangé lorsqu’il se livrait à une expérience nécessitant une précision d’ordre scientifique.
L’air excédé du lieutenant, au terme de sa promenade forcée, en disait assez sur son profond mécontentement d’être ainsi traité. Il toisa Higgins du haut d’une dignité toute militaire.
– Cela vous suffira-t-il, inspecteur ?
Higgins sembla fort contrit.
– Je crains que non, lieutenant, ce n’était que la première partie de ma petite épreuve. À présent, il faudrait effectuer le même parcours, dans les mêmes conditions, mais en courant le plus vite possible. Pour un ancien sprinter comme vous, il ne s’agira que d’un effort très minime.
Patrick Holborne crut vivre un cauchemar. Cela signifiait-il que l’homme du Yard le soupçonnait d’avoir été assez rapide pour profiter dusmog, assassiner Lady Ann et revenir prendre place sur la pelouse sans avoir été vu de quiconque ? Il n’osa formuler ces hypothèses à haute voix, mais ses pensées intimes étaient faciles à déchiffrer.
– C’est grotesque. Je refuse de me prêter à cette mascarade.
– Vous me rendriez pourtant le plus grand des services, expliqua Higgins, chaleureux. À mon âge et avec mes rhumatismes, je n’ai plus le courage d’effectuer ce genre d’exploit. Je sais que vous avez souffert naguère d’un claquage, mais une aussi courte distance ne devrait pas mettre votre cuisse en péril.
Scott Marlow fixa le lieutenant Holborne d’un œil inquisiteur.
– Auriez-vous quelque chose à vous reprocher pour refuser de rendre ce service à mon collègue ?
– Tout cela est ridicule, protesta le lieutenant. Finissons-en au plus vite.
Patrick Holborne, dans un état d’irritation extrême, s’élança avant même que l’ex-inspecteur-chef ait eu le temps de regarder son oignon. Aussi Higgins rectifierait-il de cinq secondes le temps chronométré.
Le lieutenant courut avec l’allure déliée d’un sportif expérimenté. Ses foulées étaient souples, efficaces. Higgins nota qu’il avait séjourné dans la Tour sanglante plus longtemps que prévu.
– Je suis essoufflé, dit-il en arrivant auprès de Higgins.
L’homme du Yard estima que Patrick Holborne exagérait un peu. Sa poitrine se soulevait à un rythme un peu plus rapide qu’au repos, mais l’épreuve était loin de l’avoir épuisé.
– Cette fois, inspecteur, j’espère que vous n’avez plus besoin de moi.
– Vous êtes libre, concéda Higgins, énigmatique. Mais n’oubliez pas de faire préparer ma chambre.
Il attendit que Patrick Holborne fût rentré dans la Maison de la Reine pour s’adresser au superintendant.
– À votre avis, mon cher Marlow, combien de temps le smoga-t-il recouvert la pelouse où se déroulait la cérémonie ?
Le superintendant se concentra.
– Dix minutes environ… peut-être un peu plus.
Higgins parut perplexe.
– En courant, le lieutenant Holborne a mis dix minutes et cinquante secondes.
– Il a sans doute freiné volontairement l’allure pour nous induire en erreur.
– Peut-être, mon cher Marlow, peut-être… Croyez-vous que le gouverneur aurait pu effectuer le trajet du crime en moins de dix minutes ?
– Impossible !
– Impossible, dites-vous…
Scott Marlow ne comprenait pas pourquoi Higgins pouvait avoir le moindre doute sur ce point. À soixante-cinq ans, Lord Henry Fallowfield n’avait ni la même énergie ni la même rapidité qu’un homme jeune et sportif comme le lieutenant Holborne. Il aurait fallu au moins quinze minutes au nouveau gouverneur pour quitter la pelouse et y revenir après avoir accompli son forfait. Les conditions matérielles du crime mettaient Lord Henry hors de cause. Higgins venait lui-même de le prouver.
Le superintendant ne savoura pas longtemps le plaisir de cette découverte qui écartait la vision d’un affreux scandale. Une série de coups d’une surprenante violence le fit sursauter. Higgins avait dressé l’oreille, tel un chat aux aguets.
– Qu’est-ce que c’est ? s’angoissa Scott Marlow.
– Le spectre, sans doute.
Un silence de quelques secondes fut brisé par une nouvelle série de coups. Se guidant au son, Higgins se dirigea vers l’endroit d’où provenaient ces bruits sinistres. Il lui fallut dépasser la Tour sanglante, laisser sur sa gauche la Tour blanche et marcher en direction de la Tour de la Lanterne, cachée par des rangées de platanes. Scott Marlow suivait son collègue, légèrement en retrait. Pas âme qui vive. Privée de ses visiteurs, la Tour de Londres devenait un espace désolé, livré aux ombres du passé.
Un choc sourd, suivi d’un grognement.
Higgins s’immobilisa, dissimulé par un tronc d’arbre. Scott Marlow l’imita.
À une dizaine de mètres des deux policiers, le vieuxYeomanabattit sa hache une fois de plus, fendant une grosse bûche d’un seul coup et poussant un « han » de satisfaction. Autour du billot, les bûches amoncelées témoignaient de l’efficacité de son travail. Il frappait avec force et précision.
Formant une rangée presque régulière devant leur cage, six corbeaux, qui faisaient officiellement partie des effectifs militaires de la Tour de Londres, assistaient au spectacle. D’une taille impressionnante, ils attendaient que leur maître se décidât à leur proposer quelque nourriture. Habitués à recevoir leur ration depuis de nombreuses générations, ces corbeaux-là se savaient intouchables. L’existence de l’Angleterre était liée à la leur. C’est sans doute pourquoi, à l’abri de tout souci existentiel, ils jouissaient d’une remarquable longévité, certains dépassant l’âge de quarante ans. Les corbeaux soldats de la Tour ne respectaient rien, pas davantage le mastic des fenêtres que les pneus des automobiles.
Levant son bec, l’un d’eux perçut quelque chose d’anormal. Il tourna la tête dans tous les sens, puis décolla lourdement en émettant un « croa » agressif. Il effectua une attaque en piqué sur Scott Marlow. Le superintendant se défendit de manière désordonnée et fut obligé de battre en retraite, non sans invectiver le volatile. Le vacarme alerta le vieuxYeomanqui posa sa hache sur le billot, partit d’un grand éclat de rire et disparut du côté desNew Armouries.
L’assassin de la Tour de Londres
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