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Le déjeuner servi dans l’appartement
de fonction du lieutenant de la Tour réunit Higgins, Scott Marlow,
Patrick Holborne et le médecin-chef Richard Matthews, invité
permanent. Le menu était frugal : œufs au bacon, poulet froid,
tarte aux pommes, l’ensemble accompagné d’une bière brune de
médiocre qualité. Higgins, habitué au goût inimitable des œufs
ramassés derrière la poule qui venait de les pondre, fut persuadé
que son foie résisterait mal à l’ingestion de ceux du lieutenant.
Quant au poulet, il n’avait jamais dû connaître l’ineffable plaisir
de gambader dans une cour de ferme.
Scott Marlow, indifférent à ces
nuances, mangeait d’un bon appétit. Higgins grignotait. Le
lieutenant n’avait pas faim. Le docteur Matthews buvait. Il avait
déjà vidé deux chopes de bière avant de toucher à ses œufs. Selon
les règles de la bienséance, les quatre hommes avaient commencé par
échanger des banalités sur la fraîcheur du printemps et la
permanence du brouillard qui devenait obsédant.
Il régnait une tension certaine que
Higgins, sensible aux atmosphères, percevait comme croissante.
Scott Marlow avait beau se lancer dans un discours sur la
modernisation du Yard et le taux d’efficacité des enquêtes par
ordinateur, ni le lieutenant ni le médecin-chef ne se donnèrent la
peine de l’approuver. Et l’orage se déclencha au moment où
l’ex-inspecteur-chef regrettait d’avoir goûté à la tarte aux pommes
dont la pâte n’était qu’à moitié cuite.
– J’ai appris votre conduite
inqualifiable, déclara le docteur Matthews, le nez fixé sur son
dessert.
– C’est à moi que vous parlez ?
demanda le lieutenant Holborne, très sec.
– À qui d’autre ? Des bruits
circulent déjà dans toute la Tour. Vous auriez pu vous contenir
!
Les grosses lèvres du médecin-chef
rougissaient de plaisir. Il tenait une proie facile.
– Qu’est-ce que ça signifie ?
s’étonna le superintendant, qui n’était pas au courant de
l’incident.
– Demandez-le au spectre, ironisa
Richard Matthews. Il a vu le lieutenant Holborne tenter de violer
la conservatrice, Jane Portman. Le drame est venu aux oreilles de
Myosotis Brazennose qui me l’a rapporté. Pas de quoi pavoiser,
lieutenant, mais peut-être de quoi perdre votre poste
!
Le médecin-chef jubilait. Ses mains
tremblaient davantage qu’à l’ordinaire. Patrick Holborne, livide,
gardait un semblant de dignité.
– Votre version des faits est
outrancière, objecta-t-il d’une voix mal assurée. Il existe un
litige entre Miss Portman et moi, c’est vrai, mais il n’a jamais
été dans mes intentions de lui faire subir les derniers
outrages.
– Ce n’est pas ce qui se dit, susurra
le médecin-chef, mastiquant de manière bruyante.
Patrick Holborne se
leva.
– Je ne vous permets pas de faire
peser sur moi de tels soupçons. Vos insinuations sont mensongères
et diffamatoires.
– Jane Portman est jolie, trop jolie
pour vous, voilà tout ! Vous feriez mieux de renoncer, lieutenant.
Il faut savoir reconnaître ses échecs.
En proie à une colère froide, Patrick
Holborne s’élança vers le médecin-chef. Scott Marlow
s’interposa.
– Du calme, messieurs !
Un silence pesant laissa croire à une
accalmie. Mais Richard Matthews n’avait pas fini de savourer sa
victoire sur le robuste lieutenant de la Tour de
Londres.
– Il y a des moments où l’humanité me
dégoûte, confessa-t-il. Abuser d’une femme est l’acte le plus lâche
qu’un homme puisse commettre.
Scott Marlow se maintint fermement
sur le chemin de Patrick Holborne.
– Lorsqu’on a une maîtresse, docteur,
dit le lieutenant dont la bouche était déformée par un rictus, et
qu’on se cache comme un rat, on ne se permet pas de juger
autrui.
La réaction de l’indolent Richard
Matthews fut d’une incroyable violence. D’un revers de manche, il
balaya assiette et couverts. Puis, s’agrippant au rebord de la
table pour se lever à demi, il siffla plus qu’il ne
parla.
– Espèce de sale menteur
!
Le superintendant se demandait quand
Higgins se déciderait à intervenir. Ce dernier prit enfin la
parole.
– Si ma mémoire est bonne, docteur,
vous m’avez bien affirmé que vous ne connaissiez pas Lady Ann et
que vous l’aviez rencontrée pour la première fois lors de la
cérémonie d’installation du gouverneur ?
La question laissa interdits le
superintendant, le médecin-chef et le lieutenant de la
Tour.
– C’est bien la vérité. Vous faites
fausse route, inspecteur. Demandez plutôt au lieutenant Holborne
pourquoi il a ramassé le gant de Jane Portman… À moins qu’il ne
vous en ait déjà parlé.
Le docteur Matthews, dévisageant d’un
œil haineux le lieutenant, quitta la salle à manger.
Dès qu’il fut sorti, Patrick Holborne
se laissa tomber sur une chaise, abandonnant toute discipline
militaire.
– Je ne comprends pas, Richard était
un camarade de longue date ! Pourquoi s’est-il comporté ainsi
?
– Je vais servir le café, annonça
Scott Marlow qui avait horreur de ces situations compliquées où les
responsabilités n’étaient pas nettement établies.
Higgins savait être confronté à une
sorte de nœud gordien de son enquête. Comment savoir si l’un des
deux adversaires – ou les deux ensemble – ne jouait pas la comédie
?
– Ainsi, d’après vous, le docteur
Matthews aurait une maîtresse cachée.
Le visage éprouvé de Patrick Holborne
s’orna d’un pauvre sourire.
– C’est un vieux ragot éculé, une
plaisanterie deYeomandésœuvré qui ne
fait plus rire personne. Je voulais simplement le vexer et n’ai pas
trouvé de meilleur argument. Chacun sait, ici, que Richard n’a
jamais eu de succès auprès des femmes et qu’il ne les aime pas
beaucoup. Lui-même a laissé entendre qu’une fabuleuse maîtresse lui
volait sa santé. On trompe son ennui comme on peut.
Higgins avait depuis longtemps sorti
son carnet noir. Le lieutenant, comme la plupart des témoins qu’il
avait eu à interroger durant sa carrière, ne le voyait même pas
prendre des notes tant il était discret et rapide.
– Ennui ? Le docteur Matthews
n’est-il pas débordé de travail ?
– Vous plaisantez ? De la routine,
des cas sans gravité. LesYeomensont en
excellente santé, il n’a pratiquement rien à faire et cela le
déprime. Sans doute avait-il rêvé d’une tout autre carrière. Il
restera à la Tour jusqu’à la fin de ses jours.
Scott Marlow revint avec le café
réchauffé. Il avait vainement cherché dans la cuisine du lieutenant
une bouteille de whisky.
– Était-ce bien le gant de Jane
Portman que vous avez ramassé ? demanda Higgins avec bonhomie,
comme s’il n’attribuait aucune importance particulière à ce
détail.
– Oui, confirma Patrick Holborne. Je
n’y avais plus pensé. J’ai accompli un geste machinal que Richard a
dû observer.
– Avez-vous conservé l’objet
?
– Bien sûr. Je comptais d’ailleurs le
rendre à sa propriétaire. Le voici.
Le lieutenant l’avait posé en
évidence sur un buffet.
Higgins l’examina avec soin. Il
s’agissait d’un gant pour la main droite, en laine grise et
épaisse. L’ex-inspecteur-chef le remit au
superintendant.
– Pourriez-vous le faire examiner par
le laboratoire, mon cher Marlow ?
Le superintendant se chargea de
l’indice.
– Je suppose, dit Higgins avec une
gravité soudaine en s’adressant à Patrick Holborne, que vous
souhaitez ardemment faire éclater la vérité sur ce crime abominable
?
Choqué, le lieutenant de la Tour de
Londres soutint avec difficulté le regard de l’homme du
Yard.
– Évidemment, inspecteur
!
– En ce cas, lieutenant, vous
accepterez d’être soumis à une petite épreuve.