13

Le déjeuner servi dans l’appartement de fonction du lieutenant de la Tour réunit Higgins, Scott Marlow, Patrick Holborne et le médecin-chef Richard Matthews, invité permanent. Le menu était frugal : œufs au bacon, poulet froid, tarte aux pommes, l’ensemble accompagné d’une bière brune de médiocre qualité. Higgins, habitué au goût inimitable des œufs ramassés derrière la poule qui venait de les pondre, fut persuadé que son foie résisterait mal à l’ingestion de ceux du lieutenant. Quant au poulet, il n’avait jamais dû connaître l’ineffable plaisir de gambader dans une cour de ferme.
Scott Marlow, indifférent à ces nuances, mangeait d’un bon appétit. Higgins grignotait. Le lieutenant n’avait pas faim. Le docteur Matthews buvait. Il avait déjà vidé deux chopes de bière avant de toucher à ses œufs. Selon les règles de la bienséance, les quatre hommes avaient commencé par échanger des banalités sur la fraîcheur du printemps et la permanence du brouillard qui devenait obsédant.
Il régnait une tension certaine que Higgins, sensible aux atmosphères, percevait comme croissante. Scott Marlow avait beau se lancer dans un discours sur la modernisation du Yard et le taux d’efficacité des enquêtes par ordinateur, ni le lieutenant ni le médecin-chef ne se donnèrent la peine de l’approuver. Et l’orage se déclencha au moment où l’ex-inspecteur-chef regrettait d’avoir goûté à la tarte aux pommes dont la pâte n’était qu’à moitié cuite.
– J’ai appris votre conduite inqualifiable, déclara le docteur Matthews, le nez fixé sur son dessert.
– C’est à moi que vous parlez ? demanda le lieutenant Holborne, très sec.
– À qui d’autre ? Des bruits circulent déjà dans toute la Tour. Vous auriez pu vous contenir !
Les grosses lèvres du médecin-chef rougissaient de plaisir. Il tenait une proie facile.
– Qu’est-ce que ça signifie ? s’étonna le superintendant, qui n’était pas au courant de l’incident.
– Demandez-le au spectre, ironisa Richard Matthews. Il a vu le lieutenant Holborne tenter de violer la conservatrice, Jane Portman. Le drame est venu aux oreilles de Myosotis Brazennose qui me l’a rapporté. Pas de quoi pavoiser, lieutenant, mais peut-être de quoi perdre votre poste !
Le médecin-chef jubilait. Ses mains tremblaient davantage qu’à l’ordinaire. Patrick Holborne, livide, gardait un semblant de dignité.
– Votre version des faits est outrancière, objecta-t-il d’une voix mal assurée. Il existe un litige entre Miss Portman et moi, c’est vrai, mais il n’a jamais été dans mes intentions de lui faire subir les derniers outrages.
– Ce n’est pas ce qui se dit, susurra le médecin-chef, mastiquant de manière bruyante.
Patrick Holborne se leva.
– Je ne vous permets pas de faire peser sur moi de tels soupçons. Vos insinuations sont mensongères et diffamatoires.
– Jane Portman est jolie, trop jolie pour vous, voilà tout ! Vous feriez mieux de renoncer, lieutenant. Il faut savoir reconnaître ses échecs.
En proie à une colère froide, Patrick Holborne s’élança vers le médecin-chef. Scott Marlow s’interposa.
– Du calme, messieurs !
Un silence pesant laissa croire à une accalmie. Mais Richard Matthews n’avait pas fini de savourer sa victoire sur le robuste lieutenant de la Tour de Londres.
– Il y a des moments où l’humanité me dégoûte, confessa-t-il. Abuser d’une femme est l’acte le plus lâche qu’un homme puisse commettre.
Scott Marlow se maintint fermement sur le chemin de Patrick Holborne.
– Lorsqu’on a une maîtresse, docteur, dit le lieutenant dont la bouche était déformée par un rictus, et qu’on se cache comme un rat, on ne se permet pas de juger autrui.
La réaction de l’indolent Richard Matthews fut d’une incroyable violence. D’un revers de manche, il balaya assiette et couverts. Puis, s’agrippant au rebord de la table pour se lever à demi, il siffla plus qu’il ne parla.
– Espèce de sale menteur !
Le superintendant se demandait quand Higgins se déciderait à intervenir. Ce dernier prit enfin la parole.
– Si ma mémoire est bonne, docteur, vous m’avez bien affirmé que vous ne connaissiez pas Lady Ann et que vous l’aviez rencontrée pour la première fois lors de la cérémonie d’installation du gouverneur ?
La question laissa interdits le superintendant, le médecin-chef et le lieutenant de la Tour.
– C’est bien la vérité. Vous faites fausse route, inspecteur. Demandez plutôt au lieutenant Holborne pourquoi il a ramassé le gant de Jane Portman… À moins qu’il ne vous en ait déjà parlé.
Le docteur Matthews, dévisageant d’un œil haineux le lieutenant, quitta la salle à manger.
Dès qu’il fut sorti, Patrick Holborne se laissa tomber sur une chaise, abandonnant toute discipline militaire.
– Je ne comprends pas, Richard était un camarade de longue date ! Pourquoi s’est-il comporté ainsi ?
– Je vais servir le café, annonça Scott Marlow qui avait horreur de ces situations compliquées où les responsabilités n’étaient pas nettement établies.
Higgins savait être confronté à une sorte de nœud gordien de son enquête. Comment savoir si l’un des deux adversaires – ou les deux ensemble – ne jouait pas la comédie ?
– Ainsi, d’après vous, le docteur Matthews aurait une maîtresse cachée.
Le visage éprouvé de Patrick Holborne s’orna d’un pauvre sourire.
– C’est un vieux ragot éculé, une plaisanterie deYeomandésœuvré qui ne fait plus rire personne. Je voulais simplement le vexer et n’ai pas trouvé de meilleur argument. Chacun sait, ici, que Richard n’a jamais eu de succès auprès des femmes et qu’il ne les aime pas beaucoup. Lui-même a laissé entendre qu’une fabuleuse maîtresse lui volait sa santé. On trompe son ennui comme on peut.
Higgins avait depuis longtemps sorti son carnet noir. Le lieutenant, comme la plupart des témoins qu’il avait eu à interroger durant sa carrière, ne le voyait même pas prendre des notes tant il était discret et rapide.
– Ennui ? Le docteur Matthews n’est-il pas débordé de travail ?
– Vous plaisantez ? De la routine, des cas sans gravité. LesYeomensont en excellente santé, il n’a pratiquement rien à faire et cela le déprime. Sans doute avait-il rêvé d’une tout autre carrière. Il restera à la Tour jusqu’à la fin de ses jours.
Scott Marlow revint avec le café réchauffé. Il avait vainement cherché dans la cuisine du lieutenant une bouteille de whisky.
– Était-ce bien le gant de Jane Portman que vous avez ramassé ? demanda Higgins avec bonhomie, comme s’il n’attribuait aucune importance particulière à ce détail.
– Oui, confirma Patrick Holborne. Je n’y avais plus pensé. J’ai accompli un geste machinal que Richard a dû observer.
– Avez-vous conservé l’objet ?
– Bien sûr. Je comptais d’ailleurs le rendre à sa propriétaire. Le voici.
Le lieutenant l’avait posé en évidence sur un buffet.
Higgins l’examina avec soin. Il s’agissait d’un gant pour la main droite, en laine grise et épaisse. L’ex-inspecteur-chef le remit au superintendant.
– Pourriez-vous le faire examiner par le laboratoire, mon cher Marlow ?
Le superintendant se chargea de l’indice.
– Je suppose, dit Higgins avec une gravité soudaine en s’adressant à Patrick Holborne, que vous souhaitez ardemment faire éclater la vérité sur ce crime abominable ?
Choqué, le lieutenant de la Tour de Londres soutint avec difficulté le regard de l’homme du Yard.
– Évidemment, inspecteur !
– En ce cas, lieutenant, vous accepterez d’être soumis à une petite épreuve.
L’assassin de la Tour de Londres
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