17

Higgins resta plus d’une heure en compagnie de feue Lady Ann. Patrick Holborne en profita pour s’éclipser, violant la loi sacro-sainte qui aurait dû le contraindre à ne point laisser seul un civil dans la chapelle de Saint-Pierre. L’ex-inspecteur-chef n’avait pas tenté de retenir celui qui, avec plus ou moins de bonne volonté, avait lancé une grave accusation contre le docteur Matthews.
Pendant cette heure-là, Higgins ne songea à personne d’autre qu’à Lady Ann, nouveau cadavre illustre de la Tour de Londres. Il n’avait que bien peu de renseignements vérifiés concernant cette femme du monde dont l’existence, semblait-il, n’avait été que fastes, réceptions et voyages. Son visage, à la fois fin et entêté, ne racontait-il pas une histoire plus secrète, n’exprimait-il pas une autre vérité ? Higgins ne chercha pas à percer les ténèbres qui environnaient encore le décès de Lady Ann. Cela aurait constitué une déplorable erreur de méthode. Il se contenta d’apprendre à mieux connaître une femme qu’il n’avait jamais approchée de son vivant. À ses questions, il n’attendait que des réponses partielles. Mais cet échange de silences au-delà des mots l’instruisait sans doute davantage qu’un bavardage superficiel.
Un rire dément interrompit sa méditation. Higgins fut soudain enveloppé d’un vent glacial s’engouffrant par la porte ouverte. Un corbeau s’aventura à l’intérieur de la chapelle, émit un croassement et s’enfuit. Les faibles lumières s’éteignirent, plongeant Saint-Pierre dans l’obscurité. Le Spectre avait repris possession des lieux.
Faisant face à la Tour blanche, la Tour Beauchamp se dressait à l’ouest de la pelouse où avait eu lieu l’installation du gouverneur. Higgins se dirigea vers elle, d’un pas lent et mesuré, songeant que cette austère construction devait son nom à Thomas Beauchamp, troisième comte de Warwick, qui y avait été emprisonné auXIIIe siècle. Le pouvoir avait fait de cette tour le séjour privilégié des captifs jouissant d’une notoriété certaine.
Higgins emprunta un escalier circulaire pour monter vers la chambre médiane où il savait trouver la conservatrice, Jane Portman. Au rez-de-chaussée, déjà, il avait remarqué de curieuses inscriptions dues aux prisonniers, notamment aux frères Dudley, Robert et Guildford, l’époux de Lady Jeanne Grey. Ces émouvants souvenirs se poursuivaient dans la plus belle salle de la Tour Beauchamp, pourvue d’une grande fenêtre et d’une cheminée devant laquelle était accroupie Jane Portman.
Higgins toussota pour signaler sa présence. La jeune femme se retourna, très calme.
– Vous visitez, inspecteur ?
– Exactement, mademoiselle. J’entends bien jouir du privilège de déambuler presque seul dans cet immense monument. Il y a tant à voir, tant à admirer que je regrette presque d’avoir une enquête si délicate à mener.
Jane Portman, dont les merveilleux yeux vert tendre avaient de quoi émouvoir l’ermite le plus endurci, était vêtue d’une blouse blanche à col montant. Un fin pinceau à la main, elle nettoyait une inscription en latin, au-dessus de la cheminée.
Higgins la déchiffra avec quelque peine, faisant appel à ses souvenirs d’étudiant. « Souffre pour le Christ dans ce monde, et sois glorifié avec Lui dans l’autre. »
– Voilà qui réconforte, admit l’homme du Yard.
– En êtes-vous si certain ? s’enquit Jane Portman de sa délicieuse voix de soprano.
– Avez-vous déjà chanté Mozart ? demanda l’ex-inspecteur-chef.
– Jamais, répondit-elle, se remettant au travail.
Higgins explora cette prison où les nobles du royaume d’Angleterre avaient connu la déchéance avant d’être conduits à l’échafaud. Un peu partout, des inscriptions plus ou moins réussies, portant chacune un numéro, comme la 48 consistant en un simple mot « JANE », qui rappelait le souvenir de Lady Jeanne Grey, dont le règne n’avait duré que dix jours. Les lettres avaient été pieusement tracées par son mari, Lord Guildford Dudley, décapité comme elle. Les cinq frères Dudley avaient d’ailleurs commémoré leur renom par une sculpture originale, de belle facture, sur la droite de la cheminée. Elle représentait deux animaux affrontés, lion et ours, tenant un bâton. Tout autour, des roses, des feuilles de chêne, des œillets et du chèvrefeuille rappelant, par jeux de mots, les prénoms des quatre frères, Ambroise, Robert, Guildford et Henri. John Dudley avait signé l’œuvre et gravé quatre lignes expliquant sa signification.
– Je vous ai cherchée partout, souligna Higgins qui prit soin de noter quelques-unes des inscriptions pour compléter ses archives sur la Tour de Londres. Seul unYeomanvous avait vue entrer ici.
– J’ai la charge de veiller au bon état de conservation de tous les vestiges historiques de la tour, inspecteur, depuis cette modeste inscription jusqu’au mur d’enceinte. Vous comprendrez aisément que mes journées sont bien remplies.
– La cérémonie d’installation du gouverneur a dû être fort émouvante pour une historienne de votre qualité.
– Si l’on veut.
– Pourquoi cette restriction ? Le rituel n’était pas respecté ?
– Je pense à l’assassinat de Lady Ann, inspecteur.
– Mon Dieu ! Il est vrai que cet épouvantable drame a tout gâché. Vous vous trouviez sur la pelouse, je crois ?
– En effet.
– N’avez-vous rien remarqué d’insolite ?
Jane Portman interrompit son minutieux travail.
– Non, vraiment non. Lesmogétait si dense que je ne distinguais même plus mes voisins, le docteur Matthews, votre collègue de Scotland Yard, Myosotis Brazennose et Elie Bronstein, le secrétaire particulier de Lord Fallowfield. Si le Spectre s’était manifesté, nous ne l’aurions pas aperçu.
Higgins fronça les sourcils.
– Vous croyez donc à l’existence du Spectre ?
– J’y crois sans y croire, comme tous ceux qui ont vécu un certain temps à la Tour de Londres.
C’était bien ainsi qu’Higgins jugeait ce lieu étrange : une sorte de monde intermédiaire, entre le réel et le mystère, où les certitudes de la logique étaient prises en défaut.
– Vous n’avez pas vu Lady Ann s’éclipser ?
– Non, lesmogétait beaucoup trop opaque.
– Comment avez-vous réagi en découvrant le vieuxYeomanprésenter la tête coupée de Lady Ann ?
Jane Portman se tourna vers Higgins, le gratifiant d’un regard vert clair d’une incomparable séduction.
– Dire que j’ai été horrifiée serait bien en dessous de la vérité. Pareille émotion est indescriptible ! J’ai lâché un poudrier auquel je tenais beaucoup ; il s’est brisé en tombant sur le sol.
– Avez-vous ramassé les morceaux ?
– Oui, bien sûr, avec l’espoir de les recoller. Mais c’était impossible, et je les ai jetés.
– Aucun autre détail ?
Jane Portman se releva avec une élégance souveraine et posa son pinceau.
– Non.
– N’auriez-vous pas perdu un gant de laine ?
– Je ne m’en souviens pas, inspecteur.
– C’est pourtant la vérité, mademoiselle. Le docteur Matthews a vu le lieutenant Holborne ramasser votre gant. Ce dernier l’a conservé par-devers lui et vous le remettra.
– J’avoue que l’incident m’avait échappé.
– Cela n’a rien d’étonnant, mademoiselle Portman. Auriez-vous l’amabilité de me faire visiter cette Tour passionnante ? À condition, bien entendu, que vous puissiez distraire un peu de votre temps pour un amateur de vieilles pierres.
Jane Portman sourit.
– Que ne ferait-on pas pour Scotland Yard ? Suivez le guide, inspecteur.
Avec une science consommée, la jeune conservatrice initia Higgins à quantité de problèmes d’archéologie et de restauration des antiquités. Elle fit revivre pour lui les tragiques destinées de Sir Thomas More, de la reine Ann Boleyn, de Robert Dudley, comte de Leicester, du docteur Abell, aumônier de Catherine d’Aragon. Possédant parfaitement son sujet, Jane Portman était dotée d’un enthousiasme communicatif.
– Que de souffrances, conclut Higgins, qui s’était montré le plus attentif des auditeurs. J’espère que vous-même, mademoiselle, menez une existence plus joyeuse.
Jane Portman se détourna et baissa les yeux, comme si la question anodine de Higgins l’avait frappée en plein cœur.
– J’ai, moi aussi, mon poids de malheur à supporter. Autant vous l’avouer, puisque vous finirez bien par l’apprendre. Je ne suis pas Miss Portman, mais Madame Portman. Peter, mon mari, était un homme merveilleux. Nous nous aimions depuis l’enfance. Ses dons pour la médecine lui assuraient le plus brillant des avenirs.
La gorge serrée par l’émotion, elle s’interrompit. Higgins se garda bien d’intervenir pour ne pas interrompre le flux de ces confidences douloureuses.
– Peter est mort d’une crise cardiaque le soir même de nos noces, poursuivit-elle, bouleversée. J’ai accordé le droit de l’autopsier à ses collègues, désireux de comprendre les raisons du décès d’un homme jeune, en bonne santé, qui s’était écroulé devant eux, à la table du banquet. Une malformation cardiaque insoupçonnable. Une banale intervention chirurgicale aurait suffi à l’en débarrasser. Mais Peter n’était jamais malade. Personne ne pouvait se douter qu’il était à la merci d’une émotion trop forte.
Higgins ne connaissait rien de plus vain que les condoléances. Les mots n’avaient aucun pouvoir sur les déchirures du cœur. Il se contenta de prendre entre ses mains celles de Jane Portman et de lui adresser le regard compréhensif et réconfortant d’un père à sa fille.
L’oignon de l’ex-inspecteur-chef marquait dix-sept heures douze quand il pénétra dans le bâtiment abritant les joyaux de la couronne, juste à côté de la chapelle de Saint-Pierread vincula.Malgré l’absence de visiteurs, le système de sécurité habituel était resté en place. Higgins, qui était à la recherche du gouverneur de la Tour de Londres dont Patrick Holborne lui avait signalé la présence à cet endroit, dut subir un contrôle d’identité puis cheminer entre des barrières métalliques formant chicane. Il était interdit de fumer, de photographier et de coller du chewing-gum sur les parquets. Le sens du parcours n’était pas laissé à la libre disposition des visiteurs. Un trajet obligatoire leur était imposé. Ils devaient progresser sans s’immobiliser devant une vitrine et sans revenir en arrière. Au moindre incident, de lourdes portes métalliques se refermaient très vite, isolant le bâtiment du monde extérieur. Lord Henry Fallowfield avait proclamé son intention d’accroître encore ces mesures de sécurité, conscient que le plus fabuleux trésor du royaume se trouvait entre ses mains.
Higgins eut la sensation d’entrer dans un gigantesque coffre-fort pourvu d’énormes portes blindées. Il se sentait épié en permanence par les yeux glacés des caméras apparentes ou dissimulées.
L’ex-inspecteur-chef n’était pas seul dans la salle où étaient exposées les couronnes. Face à celle exécutée en 1937 pour le couronnement d’Elisabeth, mère d’Elisabeth II et comportant le Koh-i-noor, le célèbre diamant hindou, il y avait un petit homme portant des lunettes et un chapeau pied-de-poule.
Elie Bronstein, le secrétaire particulier de Lord Fallowfield, dévorait du regard les joyaux brillant de mille feux.
L’assassin de la Tour de Londres
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