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Higgins resta plus d’une heure en
compagnie de feue Lady Ann. Patrick Holborne en profita pour
s’éclipser, violant la loi sacro-sainte qui aurait dû le
contraindre à ne point laisser seul un civil dans la chapelle de
Saint-Pierre. L’ex-inspecteur-chef n’avait pas tenté de retenir
celui qui, avec plus ou moins de bonne volonté, avait lancé une
grave accusation contre le docteur Matthews.
Pendant cette heure-là, Higgins ne
songea à personne d’autre qu’à Lady Ann, nouveau cadavre illustre
de la Tour de Londres. Il n’avait que bien peu de renseignements
vérifiés concernant cette femme du monde dont l’existence,
semblait-il, n’avait été que fastes, réceptions et voyages. Son
visage, à la fois fin et entêté, ne racontait-il pas une histoire
plus secrète, n’exprimait-il pas une autre vérité ? Higgins ne
chercha pas à percer les ténèbres qui environnaient encore le décès
de Lady Ann. Cela aurait constitué une déplorable erreur de
méthode. Il se contenta d’apprendre à mieux connaître une femme
qu’il n’avait jamais approchée de son vivant. À ses questions, il
n’attendait que des réponses partielles. Mais cet échange de
silences au-delà des mots l’instruisait sans doute davantage qu’un
bavardage superficiel.
Un rire dément interrompit sa
méditation. Higgins fut soudain enveloppé d’un vent glacial
s’engouffrant par la porte ouverte. Un corbeau s’aventura à
l’intérieur de la chapelle, émit un croassement et s’enfuit. Les
faibles lumières s’éteignirent, plongeant Saint-Pierre dans
l’obscurité. Le Spectre avait repris possession des
lieux.
Faisant face à la
Tour blanche, la Tour Beauchamp se dressait à l’ouest de la pelouse
où avait eu lieu l’installation du gouverneur. Higgins se dirigea
vers elle, d’un pas lent et mesuré, songeant que cette austère
construction devait son nom à Thomas Beauchamp, troisième comte de
Warwick, qui y avait été emprisonné auXIIIe siècle. Le
pouvoir avait fait de cette tour le séjour privilégié des captifs
jouissant d’une notoriété certaine.
Higgins emprunta un escalier
circulaire pour monter vers la chambre médiane où il savait trouver
la conservatrice, Jane Portman. Au rez-de-chaussée, déjà, il avait
remarqué de curieuses inscriptions dues aux prisonniers, notamment
aux frères Dudley, Robert et Guildford, l’époux de Lady Jeanne
Grey. Ces émouvants souvenirs se poursuivaient dans la plus belle
salle de la Tour Beauchamp, pourvue d’une grande fenêtre et d’une
cheminée devant laquelle était accroupie Jane Portman.
Higgins toussota pour signaler sa
présence. La jeune femme se retourna, très calme.
– Vous visitez, inspecteur
?
– Exactement, mademoiselle. J’entends
bien jouir du privilège de déambuler presque seul dans cet immense
monument. Il y a tant à voir, tant à admirer que je regrette
presque d’avoir une enquête si délicate à mener.
Jane Portman, dont les merveilleux
yeux vert tendre avaient de quoi émouvoir l’ermite le plus endurci,
était vêtue d’une blouse blanche à col montant. Un fin pinceau à la
main, elle nettoyait une inscription en latin, au-dessus de la
cheminée.
Higgins la déchiffra avec quelque
peine, faisant appel à ses souvenirs d’étudiant. « Souffre pour le
Christ dans ce monde, et sois glorifié avec Lui dans l’autre.
»
– Voilà qui réconforte, admit l’homme
du Yard.
– En êtes-vous si certain ? s’enquit
Jane Portman de sa délicieuse voix de soprano.
– Avez-vous déjà chanté Mozart ?
demanda l’ex-inspecteur-chef.
– Jamais, répondit-elle, se remettant
au travail.
Higgins explora cette prison où les
nobles du royaume d’Angleterre avaient connu la déchéance avant
d’être conduits à l’échafaud. Un peu partout, des inscriptions plus
ou moins réussies, portant chacune un numéro, comme la 48
consistant en un simple mot « JANE », qui rappelait le souvenir de
Lady Jeanne Grey, dont le règne n’avait duré que dix jours. Les
lettres avaient été pieusement tracées par son mari, Lord Guildford
Dudley, décapité comme elle. Les cinq frères Dudley avaient
d’ailleurs commémoré leur renom par une sculpture originale, de
belle facture, sur la droite de la cheminée. Elle représentait deux
animaux affrontés, lion et ours, tenant un bâton. Tout autour, des
roses, des feuilles de chêne, des œillets et du chèvrefeuille
rappelant, par jeux de mots, les prénoms des quatre frères,
Ambroise, Robert, Guildford et Henri. John Dudley avait signé
l’œuvre et gravé quatre lignes expliquant sa
signification.
– Je vous ai cherchée partout,
souligna Higgins qui prit soin de noter quelques-unes des
inscriptions pour compléter ses archives sur la Tour de Londres.
Seul unYeomanvous avait vue entrer
ici.
– J’ai la charge de veiller au bon
état de conservation de tous les vestiges historiques de la tour,
inspecteur, depuis cette modeste inscription jusqu’au mur
d’enceinte. Vous comprendrez aisément que mes journées sont bien
remplies.
– La cérémonie d’installation du
gouverneur a dû être fort émouvante pour une historienne de votre
qualité.
– Si l’on veut.
– Pourquoi cette restriction ? Le
rituel n’était pas respecté ?
– Je pense à l’assassinat de Lady
Ann, inspecteur.
– Mon Dieu ! Il est vrai que cet
épouvantable drame a tout gâché. Vous vous trouviez sur la pelouse,
je crois ?
– En effet.
– N’avez-vous rien remarqué
d’insolite ?
Jane Portman interrompit son
minutieux travail.
– Non, vraiment non. Lesmogétait si dense que je ne distinguais même plus
mes voisins, le docteur Matthews, votre collègue de Scotland Yard,
Myosotis Brazennose et Elie Bronstein, le secrétaire particulier de
Lord Fallowfield. Si le Spectre s’était manifesté, nous ne
l’aurions pas aperçu.
Higgins fronça les
sourcils.
– Vous croyez donc à l’existence du
Spectre ?
– J’y crois sans y croire, comme tous
ceux qui ont vécu un certain temps à la Tour de
Londres.
C’était bien ainsi qu’Higgins jugeait
ce lieu étrange : une sorte de monde intermédiaire, entre le réel
et le mystère, où les certitudes de la logique étaient prises en
défaut.
– Vous n’avez pas vu Lady Ann
s’éclipser ?
– Non, lesmogétait beaucoup trop opaque.
– Comment avez-vous réagi en
découvrant le vieuxYeomanprésenter la
tête coupée de Lady Ann ?
Jane Portman se tourna vers Higgins,
le gratifiant d’un regard vert clair d’une incomparable
séduction.
– Dire que j’ai été horrifiée serait
bien en dessous de la vérité. Pareille émotion est indescriptible !
J’ai lâché un poudrier auquel je tenais beaucoup ; il s’est brisé
en tombant sur le sol.
– Avez-vous ramassé les morceaux
?
– Oui, bien sûr, avec l’espoir de les
recoller. Mais c’était impossible, et je les ai jetés.
– Aucun autre détail ?
Jane Portman se releva avec une
élégance souveraine et posa son pinceau.
– Non.
– N’auriez-vous pas perdu un gant de
laine ?
– Je ne m’en souviens pas,
inspecteur.
– C’est pourtant la vérité,
mademoiselle. Le docteur Matthews a vu le lieutenant Holborne
ramasser votre gant. Ce dernier l’a conservé par-devers lui et vous
le remettra.
– J’avoue que l’incident m’avait
échappé.
– Cela n’a rien d’étonnant,
mademoiselle Portman. Auriez-vous l’amabilité de me faire visiter
cette Tour passionnante ? À condition, bien entendu, que vous
puissiez distraire un peu de votre temps pour un amateur de
vieilles pierres.
Jane Portman sourit.
– Que ne ferait-on pas pour Scotland
Yard ? Suivez le guide, inspecteur.
Avec une science consommée, la jeune
conservatrice initia Higgins à quantité de problèmes d’archéologie
et de restauration des antiquités. Elle fit revivre pour lui les
tragiques destinées de Sir Thomas More, de la reine Ann Boleyn, de
Robert Dudley, comte de Leicester, du docteur Abell, aumônier de
Catherine d’Aragon. Possédant parfaitement son sujet, Jane Portman
était dotée d’un enthousiasme communicatif.
– Que de souffrances, conclut
Higgins, qui s’était montré le plus attentif des auditeurs.
J’espère que vous-même, mademoiselle, menez une existence plus
joyeuse.
Jane Portman se détourna et baissa
les yeux, comme si la question anodine de Higgins l’avait frappée
en plein cœur.
– J’ai, moi aussi, mon poids de
malheur à supporter. Autant vous l’avouer, puisque vous finirez
bien par l’apprendre. Je ne suis pas Miss Portman, mais Madame
Portman. Peter, mon mari, était un homme merveilleux. Nous nous
aimions depuis l’enfance. Ses dons pour la médecine lui assuraient
le plus brillant des avenirs.
La gorge serrée par l’émotion, elle
s’interrompit. Higgins se garda bien d’intervenir pour ne pas
interrompre le flux de ces confidences douloureuses.
– Peter est mort d’une crise
cardiaque le soir même de nos noces, poursuivit-elle, bouleversée.
J’ai accordé le droit de l’autopsier à ses collègues, désireux de
comprendre les raisons du décès d’un homme jeune, en bonne santé,
qui s’était écroulé devant eux, à la table du banquet. Une
malformation cardiaque insoupçonnable. Une banale intervention
chirurgicale aurait suffi à l’en débarrasser. Mais Peter n’était
jamais malade. Personne ne pouvait se douter qu’il était à la merci
d’une émotion trop forte.
Higgins ne connaissait rien de plus
vain que les condoléances. Les mots n’avaient aucun pouvoir sur les
déchirures du cœur. Il se contenta de prendre entre ses mains
celles de Jane Portman et de lui adresser le regard compréhensif et
réconfortant d’un père à sa fille.
L’oignon de l’ex-inspecteur-chef
marquait dix-sept heures douze quand il pénétra dans le bâtiment
abritant les joyaux de la couronne, juste à côté de la chapelle de
Saint-Pierread vincula.Malgré l’absence
de visiteurs, le système de sécurité habituel était resté en place.
Higgins, qui était à la recherche du gouverneur de la Tour de
Londres dont Patrick Holborne lui avait signalé la présence à cet
endroit, dut subir un contrôle d’identité puis cheminer entre des
barrières métalliques formant chicane. Il était interdit de fumer,
de photographier et de coller du chewing-gum sur les parquets. Le
sens du parcours n’était pas laissé à la libre disposition des
visiteurs. Un trajet obligatoire leur était imposé. Ils devaient
progresser sans s’immobiliser devant une vitrine et sans revenir en
arrière. Au moindre incident, de lourdes portes métalliques se
refermaient très vite, isolant le bâtiment du monde extérieur. Lord
Henry Fallowfield avait proclamé son intention d’accroître encore
ces mesures de sécurité, conscient que le plus fabuleux trésor du
royaume se trouvait entre ses mains.
Higgins eut la sensation d’entrer
dans un gigantesque coffre-fort pourvu d’énormes portes blindées.
Il se sentait épié en permanence par les yeux glacés des caméras
apparentes ou dissimulées.
L’ex-inspecteur-chef n’était pas seul
dans la salle où étaient exposées les couronnes. Face à celle
exécutée en 1937 pour le couronnement d’Elisabeth, mère d’Elisabeth
II et comportant le Koh-i-noor, le célèbre diamant hindou, il y
avait un petit homme portant des lunettes et un chapeau
pied-de-poule.
Elie Bronstein, le secrétaire
particulier de Lord Fallowfield, dévorait du regard les joyaux
brillant de mille feux.