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Scott Marlow se détendit. Que Higgins
crût au Spectre n’avait aucun caractère de gravité, puisqu’il
demeurait les pieds sur terre.
– J’avoue, admit l’ex-inspecteur-chef
en s’adossant à l’autel, que je n’avais pas réussi à percer le
mystère de la mort de Lady Ann avant l’assassinat du docteur
Richard Matthews. Sans doute aurais-je dû l’éviter… mais je n’en
avais pas les moyens.
– Pourquoi parler de crime ? objecta
le lieutenant Holborne. Pourquoi éliminer les hypothèses du suicide
ou de l’accident ?
Higgins se tâta le
menton.
– Vous avez raison, lieutenant. Il
faut procéder avec méthode.
Scott Marlow, à qui Higgins avait
confié son intime conviction sur ce drame, supposa qu’il avait
peut-être changé d’opinion. Le superintendant ne croyait guère à
l’assassinat d’un individu aussi falot que le médecin-chef de la
Tour.
– Qui était le docteur Matthews ?
interrogea Higgins. Un médecin qui, au terme d’une longue et
patiente carrière, avait obtenu un poste envié à la Tour de
Londres. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes…
s’il n’y avait eu le docteur Matthews lui-même. Dès notre première
rencontre, j’ai vu en lui un être démoralisé, à bout de force. J’ai
appris qu’il n’avait que fort peu de travail à la Tour.
QuelquesYeomen,de temps à autre,
atteints de maux sans gravité. Tout cas difficile devait être
transféré dans un hôpital militaire. Autrement dit, de longues
journées d’ennui, vides et mornes. Une bien triste prison pour un
médecin qui, dans sa jeunesse, avait été ambitieux. C’est en
perquisitionnant dans son cabinet que j’ai découvert la racine de
ses maux : l’Orient. Une photographie prise en Inde, probablement.
Il était alors en excellente forme, éclatant de santé, confiant en
lui-même. Un autre homme. Quel événement avait été susceptible
d’expliquer la métamorphose qui avait fait de ce vigoureux jeune
homme un vieillard avant l’âge ? Richard Matthews tentait de faire
croire qu’il s’adonnait à l’alcool. Mais son comportement ne m’a
pas convaincu, d’autant plus que j’avais respiré dans son cabinet
une odeur étrange, douceâtre, que j’ai mis un certain temps à
identifier : celle de l’opium. Voilà l’expérience qui a transformé
l’existence du docteur Matthews : la drogue. Malade, aigri à son
retour d’Orient, il avait certainement beaucoup espéré en son
nouveau poste à la Tour de Londres. La déception fut à la mesure de
ses illusions. Contrairement à ce qu’il avait cru, il s’agissait
moins d’une promotion que d’une mise à la retraite
anticipée.
– C’est un triste récit, apprécia
Patrick Holborne. Je ne vois pas en quoi un médecin militaire peut
être déçu de sa condition. Son rôle, comme celui de n’importe quel
autre soldat, est d’obéir aux ordres.
– Vous ne connaissez pas les mirages
de l’Orient, lieutenant. À côté d’eux, la Tour de Londres fait
plutôt grise mine. Le retour en Europe du docteur Matthews fut
comme un rêve brisé. Son souvenir le plus secret et le plus
douloureux aussi, c’était cette photographie qu’il gardait
jalousement, loin de tout œil indiscret, dans les ténèbres de son
armoire métallique.
– Je me doutais de quelque chose de
louche, analysa Myosotis Brazennose. Ce grand gaillard mou et
décharné ne me plaisait pas. Il ne pouvait que mal
finir.
Scott Marlow apprécia une fois de
plus la qualité des jugements émis par la secrétaire
administrative.
Higgins passa outre.
– Il y avait un autre petit secret
dans l’armoire, ajouta-t-il. Êtes-vous au courant, mademoiselle
?
Myosotis Brazennose
rougit.
– Bien sûr que non, inspecteur ! Je
ne fouille pas dans les affaires des autres !
– Dans ma profession, regretta
Higgins, c’est parfois indispensable. C’est ainsi que j’ai
découvert la présence de bien curieuses ordonnances. Il s’agissait,
en fait, de notes personnelles rédigées par le docteur Matthews sur
les personnes vivant et travaillant à la Tour. Une série
d’observations prises sur le vif.
Les visages des participants à la
reconstitution se crispèrent. Scott Marlow constata que Higgins
venait de marquer un point important. Tous lui accordaient une
attention inquiète.
– J’en ai conclu, poursuivit
l’ex-inspecteur-chef, que le docteur Matthews, pour tromper son
ennui, passait son temps à espionner.
– Voici une révélation des plus
désagréables, admit Lord Fallowfield, je considérais feu Matthews
comme un professionnel correct. J’avoue être très déçu, avec tout
le respect que l’on doit aux morts. Que renfermaient ces notes
personnelles ?
Higgins fit quelques pas,
méditatif.
– Je n’ai vu que deux exemples de ces
ordonnances très particulières. Le premier concernait notre «
spectre » et sa réserve de whisky.
Le vieuxYeomandéplia son grand corps et avança, menaçant,
vers Higgins. Son œil valide était injecté de sang. Sa physionomie
trahissait une véritable panique.
– Vous m’aviez promis !
– Et je tiendrai ma promesse, mon
ami. Ce point particulier n’ayant aucune incidence sur l’enquête,
il n’a pas à figurer dans cette reconstitution.
– Vous couvrez cet ivrogne ! protesta
le lieutenant Holborne. En tant que supérieur hiérarchique, j’exige
de connaître l’emplacement de cette réserve d’alcool formellement
interdite par le règlement !
– N’importune pas le Spectre ! grinça
le vieuxYeoman.Il pourrait bien
demander d’autres têtes.
Patrick Holborne, plus impressionné
qu’il ne voulait le laisser paraître, préféra couper court. Ses
taches de rousseur virèrent au sombre.
– Le second exemple, reprit Higgins,
se rapportait à Miss Brazennose. Le docteur Matthews avait remarqué
qu’elle quittait discrètement son bureau pendant les heures de
travail. Il avait noté : « Encore les bijoux de la Couronne. »
Voilà qui est bien étrange, mademoiselle.
L’ex-inspecteur-chef, marchant sans
faire le moindre bruit, s’était approché de la secrétaire
administrative qui ne cessait de frotter une bague fantaisie entre
le pouce et l’index de la main droite.
– Je ne comprends pas, inspecteur,
affirma-t-elle de sa voix trop haut perchée que Higgins ne
parviendrait jamais à supporter.
– Aimez-vous les bijoux en général ?
s’enquit-il avec douceur.
– Pas du tout, répondit-elle,
tranchante.
– Vous est-il arrivé de quitter votre
bureau dans la journée pour aller admirer les bijoux de la Couronne
?
Myosotis Brazennose
s’embrouilla.
– Non… peut-être… comme tout le
monde… mais pourquoi vous fiez-vous aux ragots d’un vulgaire voyeur
?
– Parce qu’il est mort assassiné,
mademoiselle.
Scott Marlow sentit son cœur se
serrer.
– Quel… quel délit y a-t-il à admirer
des chefs-d’œuvre ? sanglota Myosotis Brazennose.
Higgins réfléchit, rendit son
verdict.
– Aucun délit.
Lèvres pincées, Myosotis Brazennose
reprit aussitôt l’attitude hautaine de la vertu outragée. Le
superintendant émit un très discret soupir.
– J’aurais aimé consulter la totalité
de la documentation amassée par le docteur Matthews, dit Higgins,
abandonnant la secrétaire administrative, mais un regrettable
incident m’a privé des informations contenues dans l’armoire
métallique. Le médecin a refusé de l’ouvrir hors de la présence du
gouverneur. Question de principe, d’après lui. J’ai cédé à ses
exigences. Mais il n’y avait plus rien dans l’armoire : seulement
des ordonnances vierges. Richard Matthews, de plus, a menti en
prétendant qu’on ne lui avait rien volé.
– Cela signifie-t-il, proposa le
grand chambellan, que le docteur Matthews avait lui-même dissimulé
le contenu de son armoire ?
– C’est la première hypothèse qui
vient à l’esprit. Il aurait voulu effacer toute trace de son passé
et de ses vices. Mais il existe une autre possibilité.
– Un vol ? s’enquit Patrick
Holborne.
Higgins éluda la question pour suivre
sa propre réflexion.
– Le docteur Matthews traversait des
périodes de grande exaltation suivies de crises de dépression.
L’une d’elles avait de quoi surprendre. Lorsque le superintendant
et moi-même sommes venus pour vous voir à son cabinet, Lord Henry,
c’est vous qui étiez installé au bureau du docteur, lui-même étant
étendu sur le lit de consultation. Que s’était-il passé
?
Bras croisés, le gouverneur de la
Tour de Londres semblait attendre avec résignation la fin de cette
pénible épreuve. L’intervention de Higgins sembla le prendre au
dépourvu.
– Rien de bien extraordinaire,
inspecteur : le docteur Matthews était victime d’un malaise. Pour
ma part, bien que fortement choqué, je n’avais pas besoin de
m’aliter. Il m’a demandé l’autorisation de s’allonger, m’assurant
que son indisposition serait de courte durée.
– Dites-moi la vérité, Lord Henry :
vous vous étiez rendu compte que le médecin-chef de la Tour de
Londres se droguait, n’est-ce pas ?
Le ton de Higgins était celui de la
confidence bienveillante. Le gouverneur n’hésita pas
longtemps.
– Franchement, inspecteur, je
soupçonnais quelque chose de ce genre-là et je vous promets que je
n’aurais pas laissé ce problème dans l’ombre. Ou bien Richard
Matthews se serait amendé ou bien il aurait fait valoir ses droits
à la retraite. Mais je n’aurais agi qu’avec des preuves
tangibles.
– Elles sont en possession du Yard,
Lord Henry. Le superintendant Marlow a découvert des pipes à opium
dans l’appartement du docteur Matthews.
Myosotis Brazennose poussa un petit
cri d’effroi.
– C’est abominable ! J’ai vécu
pendant des années aux côtés d’un drogué, d’un maniaque,
d’un…
– Qu’alliez-vous ajouter,
mademoiselle ? s’enquit Higgins, l’œil vif. D’un criminel
?
La secrétaire administrative se
détourna, gênée.
– Les circonstances de la mort du
docteur Matthews sont beaucoup trop obscures pour correspondre à un
suicide, indiqua Higgins. Je suis persuadé qu’il a été drogué et
noyé par quelqu’un connaissant son vice. Une mise en scène plutôt
hâtive a été organisée. Un drogué met rarement fin à ses jours. Il
se détruit à petit feu, surtout un opiomane qui prend tant de
plaisir avec ses rêves. Le Spectre n’était-il pas présent sur les
lieux du crime, prouvant que la disparition du docteur Matthews
était indissociable de celle de Lady Ann ?
Scott Marlow attendit que
l’ex-inspecteur-chef portât une accusation directe et prononçât un
nom. Mais Higgins, tournant autour de l’autel comme un vieux sage
chinois autour d’une idée essentielle, poursuivit sa
route.
– Pour soutenir la thèse de
l’accident, il faut ignorer certains faits. Souvenez-vous : le
docteur Matthews avait fait irruption dans le bureau du gouverneur.
Dans un état d’agitation extrême, il promit des révélations. Vous
ne lui avez pas laissé le temps de parler, Lord Henry.
– Exact. Le malheureux Matthews était
incapable de s’exprimer correctement. J’ai voulu nous épargner un
déplorable spectacle.
Scott Marlow sentit une boule se
former dans son estomac. Il devait admettre le caractère suspect de
l’attitude du gouverneur.
– J’aurais agi comme vous, admit
Higgins. Personne ne pouvait prêter foi à un homme aussi perturbé.
Votre intervention, Lord Henry, a d’ailleurs été des plus
efficaces. Richard Matthews s’est aussitôt calmé.
– J’ai l’habitude de commander,
inspecteur, et je crois savoir parler aux hommes dont je suis
responsable.
Higgins leva quelques instants la
tête vers la voûte de la chapelle Saint-Jean.
– Nous avons tous eu tort. Nous
aurions dû écouter le docteur Matthews. Il m’a écrit un mot me
donnant rendez-vous, en grand secret, à l’oratoire de Saint-Thomas.
Il me conjurait de n’en parler à personne.
Le grand chambellan tenta de se faire
oublier, se cachant à moitié derrière un pilier. Nerveux, il
étirait sa fine moustache blanche.
– Le message était bien écrit de la
main du docteur Matthews, précisa Higgins. J’ai respecté ses
instructions et je suis malheureusement arrivé trop tard. Quelle
pouvait bien être la nature des révélations qui semblaient
m’échapper de manière définitive ? Le médecin-chef connaissait-il
le nom de l’assassin ? Pourquoi donc lui avait-on volé ses lunettes
? Pour l’empêcher de discerner quelqu’un ou quelque chose pendant
la cérémonie d’installation du gouverneur ?
Scott Marlow s’estimait incapable de
répondre à une seule de ces questions.
– L’un de vous m’a pourtant donné le
sentiment de connaître la véritable raison de ce rendez-vous
mystérieux, dit Higgins avec solennité. Ai-je bien perçu vos
appréhensions, lieutenant Holborne ?
Patrick Holborne, stupéfait d’être
ainsi interpellé, rejoignit Higgins près de l’autel. Éclairées par
la lueur vacillante d’un candélabre, ses taches de rousseur
prenaient des teintes inquiétantes.
– Pas du tout ! Je n’ai formulé
aucune remarque qui pourrait vous laisser penser que…
– Allons, allons ! protesta Higgins
avec bonhomie. Vous m’avez bien confié que le docteur Matthews
méprisait Lady Ann et que vous le soupçonniez d’avoir commis un
acte irréparable, ce qui aurait expliqué son comportement bizarre,
notamment à votre égard. Je ne trahis pas vos propos, lieutenant
?
Patrick Holborne perdit toute
agressivité.
– Non, inspecteur, mais ils ont sans
doute dépassé ma pensée.
– Eh bien, allons quand même jusqu’au
bout ! décida Higgins. Supposons que le docteur Matthews ait
détesté Lady Ann au point de l’assassiner en lui coupant la tête.
Il l’aurait donc attirée dans un guet-apens en lui communiquant un
message pendant la cérémonie. Sa réaction, lorsque la tête fut
exposée par le « spectre », a été spectaculaire. Très ému, il n’a
pu s’empêcher de vomir.
– Mais pourquoi aurait-il commis
cette atrocité ? interrogea le gouverneur, perplexe. Il n’avait
rencontré mon épouse que le jour du meurtre !
– Excellente objection, Lord Henry.
Elle pose le problème des rapports de Richard Matthews avec les
femmes. C’était un solitaire, plutôt acariâtre, sans liaison
connue. Pourtant, lieutenant Holborne, vous avez affirmé que votre
ami Matthews avait une maîtresse qu’il cachait avec
soin.
Patrick Holborne
sursauta.
– Pas du tout ! Enfin, si… mais j’ai
nié aussitôt après. Je vous ai expliqué qu’il s’agissait d’une
rumeur sans fondement, d’une mauvaise plaisanterie de soldats.
Richard nous faisait parfois pitié.
– Et si cette mystérieuse maîtresse,
supposa Higgins, n’était autre que la femme à la voilette dont
l’existence a été révélée par Miss Brazennose ?
Le lieutenant de la Tour leva le bras
droit, dans un geste d’exaspération.
– Du néant bâti sur du néant
!
– Espèce de malappris ! protesta
violemment Myosotis Brazennose. J’ai vu cette femme au moins deux
fois, à des heures différentes, toujours cachée derrière sa
voilette et emmitouflée dans d’épais manteaux ! Elle se
dissimulait, je peux le jurer !
– Complètement ridicule, lança le
lieutenant Holborne, retrouvant tout son dynamisme. Vous avez
inventé ce personnage pour vous rendre intéressante !
En quelques pas d’une prodigieuse
rapidité, Myosotis Brazennose fut à la hauteur de Patrick Holborne
et le gifla.
– Oh, pardon ! s’excusat-elle,
effrayée par son geste.
Abasourdi, Patrick Holborne considéra
la secrétaire administrative comme si elle était une redoutable
diablesse, capable d’aller jusqu’aux pires extrémités. Scott
Marlow, qui tâtait dans la poche de sa veste une paire de menottes
réglementaires, se tenait prêt à intervenir pour empêcher le
lieutenant d’agresser Miss Brazennose.
Mais chacun demeura sur ses
positions. Higgins, plutôt satisfait de la tournure prise par les
événements, ne chercha point à détendre l’atmosphère.
– Le docteur Matthews, dit-il, a tué
Lady Ann. Pourquoi ? Parce qu’elle était la femme à la voilette et
qu’il voulait que cette extraordinaire liaison restât secrète. Le
gouverneur, ayant appris l’infidélité de sa femme et voulant quand
même la venger, a tué son meurtrier.