34

Scott Marlow se détendit. Que Higgins crût au Spectre n’avait aucun caractère de gravité, puisqu’il demeurait les pieds sur terre.
– J’avoue, admit l’ex-inspecteur-chef en s’adossant à l’autel, que je n’avais pas réussi à percer le mystère de la mort de Lady Ann avant l’assassinat du docteur Richard Matthews. Sans doute aurais-je dû l’éviter… mais je n’en avais pas les moyens.
– Pourquoi parler de crime ? objecta le lieutenant Holborne. Pourquoi éliminer les hypothèses du suicide ou de l’accident ?
Higgins se tâta le menton.
– Vous avez raison, lieutenant. Il faut procéder avec méthode.
Scott Marlow, à qui Higgins avait confié son intime conviction sur ce drame, supposa qu’il avait peut-être changé d’opinion. Le superintendant ne croyait guère à l’assassinat d’un individu aussi falot que le médecin-chef de la Tour.
– Qui était le docteur Matthews ? interrogea Higgins. Un médecin qui, au terme d’une longue et patiente carrière, avait obtenu un poste envié à la Tour de Londres. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes… s’il n’y avait eu le docteur Matthews lui-même. Dès notre première rencontre, j’ai vu en lui un être démoralisé, à bout de force. J’ai appris qu’il n’avait que fort peu de travail à la Tour. QuelquesYeomen,de temps à autre, atteints de maux sans gravité. Tout cas difficile devait être transféré dans un hôpital militaire. Autrement dit, de longues journées d’ennui, vides et mornes. Une bien triste prison pour un médecin qui, dans sa jeunesse, avait été ambitieux. C’est en perquisitionnant dans son cabinet que j’ai découvert la racine de ses maux : l’Orient. Une photographie prise en Inde, probablement. Il était alors en excellente forme, éclatant de santé, confiant en lui-même. Un autre homme. Quel événement avait été susceptible d’expliquer la métamorphose qui avait fait de ce vigoureux jeune homme un vieillard avant l’âge ? Richard Matthews tentait de faire croire qu’il s’adonnait à l’alcool. Mais son comportement ne m’a pas convaincu, d’autant plus que j’avais respiré dans son cabinet une odeur étrange, douceâtre, que j’ai mis un certain temps à identifier : celle de l’opium. Voilà l’expérience qui a transformé l’existence du docteur Matthews : la drogue. Malade, aigri à son retour d’Orient, il avait certainement beaucoup espéré en son nouveau poste à la Tour de Londres. La déception fut à la mesure de ses illusions. Contrairement à ce qu’il avait cru, il s’agissait moins d’une promotion que d’une mise à la retraite anticipée.
– C’est un triste récit, apprécia Patrick Holborne. Je ne vois pas en quoi un médecin militaire peut être déçu de sa condition. Son rôle, comme celui de n’importe quel autre soldat, est d’obéir aux ordres.
– Vous ne connaissez pas les mirages de l’Orient, lieutenant. À côté d’eux, la Tour de Londres fait plutôt grise mine. Le retour en Europe du docteur Matthews fut comme un rêve brisé. Son souvenir le plus secret et le plus douloureux aussi, c’était cette photographie qu’il gardait jalousement, loin de tout œil indiscret, dans les ténèbres de son armoire métallique.
– Je me doutais de quelque chose de louche, analysa Myosotis Brazennose. Ce grand gaillard mou et décharné ne me plaisait pas. Il ne pouvait que mal finir.
Scott Marlow apprécia une fois de plus la qualité des jugements émis par la secrétaire administrative.
Higgins passa outre.
– Il y avait un autre petit secret dans l’armoire, ajouta-t-il. Êtes-vous au courant, mademoiselle ?
Myosotis Brazennose rougit.
– Bien sûr que non, inspecteur ! Je ne fouille pas dans les affaires des autres !
– Dans ma profession, regretta Higgins, c’est parfois indispensable. C’est ainsi que j’ai découvert la présence de bien curieuses ordonnances. Il s’agissait, en fait, de notes personnelles rédigées par le docteur Matthews sur les personnes vivant et travaillant à la Tour. Une série d’observations prises sur le vif.
Les visages des participants à la reconstitution se crispèrent. Scott Marlow constata que Higgins venait de marquer un point important. Tous lui accordaient une attention inquiète.
– J’en ai conclu, poursuivit l’ex-inspecteur-chef, que le docteur Matthews, pour tromper son ennui, passait son temps à espionner.
– Voici une révélation des plus désagréables, admit Lord Fallowfield, je considérais feu Matthews comme un professionnel correct. J’avoue être très déçu, avec tout le respect que l’on doit aux morts. Que renfermaient ces notes personnelles ?
Higgins fit quelques pas, méditatif.
– Je n’ai vu que deux exemples de ces ordonnances très particulières. Le premier concernait notre « spectre » et sa réserve de whisky.
Le vieuxYeomandéplia son grand corps et avança, menaçant, vers Higgins. Son œil valide était injecté de sang. Sa physionomie trahissait une véritable panique.
– Vous m’aviez promis !
– Et je tiendrai ma promesse, mon ami. Ce point particulier n’ayant aucune incidence sur l’enquête, il n’a pas à figurer dans cette reconstitution.
– Vous couvrez cet ivrogne ! protesta le lieutenant Holborne. En tant que supérieur hiérarchique, j’exige de connaître l’emplacement de cette réserve d’alcool formellement interdite par le règlement !
– N’importune pas le Spectre ! grinça le vieuxYeoman.Il pourrait bien demander d’autres têtes.
Patrick Holborne, plus impressionné qu’il ne voulait le laisser paraître, préféra couper court. Ses taches de rousseur virèrent au sombre.
– Le second exemple, reprit Higgins, se rapportait à Miss Brazennose. Le docteur Matthews avait remarqué qu’elle quittait discrètement son bureau pendant les heures de travail. Il avait noté : « Encore les bijoux de la Couronne. » Voilà qui est bien étrange, mademoiselle.
L’ex-inspecteur-chef, marchant sans faire le moindre bruit, s’était approché de la secrétaire administrative qui ne cessait de frotter une bague fantaisie entre le pouce et l’index de la main droite.
– Je ne comprends pas, inspecteur, affirma-t-elle de sa voix trop haut perchée que Higgins ne parviendrait jamais à supporter.
– Aimez-vous les bijoux en général ? s’enquit-il avec douceur.
– Pas du tout, répondit-elle, tranchante.
– Vous est-il arrivé de quitter votre bureau dans la journée pour aller admirer les bijoux de la Couronne ?
Myosotis Brazennose s’embrouilla.
– Non… peut-être… comme tout le monde… mais pourquoi vous fiez-vous aux ragots d’un vulgaire voyeur ?
– Parce qu’il est mort assassiné, mademoiselle.
Scott Marlow sentit son cœur se serrer.
– Quel… quel délit y a-t-il à admirer des chefs-d’œuvre ? sanglota Myosotis Brazennose.
Higgins réfléchit, rendit son verdict.
– Aucun délit.
Lèvres pincées, Myosotis Brazennose reprit aussitôt l’attitude hautaine de la vertu outragée. Le superintendant émit un très discret soupir.
– J’aurais aimé consulter la totalité de la documentation amassée par le docteur Matthews, dit Higgins, abandonnant la secrétaire administrative, mais un regrettable incident m’a privé des informations contenues dans l’armoire métallique. Le médecin a refusé de l’ouvrir hors de la présence du gouverneur. Question de principe, d’après lui. J’ai cédé à ses exigences. Mais il n’y avait plus rien dans l’armoire : seulement des ordonnances vierges. Richard Matthews, de plus, a menti en prétendant qu’on ne lui avait rien volé.
– Cela signifie-t-il, proposa le grand chambellan, que le docteur Matthews avait lui-même dissimulé le contenu de son armoire ?
– C’est la première hypothèse qui vient à l’esprit. Il aurait voulu effacer toute trace de son passé et de ses vices. Mais il existe une autre possibilité.
– Un vol ? s’enquit Patrick Holborne.
Higgins éluda la question pour suivre sa propre réflexion.
– Le docteur Matthews traversait des périodes de grande exaltation suivies de crises de dépression. L’une d’elles avait de quoi surprendre. Lorsque le superintendant et moi-même sommes venus pour vous voir à son cabinet, Lord Henry, c’est vous qui étiez installé au bureau du docteur, lui-même étant étendu sur le lit de consultation. Que s’était-il passé ?
Bras croisés, le gouverneur de la Tour de Londres semblait attendre avec résignation la fin de cette pénible épreuve. L’intervention de Higgins sembla le prendre au dépourvu.
– Rien de bien extraordinaire, inspecteur : le docteur Matthews était victime d’un malaise. Pour ma part, bien que fortement choqué, je n’avais pas besoin de m’aliter. Il m’a demandé l’autorisation de s’allonger, m’assurant que son indisposition serait de courte durée.
– Dites-moi la vérité, Lord Henry : vous vous étiez rendu compte que le médecin-chef de la Tour de Londres se droguait, n’est-ce pas ?
Le ton de Higgins était celui de la confidence bienveillante. Le gouverneur n’hésita pas longtemps.
– Franchement, inspecteur, je soupçonnais quelque chose de ce genre-là et je vous promets que je n’aurais pas laissé ce problème dans l’ombre. Ou bien Richard Matthews se serait amendé ou bien il aurait fait valoir ses droits à la retraite. Mais je n’aurais agi qu’avec des preuves tangibles.
– Elles sont en possession du Yard, Lord Henry. Le superintendant Marlow a découvert des pipes à opium dans l’appartement du docteur Matthews.
Myosotis Brazennose poussa un petit cri d’effroi.
– C’est abominable ! J’ai vécu pendant des années aux côtés d’un drogué, d’un maniaque, d’un…
– Qu’alliez-vous ajouter, mademoiselle ? s’enquit Higgins, l’œil vif. D’un criminel ?
La secrétaire administrative se détourna, gênée.
– Les circonstances de la mort du docteur Matthews sont beaucoup trop obscures pour correspondre à un suicide, indiqua Higgins. Je suis persuadé qu’il a été drogué et noyé par quelqu’un connaissant son vice. Une mise en scène plutôt hâtive a été organisée. Un drogué met rarement fin à ses jours. Il se détruit à petit feu, surtout un opiomane qui prend tant de plaisir avec ses rêves. Le Spectre n’était-il pas présent sur les lieux du crime, prouvant que la disparition du docteur Matthews était indissociable de celle de Lady Ann ?
Scott Marlow attendit que l’ex-inspecteur-chef portât une accusation directe et prononçât un nom. Mais Higgins, tournant autour de l’autel comme un vieux sage chinois autour d’une idée essentielle, poursuivit sa route.
– Pour soutenir la thèse de l’accident, il faut ignorer certains faits. Souvenez-vous : le docteur Matthews avait fait irruption dans le bureau du gouverneur. Dans un état d’agitation extrême, il promit des révélations. Vous ne lui avez pas laissé le temps de parler, Lord Henry.
– Exact. Le malheureux Matthews était incapable de s’exprimer correctement. J’ai voulu nous épargner un déplorable spectacle.
Scott Marlow sentit une boule se former dans son estomac. Il devait admettre le caractère suspect de l’attitude du gouverneur.
– J’aurais agi comme vous, admit Higgins. Personne ne pouvait prêter foi à un homme aussi perturbé. Votre intervention, Lord Henry, a d’ailleurs été des plus efficaces. Richard Matthews s’est aussitôt calmé.
– J’ai l’habitude de commander, inspecteur, et je crois savoir parler aux hommes dont je suis responsable.
Higgins leva quelques instants la tête vers la voûte de la chapelle Saint-Jean.
– Nous avons tous eu tort. Nous aurions dû écouter le docteur Matthews. Il m’a écrit un mot me donnant rendez-vous, en grand secret, à l’oratoire de Saint-Thomas. Il me conjurait de n’en parler à personne.
Le grand chambellan tenta de se faire oublier, se cachant à moitié derrière un pilier. Nerveux, il étirait sa fine moustache blanche.
– Le message était bien écrit de la main du docteur Matthews, précisa Higgins. J’ai respecté ses instructions et je suis malheureusement arrivé trop tard. Quelle pouvait bien être la nature des révélations qui semblaient m’échapper de manière définitive ? Le médecin-chef connaissait-il le nom de l’assassin ? Pourquoi donc lui avait-on volé ses lunettes ? Pour l’empêcher de discerner quelqu’un ou quelque chose pendant la cérémonie d’installation du gouverneur ?
Scott Marlow s’estimait incapable de répondre à une seule de ces questions.
– L’un de vous m’a pourtant donné le sentiment de connaître la véritable raison de ce rendez-vous mystérieux, dit Higgins avec solennité. Ai-je bien perçu vos appréhensions, lieutenant Holborne ?
Patrick Holborne, stupéfait d’être ainsi interpellé, rejoignit Higgins près de l’autel. Éclairées par la lueur vacillante d’un candélabre, ses taches de rousseur prenaient des teintes inquiétantes.
– Pas du tout ! Je n’ai formulé aucune remarque qui pourrait vous laisser penser que…
– Allons, allons ! protesta Higgins avec bonhomie. Vous m’avez bien confié que le docteur Matthews méprisait Lady Ann et que vous le soupçonniez d’avoir commis un acte irréparable, ce qui aurait expliqué son comportement bizarre, notamment à votre égard. Je ne trahis pas vos propos, lieutenant ?
Patrick Holborne perdit toute agressivité.
– Non, inspecteur, mais ils ont sans doute dépassé ma pensée.
– Eh bien, allons quand même jusqu’au bout ! décida Higgins. Supposons que le docteur Matthews ait détesté Lady Ann au point de l’assassiner en lui coupant la tête. Il l’aurait donc attirée dans un guet-apens en lui communiquant un message pendant la cérémonie. Sa réaction, lorsque la tête fut exposée par le « spectre », a été spectaculaire. Très ému, il n’a pu s’empêcher de vomir.
– Mais pourquoi aurait-il commis cette atrocité ? interrogea le gouverneur, perplexe. Il n’avait rencontré mon épouse que le jour du meurtre !
– Excellente objection, Lord Henry. Elle pose le problème des rapports de Richard Matthews avec les femmes. C’était un solitaire, plutôt acariâtre, sans liaison connue. Pourtant, lieutenant Holborne, vous avez affirmé que votre ami Matthews avait une maîtresse qu’il cachait avec soin.
Patrick Holborne sursauta.
– Pas du tout ! Enfin, si… mais j’ai nié aussitôt après. Je vous ai expliqué qu’il s’agissait d’une rumeur sans fondement, d’une mauvaise plaisanterie de soldats. Richard nous faisait parfois pitié.
– Et si cette mystérieuse maîtresse, supposa Higgins, n’était autre que la femme à la voilette dont l’existence a été révélée par Miss Brazennose ?
Le lieutenant de la Tour leva le bras droit, dans un geste d’exaspération.
– Du néant bâti sur du néant !
– Espèce de malappris ! protesta violemment Myosotis Brazennose. J’ai vu cette femme au moins deux fois, à des heures différentes, toujours cachée derrière sa voilette et emmitouflée dans d’épais manteaux ! Elle se dissimulait, je peux le jurer !
– Complètement ridicule, lança le lieutenant Holborne, retrouvant tout son dynamisme. Vous avez inventé ce personnage pour vous rendre intéressante !
En quelques pas d’une prodigieuse rapidité, Myosotis Brazennose fut à la hauteur de Patrick Holborne et le gifla.
– Oh, pardon ! s’excusat-elle, effrayée par son geste.
Abasourdi, Patrick Holborne considéra la secrétaire administrative comme si elle était une redoutable diablesse, capable d’aller jusqu’aux pires extrémités. Scott Marlow, qui tâtait dans la poche de sa veste une paire de menottes réglementaires, se tenait prêt à intervenir pour empêcher le lieutenant d’agresser Miss Brazennose.
Mais chacun demeura sur ses positions. Higgins, plutôt satisfait de la tournure prise par les événements, ne chercha point à détendre l’atmosphère.
– Le docteur Matthews, dit-il, a tué Lady Ann. Pourquoi ? Parce qu’elle était la femme à la voilette et qu’il voulait que cette extraordinaire liaison restât secrète. Le gouverneur, ayant appris l’infidélité de sa femme et voulant quand même la venger, a tué son meurtrier.
L’assassin de la Tour de Londres
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