6

Les grains de pomme grenade

Avant même la fin des cours, Perséphone sut ce qu’elle voulait faire. Elle voulait retourner au cime-tière. Se concentrant sur l’image d’une colombe, elle sentit ses bras se transformer en ailes et son corps qui devenait plus léger. Une fois que la transformation fut complète, elle s’envola vers la Terre. Juste avant d’atteindre le cimetière, elle traversa un verger de pommes grenades. Incapable de résister au fruit parfumé, elle se transforma de nouveau en déesse et cueillit le fruit le plus gros et le plus juteux qu’elle put trouver. Puis, tenant son butin à deux mains, elle fit le reste du trajet à pied.

Une fois arrivée au cimetière, Perséphone regarda tout autour, cherchant Hadès. Mais il n’était pas là. Ne sachant pas si elle devait se sentir déçue ou soulagée, elle ouvrit la pomme grenade en la frappant contre une pierre tombale et s’installa sur l’herbe pour déguster son fruit préféré.

Elle était bien toute seule. Il n’y avait personne pour lui dire quoi faire et qui voir ou ne pas voir. Elle suça la pulpe sucrée et juteuse qui entourait chaque grain du fruit, puis recrachait ceux-ci, se mettant au défi de les lancer chaque fois plus loin.

Soudainement, le sol s’ouvrit avec fracas devant elle et Hadès apparut, monté sur son étalon. Dans sa surprise, Perséphone avala le grain qu’elle s’apprêtait à recracher.

Hadès sauta de cheval.

— Pourquoi es-tu revenue ? demanda-t-il, grincheux.

Elle déglutit, se sentant gênée. Elle avait voulu le voir. Pourquoi semblait-il si désolé de la voir, lui ?

— Je te l’ai déjà dit, j’aime être ici, dit-elle.

Hadès fronça les sourcils.

— Tu n’as pas imaginé que je pourrais y venir aussi ?

— Et alors ? répondit Perséphone en relevant le menton.

— Tu m’as évité toute la journée à l’école, dit-il d’une voix accusatrice.

« Alors, c’était ça », pensa Perséphone.

Elle avait espéré qu’il ne l’ait pas remarqué.

— Écoute, je suis vraiment désolée.

Elle lui tendit l’autre moitié de sa pomme grenade en offrande de paix.

— Tu en veux ? C’est délicieux. Nous pourrions faire un concours de crachat de grains de grenade, ajouta-t-elle en souriant lorsqu’elle le vit hésiter.

En la voyant sourire, sa mauvaise humeur sembla fondre comme neige au soleil.

— Un concours de crachat ?

— Bien sûr.

— D’accord, répondit-il en lui faisant un sourire resplendissant.

Perséphone ramassa quelques brindilles et les aligna sur la pelouse. Puis elle se tint derrière la ligne qu’elle venait de tracer ainsi. Tenant un grain entre sa langue et son palais, elle le mit en position, puis cracha. Ptoui ! Le grain sortit de sa bouche et atterrit plus de six mètres plus loin.

— Hé, tu es plutôt douée ! Mais à mon tour maintenant, dit Hadès en faisant trémousser ses sourcils d’une manière taquine.

Il se plaça sur la ligne, le visage très concentré. Gonflant les joues, il souffla le grain pour l’expulser davantage qu’il ne le cracha. Celui-ci tomba sur le sol à ses pieds. Il fixa le grain d’un air totalement déçu.

— C’est beaucoup plus difficile que je ne le croyais.

— Tu veux un petit conseil ? demanda Perséphone en riant sous cape.

— Bien sûr, dit Hadès en se retournant vers elle.

Il avait les yeux les plus magnifiques qui soient, remarqua-t-elle. Aussi noirs et intenses que des charbons. Et c’était chouette qu’il ne se soit pas senti sur la défensive parce qu’une fille l’avait battu.

— D’abord, il faut mettre le grain en position.

Il la regardait attentivement pendant qu’elle lui faisait la démonstration. Elle se sentit rougir sous son regard scrutateur.

Mais il mit alors un autre grain dans sa bouche.

— Comme sha ? dit-il en poussant le grain sur son palais avec sa langue.

— C’est ça ! dit Perséphone en essayant de ne pas rire.

Il était impossible d’avoir l’air digne lorsqu’on crachait des grains de pomme grenade.

— Maintenant, penche la tête un peu vers l’arrière et souffle fort. Il faut envoyer de l’air derrière ce grain.

Cette fois, Hadès réussit à envoyer le grain à environ 30 centimètres plus loin que la première fois. Pendant qu’il continuait à s’exercer, Perséphone leva les yeux au ciel et vit trois faucons qui volaient bien bas. L’un avait une strie noire sur le dessus de la tête, un autre avait des plumes dorées, et le troisième était d’un brun lustré. Elle se demanda s’ils chassaient des oiseaux ou des lièvres. Ils firent quelques boucles, puis s’en allèrent finalement.

Après encore quelques essais, Hadès s’améliora, mais il ne réussit pas à cracher plus loin que Perséphone.

— Tu as gagné, dit-il enfin.

Il se laissa tomber sur le sol, et elle s’assit à côté de lui.

— Tu sais quoi ? poursuivit-il en la regardant de côté sous ses cils épais. Je t’aime bien, vraiment. Tu es la première jeune déesse que je rencontre et à qui je ne fais pas peur simplement parce que je viens des Enfers.

Le cœur de Perséphone se mit à battre un peu plus vite. Elle était surprise de voir à quel point ses paroles la touchaient.

— L’endroit d’où vient quelqu’un ne devrait pas avoir d’importance.

— Je suis d’accord avec toi. Mais la plupart des jeunes déesses m’évitent et m’ignorent, dit-il en regardant alors droit devant lui. Tes amies t’ont emmenée bien vite, hier, lorsqu’elles t’ont vue avec moi au fleuve.

— Je sais, dit doucement Perséphone, puis elle prit une grande inspiration. Elles disent que tu es une source de problèmes.

Elle prenait un risque en se montrant si franche, mais d’une certaine manière, elle sentait qu’il était le genre d’ami qui pouvait comprendre.

Une ombre passa sur le visage d’Hadès. Pendant un instant, Perséphone s’inquiéta de s’être trompée à son sujet. Mais il soupira alors.

— Sais-tu pourquoi elles disent ça ?

Elle fut surprise de se rendre compte qu’elle ne le savait pas.

— Non, je ne leur ai jamais demandé.

— Je ne le sais pas non plus, dit-il en haussant les épaules.

Il fit une pause, puis reprit :

— Je passe beaucoup de temps au bureau du directeur Zeus, poursuivit-il. Pheme m’y a vu une fois, et je crois qu’elle pourrait avoir lancé la rumeur que j’ai souvent des problèmes.

Perséphone hocha la tête. Pheme pourrait très bien être la source de la mauvaise réputation d’Hadès.

— Et pourquoi passes-tu autant de temps dans son bureau ? demanda-t-elle.

— Parce que le directeur Zeus est sympa.

— Sympa ?

— Ouais. J’veux dire, lui as-tu déjà parlé ?

— Non, il est plutôt effrayant.

— C’est ce que je pensais moi aussi, avant. J’imagine qu’il est difficile de ne pas se sentir intimidé par quelqu’un qui est roi des dieux et maître des cieux, en plus d’être le directeur de l’Académie. Mais je sais ce que c’est que d’être mal jugé, alors je lui ai donné sa chance. Une fois être passé outre le fait qu’il est énorme, qu’il parle avec une voix tonitruante et qu’il me transmet une décharge chaque fois qu’il me serre la main, j’ai découvert que c’était un type vraiment bien.

— Alors, tu te tiens dans son bureau ? demanda Perséphone, fascinée.

— Je crois qu’il a entendu dire que certains des autres jeunes dieux me faisaient la vie dure.

Hadès fit une pause, semblant blessé, et elle se demanda quelle expérience désagréable il était en train de se rappeler.

— Alors, il m’a invité à venir prendre mon repas du midi dans son bureau chaque jour, poursuivit-il. Parfois, j’étudie là aussi. Ou nous parlons.

Il parlait avec le directeur Zeus ? Elle ne connaissait personne d’assez brave pour l’approcher, encore moins pour lui parler. Sauf Athéna, bien sûr. Mais Zeus était son père, après tout.

— Et de quoi parlez-vous ?

— De choses et d’autres.

Et comme s’il se sentait un peu gêné de lui en avoir tant révélé sur lui-même, il sembla soudainement se refermer aussi étanchement qu’une huître.

« Eh bien, quoi qu’il en soit, cela explique les rumeurs », pensa Perséphone.

Elle était heureuse que son intuition à propos d’Hadès ait été bonne, en fin de compte. Mais tout de même…

— Savais-tu vraiment où se trouvait l’autre sandale de monsieur Cyclope, celle que Pheme a trouvée ?

— Ouaip, dit Hadès en lui lançant un regard. Tu ne me croyais pas, hein ? Mais je savais où elle était. Elle avait été emportée aux Enfers. Je voulais te la donner, mais entre-temps, Charon l’a trouvée et l’a remorquée le long du fleuve.

Perséphone hocha la tête.

— Je vois.

Elle savait qui était Charon. C’était le vieil homme qui transportait les morts de l’autre côté du fleuve Styx pour les emmener aux Enfers. Jetant un coup d’œil dans le ciel, elle remarqua que le soleil était en train de décliner. Elle sauta sur ses pieds.

— Il faut que j’y aille, poursuivit-elle. Ma mère va encore venir me chercher si je ne rentre pas bientôt à la maison.

Hadès se releva lui aussi.

— Je détesterais que tu aies des problèmes à cause de moi, dit-il. D’habitude, je ne parle pas autant, mais… — il ouvrit les mains, l’air presque gêné. C’est si facile de parler avec toi, ajouta-t-il.

Perséphone sourit.

— Et avec toi aussi. À demain, à l’école !

Rapidement, elle se transforma en colombe et s’envola le long de la montagne, filant à travers les nuages jusqu’à la cime du mont Olympe.

— Allô maman, je suis rentrée ! lança-t-elle en arrivant à la maison.

Il n’y eut pas de réponse. Mais elle entendait des voix : sa mère devait avoir des invités.

Perséphone suivit le couloir jusqu’à la cour intérieure. Puis elle s’arrêta net. Elle ouvrit la bouche de surprise en voyant ses trois amies et sa mère se retourner d’un coup pour la regarder.

— Comment as-tu pu ? la blâma Déméter. Je te faisais confiance et je croyais que tu allais respecter ta parole !

Comme un saule, Perséphone demeura figée sur place pendant que les mots de sa mère pleuvaient sur elle. Elle n’arrivait pas à le croire. Ses amies avaient dû la dénoncer. Mais comment avaient-elles su ? Puis elle se rappela les trois faucons qui décrivaient des cercles au-dessus de sa tête, l’un avec une raie noire, l’autre avec des plumes dorées sur la queue et le troisième, brun… les jeunes déesses sous couvert ! Elles ne chassaient pas les oiseaux ni les lièvres, en fin de compte. Elles la pourchassaient, elle.

— Tu n’as aucune idée des dangers de ce monde, continuait de la haranguer Déméter. Voyons, tu aurais pu te perdre. Tu aurais pu te faire mal. Tu aurais pu te faire enlever !

— Comment ai-je pu faire ça ? Et vous, comment avez-vous pu ? cria Perséphone, sa surprise se transformant en colère.

Elle jeta un coup d’œil à ses amies, mais personne n’osait la regarder dans les yeux. Étaient-elles gênées pour elle ? Soudainement, l’humiliation en public fut plus que ce qu’elle ne pouvait endurer. Se retournant, elle se précipita vers sa chambre. Des larmes d’humiliation et de colère coulaient sur son visage. Avec des amies comme les siennes, qui avait besoin d’ennemies ?