5
La deuxième sandale
Aphrodite et Athéna relâchèrent Perséphone.
— Ta mère ? demanda Aphrodite d’un air interdit.
— Oui, ma mère, dit Perséphone en fronçant les sourcils. C’est tout à fait le genre de chose qu’elle peut faire. Elle est aussi protectrice qu’une armure. Hadès et moi sommes amis… à tout le moins, nous commencions à le devenir.
— Déméter n’a rien à voir avec ça, grommela Athéna.
— C’était notre idée, convint Artémis. Tu ne peux pas être amie avec Hadès.
— Et pourquoi pas ? demanda Perséphone en écarquillant les yeux.
— Parce que, dit Aphrodite lentement et en articulant bien, il vient des Enfers.
— Et alors ? dit Perséphone. Juste parce qu’une personne vient du mauvais côté du monde ne signifie pas qu’elle ne vaut pas la peine d’être connue.
— Vrai, dit Athéna en hochant la tête. Mais Hadès est synonyme de soucis avec un grand S ! Tout le monde le dit.
— Eh bien, moi je n’y crois pas, dit Perséphone avec entêtement.
Les jeunes déesses grimpèrent sur le sommet d’une colline qui surplombait le fleuve.
— Quoi qu’il en soit, ajouta Perséphone, il était sur le point de me montrer où était cachée l’autre sandale de monsieur Cyclope.
Au même moment, elles entendirent des cris sous elles. Les quatre déesses se penchèrent pour voir de quoi il s’agissait. Pheme avait trouvé la deuxième sandale. Après une petite danse de joie improvisée, elle la souleva au-dessus de sa tête hérissée de cheveux orange avec l’aide de deux autres déesses.
— Tu disais ? dit Artémis vertement en jetant un coup d’œil narquois à Perséphone.
— Il a dû montrer à Pheme où elle était cachée faute de me la montrer à moi, dit Perséphone en rougissant jusqu’aux oreilles.
Mais bien qu’elle eût scruté plusieurs fois les visages des gens qui se tenaient autour de Pheme, elle ne vit pas Hadès.
— Nous sommes tes amies, Perséphone, dit Aphrodite en secouant la tête. Suis notre conseil et tiens-toi loin d’Hadès. Il est peut-être mignon à sa manière plutôt ténébreuse, mais il ne vaut rien de bon.
Perséphone ouvrit la bouche pour le défendre de nouveau, puis elle s’abstint. Et si ses amies et sa mère avaient raison ? Et si Hadès avait menti au sujet de l’autre sandale ? Savait-elle vraiment qui il était ?
Le temps que les déesses rentrent au mont Olympe et que Perséphone arrive à la maison, elle en était venue à la conclusion que son intuition à propos d’Hadès devait être mauvaise. Après tout, comment pouvait-elle avoir raison à son sujet, si tous les autres n’étaient pas de son avis ? Toutefois, elle se sentait triste d’avoir à mettre fin à leur amitié naissante.
* * *
En arrivant à l’école, le lendemain, Perséphone traversa la cour et commença à grimper le large escalier de granit menant aux portes de bronze de l’Académie. Elle était à mi-chemin lorsqu’Hadès sortit de derrière une grande colonne et se dirigea vers elle. Perséphone fit mine de ne pas le voir et fit un détour pour l’éviter. Apercevant Athéna et sa compagne de chambre, Pandore, une mortelle, elle courut pour les rattraper.
— D’où arrives-tu ? lui demanda Pandore tout de go.
Les mèches dorées dans ses cheveux bleus scintillaient au soleil. Et parce qu’elle était mortelle, sa peau ne chatoyait pas comme celles de Perséphone et des autres déesses immortelles.
— Tu étais au fleuve Styx hier, n’est-ce pas ? enchaîna-t-elle. Crois-tu que quelqu’un d’autre va prendre les sandales de monsieur Cyclope encore une fois ?
Perséphone ne daigna même pas répondre, sachant que ce n’était pas nécessaire. Avec Pandore, il était impossible de placer un mot, sous quelque angle que ce soit. Et de fait, la jeune fille continua d’interroger Athéna. En symbole de sa curiosité insatiable, la frange de Pandore collait à son front en forme de point d’interrogation.
En route pour le cours de monsieur Cyclope, Perséphone vit Hadès encore une fois. Il déambulait dans le hall d’entrée, la mine renfrognée. Mais lorsqu’il la vit, son visage s’illumina.
Baissant la tête, Perséphone courut de l’autre côté du hall et s’enfuit dans la classe de monsieur Cyclope. Juste après avoir passé la porte, elle trébucha sur l’une de ses sandales. Mais cette fois, le pied de monsieur Cyclope s’y trouvait.
— On dirait bien que quelqu’un est pressé, dit-il en la soulevant de terre comme si elle avait été une fleur, et en la remettant sur ses jambes.
— Merci, dit-elle.
— Je suis très heureux de voir que tu avais si hâte d’être en classe, dit monsieur Cyclope en lui faisant un clin d’œil de son œil énorme.
Perséphone soupira en se rendant à sa place. Il n’avait évidemment aucune idée des problèmes avec lesquels il lui fallait composer !
Plus tard, en faisant la queue à la cafétéria, elle regardait tout autour pour voir si Hadès était là. Heureusement, elle ne le vit pas. Quoique, tout compte fait, elle ne l’a jamais vu à la cafétéria. Il devait prendre son repas ailleurs, probablement seul, puisqu’il semblait ne pas avoir d’amis. Cette pensée la fit se sentir coupable de l’éviter, mais que pouvait-elle faire d’autre ?
Perséphone prit le bol de nectaronis au fromage fumants que lui tendait la préposée aux huit bras. Puis elle se dirigea vers ses trois amies à leur table habituelle. Elles parlaient avec animation jusqu’à ce qu’elle arrive tout près. Puis elles échangèrent des regards et se turent. Ses amies devaient être en train de parler d’elle ! Elle se sentit plutôt blessée.
— Alors, comment allez-vous aujourd’hui ? demanda-t-elle d’une voix faussement enjouée en s’assoyant.
— Bien, merci, dit Aphrodite.
Artémis et Athéna hochèrent la tête.
— Et toi, comment vas-tu ? demanda Artémis.
— Fabuleusement bien, dit vivement Perséphone. Ça ne pourrait pas aller mieux.
Elles semblèrent toutes soulagées. Personne ne semblait avoir remarqué la fausse note dans sa voix.
Athéna lorgnait le bol de Perséphone.
— Voudrais-tu échanger avec moi ? demanda-t-elle. Il ne restait plus de nectaronis au fromage lorsque je suis passée au comptoir. Et je n’aime pas trop la chaudrée d’ambroisie.
Perséphone non plus, mais elle accepta tout de même de faire l’échange avec Athéna. En trempant sa cuillère dans la chaudrée trop sucrée, elle se fit tristement la réflexion que tout était rentré dans l’ordre. Une fois encore, elle suivait le courant pour ne pas faire de vagues. Une fois encore, elle était redevenue Persé-FAUX-ne.
Athéna se mit à raconter une situation comique qui s’était passée pendant le deuxième cours entre Pandore et un jeune dieu à deux têtes, mais Perséphone n’écoutait pas. Ses pensées se tournaient vers le cimetière, avec ses grands monuments de pierre et son ambiance paisible. Cela ne faisait-il réellement que deux jours qu’elle avait découvert l’endroit ? Elle sourit pour elle-même, se rappelant à quel point elle avait été surprise lorsqu’Hadès était sorti du sol, assis sur le dos de son grand étalon noir. Mais bien entendu, il avait été aussi surpris qu’elle de la voir là.
Plus tard, lorsque la cloche-lyre sonna la fin de la pause-repas, Aphrodite se retourna vers elle.
— As-tu des plans pour après l’école, aujourd’hui ? demanda-t-elle d’un air léger. Veux-tu retourner dans les magasins ?
« Oh non ! Encore du lèche-vitrine ? », pensa Perséphone.
Mais, même si l’idée ne lui souriait pas, elle n’avait pas vraiment d’autres plans. Elle était sur le point d’acquiescer comme d’habitude lorsqu’elle remarqua que ses trois amies la regardaient intensément, attendant sa réponse.
« Elles s’inquiètent de penser que si je dis non, je vais aller voir Hadès ! » se rendit-elle compte.
Elle sentit la colère monter en elle. Elle se sentait comme si elle avait avalé un charbon ardent. Comment osaient-elles s’immiscer dans sa vie ? Eh bien, elles étaient aussi détestables que sa mère.
— Non merci, dit-elle sèchement. J’ai autre chose à faire.
Ses amies pouvaient bien en penser ce qu’elles voulaient.
Se levant abruptement, elle quitta la table avant même que personne ne puisse lui demander quels étaient ses plans. En réalité, elle ne le savait même pas elle-même. En sortant de la cafétéria et en dévalant le couloir pour se rendre à son prochain cours, Perséphone se sourit à elle-même. Cette fois, c’était un sourire authentique. Incroyable, à quel point ce petit geste de rébellion l’avait fait se sentir bien.