10
La danse
Perséphone s’était entendue avec Hadès pour le rencontrer à la danse, et la même chose avec ses amies. Comme il était en retard, elle commença à penser que peut-être il ne viendrait pas. Et s’il avait changé d’idée ? Ou peut-être avait-il dû s’occuper de quelque chose dans le Tartare ? Les fantômes pouvaient être terriblement geignards et exigeants, tout comme les personnes qu’ils avaient été de leur vivant, imagina-t-elle.
— Pourquoi n’entrez-vous pas sans moi ? dit Perséphone à Aphrodite, Athéna et Artémis alors qu’elles attendaient ensemble à l’entrée du gymnase. Je suis certaine qu’Hadès sera là bientôt.
— Ça ne te dérange pas ? demanda Aphrodite.
Elle était époustouflante dans son chiton rose vif. Ses cheveux dorés chatoyants, tressés de rubans roses scintillants, pendaient sur son dos en boucles souples.
— Pas du tout, dit Perséphone.
Elles attendaient depuis déjà 15 minutes. Elle savait que ses amies déesses devaient avoir hâte de se retrouver à l’intérieur. Et presque tous les jeunes dieux devaient être en rang pour demander Aphrodite à danser. Un seul regard posé sur elle, et ils en tombaient tous désespérément amoureux.
Le visage d’Athéna s’illumina.
— Regardez, voilà monsieur Cyclope. Peut-être pourrais-je discuter de mon projet du cours d’héros-ologie avec lui.
Perséphone grimaça. « On peut faire confiance à Athéna pour s’intéresser davantage à une discussion avec un prof au sujet d’un projet scolaire qu’à la soirée elle-même. »
— Eh bien, si ça ne te dérange vraiment pas, dit Artémis, le groupe d’Apollon doit déjà être en train de jouer.
Apollon était le frère jumeau d’Artémis. Son groupe, la Voûte céleste, avait été engagé pour animer la danse.
— Allez-y ! ordonna Perséphone en faisant de grands gestes avec ses mains pour les chasser.
Comme ses amies s’engouffraient à l’intérieur, elle jeta un coup d’œil dans le gymnase avant que la porte se referme. Il était circulaire et ouvert sur le ciel étoilé. Des torches enflammées avaient été installées à intervalles réguliers tout le tour de l’endroit. Au centre, sur une scène surélevée, Apollon pinçait les cordes de sa cithare, une lyre à sept cordes, alors que Dionysos soufflait dans son aulos à anche double.
Perséphone ferma la porte. Faisant les cent pas, elle décida d’accorder à Hadès encore 10 minutes pour arriver. Après quoi, il ne lui resterait plus qu’à ravaler sa honte de s’être fait poser un lapin et à entrer seule.
— Salut Perséphone ! lui lança Pheme.
Descendant d’un char, elle s’approcha du gymnase. Son chiton de lin blanc était cintré à la taille par une étroite ceinture argentée et ses cheveux orange hérissés l’étaient encore plus que d’habitude.
— Tu attends quelqu’un ? lui demanda-t-elle.
Ses mots montèrent dans la nuit en petits nuages en forme de lettres qui se dissipaient rapidement.
— Peut-être, répondit Perséphone en lui jetant un coup d’œil circonspect.
— Oh ! Un jeune dieu, je parie. Comment s’appelle-t-il ?
— Je ne te le dis pas, dit Perséphone en secouant la tête.
— S’il te plaît, supplia Pheme. Je ne le dirai à personne.
Et, levant la main, elle fit un petit mouvement de torsion de son pouce et de son index réunis au coin de ses lèvres peintes en orange, comme si elle tournait une clé pour les verrouiller.
— C’est ça, dit Perséphone en levant les yeux au ciel.
Pheme ricana et poussa la porte du gymnase. L’instant d’après, Perséphone sentit quelqu’un lui toucher l’épaule. Elle tourna sur elle-même.
— Hadès ! s’exclama-t-elle, les yeux brillants. J’ai eu peur que tu ne viennes pas !
Il portait une tunique violette qui entourait sa taille, puis qui se drapait sur son épaule. Cette couleur majestueuse lui allait si bien. Elle pensa qu’il était plus séduisant que jamais.
— Ah ah ! dit une voix derrière elle.
Trop tard, Perséphone se rendit compte que Pheme n’était finalement pas entrée dans le gymnase. Elle s’était attardée dans l’embrasure de la porte. La porte s’était maintenant refermée derrière elle. Aucun doute, elle n’aurait de cesse de répandre des rumeurs au sujet de Perséphone et d’Hadès !
— Désolé d’être en retard, dit Hadès. Juste comme je m’apprêtais à partir, Charon a livré un bateau rempli de fantômes. L’un d’eux a tenté de s’échapper, et Cerbère est parti après lui. Puis il y a eu une rixe entre les fantômes de deux hommes qui étaient ennemis lors de la guerre de Troie. Il soupira. Ça m’a pris un certain temps à régler tout ça.
— Ne t’en fais pas, dit Perséphone en lui touchant le bras. Tu es là, maintenant.
Hadès lui sourit.
— Tu es magnifique.
— Merci, dit Perséphone tout en rougissant.
Un peu gênée, elle redressa la couronne de marguerites qu’elle portait sur ses boucles rousses. Déméter lui avait fabriqué un magnifique chiton couleur safran. Il y avait des fils d’or et d’argent scintillant entrelacés dans le tissu. Mais c’est elle qui avait eu l’idée de jeter la grande cape de velours noir sur sa robe.
Aphrodite avait levé les yeux au ciel en la voyant.
— Intéressante combinaison vestimentaire, avait-elle dit.
Mais Perséphone ne s’en était pas soucié. Le contraste du pâle et du foncé lui allaient exactement comme il fallait.
Hadès jeta un œil à l’intérieur.
— J’imagine que nous allons devoir entrer, dit-il d’un air ennuyé.
Il ne semblait pas du tout avoir envie d’y aller.
— Tu n’es pas trop nerveux, n’est-ce pas ? demanda Perséphone. Tu vas plaire à mes amies. J’en suis sûre. Sois simplement toi-même.
Hadès fronça les sourcils.
— Peut-être un tout petit peu moins ténébreux, ajouta Perséphone. Il s’agit d’une fête, après tout.
— Je vais essayer, dit Hadès.
Il tendit la main pour prendre la sienne. Ils entrèrent ensemble dans le gymnase, mais comme ils se dirigeaient vers la scène où jouait l’orchestre, quelques jeunes dieux leur bloquèrent le chemin.
Pheme se tenait juste derrière eux.
— Je suis désolée, dit-elle silencieusement à Perséphone en remuant les lèvres.
Elle n’avait certainement pas perdu de temps ! Et bien qu’elle n’y eût certainement pas de malice de sa part, ses potins avaient déjà fait leur chemin.
Arès se tenait devant eux, jambes écartées, bras croisés sur la poitrine.
— Que fais-tu ici, ange de la Mort ? dit-il d’un air sardonique.
— Ouais, dit le jeune dieu baraqué qui se tenait aux côtés d’Arès. Tu n’as pas d’affaire ici.
Hadès serra un peu plus fort la main de Perséphone. Arès fronça les sourcils à l’intention de son compagnon.
— Laisse-moi m’occuper de ça, Kydoimos.
Puis, faisant un pas en avant, il planta un doigt sur la poitrine d’Hadès.
— Pourquoi ne retournes-tu pas dans le trou puant qui te sert de maison ? dit-il.
D’un air bourru, Hadès repoussa la main d’Arès.
— Arrête ça, veux-tu !
« Par tous les dieux ! »
Si jamais il y avait un bon temps pour suivre le courant afin de ne pas faire de vagues, c’était bien celui-là, pensa Perséphone. Se forçant à sourire, elle regarda Arès directement dans les yeux.
— Nous sommes simplement ici pour danser, tout comme toi, dit-elle aimablement. N’est-ce pas, Hadès ?
À sa grande surprise, les mots qu’elle prononça lui parurent beaucoup plus calmes qu’elle ne se sentait en réalité.
Après un instant, Hadès relâcha son étreinte sur sa main.
— Ouais, c’est ça, dit-il en prenant lui aussi un ton léger.
Mais son visage était toujours renfrogné.
Certains des jeunes dieux et déesses qui se trouvaient à proximité avaient alors commencé à remarquer ce qui se passait et s’étaient approchés pour observer.
Arès balaya la foule du regard, puis il sourit à Hadès.
— D’accord. Tu as gagné.
Il se retourna et fit deux pas, comme s’il avait décidé de laisser Hadès tranquille après tout.
— Ou peut-être pas, dit-il l’instant d’après en se retournant en coup de vent vers Hadès et en levant le poing contre lui.
Perséphone en eut le souffle coupé. Au même moment, Aphrodite se frayait un chemin dans la foule. Athéna et Artémis, accompagnée de ses chiens, étaient à ses côtés. Elle se dirigea droit sur Arès et lui fit un sourire irrésistible.
— Tu veux danser ? roucoula-t-elle.
Les yeux d’Arès s’adoucirent.
— Hum, ouais. Bien sûr que je veux danser avec toi, dit-il d’une voix éperdument amoureuse.
Aphrodite se retourna vers la piste de danse. Semblant oublier tout à fait Hadès, Arès desserra les poings et la suivit comme si sa beauté lui avait jeté un sort.
Soudainement, elle s’écarta de lui en se retournant.
— Eh bien, alors, trouve une autre partenaire ! s’exclama-t-elle en repartant vers Artémis et Athéna. Je ne danse pas avec les brutes !
— Quoi ? dit Arès, l’air confondu.
— Voici un indice ! lui lança Artémis. Elle n’aime pas les brutes.
— Pardieu ! Ton cerveau est encore plus lent qu’un char sans chevaux ! ajouta Athéna.
La foule éclata de rire. Le visage d’Arès devint violet de rage. Il serra les poings de nouveau ; puis, jetant des regards incertains à Aphrodite, il les desserra.
Soudainement, un éclair illumina le ciel au-dessus de la tête de tout le monde. La voix de Zeus gronda lorsqu’il s’avança au milieu du groupe.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il. J’arrive à peine à m’entendre penser avec toute cette agitation.
Perséphone ne put s’empêcher de se demander comment il pouvait entendre quoi que ce soit par-dessus sa propre voix si forte.
Personne ne répondit à Zeus, mais il sembla remarquer le regard coupable d’Arès, et il dévisagea le jeune dieu avec suspicion. À la grande surprise de Perséphone, Arès se recroquevilla presque sous le regard du directeur.
Le regard d’Hadès passait de Zeus à Arès. Enfin, il sembla avoir arrêté sa décision et prit la parole.
— Désolés de vous avoir dérangé, monsieur le directeur Zeus.
Il regarda ensuite Arès et rit d’une manière indéfinissable aux yeux de Perséphone ; mais heureusement, Zeus ne sembla pas le remarquer.
— La prochaine fois que je te demanderai de me montrer tes mouvements de boxe, Arès, j’imagine que nous devrions faire ça dehors.
Arès leva les sourcils et jeta à Hadès un regard à la fois surpris et reconnaissant.
— Ouais, j’imagine, mec.
Se précipitant vers lui, Aphrodite attrapa la main d’Arès et lui fit un beau sourire, plus authentique cette fois.
— Voilà qui est mieux. Maintenant, je vais danser avec toi.
Arès fit un sourire en coin, ce qui le rendit de beaucoup plus séduisant que lorsqu’il était fâché.
— D’accord, Aphrodite, je suis à tes ordres.
Elle l’attira vers la piste de danse comme la foule se dispersait.
Une fois qu’ils furent partis, Zeus donna une claque dans le dos d’Hadès, ce qui provoqua des étincelles.
— Ouch ! dit Hadès en parvenant à peine à conserver son équilibre.
L’ignorant totalement, Zeus leur jeta un regard approbateur, passant d’Hadès à Perséphone.
— Heureux que vous ayez pu venir tous les deux. Vous vous amusez bien ?
— Oui, monsieur, dirent-ils d’une seule voix, en se jetant des regards gênés, puis en le regardant ensuite.
Mais Zeus ne sembla pas comprendre le message voulant qu’ils se sentissent mal à l’aise à la fête avec lui dans les parages.
Soudainement, Zeus grogna et se frappa le front d’une manière qui leur fit savoir qu’il parlait à Métis, la mouche qui vivait dans sa tête et qui était également la mère d’Athéna.
— Quoi ? Je ne les dérange pas. Bien sûr, je sais qu’ils n’ont pas envie de voir des adultes pendant qu’ils essaient de s’amuser, mais… Quoi ? Tu veux danser ? Mais je vais avoir l’air d’un idiot à danser tout seul. Bon, d’accord, tout ce que tu veux, ma chérie.
Secouant la tête, il alla se placer en bordure de la piste de danse, là où il pouvait discrètement se balancer au rythme de la musique sans avoir l’air trop ridicule.
Perséphone serra la main d’Hadès.
— Beau travail, dit-elle. Ce que tu as fait avec Arès, je veux dire.
Hadès haussa les épaules avec modestie.
Parfois, suivre le courant pour ne pas faire de vagues était vraiment la meilleure chose à faire, pensa Perséphone. Si Hadès n’avait pas désamorcé la colère d’Arès en faisant semblant qu’ils étaient amis, que se serait-il passé ? Mais parfois, il était aussi nécessaire de montrer sa colère. Sans cela, elle aurait pu ne jamais crever l’abcès avec sa mère et avec ses amies.
Athéna et Artémis vinrent les rejoindre.
— Allez, vous deux, dit Athéna en tirant sur le bras de Perséphone. Allons danser.
Hadès résista un peu.
— Peut-être devrais-je me contenter de regarder, je suis un très mauvais danseur.
— Ça ne peut pas être pire que mon père, dit Athéna en faisant un geste de la tête vers le directeur Zeus.
Il semblait avoir surmonté sa gêne et il pratiquait maintenant un mélange de ska, de tango et de twist.
Perséphone fit un clin d’œil à Athéna et à Artémis. Puis elle fit un sourire à Hadès.
— Ouais, viens, Hadès. Tout le monde sait que les pas les plus chauds viennent des Enfers. Nous mourons d’envie de les voir.
En rigolant, les trois jeunes déesses tirèrent Hadès sur la piste de danse.
— Ne vous plaignez pas si je vous marche sur les pieds alors, les avertit Hadès.
Perséphone mit ses mains sur ses épaules et lui fit un sourire.
— Je vais en prendre le risque.