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La disparition des sandales
Bien que Perséphone cherchât Hadès du regard dans les couloirs de l’école, le lendemain matin, elle ne l’aperçut pas. Peut-être séchait-il encore les cours ? Quelle déception ! Elle avait tellement espéré le revoir.
Comme elle suivait alors un exposé ennuyant au possible dans le cours d’héros-ologie de monsieur Cyclope, son troisième cours de la journée, elle se jouait dans les cheveux en rêvassant, étirant une boucle et la laissant reprendre forme.
Elle n’avait pas voulu mentir à sa mère, la veille, au sujet du nom d’Hadès. Mais si elle lui avait transmis le moindre petit renseignement, sa mère s’y serait accrochée comme le pollen s’accroche à une abeille. Déméter avait toujours vérifié qui étaient les amis de Perséphone, et elle ne s’empêchait jamais de les critiquer. Selon elle, Aphrodite était trop préoccupée par son apparence, Athéna était trop intelligente pour son propre bien, et Artémis passait beaucoup trop de temps à vagabonder dans les bois avec ses chiens. Cela tenait du miracle que Perséphone eût seulement la permission d’avoir des amies !
Puisqu’elle était distraite, elle fut surprise lorsque monsieur Cyclope lui posa une question.
— Pouvez-vous répéter la question ? demanda-t-elle en se redressant sur son siège.
L’enseignant leva son énorme œil unique au ciel.
— Je t’ai demandé si tu savais où elles étaient passées.
Où étaient passés qui ? Les joues de Perséphone s’enflammèrent. Elle n’avait aucune idée de ce dont il parlait. Mais elle ne pouvait visiblement pas lui demander de préciser, car il aurait alors su qu’elle n’écoutait pas.
— Eh bien ? demanda monsieur Cyclope en tapant de son énorme pied nu.
— Je réfléchis, dit Perséphone.
Il parlait des héros, bien sûr. Il avait dû lui demander où ils allaient après être morts au combat.
— Au ciel ? dit-elle en essayant de deviner.
La classe se mit à rugir de rire.
L’œil énorme de monsieur Cyclope cligna.
— Je t’ai demandé si tu savais où étaient passées mes sandales. Ce serait tout à fait étonnant qu’elles se soient retrouvées au ciel.
Il fit une pause.
— Parce que leurs semelles, elles, vivent déjà un Enfer.
Tout le monde râla en entendant la blague. Pourquoi monsieur Cyclope lui avait-il demandé où étaient ses sandales ? s’interrogea Perséphone. Les élèves étaient toujours en train de les cacher. Et même si elle avait su qui les avait prises cette fois, elle ne l’aurait pas dit. Elle ne balançait pas les autres.
Une fille aux cheveux orange, courts et hérissés leva la main en l’agitant. C’était Pheme, la déesse des potins et des rumeurs.
— J’ai entendu dire que certains jeunes dieux les avaient tirées jusqu’au fleuve Styx pour faire du rafting hier soir.
À mesure qu’elle parlait, les mots qu’elle prononçait sortaient de ses lèvres sous forme de lettres de fumée.
La classe presque tout entière se mit à rire sous cape.
Monsieur Cyclope soupira.
— Passons un contrat. Celui ou celle qui trouvera mes sandales et me les rapportera sera exempté des deux prochains devoirs.
L’intérêt de Perséphone s’éveilla. Elle ne verrait aucun inconvénient à ne pas faire les prochains devoirs. Et chercher les sandales lui donnerait une excuse pour retourner sur Terre. Peut-être y reverrait-elle Hadès ! Et elle n’aurait pas besoin d’en parler d’abord à sa mère, car elle avait seulement promis de ne pas y aller seule. Elle convaincrait Aphrodite, Athéna et Artémis de l’accompagner. Et si elles trouvaient les sandales, elles ne seraient pas trop de quatre pour les rapporter, de toute manière.
« Ping ! Ping ! Ping ! » La cloche-lyre sonnant l’heure du déjeuner tinta ; Perséphone se dirigea donc vers la cafétéria. La préposée aux bras de pieuvre leur tendait des bols d’argile orange décorés de silhouettes noires, à elle et aux sept autres élèves en ligne derrière elle. Perséphone huma le contenu du bol d’un air appréciateur. Miam, de l’ignambroisie ! Elle prit une boîte de nectar sur un plateau et se dirigea vers la table où elle s’assoyait toujours avec ses amies.
— Les sandales de monsieur Cyclope ont disparu, dit-elle en s’assoyant. Celui qui les trouve sera…
— …exempté des deux prochains devoirs, finit Athéna à sa place.
Comme d’habitude, un sac rempli de rouleaux était posé sur le banc à côté d’elle. Elle enfonça une paille dans sa boîte de nectar.
— Il a parlé de ses sandales dans tous les cours, en faisant la même offre à tout le monde, poursuivit-elle. Aphrodite et moi en avons entendu parler au premier cours.
— Et moi, au deuxième cours, dit Artémis.
Elle portait encore son carquois plein de flèches, mais elle avait appuyé son arc contre le mur derrière la table. Ses trois chiens étaient couchés à ses pieds : un limier, un lévrier et un beagle. Ils la suivaient partout où elle allait, même en classe. Elle avait dû voir le regard de Perséphone qui les regardait.
— Ça ne te dérange pas, n’est-ce pas ? dit-elle.
Les chiens sentaient plutôt mauvais, mais Perséphone savait combien son amie les adorait.
— Non, bien sûr que non, répondit-elle.
Perséphone s’empressa de leur faire part de ce que Pheme avait dit en classe au sujet des sandales.
— Bien sûr, ce n’est qu’une rumeur.
— Presque tout ce qu’elle dit est une rumeur, dit Artémis. Mais il se pourrait que ce soit vrai.
Elle déposa son bol d’ignambroisie à moitié terminé sur le sol pour ses chiens.
Comme d’habitude, Amby, le beagle, battit de justesse les deux autres chiens, plus gros et plus vieux, et engouffra plus que sa part.
— Je crois que nous devrions au moins aller voir, poursuivit-elle en passant une main dans ses cheveux noirs et courts. J’aurais plus de temps pour m’exercer à l’arc si j’avais deux devoirs en moins. Il y aura bientôt un grand concours, et je veux être bien préparée.
Athéna leva le nez du rouleau couleur prune qu’elle était en train de lire.
— J’aurais bien besoin de plus de temps moi aussi. Je suis débordée.
Rien de surprenant de ce côté, pensa Perséphone. Athéna adorait étudier, et elle s’était inscrite à plus de cours que le programme ne l’exigeait, en plus des activités parascolaires.
Aphrodite rejeta en arrière sa magnifique chevelure dorée.
— Alors, allons-y ! On s’en va au fleuve ?
Perséphone sourit. Convaincre ses amies de participer aux recherches avait été plus facile qu’elle ne l’avait imaginé. En fait, elles s’étaient convaincues elles-mêmes. Désormais, il ne restait plus qu’à espérer voir Hadès !