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Le marché des immortels
Une cloche-lyre sonna, signalant ainsi la fin d’un autre lundi à l’AMO, l’Académie du mont Olympe. Perséphone fourra le rouleau de texte qu’elle était en train de lire dans son sac à rouleaux et se leva pour quitter la bibliothèque. Comme elle rejoignait la multitude de jeunes dieux et déesses qui déferlaient dans le couloir, un héraut apparut au balcon au-dessus d’eux.
— Le vingt-troisième jour d’école tire maintenant à sa fin, annonça-t-il d’une voix forte et importante.
Puis il frappa la cloche-lyre encore une fois avec un petit maillet.
Une déesse aux cheveux châtains tenant tant de rouleaux dans ses bras qu’elle pouvait à peine voir au-dessus se mit à marcher à côté de Perséphone.
— Pardieu ! Ce qui signifie qu’il ne reste plus que 117 jours d’école avant la fin de l’année !
— Salut, Athéna. Un peu de lecture légère ? plaisanta Perséphone en montrant la pile de rouleaux.
— De la recherche, dit Athéna.
C’était la plus intelligente des amies de Perséphone, et aussi la plus jeune, bien qu’elles soient toutes dans les mêmes classes.
Les deux déesses passèrent devant une fontaine dorée. Les yeux de Perséphone s’attardèrent sur une peinture accrochée au mur derrière la fontaine illustrant Hélios, le dieu du soleil, qui montait dans le ciel sur son char tiré par des chevaux. L’Académie était remplie d’œuvres d’art relatant les exploits des dieux et des déesses. C’était si inspirant !
— Hé, les filles, attendez-moi ! leur lança une déesse vêtue d’un chiton bleu pâle, la robe fluide qui faisait alors rage parmi les déesses et les mortelles grecques.
Aphrodite, la plus ravissante des amies de Perséphone, accourut vers les deux filles sur le sol de marbre brillant. Ses longs cheveux dorés, retenus par des barrettes en coquillage, volaient derrière elle alors qu’elle dépassait en coup de vent un dieu mi-homme, mi-bouc. Celui-ci bêla, mais lorsqu’il vit de qui il s’agissait, il la suivit des yeux avec un regard admiratif de biche éperdue.
— Je m’en vais au marché des immortels, cet après-midi, dit Aphrodite à bout de souffle. Artémis était censée venir avec moi, mais elle a un entraînement de tir à l’arc. Vous voulez m’accompagner ?
Athéna ployait sous le poids de ses rouleaux.
— Je ne sais pas, dit-elle. J’ai tellement de travail.
— Ça peut attendre, dit Aphrodite. Ne préfères-tu pas venir faire du lèche-vitrine ?
— Eh bien, dit Athéna, je pourrais avoir besoin de nouveau fil à tricoter.
Athéna était toujours en train de tricoter quelque chose. Son dernier projet était un bonnet de laine rayé. Elle l’avait fait pour monsieur Cyclope, leur professeur d’héros-ologie, pour couvrir sa tête chauve.
— Tu vas venir toi aussi, Perséphone, n’est-ce pas ? demanda Aphrodite.
Perséphone hésita. Elle n’avait pas vraiment envie d’aller courir les boutiques, mais elle avait peur de faire de la peine à Aphrodite. Dommage qu’elle n’ait pas une bonne excuse comme Artémis. Mais à part sa participation à la troupe des apprenties déesses, Perséphone n’aimait pas trop les sports.
— Euh… je… j’aimerais beaucoup y aller, dit-elle enfin.
Sa mère aurait été fière d’elle. Elle disait toujours à Perséphone d’être polie et de « suivre le courant pour ne pas faire de vagues. »
— Passons par ma chambre d’abord, dit Aphrodite. Je dois me changer.
Aphrodite était obsédée par les vêtements, et elle avait une tenue pour quasiment chaque activité ; il lui arrivait souvent de changer de vêtements cinq ou six fois par jour.
Les dortoirs des étudiants étaient situés aux étages supérieurs : les filles au quatrième et les garçons au cinquième. Grimpant les marches quatre à quatre, les apprenties déesses furent vite rendues dans le hall du quatrième étage.
— Je vais aller déposer ces rouleaux dans ma chambre et je vous rejoins tout de suite, dit Athéna.
Aphrodite et Perséphone continuèrent dans le couloir et franchirent la neuvième porte. Après avoir lancé son sac sur le lit d’Aphrodite, Perséphone s’y assis sur le bord.
— J’en ai pour une minute seulement, dit Aphrodite en ouvrant la porte de son placard.
Perséphone fit le tour de la chambre du regard. Elle était petite, mais prévue pour deux personnes, avec deux lits, deux bureaux et deux placards identiques de part et d’autre de la pièce. Aphrodite et Artémis étaient censées être compagnes de chambre, mais Aphrodite s’était opposée à partager la chambre avec les trois chiens odorants d’Artémis, de sorte que celle-ci avait déménagé dans la chambre d’à côté. Perséphone aurait adoré vivre à la résidence étudiante, mais sa mère avait insisté pour qu’elle vive à la maison.
En quelques minutes, Aphrodite fut entortillée dans un nouveau chiton, couleur lavande cette fois, et Athéna était revenue. Une fois à l’entrée du hall, les trois déesses troquèrent leurs chaussures pour des sandales ailées qu’elles prirent dans une corbeille commune.
Dès qu’elles les eurent enfilées, les courroies des sandales s’enroulèrent autour de leurs chevilles et les ailes argentées fixées aux talons commencèrent à s’agiter. À toute vitesse, elles dévalèrent l’escalier de marbre jusqu’au rez-de-chaussée de l’Académie. Puis, leurs pieds touchant à peine le sol, elles franchirent les lourdes portes de bronze et filèrent à travers la cour. Le vent sifflait à leurs oreilles alors qu’elles dépassaient rochers et arbres en descendant le mont Olympe.
Le marché des immortels était à mi-chemin entre les cieux et la Terre, sous les nuages. Les déesses l’atteignirent en quelques minutes, dérapant pour s’arrêter à l’entrée. Desserrant les courroies autour de leurs chevilles, elles en entourèrent les ailes d’argent pour les retenir afin de pouvoir marcher à une vitesse normale.
Le marché était énorme, surmonté d’un haut toit de cristal. Des rangées et des rangées de colonnes séparaient les diverses boutiques qui offraient toutes sortes de marchandises, des plus récents vêtements à la mode en Grèce à des tridents et des éclairs de foudre. Perséphone suivit Aphrodite et Athéna dans une boutique où l’on vendait des produits de beauté.
Comme il n’y avait aucune vendeuse, Aphrodite se dirigea directement vers l’un des comptoirs. Le buste sculpté d’une magnifique déesse était posé sur le dessus en verre du comptoir, entouré de flacons et de boîtiers d’ombres à paupières et de ligneurs, ainsi que de crèmes et de fards à joues.
— Pourriez-vous nous maquiller comme des princesses égyptiennes ? demanda-t-elle à la statue.
— Cela me ferait le plus grand plaisir. Veuillez vous asseoir, répondit la statue d’une voix polie.
Aphrodite se hissa gracieusement sur l’un des tabourets et fit signe à ses deux amies de faire de même.
— Allez, ça va être amusant. Dites tout simplement à la maquilleuse ce que vous voulez.
Elle se retourna vers la statue.
— Les yeux au khôl à l’égyptienne sont très tendance en ce moment, dit-elle.
Presque immédiatement, trois des boîtiers s’ouvrirent et des pinceaux en sortirent, prêts à commencer à farder le visage des trois filles.
— Non merci, dit Athéna en reculant. Je ne porte pas de maquillage.
Le pinceau à maquillage s’arrêta soudainement, comme s’il était en état de choc.
— Elle est jeune, expliqua Aphrodite au pinceau, en essayant de le consoler. Donnez-lui quelques années.
— Ha ! grommela Athéna. Tu n’as que 10 mois de plus que moi. Mais vas-y, par contre. Je vais regarder.
Affaissé de déception, le petit pinceau regagna son boîtier alors que le pin-ceau d’Aphrodite commença à déposer de la poudre bleue scintillante sur ses paupières.
Perséphone était sur le point de dire qu’elle préférait regarder elle aussi, mais Aphrodite avait déjà tiré un tabouret à son intention, et le troisième pinceau voletait avec impatience, attendant de commencer.
— Allez, grimpe, dit Aphrodite. Ça va être amusant !
Perséphone obéit, et le pinceau se mit immédiatement à déposer un film d’ombre bleue sur ses paupières.
Lorsque les déesses quittèrent enfin la boutique, les yeux d’Aphrodite et de Perséphone étaient lourdement soulignés de khôl noir, et Perséphone portait un sac rempli de rouges à lèvres, de ligneurs et de fards à paupières dont elle n’avait pas vraiment envie.
Elle se dit qu’elle les laisserait plus tard dans la classe du cours de beautéologie. Elle avait vraiment hâte d’essuyer le khôl autour de ses yeux en rentrant à la maison. En contraste avec sa peau très pâle, le ligneur noir et épais la faisait paraître cadavérique. Bien entendu, sur Aphrodite, le khôl était super, mais il faisait ressembler Perséphone à un raton laveur.
— Regardez ! s’exclama Athéna. Voilà le magasin Articles de couture Arachné.
Les déesses se pressèrent en direction de la boutique. Athéna et Aphrodite s’extasiaient sur des bacs remplis de tissus chatoyants, de fils et de laines colorés.
Aphrodite souleva une pièce de tissu rose scintillant.
— Je voudrais me faire un nouveau chiton pour la danse de vendredi, dit-elle. Ce sera parfait !
— Ouais ! répondit Perséphone faisant semblant d’être excitée elle aussi.
En réalité, tout cela l’ennuyait profondément. Et, de plus, elle n’avait pas prévu aller à la sauterie des moissons. Et même si elle avait voulu y aller, elle doutait que sa mère le lui permette. Celle-ci croyait que Perséphone était trop jeune pour aller à une soirée, en fait, trop jeune pour participer à toute activité où il pouvait y avoir de jeunes dieux. Sa mère possédait une boutique dans la galerie commerçante : Marguerites, jonquilles et fantaisies florales de Déméter. Perséphone aurait aimé s’y arrêter pour aller voir les nouveaux bouquets d’automne, mais elle ne le proposa même pas à ses amies. Elle savait qu’Athéna et Aphrodite ne partageaient pas son intérêt pour le jardinage.
— Tu devrais te mettre au tricot, Perséphone, dit Athéna.
Elle tenait une grosse pelote de laine d’un vert luminescent près de la tête de Perséphone. Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle à Aphrodite.
Aphrodite plissa les yeux en regardant Perséphone.
— Je crois que ses cheveux pourraient être moins frisés. Peut-être qu’un fer plat…
— Je parlais de la couleur de la laine avec celle de ses cheveux, l’interrompit Athéna.
« Par tous les dieux de l’Olympe ! » pensa Perséphone, abasourdie.
Elles parlaient d’elle comme si elle n’était même pas là ! Mais elle continua de rester là, entre les deux jeunes déesses qui échangeaient à qui mieux mieux des remarques à son sujet.
— Le vert va très bien avec les cheveux roux, déclara Aphrodite.
— Et cela rehausse le vert de ses yeux, dit Athéna. Que crois-tu qu’elle devrait faire ? Un bonnet ?
— Mais je…, protesta Perséphone.
— Ne t’en fais pas, l’interrompit de nouveau Athéna. J’ai inventé un modèle génial que tu pourrais utiliser pour le faire.
Perséphone soupira. Elle ne voulait pas de bonnet. Elle ne portait jamais de bonnet. Et, en outre, bien qu’elle eût le pouce vert pour ce qui était du jardinage, elle avait les mains pleines de pouces lorsque venait le temps de coudre et de tricoter. Mais, feignant un enthousiasme qu’elle ne ressentait pas, elle acheta tout de même la laine, prévoyant la retourner la prochaine fois qu’elle reviendrait au marché.
— Merci, dit-elle à la vendeuse d’une voix sans joie. J’ai vraiment hâte de l’utiliser.
Les paroles qu’elle prononçait lui paraissaient si fausses. Personne ne s’apercevait donc à quel point elle sonnait faux ? Et même son nom semblait l’indiquer : Persé-FAUX-ne. Mais il lui manquait le courage nécessaire pour dire comment elle se sentait vraiment, même lorsqu’il s’agissait des choses les plus insignifiantes.
— N’oublie pas de me rappeler de te donner ce modèle plus tard, dit Athéna lorsque les trois déesses quittaient le marché.
— Bien sûr, répondit Perséphone en hochant la tête, bien qu’elle espérait secrètement qu’Athéna oublie.
Les trois filles libérèrent les ailes d’argent de leurs sandales. Les liens s’entortillèrent autour de leurs chevilles encore une fois, et les ailes se mirent à battre. En quelques secondes, les sandales leur firent dévaler la pente de la montagne et traverser les nuages. Lorsqu’elles furent presque arrivées à la cime du mont Olympe, Perséphone leur cria :
— À demain !
Ralentissant à peine, Athéna et Aphrodite lui firent un signe de la main, puis continuèrent leur ascension du mont Olympe sans elle. Perséphone les observa avec tristesse. De son groupe d’amies, elle était la seule qui vivait à la maison et non au dortoir de l’Académie.
Tournant à droite, elle arriva près d’un ruisseau et nettoya le maquillage de ses yeux. Puis, comme elle reprenait son chemin, poussée par les ailes d’argent, le sac en papyrus qui contenait ses achats se déchira. La pelote de laine en tomba en roulant. Elle essaya de l’attraper, mais ne réussit qu’à saisir l’extrémité du fil alors que la balle dégringolait vers la Terre, se déroulant à mesure qu’elle tombait.
— Reviens ici, petite balle emmêlée de soucis ! grommela Perséphone.
Elle la suivit, atterrissant dans un grand espace gazonné, dans lequel étaient disséminés des pierres et des arbres.
« Un parc », pensa-t-elle.
Puis elle remarqua les innombrables rangées de pierres grises et les tombes rectangulaires de marbre blanc.
— Par tous les dieux ! s’exclama-t-elle tout haut. C’est un cimetière !