Je pus constater (en courant) que les parois du chemin creux se relevaient, se relevaient énormément, et d’une façon tout à fait menaçante, écrasante… Les parois devenaient montagnes à ma droite et à ma gauche !… Je n’étais plus dans un chemin creux mais dans un véritable défilé… et je dus souffler un peu, car le chemin montait. Puis soudain il se remit à redescendre, tourna, et je fus devant la grande douceur de la mer matinale et lactée.
Je précipitai mes pas, car j’apercevais au sommet d’un roc, la petite cabane du barcilleur et son entourage de varechs craquets…
Encore un détour, j’allais me trouver au fond de la crique. Je m’y trouvai !… Mais quel étonnement pour moi d’apercevoir tout un monde sur cette plage rocheuse que l’on m’avait peinte comme tout à fait déserte !…
Et, sur l’eau de la crique, comment aurais-je pu découvrir la petite barque qui m’était destinée entre ces deux steamers, ce remorqueur, ces canots, ces chaloupes au mouvement incessant ?…
À l’extrémité d’un promontoire, je vis arrêté le petit train électrique qui avait failli m’écraser. Entre ce train et les quais, si je peux m’exprimer ainsi en parlant d’un port naturel où la main d’homme avait eu si peu à intervenir, il y avait un va-et-vient continuel de porteurs de fardeaux !… Quels fardeaux ?… Je n’en déterminai point tout d’abord la nature…
Je m’attachai à me rapprocher le plus vite possible de la cabane du barcilleur, où je pensais, avec mes deux mots de passe, trouver un refuge assuré contre toutes les indiscrétions et où j’espérais aussi rencontrer le plus tôt possible le midship, car je craignais que tout ce mouvement insolite ne vînt déranger quelque peu nos plans !
Et cette crainte, hélas ! comme on le verra par la suite, n’était que trop fondée !…
Or, voyez déjà que, dans le moment même que j’avais gravi cette sorte de piédestal où se dressait la cabane du barcilleur et où je m’apprêtais à pénétrer dans celle-ci, je n’eus que le temps de me jeter de côté en reconnaissant, adossé à cette cabane, les bras croisés et contemplant le spectacle des eaux dans une attitude de Napoléon à Sainte-Hélène, le capitaine Hyx lui-même !…
Et toujours avec son masque sur le visage !
Je m’enfuis !… Je m’enfuis !…
Voilà donc pourquoi le petit chemin de fer allait si vite tout à l’heure, si vite qu’il avait failli m’écraser !… Il transportait le capitaine Hyx !… Ah ! certainement les mécaniciens doivent devenir fous quand le capitaine Hyx désire aller vite quelque part !…
Le capitaine avait donc quitté, lui aussi, Le Vengeur !… L’événement devait être extraordinaire !… Que se passait-il ? Que se passait-il donc cette nuit-là, ou plutôt ce matin-là, aux îles Ciès ?…
Et moi qui ne devais rien voir ! Un peu étourdi par la précipitation avec laquelle je m’étais sauvé de ce rocher qui portait le capitaine Hyx et sa fortune, je me trompai sur la direction à prendre pour gagner un chemin solitaire et je me trouvai soudain en plein dans ce va-et-vient des porteurs de fardeaux dont j’ai parlé tout à l’heure.
Alors, non seulement je pus distinguer de quoi il s’agissait, mais encore je pus, hélas ! entendre soupirer, gémir, se plaindre les fardeaux eux-mêmes ! Misère de ma vie !… En ces années d’horreur où la terre se déchire comme aux pires siècles de la barbarie, ne pourrai-je plus faire un pas sous la voûte des cieux comme au plus profond des mers sans rencontrer de la chair humaine en lambeaux, sans entendre le soupir de la Douleur !…
Encore des blessés ! Des soldats blessés, sur des litières, que l’on transporte, avec précaution, de ces petits steamers là-bas qui les ont amenés jusqu’à ce petit chemin de fer qui les emporte !
Eh quoi ! suis-je ou non en Espagne ? Or on ne se bat pas en Espagne !… De quelle bataille inconnue reviennent-ils donc ces soldats-ci, qui supplient qu’on leur donne un verre d’eau avec des gestes ensanglantés ?…
On me frappe sur l’épaule !… Je me retourne : c’est l’Irlandais !… Oui ! le second du Vengeur ! le lieutenant Smith !… Mon émotion est indicible. S’il m’a reconnu, je suis perdu ! Mais j’ai cet espoir suprême qu’il n’ait vu en moi qu’un de ses marins, grâce à mon uniforme.
Du reste, l’Homme aux yeux morts ne me regarde pas. Il me désigne une place à prendre entre deux brancards et je n’hésite pas une seconde à accepter une tâche d’infirmier. On verra bien jusqu’où cela me conduira !… Pourvu que ce soit un peu loin du farouche Irlandais, c’est tout ce que, pour le moment, je demande…
Non loin de moi, je reconnais deux matelots du Vengeur qui transportent encore un blessé qui vient de débarquer !… Et ce blessé est un Boche qui a reçu un coup de baïonnette dans le ventre et qui déclare, en langue boche et en se tenant les entrailles, qu’il n’échappera pas à une blessure pareille… qu’on ferait mieux de le laisser crever tranquillement au coin de la route, en regardant le soleil !… Et, en effet, avant d’expirer, le malheureux regarde le soleil une dernière fois, avec une expression d’amour incommensurable et désespérée que je n’oublierai de ma vie. Une chose, oh ! une chose que je n’oublierai pas non plus, c’est que ce soldat boche fut soulevé pour mieux voir le soleil et pour mieux respirer une dernière fois dans les bras mêmes du lieutenant Smith.
Oh ! oui, l’Irlandais a accompli ce geste charitable. Je ne m’attendais pas à cela de lui. Mais je ne m’attardai pas à le féliciter. Je me hâtai avec mes brancards et mon blessé vers le petit chemin de fer.
Là, je pensais que j’allais pouvoir me libérer, me « défiler », comme disent les Français ; mais voilà que l’homme qui était à l’autre bout du brancard et qui avait un galon de laine rouge sur les bras me commanda de rester à côté de lui et du blessé dans le petit chemin de fer.
Or, le petit chemin de fer se mit tout de suite en marche, mais nullement à la folle allure que je lui avais vue. Il était plein de blessés et il faisait tout son possible pour ne point trop les secouer…
Soudain j’aperçus, sur une passerelle, le midship ! Il me vit et me reconnut presque en même temps. Il me sembla qu’il changeait de figure en m’apercevant, et l’imagination que j’eus de cela ne contribua point à calmer, mon inquiétude, bien que, momentanément, l’Irlandais eût disparu de mon horizon !
Cependant il se rapprocha de moi et, s’asseyant dans un coin d’où les autres ne pouvaient le voir, il me parla à voix basse. Le joyeux midship n’était plus joyeux du tout : « Fâcheux contretemps ! me fit-il. Comment n’avez-vous pas réussi à partir devant ?
– Eh ! repris-je entre mes dents, j’ai été arrêté par un défilé d’artillerie d’une lenteur !
– Par Dieu !… jura-t-il, vous avez vu l’artillerie lente ?
– Oh ! bien malgré moi !
– Tant pis !… fit-il… Tant pis !…
– Mais enfin, il n’y a pas de ma faute, bougonnai-je, ayant de la peine à contenir ma rage contre l’injustice perpétuelle des choses et des hommes…
– Certes ! vous ne l’avez pas fait exprès, ni nous non plus !… Et puis qui est-ce qui pouvait prévoir qu’ils attaqueraient les premiers ?…
– Mais où donc s’est-on battu ? » demandai-je, toujours entre mes dents, et tout à fait excédé…
À quoi le midship me répondit, lui aussi, entre ses dents : « Monsieur veut-il que je lui explique le mystère de la sainte Trinité ? »
Et, s’étant levé, trouvant sans doute que cette conversation avait assez duré, il me planta là, carrément.
Presque aussitôt, le petit train électrique s’arrêta et je constatai que nous nous trouvions à l’intersection des deux chemins, dans cet endroit même où j’avais été retenu trop de temps par le défilé de l’artillerie lente. Nous reçûmes l’ordre de descendre, je dus me replacer dans mes brancards et l’on commença de descendre les blessés du train. Des hommes nous attendaient là, qui nous aidèrent.
Nous entrâmes bientôt dans de vastes casernes, dans la cour desquelles nous pouvions voir manœuvrer tout doucement quelques batteries de cette artillerie lente qui continuait à m’intriguer au-delà de toute expression.
J’avais beau me dire que j’avais juré de ne rien voir, j’étais tout de même bien obligé d’ouvrir les yeux pour diriger mes pas, puisqu’on me forçait à marcher, à faire partie de cet étrange et douloureux cortège.
De grandes salles semblaient avoir été aménagées récemment en salles d’hôpital. Là, la première personne à laquelle je me heurtai fut le docteur ! Les brancards me glissèrent des mains et il me reconnut !
Sa pâleur devint extrême ; il regarda vivement autour de lui, me fit un signe perceptible pour moi seul, signe qui m’ordonnait de le suivre, donna des ordres pour qu’on installât les blessés dans les lits, poussa une petite porte et me fit entrer dans une étroite pièce où, devant une glace, la señorita Dolorès finissait de nouer sur son front le voile blanc étoile d’une croix noire qui faisait d’elle une des plus charmantes infirmières que j’aie jamais vues.
Artillerie lente ! Croix noire ! Blessés mystérieux de la bataille invisible ! Que penser ? Que croire ?… Et moi-même, devais-je continuer longtemps encore à rouler dans cette aventure inexplicable ?…
« Mais où se bat-on ?… Mais où se bat-on ?… » demandai-je d’une voix sourde.
Dolorès, en me reconnaissant, poussa une sourde exclamation et s’enfuit. Quant à Médéric Eristal :
« Ne bougez pas d’ici ! me souffla-t-il, en tremblant comme un enfant… Je vais essayer encore de vous sauver !… Mais soyez prudent, et silence !… »
Et il disparut…
La porte qui me séparait de la grande salle des blessés était mince et garnie de carreaux dépolis… Je ne voyais rien, mais je perçus… des soupirs, quelques cris aigus de douleur…
Enfin j’entendis très nettement ces mots, en français avec l’accent anglais : « Vous n’étiez déjà plus là, vous, quand les Boches ont essayé de s’emparer de la cote six mètres quatre-vingt-cinq ?… Un combat de géants ! ça, on peut le dire !… Ils avaient amené de l’artillerie lourde !… »
Quand le docteur revint me prendre, je devais avoir un singulier regard, car il me demanda avec une précipitation épouvantée :
« Mon Dieu ! que s’est-il passé ?…
– Rien, docteur, rien, mais pourriez-vous me dire où se trouve la cote six mètres quatre-vingt-cinq ?… »
À ces mots, je le vis reculer comme s’il avait reçu un choc terrible et ce fut à son tour d’avoir les yeux hagards. Me regardant donc comme un fou, il me jeta d’une voix étouffée : « Malheureux !… Malheureux… Voulez-vous bien vous taire, malheureux !… Surtout ne dites même pas au midship, pas même à lui, ce que vous venez de me dire à moi !… à personne !… à personne !… Venez !… suivez-moi… ça vaudra mieux !… Il vaudra mieux que vous ne voyiez plus rien !… que vous n’entendiez plus rien !… Suivez-moi sur mes talons, sans avoir l’air de rien ! »
Ainsi je sortis de la salle et de la caserne ; ainsi je remontai avec lui dans le petit train électrique qui avait fini d’amener des blessés et qui nous conduisit à l’autre extrémité de l’île ; ainsi me retrouvai-je sur la falaise où je m’étais agenouillé en sortant de l’ascenseur sous-marin ; ainsi descendis-je à nouveau dans la salle souterraine, vestiaire des scaphandriers du Vengeur :
« Mais où me conduisez-vous donc ? m’écriai-je soudain en le voyant s’approcher de moi avec certains appareils de promenade sous l’eau que j’estimais avoir suffisamment expérimentés.
– Eh ! me dit-il à l’oreille… ne faites pas l’enfant !… Voilà du monde… Je vous reconduis à bord du Vengeur… Et surtout, oubliez la cote six mètres quatre-vingt-cinq, si vous tenez à la vie !… »
J’aurais voulu protester, je n’en eus pas le temps !… Médéric Eristal m’avait déjà mis la sphère de cuivre sur la tête et le lieutenant Smith, l’Irlandais, faisait son apparition dans la chambre des scaphandriers !…
Je n’ai conservé de ces douloureuses minutes qui précédèrent mon retour à bord du vaisseau détesté qu’un souvenir des plus vagues.
Ma rentrée dans l’habit de scaphandrier, puis dans l’ascenseur, puis dans la mer et enfin ma réintégration parmi les prisonniers, toujours par les soins du docteur, se passèrent, il me semble, dans une espèce de mauvais rêve qui se prolongea d’autant mieux que Médéric Eristal m’administra, sitôt que je me trouvai dans ma petite chambre du Vengeur, un solide soporifique d’où je ne sortis, je crois bien, que le surlendemain.