Amalia n’aurait pas été la douce et tendre créature que je connaissais si, après un pareil transport, bien excusable dans sa situation, elle n’avait immédiatement fondu en larmes et n’avait recommandé au docteur de soigner l’oncle Ulrich comme un parent aimé.
En ce qui me concerne, elle m’entraîna dans sa chambre, où étaient ses enfants, et là, loin des regards étrangers, nous nous apitoyâmes comme il convenait sur notre infortune.
Pendant qu’elle soupirait près de moi, mes mains caressaient les cheveux du petit Carolus ! Dorothée et Heinrich, hélas ! jouaient à la guerre, comme s’ils ne se souvenaient plus de la scène tragique qui venait de se passer devant l’homme au masque et comme s’il n’y avait au monde d’autre jeu plus agréable que celui-là !
Heinrich commandait naturellement un sous-marin qui coulait tous les vaisseaux de l’Angleterre, et Dorothée avait mis une serviette sur sa tête pour faire la dame de la Croix-Rouge. Heureux âge !
Amalia me fit alors la confidence qu’elle avait été tout d’abord choquée de l’acharnement héroïque que j’avais mis à la suivre jusque dans sa prison et que c’était là une raison pour laquelle elle ne m’avait pas accueilli avec de grandes démonstrations.
Très pieuse, elle avait tout de suite mis le malheur qui l’avait frappée sur le compte de la joie commune que nous avions eue à nous retrouver à Funchal, et sur le châtiment qu’un pareil péché devait fatalement entraîner avec lui. Ainsi m’en avait-elle tout d’abord voulu de la conversation profane à laquelle elle s’était laissé si facilement entraîner à la messe de minuit !
Cependant, elle n’avait point persévéré dans une aussi flagrante injustice. Elle avait pu juger que les choses étaient préparées depuis longtemps et que, même si je ne m’étais pas trouvé à Madère, elles ne se seraient pas passées autrement.
Cette idée la laissait maintenant tout à fait libre de m’exprimer son sentiment à mon égard, et elle ne me cacha point qu’il était plein de reconnaissance et d’amitié.
Elle me remercia surtout de ce que je n’avais pas hésité à sacrifier ma liberté pour elle, dans le moment qu’elle entreprendrait sa grande tentative auprès de son mari.
« Vous vous êtes donné comme garant de ma bonne foi, exprima-t-elle avec attendrissement, et vous vous êtes offert comme otage ! Vous risquez d’être martyr ! Tout cela pour moi qui ne vous ai jamais fait que de la peine !… »
Je protestai en la suppliant de ne considérer que le salut de ses enfants et aussi tout le bien qui pourrait résulter d’une démarche comme la sienne, si elle arrivait à convaincre l’amiral von Treischke.
« S’il n’y avait que lui ! répliqua-t-elle, je répondrais avec assurance, car il voudra sauver les petits ; mais il y a toute sa “clique” ! Tout de même je ne désespère point de leur faire entendre raison à tous, grâce à l’ascendant de mon mari. Il n’est point de leur intérêt de se créer tous les jours, par leur intransigeance, des ennemis plus redoutables et qui finissent par disposer d’armes plus cruelles que les leurs ! Enfin, mon ami, que voulez-vous que je vous dise ? Je ferai ce que je pourrai, mais je ne cesserai de penser à vous ; je saurai que vous êtes là, que vous veillez sur les chers petits, et cela me donnera du courage pour ne revenir qu’avec le traité qui nous délivrera !
– Croyez-vous, lui demandai-je, que l’amiral vous laissera revenir ?
– Certes ! à cause des enfants, toujours ! Et croyez-vous, me répondit-elle, que si le capitaine Hyx avait pu craindre que je ne revinsse pas il m’aurait promis de me laisser partir ? »
Je ne sus que lui répondre, car ce qu’elle venait de me dire là était, en ce qui la concernait particulièrement, si sinistre que je ne pus que me détourner pour cacher mes larmes. La pauvre femme se rendait donc compte que la vengeance du Vengeur avait besoin d’elle, aussi ! Et cependant une aussi horrible pensée ne la troublait même pas dans le dessein, auquel elle appartenait maintenant tout entière, de revenir de là-bas, avec son fameux traité d’humanité !…
À la réflexion, toute cette histoire me paraissait bizarre. Comment le capitaine Hyx pouvait-il espérer qu’il suffirait de la démarche d’une femme aussi simple et aussi peu politique (mon Dieu, oui !) qu’Amalia pour changer du tout au tout les procédés de la guerre sous-marine en Allemagne ?
Il y avait d’autres amiraux en Allemagne que l’amiral von Treischke et, en admettant que celui-ci mît les pouces, on saurait bien lui trouver un successeur !
N’était-ce pas enfantin ? Et cependant, le capitaine Hyx n’était pas un enfant, certes !
Alors ?…
Alors sa promesse de laisser partir Amalia me fit peur !…
Que cachait-elle ? Que signifiait-elle exactement ?… Je n’aurais pu, évidemment, le dire… Mais, dès cette minute où toutes ces réflexions vinrent m’assaillir, je conçus que cette promesse devait avoir un sens caché plus redoutable encore que tout ce que nous avions imaginé !…
Ce n’était qu’une idée, mais qui m’envahit si bien l’esprit que je n’écoutai même plus ce que me disait Amalia et qu’il me sembla sortir d’un rêve quand la femme de chambre vint me prévenir que le docteur me demandait.
Je baisai les mains d’Amalia comme un fidèle touche des lèvres une image de sainteté et j’allai au-devant du médecin du bord, qui avait repris sa bonne mine triste ordinaire et qui attendit que nous fussions seuls tous deux pour me dire à l’oreille :
« Ne vous en allez pas des appartements privés avant d’avoir vu la señorita Dolorès ! »
Il n’eut pas plus tôt prononcé cela qu’il disparut et que je restai planté là comme un sot. Il fallut qu’une porte s’entrouvrît et que je visse le minois effaré de peur de la señorita Dolorès elle-même pour que je revinsse complètement à moi !
Que pouvait-elle me vouloir ?… Et surtout quel nouveau malheur annonçait cette figure d’effroi ?…
Elle me faisait signe de me hâter vers elle. Je me précipitai. Elle referma la porte sur moi.
Je me trouvai alors dans ce petit salon-fumoir oriental dans lequel j’avais aperçu pour la première fois Gabriel et Dolorès. La jeune Espagnole, d’une voix tremblante, me pria de bien vouloir m’asseoir sur ce divan où, naguère, je l’avais vue gracieusement étendue, échangeant des propos si troublants et si terrifiants avec son fiancé et aussi avec le docteur.
Elle leva un front inquiet vers le sommet de ce petit escalier par lequel j’étais alors descendu et qui faisait communiquer le fumoir avec la galerie aux orgues de la grande salle à manger.
Alors, je vis que Gabriel était là, à la place même que j’occupais le soir où j’écoutais leur conversation. Il se pencha au-dessus de la rampe et assura Dolorès qu’il veillait et qu’elle pouvait être tranquille dans le moment. Vous pensez bien que tant de précautions n’allaient point sans m’intriguer d’une façon extraordinaire et que j’avais hâte de savoir de quoi ou de qui il s’agissait.
Dolorès, s’asseyant près de moi, et comprenant certainement mon impatience, me dit aussitôt à voix basse :
« Promettez-moi d’abord que ce qui va se dire ici restera absolument secret entre nous !
– Je vous le jure, señorita !
– Eh bien ! sachez donc que mon fiancé et moi nous prenons en pitié cette pauvre dame et ses petits enfants. Notre avis est que la malheureuse n’est responsable de rien, et cependant un sort terrible l’attend !
– Mon Dieu ! soupirai-je, il ne faut donc pas se fier aux promesses du capitaine Hyx ?
– Vous n’avez rien compris aux promesses du capitaine Hyx ! répliqua-t-elle, en hochant tristement la tête. Le capitaine a promis de ne rien faire tant que Mme von Treischke n’aurait pas eu un entretien avec son mari, et vous avez imaginé immédiatement que, pour cela même, le capitaine allait permettre à sa prisonnière de rejoindre son mari ! Or, c’est absolument faux !… c’est le contraire qui est vrai !… C’est l’amiral qui viendra ici !…
– Et comment donc viendrait-il ici ? demandai-je, tout interloqué, car je ne comprenais pas encore.
– Comprenez qu’il-y viendra de force ! et qu’il pourra alors avoir avec sa femme toutes les conversations qu’il voudra : cela n’aura plus aucune importance ! Et le capitaine Hyx aura tenu sa promesse puisqu’il n’aura rien fait avant ces conversations-là !…
– Et alors ? murmurai-je, presque sans force, épouvanté d’une sorte de pitié désespérée que je voyais maintenant sur le visage de Dolorès.
– Oh ! alors, fit-elle en baissant la tête et sans pouvoir retenir un frisson… je ne sais pas moi…, je ne veux pas savoir ! Dois-je vous apprendre tout ce qui se passe ici ?… Non ! n’est-ce pas ?… Cela, certes, ne m’intéresse pas toujours !… Et puis vous devez être déjà à peu près renseigné, puisque vous demeurez dans la prison !… Alors, imaginez !… imaginez qu’il ne peut y avoir de vraie vengeance tant que l’amiral von Treischke ne sera pas ici !…
– Horreur !…
– Oui, horreur ! car on sait qu’il adore sa femme et ses enfants !…
– Que voulez-vous dire ?… Que voulez-vous dire ?…
– Vous ne m’avez donc pas encore comprise ?…
– Je n’ose pas !… Seigneur, ayez pitié de moi !… Je n’ose pas !…
– Il faut tout oser, cependant, après avoir tout compris. Dépêchez-vous donc de comprendre, car je vous dis qu’on l’attend… je vous dis que nous allons le chercher !…
– C’est épouvantable !… épouvantable !…
– Oui, oui, épouvantable !… pas pour lui ! pas pour lui qui a mérité toutes les épouvantes… mais pour elle !… pour elle !…
– Alors, vous croyez que lorsqu’il sera ici on la fera souffrir, elle !…
– La faire souffrir !… ah ! mon cher monsieur ! Ils ont à venger tant de martyrs !… et en particulier une certaine martyre… une dont j’ai vu le portrait dans la petite chapelle et qui me paraît plus redoutable encore, pour Mme von Treischke, que le souvenir de la mort de miss Campbell elle-même !… »
Je restai quelques minutes sans pouvoir parler. L’émotion, la terreur m’étouffaient… Je voyais déjà Amalia horriblement perdue, en proie aux forcenés, livrée à la furie sanguinaire des Anges des Eaux !
Ah ! certes, j’avais eu raison de me méfier de la parole du capitaine Hyx et de sa promesse !… Avec quelle joie funeste, à peine dissimulée, ce misérable nous avait trompés ; s’était joué, sur une phrase, de la crédulité, de la bonne foi, de la raison et du cœur d’Amalia !… Ainsi, pour que l’horrible cérémonie commençât, on n’attendait plus que l’amiral lui-même !…
« Seigneur Dieu ! balbutiai-je, laisserez-vous accomplir un crime pareil ? »
Je pris dans mes mains les deux mains chaudes de fièvre de la bonne Dolorès, qui paraissait partager si humainement mon angoisse, et je lui dis :
« Pour que vous ayez eu le courage…
– Oui, fit-elle en m’interrompant tout de suite et en hochant la tête : le dangereux courage… veuillez le croire, señor !…
– Pour que vous ayez eu le courage de me faire comprendre, et voir, et saisir le sens caché des phrases qui paraissaient les plus claires, il faut que vous ayez pensé que cette périlleuse confidence pourrait être utile à ma malheureuse amie !
– Oui, oui ! » approuva-t-elle en jetant un rapide regard du côté de l’escalier.
Gabriel était toujours à son poste. Celui-ci lui adressa un geste rassurant ; elle reprit, d’une voix si basse, cette fois, si basse que, par moment, je devinais plutôt ses paroles que je ne les saisissais vraiment !…
« Oui, il est possible que vous, vous puissiez faire quelque chose… En tout cas, ce n’est que de vous que le salut peut venir pour elle !…
– Parlez ! parlez vite !… Je donnerai ma vie s’il le faut !…
– Oh ! j’ai bien deviné que vous l’aimiez, allez !… Qui est-ce qui ne l’aimerait pas ?… Elle est si belle !… Vous ne saurez jamais à quoi je renonce, moi, en vous disant toutes ces choses ! et ce que je risque, oh ! certainement, la vie !… Certes ! que l’on sache, dans la petite chapelle, que je vous ai dit ces choses, et ma vie serait peu pour payer de telles paroles !… Donc, quoi que vous fassiez, soyez prudent ! Soyez-le pour vous, pour elle, pour moi, pour tout le monde !…
– Oh ! señorita ! je vous le promets ! je vous jure !…
– Je trahis en ce moment un homme admirable qui a plus sauvé d’hommes, et de femmes, et d’enfants, avec tous ses crimes, que toutes les déclarations d’amour universel et toutes les sommations solennelles de la plus grande et de la plus indépendante nation du monde, envoyées d’un continent à l’autre, par fil ou télégraphie sans fil ! Entendez-vous bien, senior ?… Non seulement je le trahis… mais je me trahis, moi !… Et cela à un point que le jeune homme qui est là-haut à veiller sur nous et sur ma trahison ne me pardonnerait jamais s’il pouvait un jour en apprécier tout l’héroïsme !… Oui, señor, pour elle, qui est si belle, et parce qu’elle est si belle, je m’arrache les griffes et les dents !… Tant pis ! tant pis !… je l’ai juré à la Vierge, quand cette femme est venue pleurer aux pieds du capitaine et qu’elle s’est traînée si belle, avec ses petits enfants suppliants !… j’ai juré de faire tout mon possible pour les sauver !… même si, pour cela, il fallait sauver l’autre ! »
Je l’écoutais !… ah ! comme je l’écoutais ! Enfin, à travers tant de mystérieuse horreur, je commençais à saisir le fil grâce auquel nous pourrions peut-être sortir de ce labyrinthe de supplices !… En somme, qu’est-ce qu’il fallait comprendre ? Il fallait comprendre que rien n’était perdu, c’est-à-dire que tout était retardé, tant que l’autre n’était pas ici ! Il fallait donc sauver l’autre !…
Dolorès vit, cette fois, que j’étais avec sa pensée. Alors, elle me dit : « Le capitaine n’a aucune raison pour vous retenir ici ! Vous y êtes venu tout à fait par hasard et vous êtes un neutre ! D’autre part, il ne craint aucune publicité ! Au contraire, il la recherche auprès de certaines gens !… Il l’organise au besoin !… Le seul secret auquel il tienne c’est celui de ses opérations dans le moment qu’il opère !… Mais il ne tient pas du tout à ce que l’on ne sache pas au monde ce qui se passe chez lui !… Pourvu que certains Boches en soient terrorisés, c’est tout ce qu’il lui faut ! Il ne demande l’approbation de personne ! Il dit volontiers : “Dieu et mon drapeau noir !” »
Un instant elle s’arrêta, soupira, essuya une larme au coin de sa paupière et reprit :
« Allez trouver le capitaine et dites-lui que vous désirez être débarqué le plus tôt possible… vous entendez… le plus tôt possible !… car je sens que nous courons vers l’autre !… et il est temps que l’autre soit prévenu !…
– Croyez-vous que le capitaine accède à ma demande ?
– Je vous dis qu’il n’a aucune raison de vous garder ! Et puis, il est toujours respectueux du droit ! C’est votre droit d’être débarqué, il vous débarquera !… et alors…
– Et alors ?
– Eh bien, alors, vous ne perdrez pas une minute ! Vous courrez à l’endroit où se trouve l’amiral… (ici Dolorès se pencha à mon oreille) et vous lui direz de se méfier de tout ce qui peut lui venir d’en haut !… Vous lui direz entre autres choses que les six bourgmestres disparus ont été pris la nuit, par des gens qui étaient venus d’en haut et qui les ont jetés dans une prison aérienne qui peut faire du chemin, puisque les six villes ont été privées de leurs six bourgmestres dans la même nuit !…
– L’automobile-hydravion ! m’exclamai-je…
– Chut ! donc… qu’il se méfie de l’automobile-hydravion !… Qu’il se méfie de tous les appareils, ceux qui glissent dans l’air ou sur la terre, ou sous les eaux !… Mais je ne veux plus rien vous dire ! pas un mot de plus !… ah ! certes ! non ! pas un mot de plus !… oh ! j’aimerais mieux mourir !… C’est assez trahir les autres et soi-même !… Maintenant, tout dépend de vous, señor, de votre habileté, de votre façon de vous conduire avec le capitaine, et de votre façon de lui parler… Après tout, c’est un homme (ce qu’elle disait là était bien assez femme !) et il y a des paroles auxquelles un homme, même quand cet homme s’est mis au-dessus de l’humanité, est toujours sensible !… Je ne vous dirai point (vous êtes trop intelligent, señor, pour que je vous parle ainsi) de “flatter sa manie”. L’expression serait à mourir de désespoir ; mais je vous dirai : osez regarder en face son œuvre, devant l’Homme ! Il aime à ce qu’on s’intéresse à son œuvre, même pour la maudire ! Essayez de vous hausser un peu jusqu’à lui et peut-être vous en saura-t-il gré !… Enfin, le principal est qu’il vous débarque le plus tôt possible !… le plus tôt possible !… »
Elle se leva aussitôt après avoir prononcé ces mots, et Gabriel descendit rapidement l’escalier.
Dans le même moment des sonneries électriques se faisaient entendre de tous côtés… « Sauvez-vous ! Qu’on ne vous trouve pas ici, avec nous ! » me jeta Dolorès en me poussant vers la porte qui conduisait à l’appartement d’Amalia.
Là, je me heurtai au docteur à qui je demandai ce que signifiait ce bruit insolite de sonneries électriques. Il me répondit : « Ce n’est rien ! c’est le branle-bas de combat ! »