Chapitre 22 L’AUTRE REQUIN

« On va se préparer à quelque exercice ? fis-je.

– Non point, répliqua-t-il. On va livrer combat ! Les sonnettes électriques commandent aux hommes de se préparer et ordonnent la clôture intégrale du Vengeur et la fermeture des verrières à cause des explosions extérieures !…

– Et à qui, à quoi va-t-on livrer combat ? »

J’avouerai tout de suite que cette nouvelle aventure, venant compliquer toutes les autres, dans le moment où j’avais l’esprit occupé d’une façon si particulièrement sinistre, m’apparaissait comme l’une des moins désirables, assurément. Le docteur n’eut point de peine à s’apercevoir de mon furieux émoi. Oui, furieux ! car c’était bien de la colère, plutôt que de la peur, qui me mettait en révolte, à la fin, contre tant de méchanceté du sort.

Pourquoi tant d’acharnement après moi ? Qu’avais-je donc fait au ciel pour qu’il me forçât à prendre ma part, au fond des eaux, d’un combat qui ne me regardait en rien et qui était bien le plus dangereux de tous les combats ? Du moins, je me l’imaginais ainsi, et c’est en vain que le docteur, pour me rassurer, m’affirma encore que « ce ne serait rien » !…

« Ils ont dû rencontrer quelque sous-marin allemand auquel ils donnent la chasse ! Ça ne durera pas longtemps, allez ! Du reste, si vous voulez voir : le spectacle en vaut la peine ! »

Je me laissai conduire par lui à travers les coursives. Il me parut qu’il y avait un grand mouvement dans le vaisseau. Les sonneries électriques ne cessaient point de se faire entendre et nous rencontrâmes des groupes de matelots qui se pressaient vers les postes d’équipage.

« Vous comprenez ? Ils vont se mettre sur leur trente et un ! » me dit le docteur.

Mais je ne comprenais pas du tout ! Je ne voyais pas la nécessité pour un équipage qui se prépare à lutter contre un sous-marin – alors que chacun, par conséquent, doit se préoccuper, avant tout, d’occuper son poste de combat – d’aller perdre son temps à se mettre sur son trente et un !

Événement plus extraordinaire encore… Comme nous passions en toute hâte devant le quartier des prisonniers, « mon quartier », la porte qui donnait accès dans cette partie réservée du Vengeur s’ouvrit et nous dûmes reculer jusque dans une autre galerie pour laisser passer le défilé des prisonniers boches. Du moins, il y en avait, une certaine quantité… j’en comptai une soixantaine qui étaient vraiment encore tout entiers et une trentaine auxquels il manquait soit un bras, soit une main, soit une jambe… Les prisonniers à béquilles précédaient tous les autres. En tête du cortège marchait une demi-douzaine de fusiliers du Vengeur, l’arme au bras. Derrière, un peloton de douze hommes, baïonnette au canon, fermait la marche.

« Ce sont les otages et les demi-otages, que l’on emmène voir le résultat du combat. C’est leur seule distraction, avec, quelquefois, la pêche à la ligne !… » me dit le docteur, avec un sérieux d’une tristesse incroyable…

Je ne m’attarderai point à essayer de saisir le sens de cette nouvelle incohérence, d’autant plus que le docteur s’était mis à courir en me criant :

« Tâchons d’arriver à temps ! C’est si vite fait ! »

Je grimpai à une échelle derrière lui et nous nous trouvâmes dans la chambre des instruments.

« On peut entrer ? demanda-t-il à un officier avec lequel j’avais fait récemment connaissance, et qui était penché sur l’écran de vision dont j’ai déjà eu l’occasion de parler.

– Mais comment donc, docteur ! Entrez vite, je crois qu’on va s’amuser !… »

Ce n’était pas la première fois que j’entendais cet officier parler ainsi et sur ce ton enjoué. Le matin même, comme je cherchais mon chemin pour me rendre au déjeuner du capitaine Hyx, il m’avait fait un bout de conduite et tenu une conversation des plus agréables sur la vie du bord, depuis que le capitaine Hyx avait trouvé le moyen de supprimer le mal de mer ! Il avait une de ces bonnes figures de « midship », enluminée, joyeuse et jeune, qui contrastait avec tout ce que j’avais pu rencontrer sur Le Vengeur.

Il m’avait avoué qu’il avait déserté la marine américaine et qu’il aurait aussi bien déserté toutes les marines du monde à cause du malheur qu’il avait lui, officier de marine, de ne pouvoir mettre le pied sur un bateau sans être pris de nausées à en mourir. C’était l’ingénieur en chef mécanicien Mabell, dont il était l’ami depuis le jeune âge, qui l’avait conduit ici avec la seule promesse « qu’il ne serait plus jamais malade en mer ». Je crois bien me rappeler que, pour justifier encore à mes yeux sa présence et ses services à bord du Vengeur, il me confia vaguement qu’il avait eu quelque parent assassiné par les Boches, mais je ne saurais l’affirmer ; en tout cas, il ne semblait attacher à ce détail qu’une très mince importance. Il me parut être de ceux qui disent couramment : « C’est bien assez d’être homme pour les haïr, sans qu’il soit besoin qu’ils aient fait quelque chose ! »

Comme il m’avait adressé un petit signe encourageant de la main qu’il avait libre (l’autre s’appuyait sur quelque bouton de commande), je m’avançai derrière le docteur, ne craignant plus d’être indiscret. Nous vîmes alors sur l’écran un petit navire de guerre qui manœuvrait à la surface des eaux. Ce devait être un destroyer. Il paraissait d’une grande agilité et changeait à chaque instant de route, comme s’il cherchait quelque chose.

« Ce n’est point ce contre-torpilleur que nous allons combattre ? fis-je. Où sommes-nous donc ?…

– Ceci est un destroyer anglais, répondit le joyeux midship, et, quant à pouvoir vous dire notre point exact, je n’en ai pas le droit. Mais je puis toujours vous faire connaître que nous sommes à soixante-dix mètres au-dessous du niveau de la mer !

– Et qui allez-vous combattre ?

– Mais un sous-marin boche auquel ce destroyer donne la chasse et qui n’ose plus montrer son périscope !… But misfortune never come single ! (Mais un malheur n’arrive jamais seul.) Le boche sous-marin doit être embêté en ce moment, car ses microphones lui ont certainement signalé un sous-marin à ses côtés, et certes il doit douter à cette heure que ce sous-marin soit un ami !

– Mais il ne vous a pas encore aperçu ? demandai-je.

– Personne ne peut nous voir ! Cependant nous, avec nos phares à lumière froide, nous ne le quittons pas sous les eaux !…

– À quoi vos phares peuvent-ils vous être utiles si, pendant le combat, vous êtes aussi aveugle que lui, c’est-à-dire si vous êtes dans la nécessité de tenir prudemment vos volets clos au-dessus de vos verrières ?

– Eh bien ! et nos yeux électriques ?…

– Mais c’est pour voir en surface !

– Ah bah ! Et pourquoi cela ?… Dessus et dessous !… Vous savez bien que l’on photographie le fond de la mer ! Nous, nous le cinématographions ! Du reste, attendez, vous allez voir. »

Et l’officier m’indiqua en face de lui, contre le mur de tôle boulonnée, un autre écran que j’avais pris tout d’abord pour un écran de rechange et qui s’illumina tout à coup sur un ordre qu’il lança par un tube porte-voix…

Alors ce second écran, auquel aboutissaient une dizaine de fils électriques, nous montra, naviguant entre deux eaux, un sous-marin !

« L’un des derniers modèles boches », nous dit l’officier.

Pourquoi cacher que j’étais tout à fait troublé ?

Nous avions là devant nous, au fond de la mer, comme un grand poisson d’acier vivant, et bien autrement redoutable que tous les requins de la création ! On assistait au mouvement des eaux autour de son hélice. De temps en temps, et après une certaine hésitation, le bec effilé de l’énorme animal piquait dans une direction nouvelle.

« Vous pourriez croire qu’il marche très doucement, et cependant il use de toute sa vitesse ! nous expliqua gaiement le midship ; seulement, comme nous marchons à la même vitesse que lui, il ne nous paraît vraiment se mouvoir que lorsqu’il change de direction !…

– À quelle distance sommes-nous de lui ?

– À un quart de mille anglais, exactement, et nous nous maintenons imperturbablement à cette distance, quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente !… Cela, il doit le savoir ! Ses instruments ne le lui cachent pas !… Je vous dis qu’ils doivent commencer à devenir tous enragés là dedans !…

– Mais enfin, m’écriai-je, ils pensent tout de même bien, s’ils sont si enragés que cela, à nous envoyer une torpille, et vous ne pouvez pas être toujours sûr, après tout, que cette torpille ne nous touchera pas !… Tenez ! qu’est-ce que c’est que ça ?… qu’est-ce que c’est que ça ? m’écriai-je.

– Eh bien ! fit tranquillement le midship, vous le voyez bien !… c’est la torpille annoncée !… Indeed it is delightful ! (En vérité, c’est délicieux).

– Une torpille lancée contre le destroyer ?… demandai-je, haletant.

– Contre le destroyer ?… Regardez où il est, le destroyer ! »

Je reportai mon regard sur le premier écran qui était à plat sur la table la plus proche, et je n’aperçus plus, au ras de l’horizon maritime, qu’une petite fumée blanche qui s’éloignait. Le destroyer avait perdu la cible et renonçait sans doute à la chasse, ou s’en allait chasser ailleurs.

« Mais alors, c’est pour nous, la torpille ?

All right ! Mais oui, c’est pour nous ! c’est pour nous ! Elle arrive ! elle arrive ! »

Ceci fut dit en français avec un accent inénarrable.

De fait, on la voyait parfaitement arriver… elle grossissait à vue d’œil électrique sur l’écran, et c’est cela qui faisait rire l’officier ! Je remarquai que le docteur, lui, ne riait pas !

« Elle arrive en plein, déclara le docteur, il n’y a pas d’erreur ! Il serait peut-être temps de faire manœuvrer la dérive !

– Pensez-vous que nous allons perdre de l’air comprimé à chasser les joujoux de ces messieurs ! Laissons-les s’amuser !… »

Sur l’écran la torpille grossissait, grossissait, grossissait !… Toutefois, en grossissant, elle gagnait le bord supérieur de l’écran…

« Vous voyez bien, dit l’officier en riant, qu’elle passe au-dessus de nous !… »

Et il daigna expliquer à de faibles mortels :

« Ces messieurs “tirent à l’estime”, mais ils ne peuvent pas estimer que nous sommes à soixante-dix mètres au-dessous du niveau de la mer !… Cela dépasse leur imagination !… Ils nous croient à leur hauteur, tout au plus ! car ils sont descendus, eux, aussi bas qu’ils peuvent descendre sans danger, et cela pour fuir l’ennemi qui ne les quitte pas et qu’ils ne peuvent pas voir !… mais qu’ils sentent ! qu’ils entendent !… Vous savez que la propagation du son dans l’eau est infiniment plus rapide et plus retentissante que dans l’air…

– Oui, oui ! nous savons, dit le docteur d’un air bonhomme tout à la fois et un peu agacé, mais voici une autre torpille !…

– Encore dix mille Marks de fichus ! » blagua le midship. Pendant que la torpille venait sur nous en grossissant et en nous donnant l’illusion qu’elle allait pénétrer jusque dans la salle où nous nous trouvions, une sonnerie électrique avait retenti au téléphone.

Allongeant le bras, sans cesser de surveiller ses écrans, l’officier avait décroché l’appareil ; et écoutait. Quand il eut fini :

« All right ! fit-il… le capitaine s’impatiente !… Du reste, voici le sous-marin qui remonte aussi vite qu’il peut !… Il voudrait bien pouvoir sortir sa longue-vue pour avoir des nouvelles du destroyer ! Le destroyer en haut, nous en bas, ce n’est pas drôle pour lui ! Indeed ! Mais on va faire cesser toutes ses angoisses !… »

Ce disant, l’officier manœuvrait d’une main qui n’hésitait jamais diverses manettes et leviers qui se trouvaient à sa portée, appuyait sur des boutons électriques… l’œil sur l’écran vertical…

Maintenant c’était le sous-marin qui grossissait et dont la silhouette se déformait singulièrement, ne présentant plus cette ligne parfaite du cigare qu’il avait tout à l’heure.

« Nous nous rapprochons, de lui, et nous montons sous lui ! Attention ! annonça le midship, nous allons lui envoyer une de nos torpilles, “de chasse oblique, en hauteur !…” »

L’officier se tut ; puis, tout à coup, il appuya sur un bouton électrique sous lequel je lus ce mot français : « Feu ! »

« La torpille est lancée ! dit le docteur… Allez-vous leur en envoyer une autre ?… Si vous prévoyez un nouveau coup, nous pourrions, monsieur et moi, aller voir le départ de la torpille dans la “chambre des tubes”…

– Regardez !… Vous allez en savoir aussi long que moi !… »

Nos yeux fixés sur l’écran vertical nous montraient une prodigieuse torpille qui se vissait dans l’eau avec une rapidité beaucoup plus grande que celle que nous avions pu voir passer précédemment au-dessus de nous… Cette torpille, très vite, diminuait ; diminuait, mais le sous-marin diminuait en même temps d’une façon des plus appréciables…

« Vous voyez bien qu’ils voient, eux aussi, m’écriai-je. Ils fuient la torpille !

– Illusion d’optique ! répliqua l’officier ; c’est nous qui nous éloignons maintenant du sous-marin !… Un beau bateau tout de même ! Savez-vous qu’ils peuvent bien être soixante là-dedans ! soixante dont pas un n’échappera !…

J’aime mieux qu’ils meurent comme ça ! exprima le docteur à voix basse.

– Ah ! et puis, où les mettrait-on ? ricana le gai midship, nous avons notre plein d’otages !… Attention !… je crois que ça y est !… Si nous les touchons, nous allons entendre quelque chose !… Songez donc que leurs torpilles, genre whitehead, ne contiennent que 75 kilos de coton-poudre, tandis que les nôtres en ont 180 kilos !… »

Presque aussitôt l’explosion se produisit. Nous fûmes comme au centre de la conflagration, ou, pour mieux me faire entendre, l’éclat vibratoire fut tel autour de nous que j’imaginai que j’étais « au centre d’un coup de tonnerre », ce qui, évidemment, ne veut rien dire du tout, mais ce qui, cependant, rend admirablement ma pensée.

« Comprenez-vous maintenant pourquoi, malgré notre supériorité et la quasi-certitude où nous sommes de ne pas être touchés, nous fermons tout de même nos fenêtres ? me demanda l’officier qui était dans un état d’allégresse extrême. »

Sans attendre ma réponse, il lança, par un tube acoustique, dans la chambre des tubes, ce seul mot en français : « Compliment ! »

Et il ajouta en anglais, en riant trop bruyamment avec de jeunes dents terribles : « Contentment is better than wealth ! » (Contentement passe richesse).

J’aurais voulu rester en face de l’écran où l’on commençait à distinguer quelque chose dans la confusion soudaine où s’était comme évanouie l’image jusqu’alors très nette du sous-marin, mais le docteur m’entraînait.

« Venez, dit-il, venez, on va ouvrir les fenêtres !… »

Et sans me demander mon avis il me fit descendre l’échelle plus rapidement encore que je ne l’avais montée…

« En somme, lui disais-je, en le suivant dans la coursive, cet officier que nous venons de quitter vient de couler à lui tout seul le sous-marin ! Qu’est-ce que les autres ont fait ?

– Rien ! à l’exception de l’homme qui a envoyé la torpille !… Il est exact que cet officier et son canonnier sont en effet les deux seuls qui aient combattu ! Il est regrettable, continua cet excellent docteur, que nous n’ayons pas eu le temps de descendre dans la “chambre des tubes”, vous auriez assisté à la manœuvre, qui n’est pas banale ! Mais ce sera pour la prochaine fois ! Une chose particulièrement intéressante est le maniement de l’appareil de visée avec son œil électrique, car ici, contrairement à ce qui se passe dans les autres sous-marins où les hommes n’ont à s’occuper que de passer les projectiles dans les tubes, de vider ceux-ci de leur eau, après le tir, par le truchement des pompes, puis de les recharger pour tirer au commandement sans voir, les canonniers du Vengeur ont des écrans de visée à œil électrique correspondant à des disques de manœuvre pour le déplacement des tubes ! Nos tubes sont de vrais canons et les hommes qui les servent de vrais canonniers !…

– Oui ! oui ! c’est extraordinaire !… extraordinaire !… L’officier en haut dans la chambre des instruments et le canonnier en bas avec ses tubes !… Et voilà soixante hommes morts sans qu’on se soit beaucoup dérangé, en somme !

– Certes ! cela ne dérange guère, en somme, comme vous dites !…

– Mais alors, continuai-je, pourquoi tout ce remue-ménage ? Tous ces matelots qui couraient comme affolés ? Ces sonneries électriques qui annonçaient le branle-bas de combat ?… Quel branle-bas de combat ?… Pourriez-vous me le dire ?…

– Je vous l’ai dit… Ils allaient se mettre sur leur trente et un ! » Décidément, le docteur m’agaçait avec son trente et un !

Enfin je courais derrière lui dans les coursives, sans bien me rendre compte de mes pas… Du reste, dans ce navire, il me semblait que j’étais toujours perdu, et chaque fois que je me retrouvais dans un endroit connu de moi, je ne pouvais retenir une exclamation !

Aussi m’écriai-je encore quand je découvris que nous nous retrouvions dans l’immense salle de gala, tout au haut de la galerie des orgues, à quelques pas du grand escalier de marbre à double révolution. Mais cette fois encore, mon étonnement avait son excuse…

De l’endroit où nous nous trouvions, notre regard embrassait l’ensemble d’une scène qui n’avait rien de banal. Il y avait là une double troupe au repos, alignée comme pour quelque revue.

La première, dont le premier rang touchait presque la grande tapisserie de la fameuse Bataille de Ruyter, était composée de tous les prisonniers (indemnes ou mutilés) que nous avions vus défiler dans les coursives ; la seconde troupe, c’était l’équipage, l’équipage en grande tenue, sur son trente et un !…

Cette seconde troupe s’alignait exactement derrière la première ; elle était armée et l’on eût pu croire qu’elle était là exclusivement pour surveiller la première, bien qu’elle occupât ce poste, comme nous le vîmes bientôt, pour son plaisir particulier.

Je comptai, approximativement, que nous pouvions avoir affaire en tout (équipage et prisonniers) à cinq cents hommes. Le plus grand silence régnait dans la vaste salle toute éclatante des feux électriques.

Derrière l’équipage, sur les premiers degrés de l’escalier de marbre, se tenaient, les bras croisés, les officiers. Un peu plus haut, au premier palier de cet escalier, se dressait, immobile, la forte silhouette de l’Irlandais. L’Homme aux yeux de mort penchait la tête, sur un petit livre dans lequel il paraissait lire des prières.

Je ne vis pas le capitaine Hyx.

Soudain, les lampes s’éteignirent à demi, cependant que la tapisserie qui cachait la grande verrière aux puissantes armatures de cuivre se relevait comme il était arrivé lorsqu’il m’avait été donné de contempler, pour la première fois, les abîmes de l’océan, et le combat des thons et du requin ; et nous aperçûmes, au centre des eaux illuminées, l’autre requin, frappé, lui aussi, à mort.

Le Vengeur s’était tout à fait rapproché du sous-marin, qui n’était plus qu’une énorme épave éventrée, éclatée, qui coulait, coulait… descendait… Et nous descendions avec elle !…

Il nous paraissait que nous coulions avec elle !… Seulement, nous, nous avions gardé la liberté de nos mouvements et nous faisions lentement le tour de cette formidable dépouille !

On distinguait bien des détails qui attestaient que nous nous trouvions, en effet, devant l’un des derniers modèles sortis des ateliers teutons. Ainsi, les deux tourelles qui contenaient des canons de 100 millimètres (s’il fallait en croire les dernières indiscrétions qui étaient venues à mon oreille à Madère) apparaissaient très nettement parmi les superstructures.

Les kiosques, qui sont garnis de glaces épaisses permettant aux officiers de surveiller directement l’horizon quand le sous-marin navigue à l’état lège, c’est-à-dire à fleur d’eau (avec la seule émersion des dits kiosques) nous montraient leurs capots impénétrables hermétiquement clos sur le mystère du drame intérieur.

Il fallait regarder par-dessous pour apercevoir la hideuse ouverture que nous venions de pratiquer dans le monstre de fer. Et tout à coup ce trou lugubre laissa glisser des choses informes, lourdes, énormes et aussi des débris innommables, comme précédemment s’étaient échappées, du ventre ouvert du requin, les entrailles.

Le sous-marin se vidait par la prodigieuse plaie que nous lui avions faite.

Et, comme pour le requin, la mer devint rouge autour de lui ! Lui aussi eut un dernier soubresaut et se retourna complètement sur lui-même.

Et puis, voilà ce que nous vîmes encore. L’affreuse bête sous-marine, tout doucement, se séparait en deux… Sa plaie s’élargissait, s’élargissait… Il n’y avait plus maintenant que deux tronçons de bête et encore une fois tout bascula… et, cette fois, nous vîmes glisser dans les eaux rouges des grappes humaines !…

Et nous descendîmes avec les grappes humaines. Elles descendaient lentement, lentement…

Nous avions laissé les dernières épaves d’acier continuer leur rapide chemin, mais nous n’abandonnions pas les grappes humaines…

Ces malheureux se tenaient généralement par groupes de cinq ou six, les mains agrippées furieusement aux vêtements les uns des autres et quelquefois aux cheveux ! On devinait que la mort avait dû les surprendre dans le suprême, inutile, instinctif geste qu’ils avaient accompli pour sortir de quelque impasse où ils s’étaient rencontrés, écrasés, arrachés, et où ils ne s’étaient plus lâchés, au fond de l’eau homicide !…

Ah ! horreur de la mort dans les combats sous-marins !… Et celle-ci était l’une des plus douces ! puisqu’elle avait été la plus rapide !… Hélas ! Hélas ! il n’avait pas suffi aux hommes d’avoir la terre, l’air et le dessus de la mer pour se combattre et s’entretuer : leur génie assassin s’était trouvé à l’étroit dans ces vieux domaines ; il n’avait encore rien fait puisqu’il lui restait à faire ! Maintenant, tu peux être content ! Caïn ! ton crime a conquis l’abîme et fait reculer la limite du mal imposée par Dieu même !…

Ainsi pensais-je pendant que je redescendais, moi aussi, au fond de l’abîme, et au fond de moi-même, en face des grappes humaines…

Et pendant que s’élevait le terrible chant de mort du Vengeur… le Requiem que j’avais déjà entendu certain soir, chant qui m’avait fait dresser les cheveux sur la tête :

« Celui-là boira aussi du vin de la colère de Dieu, lequel vin sera versé pur dans la coupe de sa colère ! et celui-là sera tourmenté par l’eau, le feu et le soufre, en présence des saints Anges et de l’Agneau !… Ainsi soit-il !…

« Et la fumée de leur tourment montera aux siècles des siècles, et ceux qui auront adoré la Bête et son image et qui auront pris la marque de son nom n’auront aucun repos, ni le jour, ni la nuit !… Ainsi soit-il !… »

J’entendis l’Ange des Eaux qui disait :

« Seigneur ! Toi qui es ! qui étais, qui seras, tu es juste parce que tu as exercé ces jugements : car ils ont répandu le sang et c’est pourquoi tu leur as donné le sang à boire : car ils le méritent ! Ainsi soit-il !… »

Et encore l’Irlandais demanda : « Mes frères, qui êtes-vous ? » Et tout l’équipage répondit : « Nous sommes les Anges des Eaux, qui frappons au nom du Seigneur ! »

Alors, comme alors, l’Irlandais leva les bras et dit : « Seigneur ! donnez-nous la force de chasser l’Épouvante par l’Épouvante et de délivrer le monde du Mal ! Ainsi soit-il !… »

Puis, soudain, s’éleva le chant des orgues… une harmonie terrible qui me fit passer un nouveau frisson dans les moelles !

Ceci n’avait plus rien à faire avec le chant de douleur que j’avais entendu un soir ; ceci était la clameur redoutable de la vengeance et de la victoire !

Le chœur des anges triomphants, après la ruine des démons, ne devait pas faire monter sous les pieds du Seigneur un hymne plus furieux d’amour vainqueur de la mort que cette musique qui nous venait des orgues, au fond de l’Océan !…

Les Anges des Eaux, qui avaient prononcé leur prière des morts, debout devant les grappes humaines, se mirent à genoux pour entendre cette musique-là. Beaucoup sanglotaient, tous pleuraient. L’Irlandais aux yeux morts pleurait. Je pleurais moi-même.

Quant aux prisonniers allemands, je puis affirmer qu’ils n’avaient pas une larme. Les volets extérieurs de la fenêtre ayant été brusquement rabattus et la lumière nous ayant été rendue dans la grande salle de gala, je les vis défiler et pus les examiner de tout près. Je n’ai jamais vu figures plus impassibles.

Si on avait voulu leur créer « de la Douleur », ils ne la montraient guère ; peut-être après tout, n’en ressentaient-ils aucune. En tout cas si quelqu’un avait compté sur leur émotion, ce quelqu’un-là était volé !…