Le soir même, quand je fus introduit dans l’appartement d’Amalia, je trouvai ma bien-aimée la mine paisible, le teint frais, le corps reposé. Elle avait la toilette bizarre et point trop chiffonnée qu’elle portait le soir des derniers événements de Madère. La première impression que j’en reçus me bouleversa beaucoup plus que si elle m’était apparue avec l’animation du désespoir.
Songez qu’elle était assise au fond d’une bergère, en une pose pleine de langueur, regardant ses trois beaux enfants qui jouaient en silence à ses pieds.
Infortunée créature qui, pure de tout crime, ne pouvait soupçonner l’horrible destin qu’on lui préparait !
Ses belles mains jouaient dans la chevelure aux boucles dorées de la petite fille. Quand elle me vit, elle se souleva à demi et me dit textuellement :
« Croyez-vous ! En voilà une aventure ! » Et elle se mit à sourire.
D’abord je restai comme cloué sur place et puis, comme de son geste gracieux et tranquille elle me montrait un siège où elle m’invitait à m’asseoir, je m’écriai :
« Vous souriez, Amalia ! Vous souriez ! »
À ce nom d’Amalia que j’avais prononcé jadis si librement, les trois petits, étonnés d’entendre ainsi appeler leur mère par un étranger, relevèrent la tête et me regardèrent curieusement. Alors la mère dit : « Mon ami, vous me paraissez très agité. Vous avez pourtant reçu ma lettre. Elle aurait dû vous tranquilliser un peu sur notre sort à tous. Tout bien réfléchi, il ne peut rien nous arriver de pire que ce qui est, et, en vérité, ce qui est assez acceptable si cela ne doit pas durer trop longtemps ! Quant à moi, je remercie égoïstement la Providence d’avoir ; conduit jusqu’en ces lieux un compagnon de captivité qui me fera supporter mon malheur avec patience !… Je croyais avoir tout perdu ce soir néfaste où je découvris à Funchal que l’on m’avait volé mes enfants ! Je les ai retrouvés, que le Seigneur Dieu soit loué ! Et puisque je vous ai retrouvé aussi, de quoi me plaindrais-je ?… »
Elle souriait encore en prononçant ces derniers mots, ô ange ! Douceur incomparable d’une âme qui, considérant toute révolte comme un crime, s’accommode de tous les événements qui, suivant un dogme qui avait instruit et plié sa jeunesse, ne pouvaient venir que de Dieu ! Ainsi, pensais-je, s’était-elle accommodée de son mariage avec von Treischke ! Et ceci, en même temps que j’y trouvais un sujet d’immense amertume, me procurait une ineffable consolation !
Mais, joignant les mains, je soupirai, car, en dépit de tout ce qu’elle pouvait dire, je la voyais déjà comme l’agneau sur la pierre du sacrifice. Tout de suite elle me coupa le souffle, voyant que j’allais sans doute encore la plaindre, et, me montrant les enfants, elle me dit : « Voudriez vous les faire pleurer ? »
Alors, elle me les présenta, puisque le drame avait empêché que la chose fût faite à Funchal. Et elle eut pour chacun des mots qui firent rire les petits. Elle me présenta à mon tour comme un ami de sa famille et un camarade de son enfance et elle les pria de me traiter avec les égards que l’on doit à un vieux parent ; mais j’embrassai tout de suite le petit Carolus, qui me parut le plus espiègle ; il ne ressemblait guère à l’amiral von Treischke, dont Heinrich était le portrait frappant et dont la petite Dorothée avait le regard dur. Dorothée était bien jolie tout de même. Enfin, c’étaient trois chérubins qui paraissaient adorer leur mère et qui ne se doutaient certes point du malheur qui la menaçait.
À cette pensée, un sanglot que je ne pus retenir me monta à la gorge… Amalia se dressa aussitôt et ordonna aux enfants de nous dire le bonsoir et de regagner leur chambre.
« Nous les ayons trouvés ici dans un état !… Ils avaient été naturellement un peu brutalisés, les pauvres petits, et la femme de chambre m’a dit que rien n’avait pu les calmer, pas même les bonbons !
Ils n’ont cessé leurs cris qu’en nous apercevant, l’oncle Ulrich et moi !…
– Comment l’oncle Ulrich est avec vous ? m’écriai-je.
– Mais certainement… vous ne le saviez pas ?… Pendant qu’ils y étaient, ces messieurs ont raflé toute la famille !… Oh ! l’opération a été bien faite !… Que voulez-vous ? Après tout, c’est la guerre, et nous aurions pu plus mal tomber !… On est très bien à bord de ce sous-marin, on a tout le confort possible !… J’ai le plus grand désir de le visiter du haut en bas, et j’espère que c’est une faveur que son capitaine m’accordera bientôt !…
« Savez-vous bien, Carolus, que je suis très au courant des nouvelles inventions relatives aux sous-marins et que mon mari, qui était chef de la défense mobile de Wilhelmshaven, me faisait prévoir, pour la fin de l’année, des bâtiments aussi vastes que peut l’être celui-ci, avec tout le luxe et le confort du vaisseau d’escadre !… Nous avons la preuve maintenant que nos ennemis nous ont devancés, voilà tout !… Il faut vous calmer, mon ami. Je ne vous ai jamais vu aussi nerveux !… »
Et elle prit ma main entre les siennes et voulut me consoler comme, mère, elle avait consolé ses enfants !
Adorable Amalia ! Mes larmes seules lui répondirent.
Elle les vit, me lâcha les mains et me déclara avec une moue malicieuse :
« Vous êtes insupportable !… Tenez, vous feriez mieux de me raconter votre aventure, à vous !… Car enfin, je ne sais encore que vaguement ce qui vous est arrivé !… »
J’allais donc commencer le récit de ma propre infortune quand une porte fut poussée par un petit vieillard fort guilleret, en smoking, qui me tendit aussitôt la main avec une grande cordialité : c’était l’oncle Ulrich von Hahn, de l’université de Bonn.
« Eh quoi ! s’écria-t-il aussitôt en apercevant mes yeux humides, vous pleurez des larmes d’enfant ! Parce qu’on a osé porter une main sacrilège sur l’une des plus sacrées familles de l’Allemagne, vous vous lamentez comme si tout était perdu ! Mais que croyez-vous donc ? et que craignez-vous donc ?… Je vous jure qu’à cette heure les bandits qui ont tenté ce coup doivent être plus embarrassés que nous ! Ne voyez-vous pas tous les soins dont ils nous entourent ? Ne sont-ce pas là autant d’excuses qu’ils se créent déjà pour atténuer leur forfait ? Croyez-vous qu’ils nous traiteraient ainsi, s’ils n’avaient pas peur ? Rassurez-vous donc, monsieur Carolus Herbert, du doux pays de Gutland, en Luxembourg !… Au fait, vous n’êtes pas Allemand ?… Voilà pourquoi vous vous apitoyez ! Mais nous vous protégerons !… »
Toute cette glorieuse tirade ne m’étonna point dans la bouche du petit orgueilleux et insupportable vieillard, mais elle ne me convainquit pas non plus !… Et, entêté, je secouai la tête.
« Ce n’est point pour moi que je crains ! fis-je.
– Carolus Herbert a toujours pensé plus aux autres qu’à lui-même ! déclara la bonne Amalia, et la preuve en est qu’il est ici ! »
C’était me récompenser outre mesure, avec une phrase, de toutes mes peines. Mon regard prouva à Amalia ma reconnaissance.
Alors deux valets hindous apportèrent une table joyeusement garnie de hors-d’œuvre, « de délicatessen », comme disent les Allemands, et de flacons. Je remarquai tout de suite que le couvert était dressé pour cinq personnes.
« Vous attendez donc quelqu’un ? demandai-je.
– Oui, deux amis de mon mari, répondit Amalia, que nous avons eu la joie de retrouver ici : le lieutenant de vaisseau von Busch et l’enseigne von Freemann, deux charmants hommes tous deux…
– Charmants ! charmants ! et beaux compagnons ! et lettrés, et distingués, et très gais, ma parole ! Ils nous auraient bien aidés “à relever le moral”, si le moral en avait eu besoin ! s’exclama l’oncle Ulrich. Mais les voilà, je les entends ! Cachez vos larmes Carolus Herbert ! Soyez à la hauteur ! »
Je vis entrer mes deux officiers du matin, celui qui avait une figure de boulet rouge et celui qui avait un visage de mort verte. Mais il était exact que tous les deux avaient l’air très en train et caressaient avec bonne humeur les petits clous noirs de leur moustache dressée par le cosmétique.
Je rougis aussitôt, car j’avais pensé que le matin même ils m’avaient pris pour un espion, et je ne fus pas autrement fâché de la présentation qui mettait fin à ce fâcheux malentendu.
Avant que l’on se mît à table, l’oncle remplit les verres d’un pétillant petit vin blanc, sec et pâle, que chacun dut porter à sa bouche pendant que le toast suivant était prononcé par le professeur de l’Université de Bonn :
« Madame, messieurs, je bois et buvons à la patrie allemande qui, dans une confiance pleine d’espoir, tourne les yeux vers son maître impérial dont il n’est point une parole jusqu’alors adressée à son peuple et au monde qui ne respire la force, le courage, la piété et la justice ! dont il n’est point un acte qui ne concoure à la paix et à la joie du monde, sous le sceptre de la pensée et de la force allemandes ! Hoch ! hoch ! hurrah !… »
Aussitôt je posai mon verre sur la table sans avoir bu.
« Qu’est-ce à dire ? » demanda l’oncle Ulrich, dont le nez devint tout rouge, pendant qu’à ses côtés « la Mort verte » jaunissait et que le « Boulet rouge » pâlissait.
« Je suis du doux pays de Gutland, en Luxembourg ! fis-je, le cœur révolté par ce que je venais d’entendre, et je ne boirai point à des souhaits pareils, car je suis neutre !… »
Amalia dit :
« Il a raison ! C’est un neutre !… Si je n’étais mariée à von Treischke, je ferais comme lui !… Messieurs, asseyons-nous !… »
La douce autorité avec laquelle elle leur imposa silence mata ces énergumènes. Ils ne pouvaient oublier de qui Amalia était la femme ; au contraire, ils s’en souvenaient avec humilité et une apparente servitude, avec des courbettes et des salutations à propos de tout et de rien, à propos par exemple de la salière ou d’un carafon. Tout cela m’eût bien fait sourire en un autre moment.
Au fond, ces grands vainqueurs du monde ont des joies d’esclaves. Ils étaient moins galants avec Amalia qu’ils ne courbaient l’échine devant Mme von Treischke. Sur un coup d’œil d’elle, ils m’auraient égorgé !
Le malheur fut que cette trêve ne dura guère, car, le potage avalé, l’oncle Ulrich recommença de faire le malin. Cette fois, je n’y pus tenir, et, comme les deux officiers de marine applaudissaient à ses propos orgueilleux, je me levai, allai regarder derrière la porte s’il ne s’y cachait point quelque espion et revins en disant :
« Vous ne savez donc pas ce qui se passe ici ? »
Ma volonté de silence s’était enfuie à tire-d’aile, et le plaisir aigu de faire frissonner ces bravaches, en même temps que le besoin honnête de renseigner définitivement Amalia et de trouver, si possible, des aides de bonne volonté, pour le salut de tous, me poussa à faire part, sans plus tarder, à la société, de mes découvertes.
On m’écouta d’abord avec intérêt et en se passant les plats. Chaque fois qu’un domestique apparaissait, je suspendais mon récit. Puis je le reprenais avec prudence et avec une émotion qui mettait, je le crains bien, un tremblement un peu ridicule dans ma voix.
Toujours est-il qu’au moment le plus pathétique, quand j’en arrivai à la baignoire grillée, les trois hommes se touchèrent le front en me regardant. Et presque aussitôt Amalia, avant même que j’aie pu lui faire entendre (sans plus amples détails) que c’était là que l’on exécutait les prisonniers condamnés à mort, se leva, déclara qu’elle n’avait plus d’appétit, qu’elle se sentait un grand mal de tête et qu’elle s’excusait de nous quitter avant la fin du repas, mais qu’elle avait trop présumé de ses forces.
Je me levai à mon tour et voulus lui baiser la main, en hommage de mon dévouement et pour demander mon pardon, car je la sentais terriblement fâchée contre ce qu’elle considérait, elle aussi, comme une folie…
Elle me glissa sous le nez en haussant les épaules.
Aussitôt qu’elle fut partie, l’oncle se jeta sur moi et me reprocha mes propos inconsidérés. Alors, devant les trois hommes, je dis tout ! tout ! et les suppliai de comprendre enfin qu’eux et l’amirale von Treischke et ses enfants étaient aux mains de bourreaux qui avaient juré de venger sur eux, par les pires tortures, les crimes qui avaient ensanglanté la Belgique et les Flandres, et les départements français, et toutes les mers du monde.
Mais les deux officiers de marine, après avoir allumé tranquillement un long cigare, prirent chacun sous un bras l’oncle Ulrich et l’emmenèrent, sans plus me regarder, et en lançant avec désinvolture leur fumée au plafond.
Sur ces entrefaites, Buldeo ayant fait une apparition, je le priai de me reconduire chez moi ; il m’aida à me déshabiller et je me mis au lit.
Naturellement, je ne pus dormir.
J’étais plein de rage contre la stupidité des « Boches » (ainsi les appelais-je dans ma fureur infinie), qui ne pouvaient imaginer que l’on osât toucher à leurs redoutables personnages (cela était tout à fait, dans la mentalité allemande), et j’étais plein de douleur en songeant à Amalia, qui m’avait traité si durement parce que j’étais venu troubler sa douce quiétude.
Je ne m’assoupis qu’au matin et ne me réveillai que tard dans l’après-midi, avec une faim de loup.