Ainsi Amalia était au courant du martyre de l’oncle Ulrich !
Elle devait avoir appris l’horrible chose à l’instant même, pensai-je, pour avoir changé aussi catégoriquement d’attitude et aussi rapidement ! Ainsi pouvais-je m’expliquer son subit désespoir et le délire nouveau dans lequel elle réclamait des promesses et des serments d’assurance pour la vie de ses enfants !…
« Croyez-vous qu’il tiendra son serment ? me demanda-t-elle en se relevant avec mon aide, dès que le capitaine Hyx nous eut quittés.
– Je le crois, fis-je. Il m’a paru sincère. Du reste, je pense avant tout que vous l’avez bien deviné : c’est un terrible utilitaire, ou qui s’imagine tel ! Vous l’avez convaincu que rien ne peut lui être plus utile que votre rencontre avec votre mari ! Il vous a promis cette rencontre, vous pouvez être tranquille jusque-là ! Et moi aussi, chère Amalia, je suis tranquille, moi qui suis décidé plus que jamais à partager toutes vos transes et tous vos maux !
– Qu’en pense, donc la señorita Dolorès ? » demanda Amalia. Mais la señorita Dolorès n’était plus à nos côtés. Elle nous avait quittés, elle aussi. Il n’y avait plus près de nous que l’obséquieux maître d’hôtel qui se mettait « à la disposition de Madame » pour la reconduire dans ses appartements.
Nous en prîmes donc le chemin, pendant lequel je la questionnai sur l’oncle Ulrich. Elle ne me répondit pas ; peut-être n’en avait-elle pas la force ! En tout cas, en arrivant chez elle, elle poussa une porte qui donnait sur un petit cabinet au fond duquel, sur un lit de camp, gisait l’oncle Ulrich, qui avait le médecin du bord à son chevet !
Ce cher homme, docte parmi les plus doctes (je parle de l’oncle Ulrich), n’était point très changé depuis sa dernière aventure. Un peu pâlot, mais les joues pleines, le menton solide, les cheveux toujours frisés.
Il reposait tranquillement.
Mais sa bouche entrouverte ne laissait pas voir sa langue, et pour cause !
L’excellent médecin du bord, qui s’était levé à notre arrivée, nous apprit qu’il avait fait une piqûre de morphine au patient, que celui-ci n’avait presque plus de fièvre et que d’ici à quelques jours les choses reprendraient pour lui leur cours normal, moins, bien entendu, l’éloquence, une chose dont le cher professor serait désormais, hélas ! obligé de s’abstenir, « ce qui, ajouta-t-il, le laisse point que d’être assez fâcheux pour un professor ».
« Non ! » cria une voix derrière nous.
Et jugez de notre stupéfaction, surtout de la mienne ; cette voix était celle d’Amalia ! Après nous avoir jeté ce « non » rageur, elle alla enfermer ses enfants dans sa chambre et revint à nous, qui étions sous le coup de sa protestation inattendue.
Sans se demander une seconde si l’éclat de son exaltation n’allait pas faire sortir l’illustre von Hahn d’un repos salutaire, elle se livra contre le professeur à une « sortie » qui m’en apprenait long sur les sentiments cachés d’Amalia relativement à la race germanique, laquelle lui avait cependant donné un mari.
Ah ! elle était restée luxembourgeoise ! beaucoup plus solidement luxembourgeoise que beaucoup d’autres femmes de notre pays (et très haut placées, s’il vous plaît), qui n’ont point « épousé » en Allemagne.
Hélas ! notre faiblesse, à nous autres, petites gens d’un petit peuple, nous a commandé le silence dans des minutes terribles, où nous pouvions avoir envie de parler ! Nous n’avons point souffert comme les Belges, car nous n’avons point combattu (ne le pouvant pas), mais nous avons été humiliés, et je suis tout prêt à penser que cette humiliation nationale devait être pour quelque chose dans la sainte colère qui anima soudain Mme l’amirale von Treischke contre le professeur Ulrich von Hahn, de l’université de Bonn !
En tout cas, cette raison-là s’ajoutait à toutes les autres qu’elle avait de se retourner contre l’orgueil et la folie allemands qui l’avaient conduite, elle et ses enfants, au fond de cet horrible drame !
« Non ! s’écria-t-elle, non ! dans un état de fureur subite qui la mettait à la limite de la folie. Non ! il ne faut point regretter que monsieur ne puisse désormais parler ! Certes, quand j’ai pu apprécier tout à l’heure le malheur qui le frappait, j’ai pu aussi être émue un instant et saisie de pitié devant une aussi précise et audacieuse, et farouche cruauté ! Je suis femme, mais le capitaine Hyx – je le dis maintenant, je le dis comme je le pense ! comme je le pense !… – le capitaine Hyx avait bien des excuses de lui faire arracher la langue !… C’est elle la coupable !…
« Ah ! qu’il prenne donc tous les professeurs, tous, et qu’il me laisse mes enfants ! Et qu’il leur arrache la langue à tous, pour que mes enfants ne les entendent jamais plus réciter leurs folies !…
«Ah ! toutes les monstrueuses folies qu’ils ont sur la langue !… Il leur faut des langues solides pour supporter un poids pareil d’imbécillités et de kolossales niaiseries !… Qu’on leur arrache la langue !… qu’on leur arrache la langue !…
« Enfin vous, Herbert, mon bon Carolus !… combien de fois ne les avez-vous pas entendus vous-même ?… Quand nous ne nous enfermions pas d’horreur derrière une porte, c’était au moins pour y pouffer de rire !… Mais on ne peut plus rire, maintenant, d’une éloquence qui a fait pleurer tant de mères !…
« Qu’on leur arrache la langue !… qu’on leur arrache la langue !… Qu’on ne les entende plus jamais dire (leurs phrases, je les connais par cœur, hélas ! par cœur) ! Qu’on ne les entende plus jamais dire : “La guerre est un instrument de progrès !…”
« “Dans l’emploi de la violence, il n’y a pas de limite… »
« “La guerre justifie tous les moyens. »
« “Il faut qu’il ne reste au peuple envahi que les yeux pour pleurer ! »
« “Surtout, soyons durs ! »
« “Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ? Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause ! » Et c’est du Nietzsche ! n’est-ce pas ? n’est-ce pas, oncle Ulrich ? »
“La guerre est un instrument de progrès !… »
« “L’Allemagne, grâce à sa faculté d’organisation, a atteint une étape de civilisation plus élevée que les autres peuples. La guerre les y fera participer. » N’est-ce pas, professeur von Hahn ?
« “Nous n’avons à nous excuser de rien… Nous sommes moralement et intellectuellement supérieurs à tous, hors de pair… Nous ferons cette fois-ci table rase… » N’est-ce pas, professeur Lasson ?… N’est-ce pas ?
« “La Kultur n’exclut pas la sauvagerie sanglante ; elle sublimise le démoniaque… » N’est-ce pas, Thomas Mann ?
« Et ceci encore que j’ai entendu, ô horreur ! “Ô toi, Allemagne !… égorge des millions d’hommes… et que jusqu’aux nues, plus haut que les montagnes, s’entassent la chair fumante et les ossements humains !” N’est-ce pas, monsieur le conseiller aulique Heinrich Viererdt ?… N’est-ce pas, n’est-ce pas, oncle Ulrich ?… Oui ! Oui ! c’est juste, qu’on leur arrache la langue !… qu’on leur arrache la langue !… »
Dans l’entraînement de sa prosopopée, Amalia ne s’était point tout d’abord aperçue que l’oncle Ulrich, réveillé de son demi-coma par l’écho de cette fureur vengeresse qui éclatait sur sa tête, la fixait avec des yeux d’épouvante et ouvrait une bouche horrible qui tentait vainement de lui répondre !…
Tout à coup Amalia vit cela ! Elle vit cette bouche !… Elle se pencha sur elle avec une joie forcenée…
Et, en se relevant, elle s’écria, dans un geste de victoire : « Enfin ! je ne l’entendrai plus crier : Deutschland über alles ! »