Cette fois, ce fut moi qui, très humblement, comme un pauvre sire qui ne peut tour à tour que s’effrayer, maudire, puis admirer, lui tendis la main. Cet hommage de mon âme asservie (et déjà prête à tout admettre et à tout comprendre du moment qu’elle espérait fermement dans le salut d’Amalia), il l’accepta comme une chose due et qui n’étonnait nullement. Cet homme venait de m’apparaître vraiment grand, planant à des hauteurs prodigieuses comme un juste destin aux yeux débridés, châtiant avec une foudre logique le crime sur la terre, ce qui était tout à fait nouveau pour le destin. Sa comptabilité bien tenue dirigeait ses coups !
Tout cela était très beau et, en vérité, je n’étais pas loin, comme l’avait prédit Dolorès, de pleurer d’enthousiasme et de remords sur la main du nouveau dieu masqué…
Maintenant il faut que je vous dise comment l’Archange des Eaux redevint pour moi Satan, ou plutôt comment il se confondit à nouveau avec lui.
Il m’avait entraîné dans l’abside, derrière l’autel. C’était un joyau dans le joyau, cette petite abside dans cette petite Sainte-Chapelle !
Les hautes verrières, encadrées de leurs légers fuseaux gothiques et de l’armature flamboyante des rosaces, nous versaient leurs rayons pourpres…
Et le capitaine me montra du doigt une inscription dont les lettres écarlates venaient de s’allumer au haut des verrières : « Remember Miss Campbell ! » (Souvenez-vous de Miss Campbell !)
« C’est à ce cri-là, me dit-il, que les régiments anglais chargent aujourd’hui !… C’est avec ce souvenir-là que Le Vengeur se promène sous les mers, quærens quem devoret » !…
Puis il me pria de faire un demi-tour sur moi-même, et j’aperçus alors, derrière l’autel, deux hauts cadres recouverts d’un crêpe noir.
Il fit un geste : l’un de ces voiles glissa et j’aperçus une angélique figure bien connue, celle de miss Campbell, martyre.
La lumière venue en faisceaux des verrières jetait sur elle comme des fusées de sang.
Je tressaillis de la tête aux pieds. Cette vision soudaine de la sainte me rappela les paroles de Dolorès relatives à ce portrait et à celui d’à côté, « plus redoutable encore » !
L’Homme avait croisé les bras devant l’admirable figure de miss Campbell et il parlait, comme en prière ; il disait :
« C’était la fille d’un pasteur de village, non loin de Norwich. On a rendu hommage à ses vertus, qui l’élevaient au-dessus des créatures humaines ; mais ce que l’on n’a pas assez dit, c’est la sévérité qu’elle eut toujours pour elle-même. Plutôt que de commettre le plus léger mensonge, elle eût préféré mourir. Et elle est morte de cela ! Elle est morte de la franchise avec laquelle elle a avoué qu’elle n’avait pas voulu livrer à leurs exécuteurs les victimes anglaises réfugiées sous son toit.
« C’était une grande amie à moi et à ma famille !… Nous étions liés depuis longtemps par tout le bien qu’elle m’avait fait faire… Quand je la sus captive, poursuivie pour haute trahison, j’étais en Angleterre. Je résolus de la sauver, coûte que coûte, avec une amie qui lui était aussi dévouée que moi-même. Nous prîmes passage sur un paquebot qui devait nous débarquer en Hollande. Là, tout était préparé pour que nous puissions nous trouver, incognito, à Bruxelles, quelques heures plus tard. Malheureusement, notre steamboat rencontra une mine et nous sautâmes. Je fus blessé, recueilli par un chalutier qui me ramena à Tilbury, à l’entrée de la Tamise. Quant à mon amie, dont j’avais été séparé, et que je ne devais plus jamais revoir, j’ai appris depuis ce qui lui était arrivé… »
Il s’arrêta. Je vis ses épaules se soulever, sa poitrine ardente se gonfler du plus affreux soupir… Enfin, ayant visiblement vaincu la manifestation qu’il jugeait indigne de son humaine souffrance, il put continuer :
« Sans blessure, elle avait été sauvée par une barque hollandaise qui l’avait conduite à Flessingue. Le lendemain, avec le faux papier, elle se trouvait à Bruxelles, prête à agir. Elle avait une somme considérable sur elle. Elle n’avait, du reste, pas besoin d’argent pour trouver des complices. Elles furent bientôt quelques-unes prêtes à mourir pour sauver miss Campbell ! We want leave a stone unturned till we save her ! (nous soulèverions le monde pour la sauver !) disaient-elles.
« Habillée en infirmière, mon amie put pénétrer dans la prison, vingt-quatre heures avant l’exécution. Le plan fut vite conçu et arrêté. On ne pouvait la sauver que sur le lieu même de l’exécution ! L’officier qui devait commander le peloton d’exécution fut acheté. Sa fuite était assurée avec celle de miss Campbell et il recevrait, en Hollande, un million. Les cartouches seraient des cartouches à blanc ! Miss Campbell devait faire la morte !
« On n’avait oublié qu’un détail, c’est que Miss Campbell ne savait pas mentir et qu’elle ne tomba pas lors de la décharge !… On a raconté qu’elle n’avait pas eu la force de se traîner jusqu’au poteau d’exécution ; cela est faux ! Elle y alla le front haut, le sourire des martyres aux lèvres, les yeux vers Dieu !… n’ayant jamais cru, hélas ! à la possibilité de réussite de nos plans et de toutes nos tentatives et ne les aidant, du reste, en aucune manière.
« Si bien qu’après la décharge du peloton d’exécution elle ne s’abattit point, ni même ne chancela… et ne se crut réellement frappée à mort que lorsque l’officier complice s’avança vers elle, pâle comme un spectre, terrifié de la voir encore debout et lui déchargea son revolver, chargé à blanc, à bout portant, dans la figure.
« Or, il y avait là quelqu’un qui assistait à la cérémonie, caché derrière le rideau d’une fenêtre, c’était le vice-amiral von Treischke. Il eut la sensation qu’il se passait quelque chose d’anormal, et celui que l’on appelle encore la Terreur d’Anvers et de Bruges sortit dans la cour, se pencha sur miss Campbell, se rendit compte qu’elle n’était qu’évanouie et se chargea lui-même, avec son propre revolver, de la tuer, cette fois, pour de bon !
« Voilà ce qu’a fait von Treischke ! Et beaucoup d’autres choses encore !… Aussi vous comprendrez, monsieur, qu’il m’est particulièrement pénible d’entendre un homme de bon sens comme vous, si neutre qu’il puisse être, élever trop souvent la voix en faveur de ce monstre, ou même en faveur de quelque membre de sa famille !… »
Ceci avait été dit d’une façon si lugubre que je compris tout à coup que j’avais tort d’espérer…
Avec un geste de supplication folle (car l’idée de la possibilité même du supplice d’Amalia suffisait à me faire perdre la raison) je m’écriai : « Ce n’est point pour ce monstre que j’intercède, vous le savez bien, capitaine, mais pour sa femme ! »
Le capitaine Hyx se retourna brusquement vers moi, et je dus reculer sous l’éclat de son regard et de sa parole :
« Et lui, monsieur, a-t-il eu pitié des femmes ? Comment voulez-vous qu’il me comprenne, si j’ai pitié de la sienne ?… Et j’ai besoin qu’il me comprenne ! lui surtout !… Quand il verra ce que nous n’hésitons pas à faire de sa femme pour commencer, il respectera peut-être celle des autres !… Et quand il aura assisté à toutes les besognes d’ici, bien faites pour être comprises d’un Boche, quand il aura fait le tour de notre toute-puissance et de notre crime, comme vous dites ou comme vous pensez, peut-être que le crime boche amènera son pavillon ! Alors nous amènerons le nôtre, mais pas avant !…
« Voilà ce qu’il faut faire comprendre à l’amiral von Treischke, voilà pourquoi il viendra ici, et voilà pourquoi il repartira d’ici ! J’aurai beaucoup plus de confiance en lui pour convaincre ces messieurs de l’amirauté après qu’il aura vu ce que nous avons à lui faire voir, qu’en sa femme que l’on ne croirait pas ! »
Je restai anéanti, stupide de ce nouveau coup de foudre auquel m’avait cependant préparé en partie la confidence de Dolorès…
Ainsi cet homme extraordinaire arrivait, avec son raisonnement, à laisser repartir indemne le criminel et à conserver, pour la torture : l’innocente !…
Il n’y avait plus qu’à pleurer comme un enfant… c’est ce que je fis en murmurant :
« Une femme !… une femme !… ne l’avez-vous pas dit vous-même, tout à l’heure : c’est affreux de faire souffrir une femme !…
– Monsieur le neutre ! reprit-il d’une voix basse où tremblait sa colère domptée… il y a là, à côté du portrait de miss Campbell, un autre portrait de femme : je vais vous dire ce que l’amiral von Treischke et ses hommes ont fait de cette femme-là : « L’officier dont elle avait acheté la complicité, pris sur le fait, la vendit, c’est-à-dire qu’il dénonça l’endroit, le village aux environs d’Aerschoot, où miss Campbell et lui devaient venir la rejoindre en auto pour, de là, avec les déguisements et tous les papiers nécessaires, franchir la frontière hollandaise… Au lieu de voir arriver miss Campbell, cette femme et trois infirmières qui lui avaient prêté leur aide dans cette formidable aventure, virent arriver von Treischke et sa troupe, qui était ivre. Elles comprirent que tout était perdu ! Du reste, il n’y eut aucun genre d’explication. Elles furent traînées comme des bêtes à l’auberge et jetées dans un coin. Elles assistèrent à une orgie comme tant de témoignages, hélas ! nous en ont rapporté. Elles voulaient résister à leurs bourreaux… Les misérables devinrent fous de rage, en abusèrent, les attachèrent sur une table et mirent le feu à l’auberge ! Le souvenir tout proche des infamies d’Aerschoot les inspirait. Voilà de quels crimes, sous le commandement de l’amiral von Treischke, fut suivi l’assassinat de miss Campbell ! Voilà de quelle mort est morte cette femme dont le portrait est ici, sous ce voile !… Monsieur le neutre ! Le monde a ignoré ces choses car elles furent soigneusement cachées pour diverses raisons, mais un témoin est venu à moi avec les preuves et le dernier adieu de… de celle qui allait mourir, et de quelle mort ! pour miss Campbell !… Alors, oh ! alors ! j’ai juré que Le Vengeur naîtrait ! Celui qui vengerait et miss Campbell ! et le monde !… et ma femme ! »
Il laissa échapper ces derniers mots, qui étaient en effet pour moi une bien redoutable révélation, comme s’il lui était impossible de les retenir plus longtemps !… Enfin, comme s’il était honteux d’avoir cédé, comme un simple mortel, au mouvement de sa douleur, il me lâcha aussitôt le poignet et je le vis disparaître derrière l’autel.
Je restai seul dans l’abside et il me fut impossible de ne pas aller au portrait inconnu, de ne pas soulever le voile et de ne pas voir !… et de ne pas le reconnaître !
Dans le même instant, l’Homme était revenu et me regardait regarder !…
« Oh ! fis-je, est-il possible ! Vous ! vous ! vous ! »
Car cette femme me révélait la personnalité de son mari !… Cette figure au profil charmant, cette jeunesse, cette beauté, cette fraîcheur souriante, ce printemps de la chair et de l’âme, et ce chef-d’œuvre de l’art, tout cela était bien connu, tout cela avait été reproduit pour la joie des yeux dans les magazines du monde entier. C’était le portrait de Mlle de N…, d’une des plus vieilles familles françaises, et des plus nobles, et des plus illustres, qui avait épousé des centaines de millions en Amérique dans la personne du plus grand philanthrope de la terre !
Est-il besoin d’en dire davantage pour que vous soyez fixé comme je le fus alors, et pour que vous compreniez pourquoi cet homme, citoyen américain, dans un temps où l’Amérique prodiguait un inépuisable effort pour faire cesser par persuasion les crimes sous-marins, mettait sur son visage un masque destiné à sauver officieusement de toute compromission, sa patrie et ses compatriotes… et pourquoi le capitaine Hyx s’appelait le capitaine Hyx (l’inconnu), et pourquoi il avait donné à son vaisseau, armé pour toutes les représailles, un nom français, Le Vengeur, lui qui avait à venger une telle Française !… et pourquoi la femme de l’amiral von Treischke n’avait plus rien à espérer de cet homme ?…
En ce qui me concerne, mon indiscrétion et ma curiosité allaient fixer mon sort.
« Monsieur le neutre, me dit le capitaine Hyx, priez que la guerre soit courte, car, maintenant que vous avez vu et que vous savez : si elle durait dix ans, vous resteriez mon hôte pendant dix ans !… » Sous les coups qui me frappaient, je m’abandonnais à une sorte de délire… et mon désordre ne fit qu’augmenter quand le capitaine Hyx me fit revenir presque de force devant l’autel, en face de la pierre qui soutenait son Grand-Livre… et quand je le vis muni lui-même de ce missel infernal entre les pages duquel je n’avais pu glisser un coup d’œil sans m’enfuir…
Ce livre était un album de photographies, de dessins, de gravures : photographies, dessins, gravures, tout l’art de la reproduction de l’horreur, officielle, attestée officiellement pendant la guerre…
Chaque page de l’album était divisée en deux parties : dans l’une s’étalait l’horreur officielle, dans l’autre attendait : la Réponse du « Vengeur »…
Mais il y avait des pages où s’étalait déjà la réponse ! des pages où Le Vengeur avait déjà répondu !
Horreur ! Horreur ! je reconnus certaine photographie qui avait été prise devant moi, un jour que j’étais venu me heurter à certaine baignoire grillée !…
Ô Dolorès ! comme tu as menti à ton amant ! Pourquoi lui avoir fait entendre que le capitaine Hyx pouvait être capable de pitié et qu’il n’avait préparé que la comédie de la peur !…
Tu as pourtant vu, toi aussi, le misérable, au fond de la petite chapelle ! Tu l’as vu compter ses crimes comme un avare compte ses trésors ! Hélas ! Hélas ! que de réels crimes, déjà ! déjà !… en attendant ceux qu’il prépare et qui doivent dépasser tous les autres !… Ô Dolorès ! quel lien de servitude ou d’effroyable reconnaissance te rattache donc au capitaine Hyx pour que tu mentes ainsi, de ta voix douce, à ton ardent et inquiet amant ? Pour que tu caches si soigneusement et si effrontément à ton cher Gabriel la valeur réelle de la plus grande cruauté du monde ?…
Et l’Homme tournait les feuillets ! et me forçait à voir, et, quand je détournais la tête, me courbait sur le livre !… sur le Grand-Livre qu’il avait dédié à Dieu !…
Et l’Homme « enseignait », pendant que la sueur glissait en grosses gouttes de mon front sur ces pages maudites.
Soudain il sauta quelques pages et je n’osai lui demander si, sur ces pages, la réponse du Vengeur ne se trouvait pas déjà !…
Enfin il eut pitié de moi :
« Encore cette page, dit-il ; ce sera la dernière ! »
Alors, je vis sur un dessin, le cadavre de miss Campbell, au-dessus duquel se penchait un officier allemand qui avait au poing un revolver fumant ; et puis, au-dessous de ce dessin, la photographie de quelques corps mutilés et à demi carbonisés de jeunes femmes dont il était impossible, çà et là, de reconnaître le costume d’infirmières.
« Monsieur le neutre, me dit l’Homme (ce furent ses dernières paroles), vous pensez bien que, lorsque le couple von Treischke sera réuni, nous aurons à mettre ici quelques petites images ! Que de besogne, monsieur le neutre, pour le bourreau et pour le photographe ! »
Ah ! le démon !… le démon !… le démon !…
Je m’enfuis de la petite chapelle !…