Cinq minutes plus tard, j’avais revêtu l’uniforme des matelots du Vengeur. Médéric Eristal me considéra quelques instants en silence, puis il eut l’air de réfléchir profondément, comme toujours, cependant que je l’entendais remuer ses clefs dans sa poche, puis il fronça le sourcil et enfin daigna parler :
« Savez-vous, me dit-il, que c’est une bien grave affaire que celle que nous entreprenons-là !… »
J’eus aussitôt la peur instinctive que cet homme, toujours hésitant, revînt sur l’une de ses rares décisions et renonçât à prêter la main à ma fuite, dans le moment même que j’avais décidé de la tenter.
Et peut-être n’avais-je pas tout à fait tort de craindre quelque événement de ce genre, car il remuait ses clefs, remuait ses clefs, et, en même temps, pesait, de toute évidence, sous ses sourcils froncés, des « pour » et des « contre » dans la balance éternellement inquiète de sa pauvre cervelle d’homme de science qui ne croyait plus en Dieu depuis qu’on lui avait martyrisé sa fille et qui ne croyait pas en la science non plus !
« Partons ! partons ! fis-je, affolé, le midship m’attend déjà, peut-être !…
– C’est bientôt dit : partons ! partons ! partons !… Mais, moi, en ce moment, en ce moment suprême, permettez-moi de me demander une dernière fois si j’ai tort ou si j’ai raison !…
– Vous avez raison ! affirmai-je, avec une autorité désespérée.
– Écoutez-moi bien ! fit-il, avec un soupir, je veux que vous me prêtiez le serment de n’avoir aucune curiosité pour ce qui est ou pour ce qui peut se passer aux îles Ciès !
– Quelles îles Ciès ? questionnai-je, quelque peu ahuri.
– Voilà bien le voyageur !… Voilà bien le voyageur ! ricana-t-il en faisant entendre un grand bruit de trousseaux de clefs… Monsieur a fait escale à Vigo, mais monsieur ignore ce que sont les îles Ciès !
« Eh bien, cher petit ami, tâchez à les ignorer toujours, c’est ce que vous aurez de mieux à faire ! Ou plutôt faites tout votre possible pour les connaître le moins longtemps. C’est tout ce que je vous demande, sur la tête de vos parents ou sur la vôtre, et sur celle de Mme l’amirale von Treischke, qui vous est certainement aussi chère que toutes les autres réunies, car j’aurai foi dans le serment d’un amoureux de votre genre, un amoureux de sentiment pur, c’est-à-dire du genre le plus noble ! »
J’aurais pu me demander s’il se moquait de moi, mais je vis bien qu’il était trop préoccupé pour se livrer à une facétie misérable.
« Sachez, me disait-il, sachez que vous allez aborder, par le fond de la mer, l’une des îles Ciès… Insulæ Siccæ, disaient les anciens ! Groupe d’îles sauvages, désertiques, points perdus dans la mer, en face de la rade de Vigo… aussi désertiques que les Desertas, dans le groupe de Madère, veuillez le croire ! Eh bien ! vous me ferez le plaisir de ne plus même vous préoccuper de savoir à laquelle de ces îles vous aborderez, n’est-ce pas, mon petit ami ?… Ceci n’est pas mon secret, c’est le secret du propriétaire ! Le propriétaire a le droit de tout faire dans sa propriété ! C’est le jus abutendi ! Il a le droit d’user et d’abuser ! Nous n’avons rien à y voir ! Il peut transformer une île déserte en place de la Concorde ! Qui est-ce qui y trouverait à redire ? Mais je vous dis, moi, que même si vous trouviez l’obélisque dans les îles Ciès (insulæ Siccæ) il vaudrait mieux pour vous ne pas vous en apercevoir ! Compris ?
– Compris !… » obtempérai-je immédiatement et très singulièrement impressionné par l’étrange langage du docteur…
Soudain je me rappelai certaine allusion de Médéric Eristal à certaines îles dans lesquelles les Allemands avaient rêvé d’établir des dépôts secrets destinés au ravitaillement de leurs sous-marins, et au fait qu’ils avaient dû y renoncer parce que d’« autres » avaient déjà fait l’affaire.
J’imaginai facilement que le docteur avait pu désigner ainsi les Ciès ; son langage ne fut plus un mystère pour moi. Certainement, le capitaine Hyx devait avoir acheté ou loué ces îles pour y créer un point d’appui pour lui-même, quelque port secret pour son Vengeur… et alors je trouvai tout naturel que Médéric Eristal me demandât de fermer les yeux, autant que possible, en abordant dans un endroit aussi « réservé », et exigeât de moi le serment de me montrer, par la suite, à l’égard de cet endroit, aussi « réservé » que l’endroit lui-même.
« J’ai si bien compris, repris-je, que je ne fais aucune difficulté de vous prêter le serment que vous demandez sur la tête qu’il vous plaira. Et maintenant, docteur, que vous voilà rassuré, partons !
– Hum !… je crois, en effet, que nous allons pouvoir partir, me répondit Médéric ; mais, puisque nous avons encore cinq minutes devant nous, peut-être ne trouverez-vous pas inutile que je vous dise comment les choses exactement doivent se passer… Aussitôt que vous serez arrivé dans l’île, c’est le midship qui aura la bonté de vous délivrer lui-même de votre scaphandre, puis il vous donnera le mot de passe. Grâce à ce mot, vous traverserez l’île rapidement sans encombre, mais ne regardez ni à droite, ni à gauche, autant que possible ! Alors vous arriverez à un petit port de rien du tout que l’on appelle la Espuma (l’Écume) et dans lequel se trouvera une misérable petite barque de pauvre pêcheur ; non loin de là, vous verrez une cabane isolée sur un rocher. Vous irez frapper cinq coups à la fenêtre, qui s’ouvrira. Vous direz le mot de passe. Et vous n’aurez plus à vous occuper de rien.
« Surtout ne questionnez pas. Un pauvre pêcheur sortira de la cabane et vous fera monter dans sa barque. Il hissera sa voile et en route pour Vigo ! Si les vents ne sont pas propices, rassurez-vous ; le pauvre pêcheur a un moteur à pétrole dans sa pauvre barque, qui est munie d’une petite hélice sous le gouvernail, parfaitement !
« Ainsi vous voilà bien tranquille ; et l’affaire n’est pas encore, après tout, aussi compliquée qu’elle a pu le paraître ! Et maintenant en avant ! et bon courage ! »
Nous sortîmes de la chambre et de la coursive de la prison blanche, sans aucun incident. La sentinelle, à la porte, ne fit aucune difficulté pour laisser passer le docteur et son compagnon, qui avait l’uniforme des marins du Vengeur et un béret soigneusement incliné sur l’œil gauche, cachant un bon tiers de profil !…
Mon cœur battait, battait, et cependant je n’étais encore qu’au début de l’entreprise. Je me sentais néanmoins plein de force et de volonté de sortir de là ! Depuis cinq minutes, nous glissions dans les coursives libres et désertes, quand le docteur s’arrêta. Il me tendit la main et me dit : « Et maintenant, adieu et bonne chance !…
– Comment ? adieu et bonne chance ! Vous n’allez pas me planter là, peut-être !
– Si ! si ! je suis au bout de mon programme, en ce qui me concerne !… Le reste ne me regarde plus !… Si vous trouvez que je n’en ai pas assez fait : serviteur ! »
Et il tourna prestement sur ses talons ; mais je le rattrapai par sa tunique, j’étais outré !…
« Comment, vous ne me conduisez pas au midship ?
– Vous trouverez le midship dans le vestiaire des scaphandriers, et il n’a jamais été entendu que, moi, j’irais dans le vestiaire des scaphandriers !… C’est déjà bien assez que l’on m’ait vu sortir de la prison en même temps qu’un matelot !… Mais je dirai, certes ! que je ne vous connaissais pas et que je ne m’occupais pas de vous !… Et surtout, ne me contredisez jamais sur ce point, quels que soient les événements ! »
Je l’aurais étranglé ! Cet homme ne pensait qu’à lui, qu’à sa peur, qu’à sa responsabilité ! Faisant ce qu’il faisait, qui était honorable, il ne voulait pas, cependant, courir le risque que l’homme qu’il trahissait (l’ami au cœur d’or et au masque de velours) pût lui reprocher sa trahison !… Pouah ! pouah ! pouah !…
« Eh bien ! fis-je, en maîtrisant ma colère, dites-moi au moins par où il faut que je passe pour aller à ce vestiaire !… exactement !… sinon, je suis perdu !… Sans reproche, docteur, vous auriez pu allonger un peu, en ce qui vous concerne, votre programme !… »
Il hocha la tête et haussa les épaules, me donna ses dernières instructions très précises :
« Quand vous serez dans le vestiaire, vous commencerez à vous habiller en prenant le dernier habit des scaphandriers de tribord, et cela sans vous occuper de personne !
– Mais je ne sais pas ! Mais je ne sais pas ! »
Mais il s’enfuit comme s’il avait eu le diable à ses trousses. Maintenant, il m’appartenait d’agir avec promptitude et intelligence pour obvier aux inconvénients d’un pareil lâchage ! Si les autres complices avaient compté uniquement sur le docteur pour me boucler dans mon scaphandre, mon aventure s’annonçait singulièrement dangereuse et pouvait devenir rapidement tragique !
Mais mon incertitude ne dura pas devant certains bruits de la Douleur qui commencèrent d’abord assez sournoisement à se glisser jusqu’à moi, et puis qui arrivèrent tout à coup en rafales dans la coursive où le docteur m’avait abandonné.
Ainsi, je me retrouvais dans la partie la plus sensible du vaisseau ; dans celle presque toujours frémissante où s’accomplissaient les rites sanglants de cette monstrueuse religion du talion que le capitaine Hyx promenait au sein des mers pour le soi-disant salut de l’humanité ! Ceci me redonna du courage pour fuir ! Fuir ! Qu’étaient les mystères du Temple antique à côté de ceux du temple sous-marin ? Certes, de la terreur inutile, dans ce temps-là, de la terreur artistique pure à côté de la hideuse utile terreur du capitaine Hyx ! Quant à moi, profane épouvanté, terrifié d’avoir aperçu les saints livres de comptabilité au fond du tabernacle, je priai mon Dieu, à moi, de diriger mes pas, sans défaillance, jusque dans la chambre des scaphandres !…
De fait, j’y arrivai comme conduit par une sorte d’illumination intérieure, enfin par le souvenir aigu et tout à coup revivant des chemins que j’avais suivis lorsque je m’y étais rendu, avec le capitaine et Amalia, pour la première fois.
Le long vestiaire était vide. Une rangée centrale de petites lampes électriques distribuait une douce lumière.
Mes pas étaient conduits par ces mots de Médéric : « Dernier habit du scaphandrier de tribord !… »
Les vêtements spéciaux, fabriqués avec un mélange de certains caoutchoucs et de certaine étoffe imperméable, le tout préparé de manière à supporter des pressions considérables, étaient pendus aux murs de tôle et alignés avec un ordre parfait. À côté de chacun d’eux, on voyait les plaques de cuivre, destinées à cuirasser la poitrine et le corps et à en maintenir l’équilibre tout en le défendant contre la poussée des eaux.
Au bas de chaque vêtement, on avait placé, sur un escabeau, la sphère de cuivre, garnie de petites fenêtres vitrées de face et sur les côtés, dans laquelle la tête pouvait se mouvoir à l’aise et fixer tous les points de l’horizon sous-marin.
Près de la sphère, une lampe électrique qui s’attachait à la ceinture. Sous l’escabeau, les lourdes chaussures à semelles de plomb qui se vissaient aux jambières par l’application de cerceaux de cuivre… enfin, sur le plancher de fer, le réservoir d’air comprimé que chaque scaphandrier se mettait sur le dos, comme un sac de soldat, et qui lui permettait, par le truchement de tuyaux communiquant avec la sphère, de se promener librement sur les fonds sous-marins… car autrefois les scaphandriers n’étaient que des esclaves enchaînés par les tuyaux communiquant avec une pompe à l’air libre, appareil datant de l’enfance de l’art !
Cependant, suivant les instructions du docteur, j’avais, en entendant un bruit de voix, là-bas, tout au bout du vestiaire, soulevé en hâte la lourde sphère et me l’étais posée sur les épaules.
Elle reposait ainsi sur le haut de mon vêtement que terminait un collet de cuivre taraudé ; seulement mon inexpérience et mon émotion étaient telles que j’avais placé ma sphère (après y avoir naturellement introduit ma tête) sens devant derrière, sur les épaules !… Et certainement, je serais resté là le plus embarrassé des scaphandriers, si l’on n’était venu aussitôt à mon secours.
L’objet fut tourné assez prestement et j’aperçus, devant moi, la bonne figure amusée du midship. Du coup, je me sentis tout à fait rassuré. Je sentais que celui-ci ne m’abandonnerait pas au fond de l’océan. Du reste il serra vigoureusement ma main, qui était déjà gantée de caoutchouc et, sans plus se préoccuper de la demi-douzaine d’hommes qu’il avait amenés avec lui et qui étaient déjà en train de s’habiller à l’autre bout du vestiaire, il se mit en mesure de me boucler solidement de partout, comme je le désirais si ardemment ; il me vissa la sphère, les chaussures, me suspendit les plaques de cuivre sur la poitrine comme de formidables décorations, attacha la lampe électrique à ma ceinture, assujettit à mes épaules le réservoir à air comprimé, après en avoir préalablement expérimenté la pression.
Enfin, il me mit debout (car je m’étais assis sur l’escabeau) et me donna un bâton terminé par un lourd pic de fer.
Puis, après m’avoir adressé des grimaces de gamin à travers ma petite croisée que défendait un treillis de fil de fer et m’avoir même tiré la langue de malice, il s’occupa tout de suite de sa toilette, qui fut vite achevée, car il paraissait avoir grande expérience et habitude de ce genre de vêtement.
Moi, je restais immobile, cloué au plancher par mes semelles de plomb, mais constatant avec satisfaction que je respirais tout à fait normalement dans ma boule de cuivre.
Là-dessus, sur un coup de sifflet du midship, une équipe arriva avec de petits chariots bas et nous remorqua tous dans une chambre absolument nue et assez étroite, où nous fûmes laissés seuls.
Une minute plus tard, un sifflement tout particulier nous annonçait l’arrivée de l’eau.
L’eau monta, monta… Une très légère sensation de fraîcheur montait en même temps le long de mes jambes, suivant le niveau de l’eau.
Bientôt, cette eau fut à la hauteur de mes petites fenêtres ; je pus croire qu’elle allait m’entrer dans la bouche, et instinctivement, je fermai la bouche. Étais-je bête !… On dit toujours cela après !…
Mais, encore une fois, j’aurais voulu vous y voir !…
L’un de mes compagnons (était-ce le midship ?) alla à une cloison et appuya sur quelque bouton ou quelque levier, et tout à coup furent ouvertes les portes de la mer !… cependant qu’un escalier de fer se dépliait automatiquement et venait se placer au seuil de cette porte, posant son dernier degré sur le fond sous marin. Ainsi communiquait-on avec la mer profonde, dans le sein du Vengeur, suivant un système qui n’est point généralement celui des sous-marins ordinaires…
Je m’avançai derrière les autres et, bien que je m’y attendisse, car le principe d’Archimède n’est un secret pour personne, je fus tout à fait étonné de la facilité avec laquelle je me déplaçais dans l’eau, en même temps que de la solidité et de l’équilibre de ma marche, dus à mes semelles de plomb et aux lamelles de cuivre.