Il n’y a que dans les livres que l’on peut changer de vie. Que l’on peut tout effacer d’un mot. Faire disparaître le poids des choses. Gommer les vilenies et au bout d’une phrase, se retrouver soudain au bout du monde.

Danièle et Françoise jouent au loto depuis dix-huit ans. Chaque semaine, pour dix euros de mise, elles font des rêves à vingt millions. Une villa sur la Côte d’Azur. Un tour du monde. Même juste un voyage en Toscane. Une île. Un lifting. Un diamant, une Santos Dumont Lady de Cartier. Cent paires de Louboutin et de Jimmy Choo. Un tailleur Chanel rose. Des perles, des vraies perles comme Jackie Kennedy, qu’est-ce qu’elle était belle ! Elles attendent la fin de la semaine comme d’autres le Messie. Chaque samedi leurs cœurs s’emballent quand les boules tourneboulent. Elles retiennent leur souffle, elles ne respirent plus ; à chaque fois on pourrait mourir, disent-elles en chœur.

Il y a douze ans, elles ont gagné de quoi ouvrir Coiff’Esthétique. Elles m’ont fait porter un bouquet de fleurs tous les jours qu’ont duré les travaux et depuis, bien que j’aie développé une féroce allergie aux fleurs, nous sommes devenues amies. Elles occupent ensemble le dernier étage d’une maison qui donne sur le jardin du Gouverneur, avenue des Fusillés. Françoise a bien failli se fiancer plusieurs fois, mais à l’idée d’abandonner sa sœur elle a préféré abandonner l’idée de l’amour ; par contre, en 2003, Danièle s’est installée avec un représentant en shampooings, soins et colorations professionnels L’Oréal, un grand ténébreux à la voix de baryton, aux cheveux noir corbeau ; un exotique. Elle avait succombé à l’odeur sauvage de sa peau mate, craqué pour les poils noirs des phalanges de ses longs doigts ; elle avait rêvé d’amours animales, Danièle, de combats, de catch chaud, de chairs mêlées, mais si le grand singe avait les couilles bien remplies comme il fallait, il se révéla l’intérieur vide, immensément, tragiquement désertique. C’était un très bon coup, me confia-t-elle un mois plus tard en rentrant, sa valise sous le bras, un coup d’anthologie, mais après le coup, plus rien, le représentant fait dodo, ronfle, puis il repart à l’aube faire ses tournées velues, niveau culture, zéro et moi, quoi qu’on en dise, moi j’ai besoin de parler, d’échanger ; on n’est pas des bêtes quand même, ça non, on a besoin d’âme.

Le soir de son retour, nous allâmes toutes les trois dîner à la Coupole, crevettes roses sur lit de perles du Nord pour Françoise et moi, andouillette d’Arras gratinée au maroilles pour Danièle, qu’est-ce que vous voulez, moi, une rupture ça me fait un trou, une béance, faut que je comble, et après une bouteille de vin elles se promirent en hurlant de rire de ne plus jamais se quitter, ou que si l’une des deux rencontrait un homme, de le partager avec l’autre.

Puis elles voulurent aller danser au Copacabana ; on tombera peut-être sur deux beaux gars, dit l’une ; sur deux bons numéros, fit l’autre en riant, et je ne les accompagnai pas.

Depuis le 14 juillet de mes treize ans, « L’Été indien » et ma poitrine naissante, je ne danse plus.

Les jumelles ont disparu dans la nuit, emportant avec elles leurs rires et le claquement doucement vulgaire de leurs talons sur les pavés, et je suis rentrée chez nous. J’ai traversé le boulevard de Strasbourg, j’ai remonté la rue Gambetta jusqu’au palais de Justice. Un taxi est passé, ma main a tremblé ; je me suis vue le héler, grimper à son bord. Je me suis entendue dire « loin, le plus loin possible ». J’ai vu le taxi repartir avec moi à l’arrière, moi qui ne me retourne pas, moi qui ne me salue pas, qui ne me fais aucun dernier geste, qui n’ai aucun regret ; moi qui pars et qui disparais sans laisser de traces.

Il y a sept ans.

Mais je suis rentrée.

Jo dormait la bouche ouverte devant le Radiola ; un filet de salive brillait sur son menton. J’ai éteint la télévision. J’ai posé une couverture sur son corps tout tordu. Dans sa chambre, Romain se battait dans le monde virtuel de Freelancer. Dans la sienne, Nadine lisait les entretiens d’Hitchcock et de Truffaut ; elle avait treize ans.

Elle leva la tête lorsque je poussai la porte de sa chambre, elle me sourit et je la trouvai belle, immensément belle. J’aimais ses grands yeux bleus, je les appelais ses yeux de ciel. J’aimais sa peau claire où nul mal n’avait encore laissé d’écorchure. Ses cheveux noirs ; un cadre autour de sa pâleur délicate. J’aimais ses silences et l’odeur de sa peau. Elle se recula contre le mur, ne dit rien lorsque je vins m’allonger auprès d’elle. Puis elle caressa doucement mes cheveux comme le faisait maman et reprit sa lecture à voix basse cette fois, comme le fait un grand pour apaiser les craintes d’un petit.