Depuis l’article dans L’Observateur de l’Arrageois, c’est de la folie.

La mercerie ne désemplit pas. Dixdoigtsdor compte onze mille visites par jour. Nous avons plus de quarante commandes quotidiennes sur notre mini site marchand. Je reçois trente CV chaque matin. Le téléphone n’arrête pas de sonner. On me demande d’animer des ateliers de couture dans les écoles. De broderie dans les hôpitaux. Un hospice me sollicite pour des cours de tricot, des choses simples, écharpes, chaussettes. Le département d’oncologie infantile du centre hospitalier me demande des bonnets joyeux. Parfois des gants à deux ou trois doigts. Mado est débordée, elle est passée au Prosoft et lorsque je m’en inquiète elle me répond dans un rire nerveux qui déforme sa bouche, si je m’arrête Jo, je tombe, et si je tombe tout tombe alors ne m’arrêtez pas, poussez-moi, poussez-moi Jo, je vous en prie. Elle me promet d’aller voir le docteur Caron, de manger davantage de saumon, de s’accrocher. Le soir, Jo me fait réciter les règles de sécurité alimentaire, le principe de la chaîne du froid qu’il doit connaître pour son examen de contremaître. Les « aliments surgelés » sont ceux qui sont soumis à un processus dit de « surgélation », par lequel la zone de cristallisation maximale est franchie aussi rapidement que nécessaire, ayant pour effet que la température du produit est maintenue – après stabilisation thermique – sans interruption à des valeurs inférieures ou égales à  18 °C. La surgélation doit être effectuée sans retard sur des produits de qualité saine, loyale et marchande au moyen d’un équipement technique approprié. Seuls l’air, l’azote et l’anhydride carbonique, respectant des critères de pureté spécifiques, sont autorisés en tant que fluides frigorigènes.

C’est un élève attachant, qui ne s’énerve jamais, sauf contre lui-même. Je l’encourage. Tu les réaliseras un jour, tes rêves, mon Jo, alors il prend ma main, la porte à ses lèvres et dit ça sera grâce à toi Jo, grâce à toi et ça me fait rougir.

Mon Dieu, si tu savais. Si tu savais, qui deviendrais-tu ?

Les jumelles m’ont demandé de fabriquer des petits bracelets en lacets cirés pour les vendre dans leur salon. À chaque fois qu’on fait une manucure, on arrive à vendre une babiole dit Françoise, alors t’imagines des bracelets de « chez Jo », après ton article dans L’Observateur, ça va partir comme des petits pains, ajoute Danièle. J’en confectionne vingt. Le soir même, ils sont tous vendus. Avec la chance que t’as, disent-elles, tu devrais jouer au loto. Je ris avec elles. Mais j’ai peur.

Ce soir, je les ai invitées à dîner à la maison.

Jo est charmant et drôle et serviable toute la soirée. Les jumelles ont amené deux bouteilles de Veuve Clicquot. Les bulles du vin délient nos langues lorsqu’elles éclatent dans nos palais. Nous sommes tous doucement ivres. Et dans l’ivresse, ce sont toujours les craintes ou les espoirs qui refont surface.

On va avoir quarante ans, dit Danièle, si on ne rencontre pas un mec cette année, c’est foutu. Deux mecs, précise Françoise. Nous rions. Mais ce n’est pas drôle. Peut-être qu’on est destinées à rester ensemble, comme des siamoises. Vous avez essayé Meetic ? demande Jo. Bien sûr. On est tombées que sur des tarés. Dès qu’ils savent qu’on est jumelles ils veulent baiser à trois. Ça les excite les jumelles les mecs, ils pensent soudain qu’ils ont deux bites. Et vous séparer ? hasarde Jo. Plutôt mourir, crient-elles en chœur avant de se prendre dans les bras l’une de l’autre. Les verres se remplissent et se vident. Un jour, on gagnera gros et on les enverra tous chier ces pauvres mecs. On se paiera des gigolos, voilà, des gigolos, des mecs-kleenex, allez, hop ! À la poubelle après usage, hop ! Suivant ! Elles éclatent de rire. Jo me regarde, il sourit. Ses yeux brillent. Sous la table, mon pied vient se poser sur le sien.

Il va me manquer, Jo.

Demain matin, il part pour une semaine au siège du groupe Nestlé à Vevey, en Suisse, pour achever sa formation de contremaître et devenir responsable d’unité chez Häagen-Dazs.

À son retour nous irons passer un week-end au Cap Gris-Nez pour fêter ça. Nous nous sommes promis des huîtres et un grand plateau de fruits de mer. Il a réservé une grande chambre à la ferme de Waringzelle, à cinq cents mètres à peine de la mer et des milliers d’oiseaux en transit vers les cieux plus cléments. Je suis fière de lui. Il va gagner trois mille euros par mois, il va désormais bénéficier d’un système de primes et d’une meilleure mutuelle.

Il se rapproche de ses rêves, mon Jo. On se rapproche de la vérité.

Et toi, Jocelyn, demande soudain Danièle à mon mari, la diction doucement pâteuse à cause des vins, tu n’as jamais fantasmé sur deux femmes ? Rires. Je fais quand même l’offusquée, pour le principe. Jo repose son verre. Avec Jo, répond-il, je suis comblé ; elle est si gourmande parfois que c’est comme si elle était deux. Éclats de rires encore. Je le frappe sur le bras, ne l’écoutez pas, il dit n’importe quoi.

Mais la discussion dérape et me rappelle celles que nous avons l’été à l’ombre des pins du camping du Sourire, avec J.-J., Marielle Roussel et Michèle Henrion, lorsque la chaleur et le pastis conjugués nous font perdre la tête et parler sans pudeur de nos regrets, de nos peurs et de nos manques. Je dois avoir la plus belle collection de godemichés, a dit Michèle Henrion dans un sourire triste, l’été dernier ; au moins ils ne vous quittent pas juste après vous avoir baisée, et ils débandent pas, a ajouté Jo dans son ivresse. Avec le temps, nous le savons toutes, la sexualité est amputée du désir. Nous tentons alors de le réveiller, le provoquer par des audaces, des expériences nouvelles. Dans les mois qui suivirent mon retour de cure à Nice au centre Sainte-Geneviève, nos désirs s’étaient enfuis. Jo les avait remplacés par la brutalité. Il aimait à me prendre vite, il me faisait mal, il me sodomisait à chaque fois ; je détestais ça, mordais mes lèvres au sang pour ne pas hurler ma douleur ; mais Jo n’écoutait que son plaisir et sa semence éjaculée, il se retirait vivement de mon cul, remontait son pantalon et disparaissait dans la maison ou au jardin, avec une bière sans alcool.

Les jumelles sont ivres lorsqu’elles partent et Françoise a tellement ri qu’elle a même fait un peu pipi dans sa culotte. Nous restons seuls, Jo et moi. La cuisine et la salle à manger ressemblent à un champ de bataille. Il est tard. Je vais ranger, va te coucher, dis-je, tu pars tôt demain.

Alors il s’approche de moi et me prend soudain dans ses bras ; me serre contre lui. Contre sa force. Sa voix est douce à mon oreille. Merci ma Jo, chuchote-t-il. Merci pour tout ce que tu as fait. Je rosis ; heureusement, il ne le voit pas. Je suis fière de toi, dis-je, allez, file, tu vas être fatigué demain.

Le sous-directeur de l’usine vient le chercher à quatre heures trente demain matin. Je te préparerai un thermos de café. Puis il me regarde. Il y a quelque chose de doucement triste dans ses yeux. Ses lèvres viennent se poser sur les miennes, s’entrouvrent doucement, sa langue glisse, comme un orvet ; c’est un baiser d’une rare douceur, comme un premier baiser.

Ou un dernier.