La mer est grise à Nice.

Il y a de la houle au loin. Des dentelles d’écume. Quelques voiles qui s’agitent, comme des mains qui appellent au secours mais que personne n’attrapera plus.

C’est l’hiver.

La plupart des volets des immeubles de la Promenade des Anglais restent baissés. Ils sont comme des pansements sur les façades usées. Les vieux sont calfeutrés chez eux. Ils regardent les nouvelles à la télévision, la météo mauvaise. Ils mâchent longtemps avant d’avaler. Ils font soudain durer les choses. Puis ils s’endorment dans le canapé, une petite laine sur les jambes, le poste allumé. Ils doivent tenir jusqu’au printemps, sinon on les y retrouvera morts ; avec les températures des premiers beaux jours les odeurs nauséabondes s’insinueront sous les portes, dans les cheminées, les cauchemars. Les enfants sont loin. Ils ne viennent qu’aux premières chaleurs. Quand ils peuvent profiter de la mer, du soleil, de l’appartement du pépé. Ils reviennent lorsqu’ils peuvent prendre les mesures, planifier leurs rêves : agrandir le salon, refaire les chambres, la salle de bain, installer une cheminée, mettre un olivier en pot sur le balcon et un jour manger leurs propres olives.

Il y a près d’un an et demi, j’étais assise ici, seule, au même endroit, la même saison. J’avais froid et je l’attendais.

Je venais de quitter vivante, apaisée, les infirmières du centre. En quelques semaines, j’y avais tué quelque chose de moi.

Quelque chose de terrible qu’on nomme la bonté.

Je l’avais laissée me quitter, comme une sanie, un enfant mort ; un cadeau que l’on vous fait et reprend aussitôt.

Une atrocité.

Il y a près de dix-huit mois, je m’étais laissée mourir pour accoucher d’une autre. Plus froide, plus anguleuse. La douleur vous refaçonne toujours d’une curieuse manière.

Et puis la lettre de Jo était arrivée, petit point d’orgue au deuil de celle que je fus. Une enveloppe expédiée de Belgique ; au dos, une adresse à Bruxelles, Place du Grand-Sablon. À l’intérieur, quatre pages de son écriture approximative. Des phrases étonnantes, des mots nouveaux, comme tout droit sortis d’un livre. Je sais maintenant, Jo, que l’amour supporte mieux la mort que la trahison1. Son écriture peureuse. À la fin, il voulait rentrer. Juste ça. Rentrer chez nous. Retrouver la maison. Notre chambre. L’usine. Le garage. Ses petits meubles bricolés. Retrouver nos rires. Et le Radiola et les bières sans alcool et les copains le samedi, mes seuls vrais copains. Et toi. Il voulait me retrouver moi. Re-être aimé de toi, écrivait-il, j’ai compris : aimer c’est comprendre2. Il promettait. Je me ferai pardonner. J’ai eu peur, je me suis enfui. Il jurait. S’époumonait. Je t’aime, écrivait-il. Tu manques. Il étouffait. Il ne mentait pas, je le sais ; mais c’était trop tard pour ses mots appliqués et jolis.

Mes rondeurs miséricordieuses avaient fondu. La glace sourdait. Tranchante.

À sa lettre, il avait joint un chèque.

Quinze millions cent quatre-vingt-six mille quatre euros et soixante-douze centimes.

À l’ordre de Jocelyne Guerbette.

Voilà, je te demande pardon, disaient les chiffres. Pardon pour ma trahison, ma lâcheté ; pardon pour mon crime, mon désamour.

Trois millions trois cent soixante et un mille deux cent quatre-vingt-seize euros et cinquante-six centimes étaient venus à bout de son rêve et du dégoût de lui-même.

Il avait dû acheter sa Porsche sans doute, son écran plat, l’intégrale des films de l’espion anglais, une Seiko, une Patek Philippe, une Breitling peut-être, brillante, clinquante, quelques femmes plus jeunes et plus belles que moi, épilées, gonflées, parfaites ; il avait dû faire de mauvaises rencontres, comme on en fait toujours quand on a un trésor – souvenez-vous du chat et du renard qui volent les cinq pièces que Mangefeu avait confiées à Pinocchio ; il avait dû vivre quelque temps comme un prince, comme on a toujours envie de le faire lorsque la fortune vous tombe soudain dessus, pour se venger de ne pas l’avoir eue plus tôt, de ne pas l’avoir eue du tout. Des hôtels cinq étoiles, du Taittinger Comtes de Champagne, du caviar ; et puis des caprices, je peux si bien l’imaginer, mon voleur : je n’aime pas cette chambre, la douche goutte, la viande est trop cuite, les draps grattent ; je veux une autre fille ; je veux des amis.

Je veux ce que j’ai perdu.

Je n’ai jamais répondu à la lettre de mon meurtrier. Je l’ai laissée glisser, s’échapper de ma main – les feuilles papillonnèrent un instant, et lorsqu’elles touchèrent enfin le sol, elles furent réduites en cendres et je me mis à rire.

 

1- D’après André Maurois (1885-1967), « L’amour supporte mieux l’absence ou la mort que le doute ou la trahison ».

2- D’après Françoise Sagan (1935-2004), « Aimer, ce n’est pas seulement “aimer bien”, c’est surtout comprendre ». (in Qui je suis).