Jo me trouva par terre, dans la cuisine – comme j’avais trouvé maman sur le trottoir, il y a trente ans.

Nous partions faire les courses ensemble lorsque je m’aperçus que j’avais oublié la liste sur la table de la cuisine. Je remontai ; maman attendait sur le trottoir.

Quand je redescendis, au moment même où je débouchai sur la rue, je la vis me regarder, ouvrir grand la bouche, mais aucun son n’en sortit ; son visage se tordit, il eut la même grimace que l’horrible personnage du tableau de Munch, Le Cri, et elle s’affaissa sur elle-même à la manière d’un accordéon. Il avait suffi de quatre secondes pour que je sois orpheline. Je m’étais précipitée, mais trop tard.

On se précipite toujours trop tard quand quelqu’un meurt. Comme par hasard.

Il y eut quelques cris, un coup de frein. Les mots semblaient couler de ma bouche, comme des larmes ; ils m’étouffaient.

Puis la tache apparut sur sa robe, entre ses jambes. La tache grossit à vue d’œil, comme une honteuse tumeur. Dans ma gorge, je sentis aussitôt le froid d’un battement d’aile, la brûlure d’une griffure ; alors, après celle du personnage sur le tableau, après celle de ma mère, ma bouche s’ouvrit à son tour et d’entre mes lèvres grotesques un oiseau s’envola. Une fois à l’air libre, il poussa un cri terrifiant ; son chant glaçant.

Un chant de mort.

Jo paniqua. Il crut que c’était la grippe criminelle. Il voulut appeler le docteur Caron, mais je revins à moi, le rassurai. C’est rien, je n’ai pas eu le temps de déjeuner, aide-moi à me relever, je vais m’asseoir cinq minutes et ça va aller, ça va aller. T’es toute chaude, dit-il, sa main sur mon front. Ça va aller je te dis, en plus j’ai mes règles, c’est pour ça que j’ai chaud.

Règles. Le mot magique. Qui éloigne la plupart des hommes.

Je te réchauffe quelque chose, proposa-t-il en ouvrant le frigo, à moins que tu veuilles commander une pizza. Je souris. Mon Jo. Mon doux. On pourrait peut-être manger dehors, pour une fois, murmurai-je. Il sourit, attrapa une Tourtel. Je mets une veste, ma belle, et je suis ton homme.

Nous dînâmes au vietnamien à deux rues de la maison. Il n’y avait pratiquement personne et je me demandai comment ils faisaient pour tenir. Je commandai une soupe légère aux nouilles de riz (bùn than), Jo des poissons frits (cha ca) et je pris sa main dans la mienne, comme aux heures de nos fiançailles, il y a vingt ans. Tu as les yeux brillants, chuchota-t-il dans un sourire nostalgique.

Et si tu pouvais entendre battre mon cœur, pensai-je, tu craindrais qu’il explose.

Les plats arrivèrent assez vite ; je touchai à peine à ma soupe. Jo se rembrunit. Ça ne va pas ? Je baissai doucement les yeux.

Je dois te dire quelque chose, Jo.

Il dut sentir l’importance de mon aveu. Il posa ses baguettes. Essuya délicatement ses lèvres à l’aide de la serviette de coton – il faisait toujours des efforts au restaurant –, prit ma main. Ses lèvres sèches tremblèrent. Ce n’est rien de grave, rassure-moi ? Tu n’es pas malade, Jo ? Parce que… parce que s’il t’arrivait quelque chose, ça serait la fin du monde, je… Des larmes montèrent à mes yeux et en même temps je me mis à rire, un rire contenu, qui ressemblait au bonheur. Je mourrais sans toi, Jo. Non, Jo, non, rien de grave, ne t’inquiète pas, chuchotai-je.

Je voulais te dire que je t’aime.

Et je me jurai qu’aucune somme d’argent, jamais, ne vaudrait de perdre tout ça.