Voilà. J’ai quarante-sept ans.
Nos enfants sont partis. Romain est à Grenoble, en deuxième année d’une école de commerce. Nadine est en Angleterre, elle fait du baby-sitting et des films vidéo. L’un de ses films a été projeté dans un festival où elle a gagné un prix et depuis, nous l’avons perdue.
La dernière fois où nous la vîmes, c’était à Noël dernier.
Quand son père lui a demandé ce qu’elle faisait, elle a sorti une petite caméra de son sac et l’a branchée sur le Radiola. Nadine n’aime pas les mots. Elle parle très peu depuis qu’elle parle. Elle ne m’a jamais dit maman j’ai faim, par exemple. Elle se levait et prenait alors quelque chose à manger. Jamais dit : fais-moi réciter mon poème, ma leçon, mes tables de multiplication. Elle gardait les mots en elle, comme s’ils étaient rares. Nous conjuguions le silence elle et moi : regards, gestes, soupirs en lieu et place de sujets, verbes, compléments.
Sur l’écran sont apparues des images en noir et blanc de trains, de rails, d’aiguillages ; au début, c’était très lent, puis tout s’est accéléré lentement, les images se sont superposées, le rythme devenait envoûtant, fascinant ; Jo s’est levé, a été prendre une bière sans alcool dans le frigo ; je ne pouvais détacher mes yeux de l’écran, ma main a pris celle de ma fille, sujet, des ondes ont parcouru mon corps, verbe, Nadine a souri, complément. Jo bâillait. Je pleurais.
Quand le film a été fini, Jo a dit qu’en couleurs, avec du son et sur un écran plat, ça serait pas mal ton film fillette, et moi je lui ai dit merci, merci Nadine, je ne sais pas ce que tu as voulu dire avec ton film, mais j’ai réellement ressenti quelque chose. Elle a débranché la petite caméra du Radiola et elle a chuchoté en me regardant : j’ai écrit le Boléro de Ravel en images maman, pour que les sourds puissent l’entendre.
Alors j’ai serré ma fille contre moi, contre ma chair flasque, et j’ai laissé mes larmes couler parce que même si je ne comprenais pas tout, je devinais qu’elle vivait dans un monde sans mensonges.
Le temps de ce lien je fus une maman comblée.
Romain est arrivé plus tard, au moment de la bûche et des cadeaux. Il avait une fille à son bras. Il a bu des Tourtel avec son père, en faisant le difficile : c’est de la pisse d’âne, ce truc, a-t-il dit et Jo l’a fait taire en lâchant un méchant ouais, ben demande à Nadège ce que ça fait la bibine, elle va te le dire, p’tit con, sale petit con. La fille a alors bâillé et Noël a été gâché. Nadine n’a pas dit au revoir, elle s’est éclipsée dans le froid, volatilisée comme de la buée. Romain a fini la bûche ; il a essuyé ses lèvres avec le revers de sa main, il a léché ses doigts et je me suis alors demandé à quoi servirent toutes ces années à lui apprendre à bien se tenir, à ne pas mettre ses coudes à table, à dire merci ; tous ces mensonges. Avant de partir à son tour, il nous a informés qu’il arrêtait ses études et qu’il allait travailler avec la fille comme serveur au Palais Breton, une crêperie sise à Uriage, ville thermale à dix minutes de Grenoble. J’ai regardé mon Jo ; mes yeux criaient, dis quelque chose, empêche-le, retiens-le, mais il a juste levé sa bouteille vers notre fils, comme le font parfois les hommes dans les films américains, et il lui a souhaité bonne chance et ce fut tout.
Voilà. J’ai quarante-sept ans.
Nos enfants vivent leur vie maintenant. Jo ne m’a pas encore quittée pour une plus jeune, une plus mince, plus belle. Il travaille beaucoup à l’usine ; on lui a donné une prime le mois dernier et s’il suit une formation, on lui a dit qu’il pourrait un jour être contremaître ; contremaître, ça le rapprocherait de ses rêves.
Son Cayenne, son écran plat, son chronographe.
Moi, mes rêves, ils se sont enfuis.