J’ai commencé à maigrir.
Je crois que c’est le stress. Le midi, je ne rentre plus à la maison, je reste à la mercerie. Je ne déjeune pas. Les jumelles s’inquiètent, je prétexte des comptes en retard, des commandes à régler, mon blog. J’ai près de huit mille visites par jour désormais. J’ai accepté qu’il y ait de la publicité sur le blog et, avec l’argent gagné, je peux payer Mado. Depuis qu’une infection pulmonaire a emporté sa grande fille aux soins intensifs le mois dernier, Mado a du temps. Elle a des mots en trop maintenant. De l’amour en trop. Elle déborde de choses inutiles, de recettes qu’elle ne fera jamais plus (une flamiche aux poireaux, un biscuit à la vergeoise brune), de comptines pour les petits-enfants qu’elle n’aura pas. Elle pleure encore parfois, au milieu d’une phrase ou lorsqu’elle entend une chanson ou qu’une jeune fille entre et demande du ruban sergé ou gros-grain pour sa mère. Elle travaille avec nous maintenant. Elle répond aux messages laissés sur dixdoigtsdor ; elle prend et suit les commandes depuis que nous nous essayons à un mini site marchand. Sa grande fille s’appelait Barbara. Elle avait l’âge de Romain.
Mado adore les jumelles ; elles sont folles, me dit-elle, mais quel peps. Depuis qu’elle m’aide pour le blog, elle essaie des mots jeunes.
Quelle niaque !
Tous les mercredis, elle part déjeuner avec Danièle et Françoise, rue de la Taillerie, aux Deux Frères. Elles commandent une salade, un Perrier, parfois un verre de vin, mais surtout, elles remplissent leurs grilles. Elles fouillent leurs mémoires à la recherche des numéros magiques. Un anniversaire. La date d’une rencontre amoureuse. Leur poids idéal. Leur numéro de Sécurité sociale. Celui de leur maison d’enfance. La date d’un baiser, d’une première fois. Celle, inoubliée, d’un chagrin inconsolé. Un numéro de téléphone qui ne répond plus.
Chaque mercredi après-midi, quand elle rentre, Mado a les yeux brillants, ronds comme des billes de loto. Et chaque mercredi après-midi elle me dit : oh Jo, Jo, si je gagnais, si je gagnais, vous n’avez pas idée de tout ce que je ferais !
Et aujourd’hui, pour la première fois, je lui demande, vous feriez quoi Mado ? Je ne sais pas, répond-elle. Mais ça serait extraordinaire.
C’est aujourd’hui que j’ai commencé la liste.