CHAPITRE XIII

Ils sortirent par la porte latérale de l'hôtel qui donnait sur l'embarcadère, et le vent les heurta de plein fouet. Les lumières de l'hôtel luisaient sur la gondole noire et teintaient l'eau de vert. Elle est belle comme un bon cheval ou une yole de course, pensa le colonel. Pourquoi est-ce la première gondole que je vois vraiment ? Quelle main, quel œil a conçu cette obscure symétrie ?

– Où allons-nous ? demanda la jeune fille.

Dans la lumière qui tombait de la porte et de la fenêtre de l'hôtel, debout sur le quai près de la gondole noire, les cheveux balayés en arrière par le vent, elle avait l'air d'une figure de proue. Une figure et le reste aussi, pensa le colonel.

– Allons simplement faire un petit tour dans le parc, dit le colonel. Ou au Bois, avec la capote baissée. Il n'a qu'à nous conduire à Armenonville.

– Nous irons à Paris ?

– Sûrement, dit le colonel. Dis-lui de nous promener pendant une heure là où il aura le moins de mal. Je n'ai pas envie de le crever, à ramer dans ce vent.

– La marée est très haute, avec tout ce vent, dit la jeune fille. Il y a certains endroits de notre ville où il ne passerait pas sous les ponts. Puis-je lui dire où aller ?

– Bien sûr, ma fille. Planquez-moi ce seau à glace à bord, dit le colonel au jeune serveur qui était sorti avec eux.

– Le Gran Maestro m'a chargé de vous dire, quand vous embarqueriez, que cette bouteille de vin était son cadeau à lui.

– Remerciez-le bien, et dites-lui que ce n'est pas une chose à faire.

– Il vaut mieux qu'il aille d'abord un peu contre le vent, dit la jeune fille. Ensuite, je connais le chemin qu'il devra prendre.

– Le Gran Maestro vous envoie ceci, dit le jeune serveur.

C'était une vieille couverture de l'armée américaine, pliée. Renata parlait au gondoliere, ses cheveux au vent. Le gondoliere portait un épais chandail bleu marine, et était lui aussi nu-tête.

– Remerciez-le, dit le colonel.

Il glissa un billet dans la main du garçon. Le garçon le lui rendit.

– Vous avez déjà compté le pourboire sur la note. Ni vous, ni moi, ni le Gran Maestro ne mourons de faim.

– Et la moglie et les bambini ?

– Je n'en ai pas. Vos bombes ont écrasé notre maison à Trévise.

– Je suis désolé.

– Pas de quoi, dit le serveur. Vous étiez dans l'Infanterie comme moi.

– Je suis tout de même désolé, si vous le permettez.

– Bien sûr, dit le garçon. Mais, bon Dieu, qu'est-ce que ça y change ? Bien du bonheur, mon colonel, et bien du bonheur, madame.

Ils passèrent dans la gondole, et ce fut de nouveau le même enchantement : la coque légère et le balancement soudain quand on monte, et l'équilibre des corps dans l'intimité noire une première fois puis une seconde, quand le gondoliere se mit à godiller, en faisant se coucher la gondole un peu sur le côté, pour mieux la tenir en mains.

– Voilà, dit la jeune fille. Nous sommes chez nous maintenant et je t'aime. Embrasse-moi et mets-y tout ton amour.

Le colonel la tint serrée et la tête rejetée en arrière ; il l'embrassa jusqu'à ce que le baiser n'eût plus qu'un goût de désespoir.

– Je t'aime.

– Quoi que cela veuille dire, l'interrompit-elle.

– Je t'aime et je sais tout ce que cela veut dire. Le portrait est adorable. Mais il n'y a pas de mot pour ce que tu es.

– Folle, dit-elle. Ou sans soins ou négligée.

– Non.

– Le dernier mot, c'est un des premiers que j'aie appris de ma gouvernante. Cela veut dire qu'on ne se peigne pas assez. Négligente, c'est quand on ne se donne pas cent coups de brosse avant de se coucher.

– Attends que je te passe la main dans les cheveux et que je t'ébouriffe un peu.

– Ta main blessée ?

– Oui.

– Nous ne sommes pas assis du bon côté pour cela. Changeons.

– Bon. Ça c'est un ordre plein de bon sens et couché en termes simples et parfaitement compréhensibles.

C'était amusant de changer de place en faisant attention à ne pas rompre l'équilibre de la gondole, puis d'avoir à se caler de nouveau soigneusement.

– Ça y est, dit-elle. Mais serre-moi très fort avec l'autre bras.

– Tu sais exactement ce que tu veux ?

– Oh oui. Est-ce que c'est immodeste ? Cela aussi c'est un mot que je tiens de ma gouvernante.

– Non, dit-il. C'est charmant. Remonte bien la couverture, et sens ce vent.

– Il vient droit des hautes cimes.

– Oui. Et par-delà, de plus loin encore.

Le colonel écouta le clapotis des vagues et il sentit la morsure du vent et la rude familiarité de la couverture, et puis il sentit la jeune fille fraîche et tiède à la fois et adorable, et les seins dressés sur lesquels sa main gauche se posa doucement. Puis il passa son autre main, la mauvaise, dans la masse lourde des cheveux, une, deux et trois fois, et il l'embrassa, et c'était pire que du désespoir.

– Je t'en prie, dit-elle, presque cachée sous la couverture. Laisse-moi t'embrasser à mon tour.

– Non, dit-il. C'est encore à moi.

Le vent était très froid et leur cinglait le visage, mais, sous la couverture, il n'y avait plus ni vent ni rien ; rien que cette main délabrée qui cherchait l'île dans la grande rivière aux berges hautes et escarpées.

– Oui, dit-elle, comme ça c'est bien.

Il l'embrassa, alors, et il chercha l'île, la trouvant, la perdant, et la retrouvant enfin pour de bon. Pour le bon et pour le mal, pensa-t-il, et pour le bon et pour tout.

– Ma chérie, dit-il. Ma bien-aimée. Je t'en prie.

– Non. Tiens-moi seulement très fort et tiens aussi les hauteurs.

Le colonel ne dit rien, car il assistait, ou venait de faire acte de présence, au seul mystère auquel il croyait, hormis la bravoure fortuite de l'homme.

– Je t'en prie, ne bouge pas, dit la jeune fille. Puis bouge beaucoup.

Le colonel, allongé sous la couverture dans le vent, sachant que la seule chose qui compte pour l'homme c'est ce qu'il fait pour la femme, à part ce qu'il fait pour son pays, ou sa mère patrie, au choix, le colonel s'exécuta.

– Je t'en prie chéri, dit-elle. Je ne pense pas que je puisse le supporter.

– Ne pense à rien. Ne pense à rien du tout.

– C'est ce que je fais.

– Ne pense pas.

– Oh, je t'en prie, ne parlons pas.

– C'est bien comme ça ?

– Tu le sais.

– Tu es sûre ?

– Oh, s'il te plaît, ne parle pas. S'il te plaît.

– Oui, pensa-t-il. S'il te plaît et encore s'il te plaît.

Elle ne dit rien, et lui non plus, et quand le grand oiseau se fut envolé loin par la fenêtre close de la gondole, et perdu, disparu, ils restèrent silencieux. Il lui soutint la tête doucement, de son bras valide, et de l'autre il tenait maintenant les hauteurs.

– Je t'en prie, mets-la où il faut, dit-elle. Ta main.

– Tu crois que nous devrions ?

– Non. Serre-moi seulement très fort et essaie de m'aimer vraiment.

– Je t'aime vraiment, dit-il – et, juste à ce moment-là, la gondole vira presque en épingle à gauche, et le vent le frappa sur la joue droite, et il dit, entrevoyant de son vieux regard la silhouette du palais qu'ils contournaient, et le remarquant : – Tu es sous le vent maintenant, ma fille.

– Mais c'est encore trop tôt. Ne sais-tu pas ce que ressent une femme ?

– Non. Seulement ce que tu m'en dis.

– Merci pour le tu. Mais vraiment tu ne sais pas ?

– Non. Je n'ai jamais demandé, j'imagine.

– Eh bien, imagine, dit-elle. Et attends que nous ayons dépassé le second pont, veux-tu ?

– Bois un peu de ça, dit le colonel en tendant une main précise et juste, et saisissant le seau à glace avec le champagne. Il déboucha la bouteille que le Gran Maestro avait déjà ouverte puis rebouchée avec un bouchon ordinaire.

– Cela te fera du bien, fillette. C'est excellent pour tous les maux que nous traînons tous, et pour l'indécision en général et la tristesse.

– Ce n'est nullement mon cas, dit-elle, avec la correction grammaticale que lui avait enseignée sa gouvernante. Je ne suis qu'une femme, ou une jeune fille, ou qui que ce soit qui fait quoi que ce soit qu'elle ne devrait pas. Recommençons, veux-tu, maintenant, je suis à l'abri.

– Où est l'île à présent, et dans quelle rivière ?

– C'est à toi de le découvrir. Je ne suis que le pays inconnu.

– Pas si inconnu que cela, dit le colonel.

– Je t'en prie, ne sois pas grossier, dit la jeune fille. Et s'il te plaît attaque doucement, comme tu as attaqué tout à l'heure.

– Ce n'est pas une attaque, dit le colonel. C'est autre chose.

– Quoi que ce soit, quoi que ce soit... pendant que je suis encore sous le vent.

– Oui, dit le colonel. Oui, tout de suite si tu le désires, ou veux bien l'accepter par bonté.

– Je t'en prie, oui.

On dirait un chat très tendre, qui parle, bien que les chats ne parlent pas, pensa le colonel. Mais ensuite il cessa de penser et ne pensa plus pendant un long moment.

La gondole était maintenant dans un des petits canaux. Quand elle avait quitté le Grand Canal, le vent l'avait presque couchée, si bien que le gondoliere avait dû se déporter de tout son poids pour l'équilibrer, et le colonel et la jeune fille avaient suivi le mouvement de sous la couverture où le vent à présent s'engouffrait ; furieusement.

Cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas parlé, et le colonel avait remarqué que la gondole n'avait réussi à passer sous le pont qu'à quelques centimètres près.

– Comment te sens-tu, ma fille ?

– Délicieusement bien.

– M'aimes-tu ?

– Je t'en prie, pas de questions idiotes.

– La marée est très haute et nous avons passé de justesse sous le dernier pont.

– Je crois que je sais où nous allons. Je suis née dans cette ville.

– Il m'est arrivé de me tromper dans ma ville natale, dit le colonel. Ce n'est pas tout d'être né quelque part.

– C'est beaucoup, dit la jeune fille. Tu le sais. Je t'en prie, serre-moi très fort pour que nous ne fassions qu'un pendant un petit instant.

– Essayons toujours, dit le colonel.

– Ne pourrais-je être toi ?

– C'est rudement compliqué. Mais on peut essayer, bien sûr.

– Je suis toi maintenant, dit-elle. Et je viens de prendre la ville de Paris.

– Bon Dieu, fillette, dit-il. Tu ne sais pas ce que tu t'es collé sur les bras. D'ici à ce qu'on fasse défiler en grande pompe la vingt-huitième division.

– Cela m'est bien égal.

– À moi, non.

– Pourquoi ? Elle ne valait rien ?

– Que si ; et elle avait aussi d'excellents chefs. Mais ils étaient de la Garde nationale et c'était une sacrée déveine. Ce qu'on appelle une division sacrifiée. Pour l'ordre de route, voyez l'aumônier.

– Je ne comprends rien à tout cela.

– Cela ne vaut pas la peine d'être expliqué, dit le colonel.

– Raconte-moi des choses vraies sur Paris, veux-tu ? J'aime tant cette ville, et à la pensée que tu l'as prise, j'ai l'impression d'être dans cette gondole avec le maréchal Ney.

– Pas brillant, dit le colonel. En tout cas, pas après tous ces combats d'arrière-garde qu'il dut livrer en revenant de cette fichue grande ville russe. Il se battait couramment des dix, douze, quinze fois par jour. Peut-être plus. Après ça il ne reconnaissait plus les gens. Je t'en prie, ne mets jamais les pieds en gondole avec lui.

– Il a toujours été un de mes grands héros.

– Ouais. À moi aussi. Jusqu'aux Quatre-Bras. Ou peut-être n'était-ce pas les Quatre-Bras. Je finis par me rouiller. Disons Waterloo, c'est le titre générique.

– Il a été mauvais, à Waterloo ?

– Affreux, lui dit le colonel. N'en parlons pas. Trop de combats d'arrière-garde après la Moskova.

– Mais on l'appelait le brave des braves.

– C'est maigre. Il faut l'être toujours, et puis aussi le malin des malins. Ensuite, il faut pas mal d'étoffe pour grimper.

– Parle-moi de Paris, s'il te plaît. Il ne faut plus faire l'amour, je le sais.

– Moi, non. Qui a dit cela ?

– C'est moi qui le dis ; parce que je t'aime.

– Très bien. Tu l'as dit et tu m'aimes. Soit, agissons en conséquence. Je m'en fous.

– Crois-tu que nous pourrions, encore une fois, sans te faire du mal ?

– Du mal ? dit le colonel. Je voudrais fichtre bien savoir ce qui m'a jamais fait mal ?