CHAPITRE X

À présent, ils marchaient le long du côté droit de la rue qui menait au Gritti. Ils avaient le vent dans le dos, et les cheveux de la jeune fille volaient devant elle. Le vent lui partageait les cheveux sur la nuque et les chassait en avant, tout autour du visage. Ils regardaient les vitrines, et la jeune fille s'arrêta devant l'étalage illuminé d'une bijouterie.

Il y avait beaucoup de belles pièces d'orfèvrerie ancienne dans la vitrine et ils restèrent à les regarder, désunissant leurs mains pour se montrer les plus belles.

– Vois-tu quelque chose qui te fasse vraiment envie ? Je pourrais passer le prendre demain matin. Cipriani me prêterait l'argent.

– Non, dit-elle. Je ne veux rien, mais j'ai remarqué que tu ne me faisais jamais de cadeaux.

– Tu es beaucoup plus riche que moi. Je t'apporte de petites choses du PX et je te paie à boire et à manger.

– Et tu m'emmènes en gondole et à la campagne dans des coins adorables.

– Je n'aurais jamais pensé que tu aimerais qu'on t'offre des pierres.

– Ce n'est pas ça. C'est simplement pour le sentiment dont témoignent les cadeaux, et alors on les regarde et on y pense en les portant.

– Je m'instruis, dit le colonel. Mais avec ma solde que pourrais-je t'acheter qui tienne le coup à côté de tes émeraudes taillées ?

– Mais tu ne comprends donc pas. J'en ai hérité. Elles viennent de ma grand-mère qui les tenait de sa mère qui les avait eues de sa mère. Crois-tu que ce soit la même chose de porter des pierres qui viennent de gens morts ?

– Je n'y avais jamais réfléchi.

– Je te les donne si tu veux, si tu aimes les pierres précieuses. Pour moi c'est quelque chose qui se porte comme une robe qui vient de Paris, c'est tout. Tu n'aimes pas porter ta grande tenue, n'est-ce pas ?

– Non.

– Et un sabre, tu aimes porter ça ?

– Non, deux fois non.

– Tu n'es pas de cette espèce de soldat, et moi, je ne suis pas ce genre de fille. Mais, un jour, donne-moi quelque chose de durable que je puisse porter et qui me rende heureuse chaque fois que je le mettrai.

– J'ai compris, dit le colonel. Et je le ferai.

– Tu apprends vite ce que tu ne sais pas, dit la jeune fille. Et tu prends de rapides et charmantes décisions. J'aimerais que tu aies ces émeraudes et que tu les gardes comme porte-bonheur dans ta poche, pour les toucher quand tu te sens seul.

– Je ne mets guère les mains dans mes poches quand je travaille. En général, je fais des moulinets avec une badine, ou un truc dans ce genre, ou j'indique des choses avec un crayon.

– Mais tu pourrais mettre la main dans ta poche une petite fois de temps en temps, et les toucher.

– Je ne me sens pas seul quand je travaille. J'ai bien trop à penser pour avoir le sentiment de la solitude.

– Mais tu ne travailles pas en ce moment.

– Non. Je me prépare seulement, du mieux que je peux, à la grande valdingue.

– Je vais te les donner de toute façon. Je suis absolument sûre que Maman comprendra. D'ailleurs je n'aurais pas besoin de le lui dire avant longtemps. Elle ne surveille pas mes affaires. Je suis sûre que ma femme de chambre n'irait jamais le lui raconter.

– Je ne crois pas que je devrais accepter.

– Si, je t'en prie, pour me faire plaisir.

– Je ne suis pas sûr que ce soit honorable.

– Ça, c'est comme ne pas être sûre qu'on est vierge. Ce qu'on fait pour donner du plaisir à quelqu'un qu'on aime est très honorable.

– Bien, dit le colonel. Je les prendrai, pour le meilleur ou pour le pire.

– Et maintenant, dis-moi merci, dit la jeune fille, et elle lui glissa les émeraudes dans la poche avec la promptitude et l'adresse d'un voleur de bijoux professionnel. Je les avais prises avec moi parce que j'y ai pensé toute la semaine et que j'avais finalement pris la décision de te les donner.

– Je croyais que c'était à ma main que tu avais pensé ?

– Ne sois pas méchant, Richard. Ni stupide ; toi surtout, tu ne devrais jamais. C'est avec ta main que tu les touches. Tu n'y avais pas pensé ?

– Non. Et c'était stupide. Qu'est-ce qui te fait envie dans cette vitrine ?

– Ce petit nègre à tête d'ébène, avec le turban en brillants et le petit rubis au milieu. Je le porterais en guise de broche. Tout le monde en portait autrefois dans cette ville, et la tête était celle du fidèle serviteur. Il y a longtemps que je convoitais celui-ci, mais je voulais que ce soit un cadeau de toi.

– Je te le ferai porter demain matin.

– Non. Tu me le donneras à déjeuner, avant ton départ.

– Entendu, dit le colonel.

– Et maintenant, en route, sinon ce sera trop tard pour dîner.

Ils se mirent en marche, bras dessus bras dessous, et lorsqu'ils gravirent le premier pont, le vent les cingla de plein front.

Quand il sentit l'élancement, le colonel se dit : Au diable, je m'en fous.

– Richard, dit la jeune fille. Mets la main dans ta poche pour me faire plaisir et touche les émeraudes.

Le colonel s'exécuta.

– C'est une sensation merveilleuse, dit-il.