CHAPITRE XII

Ils étaient à leur table, dans le coin tout au fond du bar où le colonel était couvert sur ses flancs, et solidement adossé au mur d'angle de la salle. Le Gran Maestro savait à quoi s'en tenir, car il avait fait un excellent sergent dans une bonne compagnie d'infanterie d'un régiment de premier ordre, et il n'aurait pas plus installé son colonel au milieu d'une salle que pris position sur une ridicule ligne de repli.

– La langouste, annonça le Gran Maestro.

C'était une langouste imposante. Deux fois plus grosse que la normale, et sa méchante humeur était partie à l'eau bouillante, si bien que maintenant elle avait l'air d'un monument à sa propre mémoire, les yeux exorbités et tout, y compris les délicates antennes, tendues de tout leur long et qui étaient là pour donner les renseignements que les yeux plutôt stupides ne sauraient donner.

Elle ressemble un peu à Georgie Patton, pensa le colonel. À cela près que de sa vie elle n'a sans doute jamais pleuré sous le coup de l'émotion.

– Crois-tu qu'on s'y cassera les dents ? demanda-t-il à la jeune fille, en italien.

– Non, les rassura le Gran Maestro, toujours incliné avec sa langouste. Elle n'est pas vraiment méchante. Elle est seulement grosse. Vous connaissez le genre.

– Bon, dit le colonel. Servez-nous ça.

– Et que voulez-vous boire ?

– De quoi as-tu envie, ma fille ?

– Et toi ?

– Capri bianco, dit le colonel. Secco et bien glacé.

– La bouteille est prête, dit le Gran Maestro.

– On s'amuse bien, dit la jeune fille. La vie est redevenue drôle et sans souci. Quelle langouste imposante, tu ne trouves pas ?

– Absolument, répondit le colonel. Et je lui conseille d'être tendre, nom de Dieu.

– Elle le sera, lui dit la jeune fille. Le Gran Maestro ne ment jamais. Ce n'est pas merveilleux qu'il y ait des gens qui ne mentent pas ?

– Tout à fait merveilleux et extrêmement rare, dit le colonel. Je pensais justement à un type nommé Georgie Patton, qui n'a sans doute jamais dit la vérité de sa vie.

– Et toi, tu mens parfois ?

– Ça m'est arrivé quatre fois. Mais chaque fois à un moment de grande fatigue. Ce n'est pas une excuse, ajouta-t-il.

– Moi, je mentais beaucoup quand j'étais petite. Mais c'étaient surtout des histoires que j'inventais de toutes pièces. Du moins, je l'espère. Et ce n'était jamais à mon avantage.

– Moi si, dit le colonel. Quatre fois.

– Aurais-tu été général si tu n'avais pas menti ?

– Si j'avais menti comme les autres, j'aurais été général à trois étoiles.

– Serais-tu plus heureux si tu étais général à trois étoiles ?

– Non, dit le colonel. Sûrement pas.

– Mets ta main droite, la vraie, dans ta poche, rien qu'une fois, et dis-moi comme tu te sens.

Le colonel obéit.

– Magnifique, dit-il. Mais il faut que je les rende, tu sais.

– Non, non, je t'en prie.

– Laissons cela pour le moment.

À cet instant, on servit la langouste.

Elle était tendre, avec toute la grâce singulière et fuyante de ce muscle rétif qu'est la queue ; et les pinces étaient excellentes, ni trop maigres ni trop grasses.

– La langouste est à point avec la pleine lune, dit le colonel à la jeune fille. Quand il n'y a pas de lune, elle ne vaut rien.

– Je ne savais pas cela.

– Je pense que c'est peut-être parce qu'elle mange toute la nuit, quand il y a clair de lune, ou peut-être que la pleine lune lui apporte de quoi manger.

– C'est bien sur la côte dalmate qu'on les trouve, n'est-ce pas ?

– Oui, dit le colonel. C'est la plus poissonneuse de vos côtes. Peut-être devrais-je dire : de nos côtes.

– Dis-le, reprit la jeune fille. Tu ne sais pas comme cela compte, tout ce qu'on dit.

– Ça paraît bougrement plus important quand on le met sur le papier.

– Non, dit la jeune fille. Je ne suis pas d'accord. Le papier ne signifie rien, si on ne dit pas les choses avec son cœur.

– Et si on n'a pas de cœur, ou si ce cœur ne vaut rien ?

– Toi, tu as du cœur, et il vaut quelque chose.

Je l'échangerais bougrement bien contre un neuf, pensa le colonel. Je me demande pourquoi, de tous mes-muscles, il faut que ce soit précisément celui-ci qui me lâche. Mais il n'en dit rien à voix haute et mit la main dans sa poche.

– C'est une merveille de toucher ça, dit-il. Et tu es une merveille à regarder.

– Merci, dit-elle. Je m'en souviendrai toute la semaine.

– Il te suffirait pour ça de te regarder dans la glace.

– Les miroirs m'ennuient, dit-elle. Se mettre du rouge, et se frotter les lèvres l'une sur l'autre pour bien l'étaler, et peigner ses cheveux trop épais, ce n'est pas une vie pour une femme, ou même pour une fille seule, quand elle est amoureuse. Quand on a envie d'être la lune et toutes sortes d'étoiles et de vivre avec l'homme qu'on aime et d'avoir cinq fils, ça n'a rien de très passionnant de se regarder dans le miroir et de jouer aux trucs de femme.

– Alors marions-nous tout de suite.

– Non, dit-elle. J'ai dû prendre une décision à ce sujet, comme au sujet du reste. Il me faut toute une semaine pour prendre mes décisions.

– Il m'arrive aussi d'en prendre, dit le colonel. Mais celle-ci me trouve particulièrement vulnérable.

– N'en parlons plus. Elle fait mal mais c'est si doux, et je crois que nous ferions mieux de voir ce que le Gran Maestro peut nous offrir comme viande. Je t'en prie, bois ton vin. Tu n'y as pas touché.

– Je vais y toucher maintenant, dit le colonel.

Ce qu'il fit, et c'était un vin pâle et froid comme ceux de Grèce, moins la résine, et qui avait du corps, adorable et fruité comme était celui de Renata.

– On dirait tout à fait toi.

– Oui, je sais. C'est pourquoi je voulais que tu y goûtes.

– J'y goûte, dit le colonel. Je vais même en boire un plein verre.

– Tu es gentil.

– Merci, dit le colonel. Je m'en souviendrai toute la semaine et j'essaierai de le rester. – Puis il dit : – Gran Maestro.

Le Gran Maestro s'approcha, tout heureux, malgré ses ulcères, avec son air de conspirateur, et le colonel lui demanda :

– Qu'est-ce que vous avez comme viande qui soit digne de nous ?

– Je ne me souviens plus très bien, dit le Gran Maestro. Mais je vais aller voir. Votre compatriote est à une table d'où il peut entendre. Il n'a pas voulu se laisser faire quand je lui ai proposé de se mettre à l'autre bout.

– Bon, répliqua le colonel. Nous lui fournirons matière à écrire.

– Il écrit toutes les nuits, vous savez. C'est un collègue de son hôtel qui me l'a dit.

– Bien, dit le colonel. Ça prouve qu'il prend de la peine, même s'il a survécu à son talent.

– Nous nous donnons tous de la peine, dit le Gran Maestro.

– Cela dépend.

– Je vais voir ce qu'il y a comme viande.

– Regardez bien.

– Je ne recule pas devant la peine.

– Vous êtes aussi bougrement malin.

Le Gran Maestro parti, la jeune fille dit :

– Il est adorable, et j'adore voir l'affection qu'il a pour toi.

– Nous sommes bons amis, dit le colonel. J'espère qu'il aura un bon steak pour toi.

– Il y a un très bon steak pour un, dit le Gran Maestro, réapparaissant.

– Prends-le, ma fille. J'en ai tant que je veux au mess. Tu le veux saignant ?

– Très saignant, s'il te plaît.

– Al sangue, dit le colonel ; comme disait John au garçon en français. Crudo, bleu1, ou disons simplement : exceptionnellement saignant.

– Un steak comme ça, c'est déjà assez exceptionnel, dit le Gran Maestro. Et pour vous, mon colonel ?

– Scaloppine au Marsala, et chou-fleur braisé au beurre. Plus un artichaut vinaigrette si vous en trouvez un. Et toi, ma fille ?

– Une purée de pommes de terre et une salade nature.

– Tu es en pleine croissance.

– Oui. Mais il ne faut pas que je croisse trop, ni surtout aux mauvais endroits.

– La cause est entendue, dit le colonel. Que penserais-tu d'une fiasque de Valpolicella ?

– Nous n'avons pas de fiasques. C'est un hôtel, ici, vous savez. On ne sert qu'en bouteille.

– J'oubliais, dit le colonel. Vous souvenez-vous du temps où cela coûtait trente centesimi le litre ?

– Et on jetait les fiasques vides aux gardes-voie dans les gares, de nos wagons ?

– Et les vieilles grenades qui nous restaient, on les lançait aussi et on les balançait dans la vallée en revenant du Grappa.

– Et les gens croyaient que le front était crevé en voyant les lueurs, et jamais on ne se rasait, et on portait les fiamme nere sur la vareuse grise ouverte avec le chandail gris.

– Je buvais de la grappa2 et je trouvais que ça n'avait pas de goût. Nous devions être des durs, alors, dit le colonel.

– C'est certain, dit le Gran Maestro. Nous étions de drôles de lascars en ce temps-là et vous étiez le pire de tous.

– Oui, dit le colonel. Je crois bien que nous étions d'assez drôles de lascars. Tu excuses la parenthèse, fillette ?

– Tu n'as pas de photo de cette époque ?

– Non. Ça n'existait pas, les photos, à l'époque, excepté pour M. D'Annunzio. Et puis la plupart des gens rendaient mal en photo.

– Sauf nous, dit le Gran Maestro. Je vais voir où en est le beefsteak.

Le colonel qui était redevenu sous-lieutenant, roulant dans un camion, la figure couverte de poussière, si bien qu'on ne voyait plus que ses yeux métalliques, bordés de rouge et douloureux, songeait, immobile.

Les trois positions clefs, songeait-il. Le massif du Grappa avec Assalone et Pertica, et sur la droite cette colline dont le nom m'échappe. C'est là que je suis devenu un homme, songeait-il, et toutes les nuits je m'éveillais en sueur, rêvant que je n'arriverais jamais à les faire sortir des camions. Ils ne devaient jamais sortir, naturellement. Mais quel métier, tout de même.

– Dans notre armée, dit-il à la jeune fille, il n'y a pratiquement pas de généraux qui se soient vraiment battus. C'est très étrange, mais en haut lieu on n'aime guère ceux à qui c'est arrivé.

– Est-ce que les généraux se battent pour de bon ?

– Oh oui. Quand ils sont capitaines et lieutenants. Plus tard, sauf en cas de retraite, c'est plutôt idiot.

– Et toi, tu t'es beaucoup battu ? Je sais que oui. Mais raconte.

– Je me suis battu assez pour que les grands penseurs me cataloguent comme idiot.

– Raconte.

– Tout gosse encore, je me suis battu contre Erwin Rommel, à mi-chemin de Cortone et du Grappa, où étaient nos lignes. Il était alors capitaine, et moi je faisais fonction de capitaine mais je n'étais en fait que sous-lieutenant.

– Tu l'as connu ?

– Non. Ce n'est qu'après la guerre que nous avons pu bavarder ensemble. Il était très gentil et je l'aimais bien. Nous faisions du ski ensemble.

– Tu as éprouvé de la sympathie pour beaucoup d'Allemands comme cela ?

– Oui. Mais de tous c'est Ernst Udet que je préférais.

– Mais ils étaient dans l'erreur.

– Bien sûr. Qui ne l'a jamais été ?

– Je n'ai jamais pu les aimer ni prendre une attitude aussi tolérante que toi, depuis qu'ils ont tué mon père et brûlé notre villa de Brenta, et que j'ai vu un de leurs officiers tirer sur les pigeons de la Piazza San Marco avec un fusil de chasse.

– Je comprends, dit le colonel. Mais je t'en prie, ma fille, tâche de comprendre aussi mon attitude. Quand on a tellement tué, on peut se permettre d'être bon.

– Combien en as-tu tué ?

– Cent vingt-deux homologués. Sans compter les probables.

– Tu n'as pas eu de remords ?

– Jamais.

– Ni de mauvais rêves ?

– Mauvais, non, mais étranges, oui, très souvent. Des rêves de bataille, toujours les nuits qui suivaient un engagement. Mais aussi des rêves de lieux surtout. Notre vie se passait en accidents de terrain, tu sais. Et le terrain est ce qui reste dans le coin aux rêves de l'esprit.

– Est-ce que tu rêves parfois de moi ?

– J'essaie. Mais je ne peux pas.

– Peut-être le portrait t'y aidera-t-il ?

– J'espère, dit le colonel. Je t'en prie, n'oublie pas de me rappeler de rendre les pierres.

– Ne sois pas cruel, veux-tu ?

– Mon honneur a ses petites exigences dans la mesure même où notre amour est grand et nous prend tout entiers. Tu ne peux avoir l'un sans l'autre.

– Mais tu pourrais m'accorder des privilèges.

– Tu en as, dit le colonel. Les pierres sont dans ma poche.

Le Gran Maestro arriva alors avec le steak, les scaloppine et les légumes, le tout porté par un garçon tout jeune aux cheveux gominés qui ne croyait en rien, mais qui faisait tout son possible pour être un bon serveur en second. Il était membre de l'Ordre. Le Gran Maestro servit avec adresse, plein d'un égal respect pour les mets et pour ceux qui allaient les consommer.

– Et maintenant mangez, dit-il. Débouche-moi ce Valpolicella, reprit-il à l'adresse du garçon qui avait des yeux d'épagneul incrédule.

– Qu'est-ce que vous savez sur ce phénomène ? lui demanda le colonel, faisant allusion à son compatriote vérolé qui bâfrait à l'autre table, tandis que la femme sur le retour qui lui tenait compagnie mangeait avec des grâces de provinciale.

– Ce serait plutôt à vous de m'en parler. Pas l'inverse.

– C'est la première fois que je le vois, dit le colonel. Il est dur à avaler pendant un repas.

– Il condescend à me parler, en mauvais italien, mais avec beaucoup d'application. Il fait tout le Baedeker, et il n'y connaît rien en vin ni en cuisine. La femme est très gentille. Je crois que c'est sa tante. Mais je n'en suis pas absolument sûr.

– Il a l'air d'un machin dont on se passerait bien.

– Probablement. Sauf en dernière extrémité.

– Est-ce qu'il parle de nous ?

– Il m'a demandé qui vous étiez. Il connaissait le nom de la Contessa et il a visité en livres plusieurs palais qui ont appartenu à la famille. Il était très impressionné par votre nom, madame, que je lui avais donné pour l'impressionner.

– Croyez-vous qu'il nous mettra dans un de ses livres ?

– J'en suis certain. Il met tout en livre.

– C'est la moindre des choses que nous paraissions dans un livre, dit le colonel. Cela t'ennuierait, ma fille ?

– Bien sûr que non, dit la jeune fille. Mais j'aurais préféré que ce soit Dante qui l'écrive.

– Dante se balade ailleurs, dit le colonel.

– Peux-tu me dire quelque chose sur la guerre ? demanda la jeune fille. Quelque chose qu'il me soit permis de savoir.

– Bien sûr. Tout ce que tu veux.

– À quoi ressemblait le général Eisenhower ?

– Très Ligue du Bien public. Ce qui est probablement injuste d'ailleurs. Avec quelques autres influences aussi. Excellent politicien. Général politique. Très fort, dans le genre.

– Et les autres chefs ?

– Nous ne les nommerons pas. Ils l'ont assez fait eux-mêmes dans leurs Mémoires. Sortis tout droit pour la plupart, très vraisemblablement, d'un truc qu'on appelle le Rotary Club, dont tu as peu de chances d'avoir entendu parler. C'est un club où l'on porte un bouton émaillé avec son prénom, et on a une amende si on appelle les autres par leurs noms de famille. Ils ne se sont jamais battus. Jamais.

– Il n'y en a donc pas eu de bons ?

– Si, beaucoup. Bradley, le maître d'école, et bien d'autres. Lightning Joe, je dirai, en était un. Un très bon.

– Qui était-ce ?

– Commandait le septième corps quand j'y étais. Très solide. Rapide. Précis. Chef d'état-major, à présent.

– Mais les grands chefs, ceux dont on a parlé, comme les généraux Montgomery et Patton ?

– Oublie-les, ma fille. Monty était un type qui avait besoin d'être à quinze contre un pour bouger, et quand il bougeait, c'était trop tard.

– J'ai toujours cru que c'était un grand général.

– Absolument pas, dit le colonel. Et le pire c'est qu'il le savait. Je l'ai vu entrer dans un hôtel pour changer son uniforme, le vrai, contre une petite tenue flatteuse, avant de partir le soir exciter les foules.

– Tu le détestes ?

– Non. Je pense simplement que c'est un général britannique. Quoi que cela veuille dire. Et n'emploie pas cette expression.

– Mais il a battu le général Rommel.

– Oui. Et tu crois que personne d'autre n'y avait mis la main ? Et qui est-ce qui n'est pas fichu de gagner à quinze contre un ? Quand nous nous sommes battus par ici dans notre jeunesse, le Gran Maestro et moi, pendant toute une année, nous avons gagné à trois ou quatre contre un. Trois fois surtout, ç'a été dur. C'est pour ça que nous pouvons blaguer et ne pas être solennels. Nous avons eu dans les cent quarante mille morts cette année-là. Voilà pourquoi nous pouvons parler gaiement et sans grands mots.

– C'est une bien triste science, si toutefois c'en est une, dit la jeune fille. Je déteste les monuments aux morts, bien que je les respecte.

– Je ne les aime pas non plus. Ni le processus qui a mené à ce genre de constructions. As-tu jamais pensé à la chose sous cet angle ?

– Non. Mais j'aimerais savoir.

– Mieux vaut ne pas savoir, dit le colonel. Mange ton steak avant qu'il soit froid et pardonne-moi de te parler de mon métier.

– Je le déteste mais je l'aime.

– Je crois que nous partageons les mêmes sentiments, dit le colonel. Mais à quoi pense mon écumoire de compatriote, trois tables plus loin ?

– À son prochain livre, ou à ce qui est écrit dans le Baedeker.

– Que dirais-tu d'un tour en gondole, dans le vent, après dîner ?

– Ce serait délicieux.

– Faut-il prévenir l'écumoire de notre intention ? Il doit avoir le cœur et l'âme également troués comme des passoires, et peut-être aussi sa curiosité.

– Ce n'est pas nous qui le lui dirons, dit la jeune fille. Le Gran Maestro est là pour lui transmettre toutes les informations que nous voulons.

Puis elle s'attaqua avec une belle ardeur à son beefsteak et ajouta :

– Crois-tu qu'il est vrai que les hommes façonnent seuls leur visage après la cinquantaine ?

– J'espère bien que non. Je ne voudrais pas signer le mien.

– Oh toi, toi, dit-elle.

– Le steak est bon ? demanda le colonel.

– Merveilleux. Et tes scaloppine ?

– Très tendres, et la sauce n'est pas du tout sucrée. Comment trouves-tu les légumes ?

– Le chou-fleur est presque croquant ; comme du céleri.

– Cela nous manque, le céleri. Mais il ne doit pas y en avoir, sinon le Gran Maestro en aurait apporté.

– Nous nous amusons bien en mangeant, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que ce serait si nous mangions ensemble tout le temps.

– J'ai fait une suggestion dans ce sens.

– Ne parlons pas de ça.

– Bien, dit le colonel. J'ai pris ma décision, moi aussi. Je vais plaquer l'armée pour venir vivre dans cette ville, très simplement, de ma retraite.

– Quelle idée merveilleuse. À quoi ressembles-tu en civil ?

– Tu m'as déjà vu.

– Je sais, mon chéri. Je disais cela pour rire. Tu as aussi la dent dure quelquefois, tu sais.

– J'aurai belle allure. Si toutefois il y a un bon tailleur dans cette ville.

– Il n'y en a pas ici, mais à Rome. Nous irons ensemble à Rome en auto t'acheter des costumes.

– Oui. Et nous descendrons à Viterbe, un peu en dehors, et nous n'irons en ville que pour les essayages et pour dîner, le soir. Puis nous reviendrons de nuit.

– Et nous verrons des gens de cinéma et nous parlerons d'eux en toute innocence et peut-être même que nous ne boirons pas avec eux ?

– Nous en verrons des milliers.

– Et nous les verrons se marier pour la deuxième ou troisième fois, et se faire bénir par le pape ?

– Si ce genre de choses t'amuse.

– Non, dit la jeune fille. C'est l'une des raisons pour lesquelles je ne peux pas t'épouser.

– Je vois, dit le colonel. Merci.

– Mais je t'aimerai, quoi que cela veuille dire, mais toi et moi nous savons très bien ce que cela veut dire, tant que l'un de nous sera en vie et après.

– Je doute que tu puisses encore aimer beaucoup, une fois que tu seras morte et bien morte, dit le colonel.

Il se mit à manger son artichaut, feuille par feuille, trempant le gros bout dans le bol rempli de sauce vinaigrette3.

– Toi non plus, je crois, dit la jeune fille. Mais j'essaierai. Est-ce que ce n'est pas mieux de se sentir aimé ?

– Si, dit le colonel. Cela me donne la sensation d'être exposé sur une colline dénudée, trop rocheuse pour qu'on y creuse un trou et c'est du roc lisse, sans une saillie, sans une bosse, mais tout à coup, au lieu d'être perché là, nu, je suis blindé. Blindé, et pas de 88 à l'horizon.

– Tu devrais raconter cela à notre ami, l'écrivain aux cratères lunaires, pour qu'il l'écrive cette nuit.

– Je devrais le raconter à Dante s'il se trouvait dans le coin, dit le colonel, subitement devenu aussi mauvais que la mer quand arrive un grain, sous la ligne. Je lui dirais ce que je ferais si je me trouvais muté ou monté en grade dans une bagnole blindée, et dans un cas pareil.

Le Barone Alvarito entra juste à ce moment dans la salle à manger. Il les cherchait et, en bon chasseur, les vit instantanément.

Il se dirigea vers leur table et baisa la main de Renata en disant : « Ciao, Renata. » Il était presque grand, magnifiquement bâti sous ses vêtements de ville, et c'était l'homme le plus timide qu'ait jamais connu le colonel. Non pas timide par ignorance, ou par gêne, ni à cause d'une tare. Mais timide, comme le sont certains animaux, le bongo, par exemple, qu'on ne voit jamais dans la jungle, et qu'on doit chasser avec des chiens.

– Mon colonel, dit-il.

Il sourit, comme seuls le font les vrais timides.

Ce n'était pas le sourire aisé de l'homme sûr de soi, ni le vif sourire en coup de couteau du gars solide et mauvais. Cela n'avait aucun rapport avec le sourire attentif et dosé du courtisan ou du politicien. C'était l'étrange, le précieux sourire qui sourd du trou profond et noir, plus profond qu'un puits, profond comme une mine ensevelie, que recèlent ces gens-là.

– Je ne reste qu'une minute. Je passais vous dire que la chasse serait bonne. Les canards descendent du nord, en masse. Et il y en a beaucoup de gros. Comme vous les aimez, dit-il en souriant de nouveau.

– Asseyez-vous, Alvarito. Je vous en prie.

– Non, dit le Barone Alvarito. Nous pourrons nous retrouver au garage à deux heures trente, si vous voulez ? Vous avez votre voiture ?

– Oui.

– Voilà qui est parfait. En partant à cette heure-là nous aurons le temps de voir les canards avant la nuit.

– Magnifique, dit le colonel.

– Eh bien, ciao, Renata. Au revoir, mon colonel. À deux heures et demie.

– Nous nous sommes connus tout enfants, dit la jeune fille. Il avait dans les trois ans de plus que moi, mais il est né très vieux.

– Oui. Je sais. C'est un de mes bons amis.

– Crois-tu que ton compatriote l'aura cherché dans le Baedeker ?

– Je n'en sais trop rien, dit le colonel. Gran Maestro, demanda-t-il, mon illustre compatriote a-t-il regardé si le Barone était dans le Baedeker ?

– À vrai dire, mon colonel, je ne l'ai pas vu ouvrir son Baedeker de tout le repas.

– Un bon point pour lui, dit le colonel. Et maintenant écoutez bien. Je crois que le Valpolicella est d'autant meilleur qu'il est plus jeune. Ce n'est pas un grand vin4, et le mettre en bouteille et lui coller de l'âge ne lui ajoute que de la lie. Vous ne trouvez pas ?

– En effet.

– Alors, que faire ?

– Mon colonel, vous savez que dans un grand hôtel le vin ne peut que coûter cher. On n'a pas de pinard5 au Ritz. Mais je propose que nous nous procurions plusieurs fiasques du bon. Vous pourrez dire que cela vient des propriétés de la Contessa Renata et que c'est un cadeau. Je vous le ferai décanter. De cette façon, nous aurons un meilleur vin et nous ferons une grosse économie. J'en parlerai au gérant si vous voulez. C'est un très brave homme.

– Expliquez-lui ça, dit le colonel. Il n'est pas homme à boire des étiquettes, lui non plus.

– D'accord. Mais, en attendant, vous pourriez aussi bien boire celui-ci. Il est très bon, vous savez.

– C'est vrai, dit le colonel. Mais ce n'est pas du Chambertin.

– Que buvions-nous autrefois ?

– N'importe quoi, dit le colonel. Mais aujourd'hui je cherche la perfection. Entendons-nous : pas l'absolu, mais la perfection dans la limite de mes moyens.

– Moi aussi, dit le Gran Maestro. Mais j'ai beau faire... Que voulez-vous pour terminer ?

– Du fromage, dit le colonel. Et toi, ma fille ?

La jeune fille était restée silencieuse et un peu absente, depuis qu'elle avait vu Alvarito. Quelque chose lui trottait par l'esprit, et c'était un esprit de qualité. Mais, momentanément, elle n'était pas avec eux.

– Du fromage, dit-elle, s'il te plaît.

– Duquel ?

– Apportez-les tous et nous verrons, dit le colonel.

Le Gran Maestro s'éloigna et le colonel dit :

– Qu'y a-t-il, fillette ?

– Rien. Jamais rien. Toujours rien.

– Alors tu ferais aussi bien de secouer ça. C'est du luxe, et le temps nous manque.

– Oui, je suis d'accord. Nous allons nous consacrer au fromage.

– Est-ce une pierre dans mon jardin ?

– Non, dit-elle sans comprendre l'expression, mais en en devinant parfaitement le sens, car c'était elle qui avait réfléchi. Mets la main droite dans ta poche.

– Bien, dit le colonel. Voilà.

Il mit la main droite dans sa poche et tâta ce qui s'y trouvait d'abord du bout des doigts, puis de l'intérieur des doigts, puis de la paume ; la paume de sa main cassée.

– Pardon, dit-elle. Et maintenant reprenons comme avant, par le bon bout. Nous allons nous consacrer avec joie au fromage.

– Parfait, dit le colonel. Je me demande quels fromages il peut bien avoir ?

– Parle-moi de la dernière guerre, dit la jeune fille. Et après nous irons en gondole dans le vent froid.

– Ce n'était pas très intéressant, dit le colonel. Pour nous, bien sûr, c'est toujours intéressant, ce genre de choses. Mais il n'y a eu que trois, ou peut-être quatre, phases qui m'aient vraiment passionné.

– Pourquoi cela ?

– Nous luttions contre un ennemi en déroute dont les moyens de communication avaient été détruits. Nous avons anéanti des tas de divisions sur le papier, mais c'étaient des divisions fantômes. Pas des vraies. Notre aviation tactique les avait supprimées avant même qu'elles soient nées. Ça n'a été vraiment difficile qu'en Normandie, à cause du terrain, et quand nous avons crevé le front pour ouvrir le passage aux blindés de Georgie Patton, et qu'il a fallu tenir la porte ouverte à deux battants.

– Comment fait-on pour ouvrir la route aux blindés ? Raconte, je t'en prie.

– D'abord, on se bat pour enlever une ville qui contrôle toutes les routes principales. Appelons-la Saint-Lô. Puis il faut dégager les routes en prenant d'autres villes et d'autres villages. L'ennemi a une ligne de résistance principale, mais il ne peut pas amener ses divisions pour contre-attaquer parce que les chasseurs-bombardiers les coincent en chemin. Ça ne t'ennuie pas ? Moi, ça m'assomme horriblement.

– Non, ça ne m'ennuie pas. C'est la première fois qu'on me parle de ces choses d'une manière compréhensible.

– Merci, dit le colonel. Tu as vraiment envie d'en savoir davantage sur cette triste science ?

– Je t'en prie, dit-elle. Je t'aime, tu sais, et je voudrais partager cela avec toi.

– C'est un métier qui ne se partage avec personne, dit le colonel. Je t'explique seulement le mécanisme. Je peux y introduire des anecdotes pour que ce soit plus intéressant, ou plausible.

– Quelques anecdotes, s'il te plaît.

– La prise de Paris, ç'a été zéro, dit le colonel. Tout juste une expérience sentimentale. Non pas une opération militaire. Nous avons tué quelques dactylos et liquidé le rideau de troupes que les Allemands avaient laissé, comme toujours, pour couvrir leur retraite. Ils avaient calculé, je pense, qu'ils n'auraient que faire de toute une sacrée bande de ronds-de-cuir, et ils les ont laissés derrière, pour tenir lieu de soldats.

– Cela n'a pas été une grande chose ?

– Les gars de Leclerc, un autre pauvre type de troisième ou quatrième ordre dont j'ai fêté la mort avec un magnum de Perrier-Jouet brut 1942, ont fait beaucoup de boucan pour essayer de donner de l'importance à la chose et parce que nous leur avions fourni de quoi tirer. Mais ça n'a pas été important.

– Tu y as pris part ?

– Oui, dit le colonel. Je crois pouvoir dire que oui, sans hésiter.

– Et cela ne t'a pas impressionné ? Après tout, c'était Paris, et ce n'est pas donné à tout le monde de prendre Paris.

– Ce sont les Français eux-mêmes qui l'avaient repris quatre jours auparavant. Mais ce que nous appelions le S.H.A.E.F. – État-Major Suprême, retiens bien ce mot, des Forces Expéditionnaires Alliées6, qui comprenait tous les politiciens militaires de l'arrière, et qui portait un écusson d'infamie représentant je ne sais quel truc en flamme, tandis que nous avions, comme insigne et porte-bonheur, un trèfle à quatre feuilles –, le S.H.A.E.F. avait un plan magistral d'encerclement de la ville. Aussi ne pouvait-on la prendre simplement. Et puis il fallait attendre l'arrivée éventuelle du général ou feld-maréchal Bernard Law Montgomery, qui ne fut même pas fichu de colmater la brèche de Falaise et s'aperçut que ça n'allait pas tout seul et ne put arriver tout à fait à temps.

– Il a dû vous manquer, dit la jeune fille.

– Oh oui, dit le colonel. Et comment.

– N'y a-t-il rien eu de vraiment noble ou joyeux ?

– Mais si, dit le colonel. Nous nous sommes battus à partir du bas Meudon, puis de la porte de Saint-Cloud, par des rues que je connaissais et que j'aimais, et nous n'avons pas eu de morts, et nous avons fait aussi peu de dégâts que possible. À l'Étoile, j'ai fait prisonnier le maître d'hôtel d'Elsa Maxwell. Ce fut une opération très compliquée. On l'avait signalé comme étant un Japonais qui tirait des toits. Un nouveau genre. On prétendait qu'il avait tué plusieurs Parisiens. Alors nous avons envoyé trois hommes sur le toit où il s'était réfugié, et c'était un boy indochinois.

– Je commence à comprendre un peu. Mais c'est décourageant.

– C'est toujours bougrement décourageant. On n'est pas censé avoir de cœur dans ce métier.

– Mais crois-tu que c'était la même chose du temps des grands capitaines ?

– Pire, j'en jurerais.

– Mais ta main, c'est honorablement que ça lui est arrivé ?

– Oui. Très honorablement. Sur une colline rocheuse à découvert.

– Je t'en prie, laisse-moi la toucher, dit-elle.

– Fais seulement attention au milieu, dit le colonel. Il y a une déchirure qui se rouvre.

– Tu devrais écrire, dit la jeune fille. Je t'assure. Pour qu'on sache tout cela.

– Non, protesta le colonel. Je n'ai pas le talent pour ça et je sais trop de choses. Le premier menteur venu écrit de façon plus convaincante que celui qui y était.

– Mais il y a d'autres soldats qui ont écrit.

– Oui. Maurice de Saxe. Frédéric le Grand. M. T'sun Su.

– Mais les soldats de nos jours.

– Tu dis facilement « nos ». Mais ça me plaît.

– Mais n'y a-t-il pas beaucoup de militaires contemporains qui ont écrit ?

– Beaucoup. Mais les as-tu jamais lus ?

– Non. J'ai surtout lu les classiques, et je lis les magazines pour les scandales. Et aussi tes lettres.

– Brûle-les, dit le colonel. Elles sont sans valeur.

– Je t'en prie. Ne sois pas méchant.

– Bien. Que pourrais-je te raconter qui ne t'ennuie pas ?

– Parle-moi du temps où tu étais général.

– Oh, ça, dit-il en faisant signe au Gran Maestro d'apporter du champagne : c'était du Rœderer brut 42, qu'il adorait.

– Quand on est général on vit dans une roulotte et votre chef d'état-major aussi, et on a du bourbon whisky quand les autres s'en passent. Vos officiers d'état-major vivent au P.C. Je t'expliquerais bien ce que c'est que les « Bureaux », mais ça t'ennuierait. Je te parlerais du 1er Bureau, 2e Bureau, etc., jusqu'à 5, et de l'autre côté il y a toujours le 6e Bureau boche. Mais ça t'ennuierait. D'autre part, on a une carte couverte de trucs en matière plastique, sur laquelle on a trois régiments composés de trois bataillons chacun. Le tout marqué au crayon de couleur. On a des limites de secteurs pour que les bataillons ne se battent pas entre eux s'ils sortent de leur secteur. Chaque bataillon comprend cinq compagnies. Toutes devraient être bonnes, mais il y en a de bonnes et d'autres qui le sont moins. On a aussi de l'artillerie divisionnaire, un bataillon de tanks et des tas de pièces de rechange. On vit selon des coordonnées.

Il se tut, pendant que le Gran Maestro versait le Rœderer brut 42.

– Du corps (il traduisait à contrecœur : cuerpo d'armata), on vous dit ce qu'il faut faire ; et c'est à vous de décider ensuite comment vous y prendre. On dicte les ordres ou, le plus souvent, on les donne par téléphone. On houspille des gens qu'on respecte pour les forcer à faire ce qu'on sait impossible, mais ce sont les ordres. Il faut aussi beaucoup penser, veiller tard et se lever tôt.

– Et tu ne veux pas écrire tout ça ? Même pour me faire plaisir ?

– Non, dit le colonel. Il y a des gars sensibles et cinglés qui ont conservé fraîches toutes les premières impressions de leur seul jour de combat, ou de leurs trois ou quatre jours même, et qui écrivent des livres. Ce sont de bons livres, mais susceptibles d'être ennuyeux quand on y était soi-même. Et puis il y a ceux qui écrivent pour se dépêcher de profiter d'une guerre qu'ils n'ont jamais faite. Ceux qui rappliquent coudes au corps pour raconter les nouvelles. Les nouvelles sont rarement exactes. Mais ils ont fait vite. Des écrivains de métier que leurs occupations ont empêchés de se battre, mais qui vous parlent de combats qu'ils ne peuvent pas comprendre, comme s'ils y avaient pris part. Je ne sais pas dans quelle catégorie de vice et de péché on peut ranger ce genre de chose. Il y a aussi ce capitaine de vaisseau, doux comme du nylon, un type pas même fichu de commander un bateau-mouche, et qui a écrit un livre sur les à-côtés du grand sport. Chacun écrit le sien, tôt ou tard. Peut-être même en aurons-nous un bon dans le tas. Mais moi je n'écris pas, fillette.

Il fit signe au Gran Maestro de remplir les verres.

– Gran Maestro, dit-il. Aimez-vous vous battre ?

– Non.

– Mais nous nous sommes battus ?

– Oui. Trop.

– Comment va la santé ?

– À merveille, à part mes ulcères et de petits troubles cardiaques.

– Mais, dit le colonel, et il sentit les battements de son cœur s'accélérer au point de suffoquer, vous ne m'aviez parlé que des ulcères.

– Eh bien, vous savez maintenant, dit le Gran Maestro, et, sans achever sa phrase, il sourit de son meilleur et de son plus clair sourire, solide comme un soleil levant.

– Combien de fois ?

Le Gran Maestro leva deux doigts comme quelqu'un qui mise sans sortir l'argent parce qu'il a du crédit, et que la confiance est sur parole.

– J'ai de l'avance sur vous, dit le colonel. Mais ne soyons pas macabres. Demandez à Donna Renata si elle veut encore de cet excellent vin.

– Tu ne m'avais pas dit que tu en avais eu d'autres, dit la jeune fille. Tu te dois de me le dire.

– Il n'y a rien eu depuis notre dernière rencontre.

– Est-ce à cause de moi qu'il se brise ? Si oui, j'irai simplement vivre avec toi, pour te soigner.

– Ce n'est jamais qu'un muscle, dit le colonel. Seulement c'est le plus essentiel de tous. Il marche aussi parfaitement qu'une Rolex Oyster à mouvement perpétuel. L'ennui c'est qu'on ne peut pas l'envoyer au représentant de chez Rolex s'il se détraque. Quand il s'arrête, on ne sait plus l'heure, voilà tout. On est mort.

– Je t'en prie, ne parle pas de ça.

– C'est toi qui l'as voulu, dit le colonel.

– Et ce grêlé avec sa tête de caricature ? Il n'a rien de pareil, lui ?

– Non, bien sûr, dit le colonel. Si c'est un écrivain médiocre, il vivra éternellement.

– Mais tu n'es pas écrivain. Comment le sais-tu ?

– Juste, dit le colonel. Grâce à Dieu. Mais j'ai lu un certain nombre de livres. On a beaucoup de temps pour lire quand on est célibataire. Pas autant que dans la marine marchande, peut-être. Mais beaucoup. Je sais distinguer un écrivain d'un autre, et je t'assure qu'un écrivain médiocre vit longtemps. Ils devraient tous toucher une indemnité de longévité.

– Si tu me racontais quelques anecdotes et que nous cessions de parler de ça, qui me chagrine profondément ?

– Je peux t'en dire des centaines. Toutes vraies.

– Une seule suffira. Puis nous finirons ce vin et nous irons en gondole.

– Tu n'auras pas froid ?

– Oh non, sûrement pas.

– Je ne sais quoi te raconter, dit le colonel. Tout ce qui touche à la guerre ennuie ceux qui ne l'ont pas faite. Sauf les fables des menteurs.

– Je voudrais que tu me parles de la prise de Paris.

– Pourquoi ? Parce que je t'ai dit que tu ressemblais à Marie-Antoinette sur sa charrette ?

– Non. Cela, c'était un compliment, et je sais que nous nous ressemblons un peu de profil. Mais je ne suis jamais montée en charrette, et je voudrais entendre parler de Paris. Quand on aime quelqu'un, et que c'est votre héros, on aime entendre parler de ce qu'il a fait et des endroits où il est allé.

– Tourne la tête, s'il te plaît, dit le colonel, et je raconterai. Gran Maestro, y a-t-il encore quelque chose à boire dans cette fichue bouteille ?

– Non, répondit le Gran Maestro.

– Alors, apportez-en une autre.

– J'en ai une toute frappée.

– Bien. Servez-la. Donc, fillette, nous nous sommes séparés de la colonne du général Leclerc à Clamart. Eux ont pris par Montrouge et la porte d'Orléans, et nous, nous avons foncé droit sur le bas Meudon, et nous nous sommes emparés du pont à la porte de Saint-Cloud. Ce n'est pas trop technique ? Cela ne t'ennuie pas ?

– Non.

– Ce serait mieux avec une carte.

– Continue.

– Nous nous sommes emparés du pont, et nous avons établi une tête de pont de l'autre côté du fleuve, et nous avons jeté à la Seine, morts ou vifs, les Allemands qui avaient défendu le pont.

Il s'interrompit.

– C'était une défense symbolique évidemment. Ils auraient dû le faire sauter. Nous avons jeté tous ces Allemands à la Seine. C'étaient presque tous des bureaucrates, je crois bien.

– Continue.

– Le lendemain matin, on est venu nous dire que les Allemands s'étaient fortifiés en divers points, qu'ils avaient de l'artillerie au mont Valérien, et que leurs tanks patrouillaient dans les rues. C'était vrai, en partie. On nous a demandé aussi de ne pas trop nous dépêcher d'entrer, car c'était le général Leclerc qui devait prendre la ville. Je me suis conformé à cette demande en entrant aussi lentement que possible.

– Comment fait-on cela ?

– Tu diffères ton attaque de deux heures, et tu bois du champagne chaque fois que t'en offrent les patriotes, les collaborateurs ou les enthousiastes.

– Mais il n'y a rien eu de magnifique ni de sublime, comme c'est dans les livres ?

– Si, bien sûr. Il y avait la ville elle-même. Les gens étaient très heureux. De vieux généraux paradaient dans leurs uniformes sentant la naphtaline. Nous aussi, nous étions très contents de ne pas avoir à nous battre.

– Vous ne vous êtes pas battus du tout ?

– Trois fois seulement. Et encore, pas sérieusement.

– C'est tout ce qu'il y a eu comme bataille pour prendre une telle ville ?

– Ma fille, nous nous sommes battus douze fois de Rambouillet jusqu'à notre entrée dans la ville. Mais il n'y en a eu que deux qui méritent le nom de combat. Toussus-le-Noble et Buc. Le reste n'était que fioriture habituelle. Je n'ai pas eu à me battre vraiment, sauf en ces deux endroits.

– Raconte-moi de vraies histoires de bataille.

– Dis-moi que tu m'aimes.

– Je t'aime, dit la jeune fille. Tu peux le faire publier dans le Gazzettino si tu veux. J'aime ton corps dur et musclé et tes yeux étranges qui me font peur quand ils deviennent méchants. J'aime ta main et toutes tes blessures.

– Je ferais mieux de chercher quelque chose à te raconter qui sorte un peu de l'ordinaire, dit le colonel. Je peux toujours commencer par te dire que je t'aime, point à la ligne.

– Pourquoi n'achèterais-tu pas de la belle verrerie ? demanda soudain la jeune fille. Nous pourrions aller ensemble à Murano.

– Je n'y connais rien en verrerie.

– Je t'apprendrais. Ce serait amusant.

– Notre existence est trop nomade pour de la belle verrerie.

– Mais quand tu prendras ta retraite et que tu viendras vivre ici.

– Nous aurons bien le temps alors.

– Je voudrais que ce soit tout de suite.

– Moi aussi, à cela près que demain je vais chasser le canard et que ce soir est ce soir.

– Je ne peux pas venir à la chasse au canard ?

– À condition qu'Alvarito t'invite.

– Je peux me faire inviter.

– J'en doute.

– Ce n'est pas poli de douter de la parole de ta fille quand elle a passé l'âge de mentir.

– Bien, bien, fillette. Je retire mon doute.

– Merci. Pour la peine, je ne viendrai pas t'embêter. Je resterai à Venise, et j'irai à la messe avec maman et tante et grand-tante, et j'irai visiter les pauvres. Je suis fille unique, alors j'ai beaucoup d'obligations.

– Je me suis toujours demandé ce que tu faisais.

– Eh bien, ce que je viens de te dire. Et je me ferai aussi laver la tête par ma femme de chambre, et faire les ongles des mains et des pieds.

– Sûrement pas, puisque c'est un dimanche que je chasse.

– Alors je ferai tout ça lundi. Dimanche, je lirai les magazines, même les scandaleux.

– Peut-être y aura-t-il des photos de Mlle Bergman. Tu tiens toujours à lui ressembler ?

– Non, plus du tout, dit la jeune fille. Je veux être moi-même, mais en mieux, beaucoup mieux, et je veux que tu m'aimes. Et aussi, dit-elle brusquement et sans détour, je veux être comme toi. Est-ce que cela m'est permis, un petit moment, ce soir ?

– Bien sûr, dit le colonel. Dans quelle ville sommes-nous, après tout ?

– À Venise, dit-elle. La meilleure des villes, je crois.

– Entièrement d'accord. Et merci de ne plus me demander des histoires de guerre.

– Oh, il faudra bien que tu me les racontes plus tard.

– Il faudra ? dit le colonel – et ses yeux étranges exprimèrent la cruauté et la résolution, aussi clairement que la gueule d'un canon de tank qui se braque sur vous par la fente de la tourelle. – Tu as bien dit il faudra, fillette ?

– Oui. Mais ce n'était pas dans ce sens. Ou, si c'était mal, je t'en demande pardon. Je voulais dire : s'il te plaît, me raconteras-tu encore des histoires de guerre plus tard ? En m'expliquant les choses que je ne comprends pas ?

– Tu peux dire il faudra, si cela te chante, fillette. Je m'en contrefous.

Il sourit, et ses yeux retrouvèrent toute leur bonté, ce qui n'en faisait pas des tas à sa connaissance. Mais il n'y pouvait plus rien maintenant, si ce n'était de montrer le plus de bonté possible à son dernier, son véritable et seul amour.

– Cela m'est égal, au fond, ma fille. Crois-moi, je te prie. Je sais ce que c'est que commander, et, à ton âge, j'y prenais un plaisir fou.

– Mais je ne veux pas commander, dit la jeune fille – et, en dépit de sa volonté de ne pas pleurer, ses yeux devinrent humides. – Je voudrais tant t'obéir.

– Je sais. Mais tu voudrais aussi commander. Il n'y a pas de mal à cela. Tous les gens comme nous en sont là.

– Merci pour le « comme nous ».

– Cela ne m'a rien coûté, dit le colonel, ma fille, ajouta-t-il.

À ce moment précis, le concierge arriva devant leur table, et dit :

– Excusez-moi, mon colonel. Il y a un homme dehors ; je crois que c'est un de vos domestiques, madame, avec un paquet très volumineux pour le colonel à ce qu'il dit. Dois-je le garder en dépôt ou le faire monter dans votre chambre ?

– Dans ma chambre, dit le colonel.

– Je t'en prie, dit la jeune fille. Est-ce que nous ne pouvons pas le regarder ici ? Nous nous moquons bien des gens, n'est-ce pas ?

– Faites-le déballer et qu'on nous l'apporte ici.

– Très bien.

– Tout à l'heure, vous pourrez le faire monter dans ma chambre, avec grand soin, et le faire emballer, solidement, pour être expédié demain à midi.

– Très bien, mon colonel.

– As-tu très envie de le voir ? demanda la jeune fille.

– Très, dit le colonel. Gran Maestro, encore un peu de ce Rœderer, s'il vous plaît, et ayez l'amabilité de disposer une chaise de façon que nous puissions contempler un portrait. Nous sommes des fervents des arts picturaux.

– Il n'y a plus de Rœderer au frais, dit le Gran Maestro. Mais si vous voulez du Perrier-Jouet.

– Apportez-le, dit le colonel, qui ajouta : S'il vous plaît. Je ne parle pas comme Georgie Patton, dit-il à la jeune fille. Je n'en ai pas besoin. Et d'ailleurs, il est mort.

– Le pauvre.

– Oui. Il a été un pauvre homme toute sa vie. Même en ayant beaucoup d'argent, et beaucoup de blindés.

– Tu as quelque chose contre les blindés ?

– Oui. Contre la plupart des gens qui sont dedans. Cela change les hommes en brutes, ce qui est le premier pas vers la lâcheté ; la vraie lâcheté, j'entends. Peut-être cela se complique-t-il d'un peu de claustrophobie.

Puis il la regarda et sourit, et il regretta de l'entraîner trop au large, où elle n'avait plus pied, comme un nageur novice qu'on ferait passer d'une plage étale, en pente douce, à une trop grande profondeur d'eau ; il chercha à la rassurer :

– Il faut me pardonner, ma fille. Je suis injuste, très souvent. Mais je dis plus de choses vraies que tu ne pourras en lire dans les Mémoires de généraux. Dès qu'un homme a une étoile, ou plus, il a autant de mal à atteindre la vérité que nos ancêtres le Saint-Graal.

– Mais tu as bien été général ?

– Ça n'a pas duré bougrement longtemps, dit le colonel. Les capitaines, par exemple – et ce fut le général qui parla –, eux savent la vérité vraie et peuvent presque tous te la dire. Sinon, tu les reclasses.

– Tu me reclasserais si je mentais ?

– Ça dépendrait de la nature du mensonge.

– Je ne dirai pas de mensonge, jamais. Je n'ai pas envie d'être reclassée. Ça a l'air horrible.

– Ça l'est, dit le colonel. Tu les envoies se faire exécuter la chose, avec onze copies différentes du motif, toutes signées de ta main.

– Tu en as reclassé beaucoup ?

– Des tas.

Le concierge entra dans la salle avec le portrait dans son grand cadre, et il avait l'air d'un bateau qui porte trop de voile.

– Avancez-nous deux chaises, dit le colonel au garçon, et mettez-les là. Veillez à ce que la toile ne touche pas les chaises. Et tenez-la pour qu'elle ne glisse pas.

Puis, s'adressant à la jeune fille :

– Il faudra que nous changions ce cadre.

– Je sais, dit-elle. Ce n'est pas moi qui l'ai choisi. Tu n'auras qu'à emporter la toile sans le cadre et nous en choisirons un bon la semaine prochaine. Maintenant, regarde-la. Pas le cadre. Regarde ce qu'elle dit, ou ne dit pas de moi.

C'était un magnifique portrait ; sans froideur ni snobisme, ni stylisation, ni modernisme. Le genre de portrait qu'on eût aimé avoir de sa bien-aimée, si le Tintoret avait été encore de ce monde, ou, à défaut de lui, Vélasquez. Cela n'avait d'ailleurs rien de la facture de l'un ou de l'autre. C'était simplement un portrait magnifiquement peint, comme cela arrive parfois de nos jours.

– C'est une merveille, dit le colonel. Adorable, vraiment.

Le concierge et le jeune serveur regardaient de biais tout en tenant le cadre. Le Gran Maestro admirait de face. L'Américain, deux tables plus loin, examinait de son œil de journaliste, se demandant de qui c'était. Les autres dîneurs ne voyaient que le dos de la toile.

– Une merveille, dit le colonel. Mais tu ne peux pas me faire pareil cadeau.

– C'est déjà fait, dit la jeune fille. Je suis sûre de n'avoir jamais eu les cheveux si longs sur les épaules.

– Mais si, probablement.

– Je peux essayer de les laisser pousser aussi longs si cela te plaît.

– Essaie, dit le colonel. Tu es ma beauté, ma grande beauté. Je vous aime énormément. Toi et ton image sur la toile.

– Dis-le aux serveurs si tu veux. Je suis sûre qu'ils n'en seront pas tellement surpris.

– Montez cette toile dans ma chambre, dit le colonel au concierge. Et grand merci de l'avoir apportée. Si le prix est juste, je l'achèterai.

– Le prix est juste, dit la jeune fille. Crois-tu que nous devrions leur demander de le déplacer avec les chaises, pour bien le montrer à ton compatriote ? Le Gran Maestro lui dirait l'adresse du peintre, et il pourrait aller voir son atelier ; il est très pittoresque.

– C'est un admirable portrait, dit le Gran Maestro. Mais mieux vaudrait le monter dans la chambre. On ne devrait jamais laisser la parole au Rœderer ou au Perrier-Jouet.

– Montez-le dans la chambre s'il vous plaît.

– Tu as dit « s'il vous plaît » sans marquer un temps d'arrêt.

– Merci, dit le colonel. Je suis terriblement ému par ce portrait, et je ne suis pas tout à fait maître de ce que je dis.

– Ne le soyons ni l'un ni l'autre.

– D'accord, dit le colonel. Le Gran Maestro, lui, est parfaitement maître de lui. Pour ne pas changer.

– Non, dit la jeune fille. Je crois qu'il n'a pas agi seulement pour cela, mais par méchanceté. Tout le monde est méchant, tu sais, d'une façon ou d'une autre, dans cette ville. Lui, je pense qu'il ne voulait pas que ce type puisse entrevoir, même en journaliste, le bonheur.

– Quoi que cela puisse être.

– C'est toi qui m'as appris cette expression et maintenant tu la réapprends de moi.

– Ainsi va la vie, dit le colonel. Ce qu'on gagne à Boston, on le perd à Chicago.

– Cette fois, je ne comprends pas du tout.

– Trop difficile à expliquer, dit le colonel. Mais non, reprit-il. Évidemment non. Expliquer, c'est mon métier. Rien n'est trop difficile à expliquer. C'est comme en football professionnel, calcio. Ce qu'on gagne à Milan, on le perd à Turin.

– Je n'aime pas spécialement le football.

– Moi non plus, dit le colonel. Surtout pas quand ça se joue entre l'Armée de terre et la Marine, et que les grosses huiles se mêlent d'en parler en termes de sport national, histoire de comprendre elles-mêmes de quoi elles parlent.

– Je crois que nous allons bien nous amuser, ce soir. Même étant donné les circonstances, quelles qu'elles soient.

– Si nous emportions cette autre bouteille, dans la gondole ?

– Oui, dit la jeune fille. Mais avec des flûtes. Je vais le dire au Gran Maestro. Prenons nos manteaux et partons.

– Bien. Le temps d'avaler un peu de cette drogue et de signer l'addition pour le G.M. et nous partons.

– Je voudrais tant que ce soit moi qui prenne cette drogue à ta place.

– Et moi, je suis bigrement content que ce soit le contraire, dit le colonel. Que faisons-nous, nous allons choisir une gondole, ou nous demandons qu'on en fasse venir une à l'embarcadère ?

– Courons le risque et demandons qu'on en appelle une à l'embarcadère. Qu'avons-nous à perdre ?

– Rien, j'imagine. Probablement rien.


1  En français dans le texte. (N.d.T.)

2  Eau-de-vie de marc. (N.d.T.)

3  En français dans le texte. (N.d.T.)

4  En français dans le texte. (N.d.T.)

5  En français dans le texte. (N.d.T.)

6 En anglais : Supreme Headquarters of the Allied ExpeditionaryForces. (N.d.T.)