Ayant franchi la porte du palace-hôtel Gritti, le colonel Cantwell se trouva dans les derniers rayons de soleil de la journée. Il y avait encore du soleil de l'autre côté de la place, mais les gondoliers aimaient mieux s'abriter du vent froid en restant le long du Gritti, que de profiter des derniers vestiges du soleil couchant, du côté de la place que balayait la bise.
Après avoir noté cela, le colonel prit à droite et longea la place jusqu'à la rue pavée qui tournait franchement à droite. À l'angle de la rue, il s'arrêta un instant pour contempler l'église de Santa Maria del Giglio.
Quelle belle construction, compacte, et pourtant prête à s'envoler, pensa-t-il. Je n'avais jamais remarqué qu'une petite église pût ressembler à un P.47. Ne pas oublier de chercher qui l'a construite, et quand. Bon Dieu, ce que j'aimerais passer ma vie à me balader dans cette ville. Toute ma vie, pensa-t-il. Laisse-moi rire. À t'étrangler de rire. À se trancher la trachée. Allons, mon garçon, se dit-il. Aucun cheval appelé « Morbide » n'a jamais gagné une course.
D'ailleurs, pensa-t-il, regardant au passage les vitrines des diverses boutiques, la charcuterie1 avec ses fromages de parmesan, ses jambons de San Daniele, ses saucisses alla cacciatore et ses bouteilles de bon scotch et de vrai Gordon's gin, la coutellerie, un magasin d'antiquités avec quelques belles pièces et de vieilles cartes et estampes, un restaurant de second ordre déguisé à grands frais en boîte chic, je ne me sens pas si mal ; et puis il arriva au premier pont en escalier sur un canal d'amenée. N'était ce bourdonnement. Je me rappelle quand ça a commencé. J'ai cru que c'était peut-être des sauterelles bibliques dans les arbres, et ça ne me disait rien d'en parler au jeune Lowry, mais je m'y suis décidé. Et il m'a répondu : Non, mon général, je n'entends pas plus de grillons que de sauterelles bibliques. La nuit est parfaitement calme à part les bruits habituels.
Puis, tandis qu'il gravissait les degrés du pont, il sentit les élancements et, en redescendant de l'autre côté, il vit deux filles ravissantes. Elles étaient belles, nu-tête, vêtues pauvrement mais avec chic ; elles parlaient très vite entre elles, et tandis qu'elles montaient de leur démarche coulée de Vénitiennes aux longues jambes, le vent balayait leurs cheveux, et le colonel se dit : Je ferais mieux de cesser de zyeuter les vitrines de cette rue et de prendre le prochain pont ; ensuite, deux places plus loin, on braque tout à droite et on continue, jusqu'à ce qu'on soit au Harry's.
C'est ce qu'il fit, avec des élancements pendant qu'il traversait le pont, mais sans ralentir, de son bon vieux pas décidé, et ne jetant qu'un bref coup d'œil aux passants qu'il croisait. L'air est plein d'oxygène, ici, pensa-t-il, en inspirant profondément le vent qui lui cingla le visage.
Un peu plus tard, il poussait la porte du Harry's Bar, et il entrait ; c'était gagné cette fois encore, il était chez lui.
Au bar, un homme de haute, très haute taille, au visage racé, ravagé, avec des yeux bleus pleins de gaieté et un long corps dégingandé de loup des prairies, dit :
– Cette vieille débauche de colonel !
– Ce gredin d'Andrea !
Ils s'étreignirent, et le colonel sentit sous sa main le tweed rugueux de l'élégant veston d'Andrea, qui devait bien entrer dans sa vingtième année.
– Vous avez bonne mine, Andrea, dit le colonel.
C'était un mensonge, et tous deux le savaient.
– Mais oui, dit Andrea, lui retournant le mensonge. Je dois dire que je ne me suis jamais senti mieux. Vous avez une mine extraordinaire, vous aussi.
– Merci, Andrea. Ce sont les costauds de bougres comme nous qui hériteront de ce monde.
– Excellente idée. Je dois dire que je ne serais pas fâché d'hériter de quelque chose un de ces jours.
– Vous manquez de cran. Il vous reviendra bien un bon mètre quatre-vingt-douze de quelque chose, tôt ou tard.
– Quatre-vingt-dix-sept, dit Andrea, sacrée peau de vache. Toujours esclave de la vie militaire2 ?
– Pas trop, pas trop, dit le colonel. Je suis venu pour chasser à San Relojo.
– Je sais. Mais ce n'est pas une heure décente pour plaisanter en espagnol. Alvarito vous cherchait. Il m'a chargé de vous dire qu'il allait revenir.
– Bon. Votre charmante femme et les enfants vont bien ?
– On ne peut mieux, et ils m'ont prié de les rappeler à votre bon souvenir si je vous voyais. Ils sont à Rome. Voici votre belle. Ou une de vos belles.
Il était si grand que son regard plongeait dans la rue, maintenant presque noire, mais c'était une fille que l'on eût reconnue même s'il avait fait encore plus noir.
– Demandez-lui de venir boire un verre avec nous, avant de l'entraîner à votre table dans le coin. Elle est adorable, n'est-ce pas ?
– Absolument.
Elle pénétra alors dans la salle, resplendissante de jeunesse et de longue et altière beauté, et de cette désinvolture que lui donnaient ses cheveux ébouriffés par le vent. Elle avait le teint pâle, presque olivâtre, un profil à briser le cœur de n'importe qui, y compris le vôtre, et sa sombre chevelure formait une masse vivante, recouvrant les épaules.
– Bonjour, ma très belle, dit le colonel.
– Oh, oh, bonjour, dit-elle. J'avais peur de vous avoir manqué. Je suis navrée d'être en retard.
Sa voix était basse et délicate, et elle s'exprimait en anglais avec circonspection.
– Ciao, Andrea, dit-elle. Comment vont Émilie et les enfants ?
– Sans doute aussi bien que tout à l'heure, à midi, quand vous m'avez posé cette même question.
– Je suis navrée, dit-elle en rougissant. Je suis si nerveuse, je tombe toujours à côté. Mais que dire ? Avez-vous passé un bon après-midi, ici ?
– Oui, dit Andrea. Avec mon plus vieil ami et plus sévère critique.
– Et qui est-ce ?
– Le scotch à l'eau.
– Je suppose que s'il a envie de me taquiner, il n'y a rien à faire, dit-elle au colonel. Mais vous ne me taquinerez pas, vous, n'est-ce pas ?
– Emmenez-le à cette sacrée table dans le coin, et racontez-lui vos histoires. Je vous ai assez vus tous les deux.
– Moi, je ne vous ai pas assez vu, lui dit le colonel. Mais c'est tout de même une bonne idée. Que diriez-vous d'aller prendre un verre à cette table, Renata ?
– Je ne demande pas mieux si Andrea n'est pas fâché.
– Je ne suis jamais fâché.
– Vous ne boirez pas quelque chose avec nous, Andrea ?
– Non, dit Andrea. Filez à votre table. J'en ai marre de la voir inoccupée.
– Au revoir, caro. Merci pour ce verre que nous n'avons pas bu.
– Ciao, Ricardo, dit Andrea, sans plus.
Il leur tourna le dos, une belle et grande longueur de dos, et regarda dans la glace qu'on place derrière les bars de façon que les types puissent se rendre compte quand ils ont trop bu, et il décida qu'il n'aimait pas ce qu'il y voyait.
– Ettore, dit-il. Mettez ces bêtises sur ma note, je vous prie.
Il sortit après s'être appliqué à attendre son vestiaire, et avoir enfilé son manteau et donné au garçon qui le lui avait apporté le pourboire qu'il fallait, plus vingt pour cent, exactement.
À la table du coin, Renata dit :
– Crois-tu que nous l'ayons blessé ?
– Non. Il t'adore, et il m'aime bien.
– Andrea est si gentil. Et toi aussi.
– Garçon, appela le colonel. Veux-tu un Martini sec, comme moi ?
– Oui, dit-elle. Je veux bien.
– Deux Martini très secs, dit le colonel. Des Montgomery. Quinze contre un.
Le garçon, qui s'était battu dans le désert, sourit et s'en alla, et le colonel se tourna vers Renata.
– Tu es charmante, dit-il. Tu es très belle aussi et adorable, et je t'aime.
– Tu dis toujours ça, et je ne sais pas ce que cela veut dire, mais j'aime bien l'entendre.
– Quel âge as-tu maintenant ?
– Bientôt dix-neuf ans, pourquoi ?
– Et tu ne sais pas ce que ça veut dire ?
– Non. Pourquoi le saurais-je ? Les Américains disent toujours ça avant de partir au loin. On dirait que c'est une obligation pour eux. Mais je t'aime beaucoup, moi aussi, quoi que cela puisse être.
– Amusons-nous, dit le colonel. Et ne pensons à rien du tout.
– Ça, j'aimerais bien. De toute façon, j'ai du mal à bien penser à cette heure de la journée.
– Ah, voici les verres, dit le colonel. Surtout, ne dis pas tchin-tchin.
– Je n'oublie pas, depuis l'autre fois. Je ne dis jamais tchin-tchin, ni à la tienne, ni cul sec.
– Nous levons simplement les verres et nous les heurtons légèrement, si tu veux.
– Je le veux, dit-elle.
Les Martini étaient glacés à souhait, c'étaient de vrais Montgomery, et, après avoir heurté légèrement leurs verres, ils sentirent la douce sensation de chaleur inonder comme une joie le haut de leur corps.
– Et qu'as-tu fait, ces temps-ci ? s'enquit le colonel.
– Rien. J'attends toujours de partir faire mes études.
– Où ?
– Dieu seul le sait. N'importe où, où je puisse apprendre l'anglais.
– Tourne la tête et lève un peu le menton, rien qu'une fois, pour moi.
– Tu te moques de moi ?
– Non. Je suis très sérieux.
Elle tourna la tête et leva le menton, sans vanité, ni coquetterie, et le colonel sentit son cœur chavirer dans sa poitrine, comme si une bête endormie avait, en se retournant au fond du terrier, délicieusement fait peur à l'autre bête qui dormait tout contre elle.
– Oh toi, dit-il. Tu n'aimerais pas qu'on te nomme Reine des Cieux ?
– Ce serait sacrilège.
– Oui, dit-il. Tu as raison, et je retire ma suggestion.
– Richard, dit-elle. Non, je ne peux pas le dire.
– Dis-le.
– Non.
Le colonel pensa : Je t'ordonne de le dire. Et elle dit :
– Je t'en prie. Ne me regarde jamais de cette façon.
– Pardon, dit le colonel. C'était involontaire ; c'est une déformation professionnelle.
– Et si nous étions mariés, par exemple, aurais-tu des déformations professionnelles à la maison ?
– Non. Je le jure. Cela ne m'est jamais arrivé. Jamais de la vie.
– Avec personne ?
– Avec personne de ton sexe.
– Je n'aime pas ces mots « ton sexe ». Ça sonne comme une déformation professionnelle.
– Ma profession, je la balance dans le Grand Canal, par cette foutue fenêtre.
– Là, dit-elle. Tu vois comme tu y retombes vite ?
– Parfait, dit-il. Je t'aime et mon métier peut aller doucement se promener.
– Laisse-moi toucher ta main, dit-elle. Ça va. Tu peux la mettre sur la table.
– Merci, dit le colonel.
– Je t'en prie, non, dit-elle. Je voulais la toucher parce que toute la semaine dernière, chaque nuit, ou presque chaque nuit, je crois, j'ai rêvé d'elle, et c'était un rêve étrange et embrouillé ; je rêvais que c'était la main de Notre-Seigneur.
– C'est très mal. Tu ne devrais pas rêver de telles choses.
– Je sais. Mais c'est cela que j'ai rêvé.
– Tu ne donnes pas dans la came, par hasard ?
– Je ne sais pas ce que tu veux dire et je t'en prie, ne te moque pas de moi quand je te raconte quelque chose de vrai. J'ai rêvé exactement ce que je te dis.
– Et que faisait-elle, cette main ?
– Rien. Ou peut-être n'est-ce pas la vérité. C'était une main tout simplement.
– Comme celle-ci ? demanda le colonel en regardant avec dégoût sa main déformée et se rappelant les deux circonstances qui en avaient fait ce qu'elle était.
– Pas « comme ». C'était elle, vraiment. Puis-je la toucher des doigts, à moins qu'elle fasse mal ? Je ferai très attention.
– Elle ne me fait pas mal. C'est à la tête, aux jambes et aux pieds que ça fait mal. Je ne crois pas qu'il y ait un brin de sensibilité dans cette main.
– Tu te trompes, Richard, dit-elle. Elle est pleine de sensibilité.
– Je n'aime pas beaucoup la regarder. Si on laissait choir ce sujet, tu ne crois pas ?
– Bien sûr. Mais elle ne revient pas dans les rêves, à toi ?
– Non. J'ai d'autres rêves.
– Oui. Je l'imagine sans peine. Mais moi, je rêve d'elle, depuis quelque temps. Bon, maintenant que je l'ai touchée en faisant attention, nous pouvons parler de choses drôles si tu veux. Qu'y a-t-il de drôle à discuter ?
– Regardons les gens et épluchons-les.
– Excellente idée, dit-elle. Mais sans méchanceté. Avec esprit seulement. De notre meilleur esprit, le tien et le mien.
– D'accord, dit le colonel. Garçon, ancora due Martini.
Il préféra ne pas demander deux Montgomery d'une voix qu'on aurait pu entendre, car à la table voisine il y avait un couple très visiblement britannique.
L'homme aurait pu s'offenser, pensa le colonel, bien que, à le voir, cela ne paraisse guère probable. Mais Dieu me garde d'être brutal. Et regarde les yeux de Renata, se dit-il. De toute sa beauté, c'est sans doute ce qu'elle a de plus beau, avec les cils les plus longs que j'aie jamais vus et dont elle n'use que pour vous regarder bien en face, sans coquetterie. Bon Dieu, quelle fille étonnante, et qu'est-ce que je fiche ici, de toute façon ? C'est du vice. C'est ton dernier, ton vrai, ton seul amour, songea-t-il, et où est le mal, là-dedans ? C'est seulement dommage. Non, pensa-t-il, c'est une sacrée veine et tu es un rude veinard.
Ils étaient assis à une petite table dans le coin de la salle, et à leur droite il y avait quatre femmes à une table plus grande. L'une d'elles était en deuil ; un deuil si théâtral que cela rappela au colonel Lady Diana Manners dans le rôle de la religieuse du Miracle de Max Reinhardt. Elle avait un visage charmant, potelé, naturellement gai, et son deuil avait l'air d'une chose incongrue.
À la même table, il y avait une autre femme, à cheveux blancs, trois fois plus blancs qu'il n'est permis, pensa le colonel. Elle aussi avait un visage agréable. Il y avait encore deux autres femmes dont les visages ne disaient rien au colonel.
– Est-ce que ce sont des lesbiennes ? demanda-t-il à la jeune fille.
– Je ne sais pas, dit-elle. Ce sont toutes des femmes très bien.
– À mon avis, ce sont des lesbiennes. Mais peut-être sont-elles simplement très amies. Ou peut-être les deux. Cela n'a aucune importance pour moi et ce n'était pas une critique.
– Tu es gentil quand tu es doux.
– Crois-tu que le mot gentleman vienne de là, un homme gentil ?
– Je ne sais pas, dit la jeune fille, et ses doigts effleurèrent très légèrement la main couturée de cicatrices, mais je t'aime quand tu es gentil.
– Je vais essayer de toute mon âme d'être gentil, dit le colonel. Et cet autre con à la table derrière elles, qui est-ce, crois-tu ?
– Tu ne restes pas gentil bien longtemps, dit la jeune fille. Demandons à Ettore.
Ils regardèrent l'homme assis à la troisième table. Il avait une drôle de tête, qui faisait penser à celle d'une fouine ou d'un furet, mais en plus gros, avec une expression de déception. Grêlée et sale, eût-on dit, comme la lune et ses monts vus dans un télescope d'amateur, ou encore, songea le colonel, comme la figure de Goebbels, un Herr Goebbels qui se serait trouvé coincé dans un avion en flammes sans espoir de sauter avant que le feu soit sur lui.
Et ce visage, qui ne cessait de lorgner, comme s'il avait cru pouvoir trouver réponse à on ne sait trop quoi en y mettant ce qu'il fallait de regards et d'interrogations, était surmonté de cheveux noirs qui semblaient sans rapport avec la race humaine. On aurait dit que l'homme avait été scalpé, puis qu'on lui avait recollé ses cheveux. Très intéressant, songea le colonel. Serait-ce un compatriote ? Oui, ce ne peut être que ça.
Un peu de bave coulait au coin de sa bouche pendant qu'il parlait, sans cesser de jeter des regards furtifs autour de lui, à la femme, vieille et pleine de santé, qui était avec lui. Elle me fait penser à ces têtes de mères passe-partout qu'on voit dans les illustrations du Ladies' Home Journal, songea le colonel. Le Ladie's Home Journal était l'un des magazines que recevait régulièrement le Club des Officiers à Trieste, et le colonel le parcourait quand il arrivait. C'est un magazine étonnant, pensa-t-il, parce qu'on y trouve réunies sexualité et boustifaille. Et ça donne faim des deux façons.
Mais qui peut être ce type, crois-tu ? Il ressemble à une caricature d'Américain dont on aurait passé la moitié au hachoir à viande, puis qu'on aurait fait bouillir légèrement, dans de l'huile. Je ne suis pas si gentil, pensa-t-il.
Ettore, avec son visage émacié, son amour de la plaisanterie et son fond d'irrespect permanent, s'approcha, et le colonel dit :
– Quel est ce personnage intéressant ?
Ettore secoua la tête.
L'homme était petit et brun avec des cheveux noirs, lustrés, qui juraient avec son étrange visage. Il avait l'air, songea le colonel, d'avoir oublié de changer de perruque en vieillissant. Quelle tête étonnante, malgré tout, songea le colonel. Il fait penser à certaines collines autour de Verdun. Je ne crois pas que ce puisse être Goebbels et qu'il ait pêché cette gueule vers la fin, quand ils jouaient tous au Götterdämmerung. Komm' Süsser Tod, pensa-t-il. Bon sang, on ne peut pas dire qu'ils ne s'en soient pas payé une fameuse tranche, de Süsser Tod, à la fin.
– Vous n'avez pas envie d'un bon sandwich à la Süsser Tod, mademoiselle Renata ?
– Je ne crois pas, dit la jeune fille. Bien que j'adore Bach et que Cipriani soit capable de nous faire ça, j'en suis sûre.
– Je ne disais pas de mal de Bach, dit le colonel.
– Je sais bien.
– Cré nom de Dieu, dit le colonel, Bach était pour ainsi dire un cobelligérant. Tout comme toi, ajouta-t-il.
– Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de dire du mal de moi.
– Ma fille, dit le colonel. Quand comprendras-tu qu'il peut m'arriver de me moquer de toi parce que je t'aime ?
– C'est fait, dit-elle. Cette fois, j'ai compris. Mais tu sais, pour que ce soit drôle, la plaisanterie ne doit pas être trop rude.
– Bon. Compris, cette fois.
– Tu penses souvent à moi pendant la semaine ?
– Tout le temps.
– Non. Dis-moi vraiment.
– Tout le temps. Vraiment.
– Crois-tu que tout le monde en soit là ?
– Je ne saurais dire, répondit le colonel. C'est une des choses que je ne saurais dire.
– J'espère que ce n'est pas ainsi pour tout le monde. Je n'avais aucune idée que cela pouvait être à ce point.
– Eh bien, maintenant tu le sais.
– Oui, dit la jeune fille. Maintenant, je le sais. Maintenant, je le sais pour de bon, et pour toujours. C'est comme cela qu'on dit ?
– Maintenant je le sais, est suffisant, dit le colonel. Ettore, ce personnage à la tête poétique et sa charmante compagne ne vivent pas au Gritti, n'est-ce pas ?
– Non, dit Ettore. Il loge à côté, mais il va quelquefois manger au Gritti.
– Bien, dit le colonel. Ce sera merveilleux de le voir si jamais je me sens déprimé. Et la créature qui est avec lui, qui est-ce ? Sa femme ? Sa mère ? Sa fille ?
– Vous m'en demandez trop, dit Ettore. On s'est un peu désintéressé de lui à Venise. Il n'a provoqué ni amour, ni haine, ni aversion, ni crainte, ni méfiance. Si vous tenez vraiment à vous renseigner sur lui, je pourrais demander à Cipriani.
– Laissons choir, dit la jeune fille. C'est comme ça que tu dis ?
– Laissons choir, dit le colonel.
– Nous avons si peu de temps, Richard. C'est plutôt une perte de temps, cet homme.
– Je le contemplais comme un dessin de Goya. Les visages aussi sont des tableaux.
– Regarde le mien, et je regarderai le tien. Je t'en prie, laisse choir cet homme. Il n'est pas venu ici pour faire du mal à personne.
– Laisse-moi regarder ton visage, mais ne regarde pas le mien.
– Non, dit-elle. Ce n'est pas juste. Le tien, je dois me le rappeler toute la semaine.
– Et moi, qu'est-ce que je fais ? lui demanda le colonel.
Ettore revint, incapable de ne pas jouer les conspirateurs, et, ayant recueilli très vite ses renseignements, en bon Vénitien, dit :
– Mon collègue qui travaille dans son hôtel dit qu'il boit trois ou quatre grands verres de whisky et après cela il écrit, énormément et d'abondance, tard dans la nuit.
– Ça doit donner des œuvres extraordinaires.
– Certainement, dit Ettore. Mais ça ne ressemble guère à la méthode de Dante.
– Dante n'était qu'un autre vieux con3, dit le colonel. Je veux dire : l'homme, pas l'écrivain.
– D'accord, dit Ettore. Je crois que vous ne trouverez personne, à part les Florentins, qui, ayant étudié sa vie, ne soit pas de votre avis.
– J'emmerde Florence et les Florentins, dit le colonel.
– C'est une manœuvre difficile, dit Ettore. Beaucoup s'y sont essayés, mais bien peu ont réussi. Pourquoi n'aimez-vous pas Florence, mon colonel ?
– Trop dur à expliquer. Mais c'était le dépôt – il dit deposito – de mon ancien régiment, quand j'étais gamin.
– Alors je comprends. J'ai aussi mes raisons de ne pas l'aimer. Vous connaissez une ville qui soit bonne ?
– Oui, dit le colonel. Celle-ci. Un bout de Milan, et Bologne. Et Bergame.
– Cipriani a préparé des stocks de vodka, au cas où les Russes débarqueraient, dit Ettore, qui aimait les plaisanteries rudes.
– Ils apporteront leur propre vodka, sans payer à la douane.
– N'empêche que je crois que Cipriani a pris des précautions.
– Alors il est bien le seul, dit le colonel. Dites-lui de ne pas accepter de chèques d'officiers subalternes sur la Banque d'Odessa, et merci pour les tuyaux sur mon compatriote. Je ne veux pas vous ennuyer davantage.
Ettore s'en alla, et la jeune fille se tourna vers le colonel, plongea son regard dans les yeux d'acier et posa ses deux mains sur la mauvaise main et dit :
– Tu as été très gentil.
– Et tu es très belle et je t'aime.
– C'est agréable à entendre, en tout cas.
– Qu'allons-nous faire pour le dîner ?
– Il va falloir que je téléphone chez moi pour demander si je peux sortir.
– Pourquoi as-tu l'air triste tout à coup ?
– J'ai l'air triste ?
– Oui.
– Mais non, je t'assure. Je suis plus heureuse que jamais. Vraiment. Crois-moi, je t'en prie, Richard. Mais que dirais-tu si tu étais une fille de dix-neuf ans amoureuse d'un homme qui en a plus de cinquante et dont tu sais qu'il va mourir ?
– Tu y vas un peu fort, dit le colonel. Mais tu es très belle quand tu dis ça.
– Je ne pleure jamais, dit la jeune fille. Jamais. Je m'en suis fait une règle. Mais je pleurerais bien maintenant.
– Ne pleure pas, dit le colonel. Je suis gentil maintenant, et au diable le reste.
– Dis-moi encore que tu m'aimes.
– Je t'aime et je t'aime et je t'aime.
– Tu feras tout ton possible pour ne pas mourir ?
– Oui.
– Qu'a dit le docteur ?
– Couci-couça.
– Pas plus mal ?
– Non, dit-il en mentant.
– Alors prenons encore un Martini, dit la jeune fille. Sais-tu que je n'avais jamais bu de Martini avant de te connaître ?
– Je sais. Mais tu t'en tires rudement bien.
– Est-ce que tu ne devrais pas prendre ton médicament ?
– Oui, dit le colonel. Je devrais.
– Je peux te le donner ?
– Oui, dit le colonel. Tu peux.
Ils restèrent assis à leur table dans le coin. Des gens sortirent, d'autres entrèrent. Le colonel avait la tête qui lui tournait un peu, c'était le médicament et il attendit que ça se passe. Cela me fait toujours ça, pensa-t-il. Et merde.
Il vit que la jeune fille l'observait, et il lui sourit. C'était un vieux sourire qui avait cinquante ans d'usage déjà, depuis la toute première fois, mais qui tenait toujours le coup, comme la fameuse carabine du grand-père. Ça doit être mon frère aîné qui l'a, pensa-t-il. Bah, c'est normal : il a toujours été meilleur tireur que toi.
– Écoute, ma fille, dit-il. Ne sois pas triste pour moi.
– Mais je ne le suis pas. Pas du tout. Je t'aime simplement.
– Ce n'est pas un métier, hein ? – il dit oficio au lieu de métier, parce qu'ils parlaient aussi l'espagnol ensemble, quand ils lâchaient le français et ne voulaient pas de l'anglais devant les autres. L'espagnol est une langue rude, pensa le colonel, plus rude qu'un épi de maïs, quelquefois. Mais on peut dire ce qu'on veut, avec, et ça tient.
– Es un oficio bastante malo, répéta-t-il, de m'aimer.
– Oui. Mais je n'en ai pas d'autre.
– Tu n'écris plus de vers ?
– C'étaient des vers de jeune fille. Comme la peinture de jeune fille. Tout le monde a du talent, à un certain âge.
À quel âge devient-on vieux dans ce pays ? songea le colonel. Les gens ne vieillissent pas à Venise, mais ils mûrissent très vite. Moi-même j'ai eu tôt fait de mûrir, en Vénétie, et je n'ai jamais été aussi vieux qu'à vingt et un ans.
– Comment va ta mère ? s'enquit-il tendrement.
– Elle va très bien. Elle ne reçoit pas et ne voit presque personne à cause de son chagrin.
– Crois-tu que ça lui déplairait que nous ayons un bébé ?
– Je ne sais pas. Elle est très intelligente, tu sais. Mais il faudrait que j'épouse quelqu'un, il me semble. Et cela ne me dit pas grand-chose, au fond.
– Nous pourrions nous marier.
– Non, dit-elle. J'y ai longtemps réfléchi et je crois qu'il ne faut pas. C'est une décision, tout comme de ne pas pleurer.
– Peut-être te trompes-tu dans tes décisions. Dieu sait que ça m'est arrivé pas mal de fois, et trop de types ont payé mes erreurs de leur vie.
– Je crois que tu dois exagérer. Cela m'étonnerait que tu aies fait beaucoup d'erreurs.
– Pas beaucoup, dit le colonel. Mais assez comme ça. Trois fois c'est énorme dans mon métier, et j'en ai fait trois.
– Je voudrais bien que tu me racontes.
– Ça t'ennuierait, dit le colonel. Ça me fait suer moi-même rien que d'y penser. Qu'est-ce que ce serait pour quelqu'un qui n'est pas dans le coup ?
– Je ne suis pas dans le coup ?
– Si. Tu es mon véritable amour. Mon dernier et seul et véritable amour.
– C'était il y a longtemps ou récemment ? les décisions.
– C'était il y a longtemps. Vers le milieu. Et récemment.
– Tu ne veux pas me raconter ? J'aimerais tant avoir ma part de ton triste métier.
– Au diable ces histoires, dit le colonel. C'est du passé et la note est réglée. Mais c'est le genre de chose qui ne peut pas se payer.
– Peux-tu me raconter et m'expliquer ?
– Non, dit le colonel.
Et cela régla la question.
– Alors, amusons-nous.
– Amusons-nous, dit le colonel. Payons-nous-en pour notre seule et unique vie.
– Il y en a peut-être d'autres.
– Je ne pense pas, dit le colonel. Tourne la tête de côté, beauté.
– Comme ceci ?
– Comme cela, dit le colonel. Comme cela, c'est parfait.
Ainsi, songea le colonel, nous voici arrivés au dernier round et je ne sais même pas à combien nous en sommes. Je n'ai aimé que trois femmes et je les ai perdues toutes les trois.
Les femmes ça se perd comme des bataillons ; par suite de fautes de jugement, d'ordres impossibles à exécuter et de conditions intolérables. Et par brutalité aussi.
J'ai perdu trois bataillons dans ma vie et trois femmes, et maintenant c'est la quatrième et la plus adorable, et où diable cela mène-t-il ?
Dites-moi un peu, mon général, et, entre parenthèses, puisque nous y sommes et que nous discutons franchement la situation sans que cela ait rien, absolument rien, d'un conseil de guerre, comme vous me l'avez si souvent souligné, mon général : GÉNÉRAL, OÙ EST VOTRE CAVALERIE ?
C'est bien ce que je pensais, se dit-il. Le commandant en chef ne sait pas où est sa cavalerie, et sa cavalerie ne sait pas très bien où elle en est, ni quelle est sa mission, et elle foutra le camp, pas dans sa totalité, mais en assez grand nombre, comme c'est la règle pour la cavalerie dans toutes les guerres : ce n'est pas pour rien qu'on lui a donné de grands chevaux.
– Beauté, dit-il. Ma très chère et bien-aimée4. Je suis affreusement ennuyeux et je m'en excuse.
– Tu ne m'ennuies jamais, et je t'aime et je voudrais seulement que nous soyons gais ce soir.
– Nous le serons, sacré nom d'un chien, dit le colonel. Vois-tu quelque chose de particulier dont nous puissions nous réjouir ?
– Nous pouvons nous réjouir de nous-mêmes, et de cette ville. Je t'ai souvent connu très gai.
– C'est vrai, convint le colonel. Cela m'est arrivé.
– Ne crois-tu pas que nous pourrions y arriver encore une fois ?
– Bien sûr. Naturellement. Pourquoi pas ?
– Tu vois ce garçon là-bas, celui qui a des cheveux ondulés naturellement, mais il les fait bouffer un peu, très adroitement, pour être plus beau ?
– Je le vois, dit le colonel.
– C'est un excellent peintre, mais ses dents de devant sont fausses, parce qu'il était vaguement pédéraste5 autrefois, et que d'autres pédérastes5 l'ont attaqué sur le Lido, une nuit de pleine lune.
– Quel âge as-tu ?
– Je vais avoir dix-neuf ans.
– D'où tiens-tu cette histoire ?
– Du gondoliere. Ce garçon est un très bon peintre, pour notre époque. Il n'y a pas de vrais bons peintres aujourd'hui. Mais avoir de fausses dents, à vingt-cinq ans, quelle horreur !
– Je t'aime et tu es mon grand amour, dit le colonel.
– Moi aussi, je t'aime et tu es mon grand amour. Quoi que cela veuille dire en américain. Je t'aime aussi en italien, contre toute ma raison, et contre tous mes vœux.
– Il faut se garder de trop demander, dit le colonel. Car on court toujours le risque de voir ses vœux exaucés.
– C'est vrai, dit-elle. Mais je voudrais bien que ce soit le cas pour ce que je souhaite en ce moment.
Ils se turent tous les deux, puis la jeune fille dit :
– Ce garçon, c'est un homme maintenant, bien sûr, et il sort avec des quantités de femmes pour cacher ce qu'il est, il a peint mon portrait un jour. Je te le donnerai, si tu veux.
– Merci, dit le colonel. Ça me ferait grand plaisir.
– C'est un portrait très romantique. J'y ai les cheveux deux fois plus longs qu'au naturel et l'air de surgir de la mer sans m'être mouillé la tête. En fait, quand on sort de la mer, on a les cheveux tout plats et raides au bout. Presque l'air d'un rat aux trois quarts mort. Mais papa l'avait payé très convenablement pour ce portrait, et, bien que ce ne soit pas vraiment moi, c'est comme tu aimes penser à moi.
– Je t'imagine aussi sortant de la mer.
– Bien sûr. Ce n'est pas beau. Mais cela te ferait peut-être plaisir d'avoir ce portrait en souvenir.
– Ton adorable mère n'y verrait pas d'objection ?
– Ça lui serait égal. Je crois même qu'elle serait ravie de s'en débarrasser. Il y a de meilleurs tableaux chez nous.
– Je vous aime beaucoup toutes les deux, toi et ta mère.
– Il faudra que je le lui dise, dit la jeune fille.
– Crois-tu que ce con vérolé soit vraiment écrivain ?
– Oui. Si Ettore le dit. Il adore la plaisanterie mais il n'est pas menteur. Richard, qu'est-ce que ça veut dire « con » ? Explique-moi pour de vrai.
– C'est un peu gros à dire. Mais je crois que ça signifie quelqu'un qui ne fait jamais bien son métier (oficio) et qui vous agace plutôt à force de présomption.
– Il faudra que j'apprenne l'usage exact de ce mot.
– Ne l'emploie pas, dit le colonel.
Puis il demanda :
– Quand me donneras-tu ce portrait ?
– Ce soir si tu veux. Je demanderai qu'on l'emballe et qu'on te l'apporte. Où l'accrocheras-tu ?
– Dans ma chambre, à la caserne.
– Et personne ne viendra faire de réflexions et dire du mal de moi ?
– Non. Ça je te le garantis, fichtre. Et puis je leur dirai que c'est le portrait de ma fille.
– Tu n'as jamais eu de fille ?
– Non. Mais j'ai toujours voulu en avoir une.
– Je peux être ta fille et n'importe quoi d'autre.
– Ce serait de l'inceste.
– Je ne crois pas que ce serait une chose si terrible dans une ville aussi vieille et qui en a tant vu.
– Écoute, ma fille.
– Bravo, dit-elle. C'était magnifique. Cela m'a fait très plaisir.
– Parfait, dit le colonel, et sa voix était un peu étranglée. À moi aussi.
– Tu vois maintenant pourquoi je t'aime, alors que je sais que ce serait plus raisonnable de ne pas t'aimer ?
– Dis-moi, ma fille. Où va-t-on dîner ?
– Où tu voudras.
– Cela te dirait de dîner au Gritti ?
– Bien sûr.
– Alors, téléphone chez toi pour demander la permission.
– Non. J'ai décidé de ne pas demander la permission, mais de faire prévenir de l'endroit où je dînerais. Pour qu'on ne s'inquiète pas.
– C'est bien vrai que tu préfères le Gritti ?
– Oui. Parce que c'est un charmant restaurant et que c'est là que tu vis et que tous les gens peuvent nous regarder, si ça les amuse.
– Depuis quand es-tu comme cela ?
– Je l'ai toujours été. Je me suis toujours moquée de ce que pensaient les gens, toujours. Pas plus que je n'ai jamais rien fait de honteux, si ce n'est de mentir quand j'étais toute petite et d'être méchante avec les gens.
– Je voudrais que nous puissions nous marier et avoir cinq fils, dit le colonel.
– Moi aussi, dit la jeune fille. Et nous les enverrions aux cinq coins du monde.
– Tu crois qu'il y a cinq coins dans le monde ?
– Je ne sais pas, dit-elle. On l'aurait cru quand je l'ai dit. Tu vois, on recommence à bien s'amuser, n'est-ce pas ?
– Oui, ma fille, dit le colonel.
– Dis-le encore. De la même façon exactement.
– Oui, ma fille
– Oh, dit-elle. Faut-il que les gens soient compliqués. Je peux prendre ta main, je t'en prie ?
– C'est une sacrée horreur et je déteste la regarder.
– Que sais-tu de ta main ?
– Affaire de point de vue, dit-il. Personnellement, je dirais que tu as tort, ma fille.
– C'est possible. Mais on a recommencé à bien s'amuser, et s'il y avait une chose qui n'allait pas, elle a disparu maintenant.
– Disparu comme le soleil levant consume et boit la brume, dans le creux d'un mauvais terrain, dit le colonel. Et c'est toi le soleil.
– Je voudrais bien être aussi la lune.
– Tu l'es, dit le colonel. Et n'importe quelle autre planète que tu voudras, et je te dirai exactement où elle se tient dans le ciel. Tu n'as qu'à dire, et je te fais constellation si tu le souhaites, par Dieu. Mais c'est un avion.
– Je serai la lune. Elle a beaucoup d'ennuis, elle aussi.
– Oui. Par périodes régulières. Mais elle est toujours pleine avant de décroître.
– Elle a l'air si triste parfois, sur le Canal, que je ne peux le supporter.
– Ça fait un bout de temps qu'elle traîne sa bosse, dit le colonel.
– Crois-tu qu'on devrait prendre un dernier Montgomery ? demanda la jeune fille, et le colonel remarqua que les Britanniques étaient partis.
Il n'avait été attentif à rien d'autre qu'à cet adorable visage. Sale habitude, qui me coûtera la peau un de ces jours, pensa-t-il. D'un autre côté, c'est une forme de concentration, j'imagine. Mais c'est bougrement imprudent.
– Oui, dit-il. Pourquoi pas ?
– Cela me fait du bien, je me sens très en forme, dit la jeune fille.
– Ça a son petit effet sur moi aussi, quand c'est préparé par Cipriani.
– Cipriani est très intelligent.
– Plus que cela. Capable.
– Un jour il possédera tout Venise.
– Pas tout à fait, protesta le colonel. Pas toi, jamais.
– Non, dit-elle. Ni lui ni personne d'autre, sauf toi, si tu me veux.
– Je te veux, fillette. Mais je ne veux pas te posséder.
– Je le sais, dit la jeune fille. Et c'est une raison de plus pour que je t'aime.
– Appelons Ettore et demandons-lui de téléphoner chez toi. Tu pourras parler du portrait.
– Tu as parfaitement raison. Si tu veux le portrait ce soir, il faut je dise au maître d'hôtel de le faire emballer et envoyer. Je demanderai aussi à parler à Maman pour lui dire où nous dînons, et, si tu le désires, je demanderai la permission.
– Non, dit le colonel. Ettore, deux Montgomery, des super, avec de petites olives à l'ail, pas les grosses, et appelez, je vous prie, la maison de Mademoiselle et prévenez-la quand vous aurez la communication. Et tout cela le plus vite possible.
– Oui, mon colonel.
– Maintenant, ma fille, reprenons l'amusement.
– Tu n'as eu qu'à parler, c'était déjà fait, dit-elle.