C'était aller un peu loin.

—Je vous ferai remarquer, dit le jeune peintre, frémissant de colère, que je suis ici.

—Je le vois bien. Est-ce que vous n'êtes pas content?

—Non.

—Eh bien!... avec moi, reprit le chenapan, il faut l'être tout de même, sinon...

Et au lieu d'achever sa phrase, il agita sa main à deux pouces du visage d'André.

Certes, le jeune peintre avait bien des raisons d'être endurant et patient; il s'était bien juré de rester calme, quoi qu'il arrivât, mais le tempérament l'emporta.

Il se dressa, et d'un maître coup de poing en pleine poitrine, il envoya le mauvais drôle rouler sous la table.

Au bruit de la chute, les joueurs de chien-vert se retournèrent.

Jusqu'alors la dispute n'avait pas distrait leur attention, ils ignoraient absolument quelles insultes odieuses avaient provoqué les voies de fait. N'ayant rien vu, ils ne pouvaient dire qui, des deux adversaires, avait tort ou raison.

Ils virent André debout, déjà en garde, blême sous son «maquillage,» l'œil flamboyant, les lèvres blanches et tremblantes.

Le chenapan se débattait sous la table, entre les chaises.

—On ne se bat pas ici, entendez-vous, cria un des joueurs du ton le plus mécontent, si vous avez une querelle, payez votre écot et allez vous arranger dans la rue.

Mais le mauvais gredin qui s'était levé, ne tint nul compte de l'injonction, et prenant son élan il se précipita sur André, la tête baissée, les mains en avant, pour le saisir à bras le corps.

D'un bond de côté, André évita l'attaque, et d'un revers du pied gauche, rudement appliqué sur le tibia de son agresseur, il l'arrêta court.

Le coup était joli, les joueurs applaudirent. Ils ne se plaignaient plus. Les émotions de la lutte valaient celles du chien-vert.

Trois fois le brigand revint à la charge, trois fois le jeune peintre le repoussa par quelque coup brillant, indiquant bien qu'à ses heures de loisir il avait étudié ce genre d'escrime populaire qui, pour porter un fort vilain nom, n'en est pas moins bien utile à l'occasion: la savate.

L'affreux drôle alors changea de tactique, il feignit de se mettre en garde à son tour, porta sept ou huit coups rapides, et à une dernière parade d'André, se glissa sous son bras, et réussit, grâce à une volte rapide, à l'empoigner au-dessus de la ceinture.

La boxe, dès lors, dégénérait en lutte à main plate, et chacun des deux adversaires parut s'épuiser en efforts pour renverser, pour «tomber» l'autre.

Les joueurs s'étaient levés et faisaient cercle. Mais aucun d'eux n'était assez compétent pour remarquer que le chenapan ménageait visiblement André. D'abord aucun de ses coups n'avait porté. Puis, lorsqu'il l'eût saisi aux reins, il se préoccupa de faire un tapage affreux, bien plus que de triompher. Il renversa successivement une table et un poêle, et enfin, reculant jusqu'à la devanture, il réussit à en briser une partie d'un coup d'épaule.

Ces éclats de bataille allèrent réveiller le maître de l'établissement qui dormait à demi dans son comptoir. Il accourut furieux, suivi d'un de ses garçons, taillé en force, et à eux deux ils n'eurent pas trop de peine à séparer les combattants.

—Maintenant, mes camarades, déclara le marchand de vins, vous allez filer et prendre l'adresse de ma maison pour n'y plus remettre les pieds. Mais avant il s'agit de régler la casse.

D'un coup d'œil il évalua les dégâts, et ajouta:

—Il y en a pour dix-sept francs. Voyons votre monnaie... et dépêchez-vous, si vous n'avez pas envie de passer vingt-quatre heures au poste.

Sur ce mot de «poste,» le chenapan s'emporta, et avec une surprenante volubilité, il se mit à accabler des plus grossières injures, non-seulement le traiteur, mais encore les clients.

Il criait si fort, avec de telles menaces et des gestes si désordonnés, tapant du poing sur les tables à les fendre, que personne n'entendit André, qui, son porte-monnaie à la main, s'égosillait à répéter qu'il avait de l'argent qu'il ne demandait pas mieux que d'indemniser le traiteur, qu'il voulait payer...

—En voilà assez!... criaient les joueurs; vous êtes trop patient, patron, envoyez donc chercher les sergents de ville.

Déjà le garçon était sorti pour les requérir; ils parurent comme par enchantement, et avant même d'avoir eu le temps de se reconnaître, André se trouva sur le boulevard, entre deux sergents de ville, à côté de son adversaire qui ricanait en l'injuriant.

—Et tâchez de marcher droit, mauvaise graine, disaient les sergents.

Résister eût été folie; le jeune peintre se résigna.

Mais tout en marchant, il cherchait à se rendre compte de cette scène étrange. Elle avait été si rapide, qu'il en était tout ébloui. Il était clair que cette brutale agression cachait un but secret qu'il ne pouvait pénétrer.

Les sergents de ville venaient de s'arrêter devant l'allée assez étroite d'une vieille maison; ils ordonnèrent à leurs prisonniers de marcher devant eux.

Ils passèrent, et André reconnut qu'on les conduisait, non au poste, mais chez le commissaire de police.

Bientôt ils pénétrèrent dans un bureau où travaillaient le secrétaire du commissaire de police et deux employés.

—Voilà la besogne faite, dirent en riant les sergents de ville, au plaisir!...

Et ils se retirèrent.

André ouvrait des yeux immenses. Il trouvait à cette arrestation quelque chose d'extraordinaire, d'anormal.

Il était destiné à d'autres surprises.

Le chenapan qui lui avait cherché dispute, dès en mettant le pied dans le bureau, avait changé de tournure et d'allure. Il jeta sur un banc sa casquette, rendit à ses cheveux leur pli naturel, et alla donner une poignée de main au secrétaire en demandant:

—Le patron est-il là?

—Oui, il cause en ce moment avec monsieur le commissaire, mais j'ai sonné pour prévenir, il sait que vous êtes là.

Satisfait de la réponse, le chenapan revint à André.

—Permettez-moi, monsieur, lui dit-il, de vous présenter mes compliments. Ah!... vous avez une solide poigne! Le premier coup de poing que vous m'avez décoché était, on peut le dire, réussi. Si je ne m'étais pas laissé tomber avant de le recevoir, j'étais écrasé. Le diable est que je n'ai pu éviter aussi heureusement le coup de pied qui était également fort joli et tout à fait de la bonne école.

Il s'arrêta. Une porte au fond de la pièce venait de s'ouvrir; une voix cria:

—Faites entrer.

André s'engagea, ou plutôt fut poussé par son adversaire de tout à l'heure, dans un étroit couloir; la porte se referma sur lui, et il se trouva dans une pièce tendue de papier et de rideaux verts, le propre cabinet du commissaire de police.

A droite, devant la fenêtre, se trouvait un bureau, et, près de ce bureau, un coude appuyé sur la tablette, était assis un homme d'un certain âge, d'apparence distinguée, portant cravate blanche et lunettes à branches d'or, le type achevé d'un chef de bureau ou d'un haut employé de ministère.

—Veuillez vous asseoir, monsieur André, dit avec une politesse exquise le personnage.

Le jeune peintre prit une chaise, sans trop savoir ce qu'il faisait, s'assit.

Rêvait-il, veillait-il? En vérité, il n'était plus sûr de rien. Il doutait de lui-même, de son intelligence, de sa raison, du témoignage même de ses sens.

—Avant tout, reprit le monsieur aux lunettes d'or, je dois vous prier de pardonner le procédé un peu... comment dirai-je? un peu cavalier que j'ai employé pour m'assurer le plaisir d'un entretien avec vous. Mais je n'avais pas le choix. Vous êtes surveillé de près et je tiens essentiellement à ce que ceux qui vous épient ne soupçonnent pas notre conférence.

—Je suis surveillé!... balbutia André.

—Mais oui... par un certain La Candèle, un drôle intelligent, ma foi!... et qui est peut-être le meilleur fileur de Paris. Cela vous étonne!...

—En effet, je pensais, je supposais...

Le monsieur à cravate blanche souriait de l'air le plus bienveillant.

—Vous supposiez, interrompit-il, que vous aviez réussi à dépister vos espions. C'est ce que j'ai compris, ce matin, en vous voyant ainsi équipé. Malheureusement, quoi que vous ayez fait, vous avez perdu votre temps, et vous deviez le perdre... On sait, n'est-il pas vrai, que vous surveillez vous-même le marquis de Croisenois?... Donc en se postant dans les environs du marquis, on était bien sûr de vous revoir...

L'objection était d'une simplicité enfantine, mais elle ne s'était pas présentée à l'esprit du jeune peintre.

—C'est pourtant vrai!... balbutia-t-il.

L'homme aux lunettes d'or semblait jouir de la confusion de son interlocuteur, et c'est avec un redoublement d'affectueuse urbanité qu'il reprit:

—Il faut d'autre part convenir, cher monsieur André, que votre travestissement laisse beaucoup à désirer. C'est, me direz-vous, le premier essai d'un homme qui n'en fait pas son état. Oh!... comme cela, parfait! Si c'est un déguisement de famille, il est sûr qu'il tromperait l'œil d'un bourgeois. Mais La Candèle n'a pu s'y laisser prendre. D'ici, je distingue le «maquillage.» Ce que j'aperçois, d'autres ont pu le voir.

Il se leva et s'approcha d'André.

—Pourquoi, poursuivit-il, pourquoi charger votre figure de toutes ces couleurs qui vous font ressembler à un Indien orné de ses peintures de guerre?... Il ne faut, pour transformer une physionomie, que deux coups de crayon gras, noir ou rouge, ici, aux sourcils, là, au dessous des ailes du nez, et là, encore, à la commissure des lèvres. Voyez plutôt...

Il joignait à la théorie la démonstration pratique. Il avait sorti de son gousset un joli porte-crayon d'argent, et à mesure qu'il parlait il corrigeait l'œuvre imparfaite du jeune peintre.

Lorsqu'il eut fini, André se dressa pour se regarder dans la glace de la cheminée, et il fut émerveillé. Il ne se reconnaissait plus. Ses sourcils rapprochés, sa bouche agrandie, son nez déformé, donnaient à son visage une odieuse expression d'impudence et de méchanceté.

—Comprenez-vous, maintenant, reprit le monsieur en cravate blanche, l'inutilité de votre tentative? La Candèle vous a reconnu. Or, je tenais à vous parler. J'ai donc envoyé Pâlot, un de mes agents, vous chercher querelle, deux sergents de ville vous ont arrêté, et vous voici sans que personne puisse se douter que nous sommes ensemble... Effacez, s'il vous plaît, mes retouches; on les remarquerait quand vous sortirez et elles éveilleraient des soupçons.

André obéit, et du coin de son mouchoir de poche, il entreprit d'enlever les traces de crayon.

Pendant qu'il frottait à s'enlever l'épiderme, son esprit s'égarait en conjectures.

Évidemment il était en présence d'un employé de la préfecture, d'un homme important sans doute. Que pouvait-il lui vouloir? Comment la police était-elle arrivée jusqu'à lui? elle avait donc vent de quelque chose.

L'homme aux lunettes d'or avait regagné son fauteuil, et il remuait sa tabatière d'un geste que lui eût envié le dernier financier de la Comédie-Française.

—Ça, fit-il, causons maintenant.

André reprit sa place d'un air contraint, il lui semblait être sur la sellette.

—Comme vous l'avez vu, reprit le monsieur, je vous connais; Jean Lantier votre patron, qui vous a recueilli il y a onze ans, le jour de votre arrivée à Paris, après votre évasion de l'hospice de Vendôme, Jean Lantier affirme qu'il répond de vous corps pour corps. Le docteur Lorilleux, son gendre, prétend ne pas connaître de caractère plus haut que le vôtre, de courage plus grand, de probité plus pure.

—Monsieur!... balbutia le jeune peintre, rougissant comme une vierge à un premier propos d'amour, monsieur, en vérité!...

—Laissez-moi finir. M. Gandelu dit à qui veut l'entendre qu'il vous confierait sa fortune sans reçu, et tous vos camarades, Vignol en tête, ont pour vous presque du respect. Voilà pour la moralité. Pour ce qui est de l'avenir, deux peintres en renom, que je ne vous nommerai pas, m'ont déclaré que vous seriez un jour un des maîtres de l'école française. En ce moment, la peinture et vos travaux d'ornement doivent vous rapporter une quinzaine de francs par jour. Suis-je exactement informé?

—Oui, murmura André, abasourdi, oui, en effet!...

Le monsieur souriait.

—Malheureusement, poursuivit-il, mes renseignements précis et certains, se bornent à cela. Les moyens d'investigation de la police sont, hélas! fort limités. Pour qu'elle s'occupe d'une œuvre, il faut qu'elle l'ait vue ou qu'on la lui dénonce. La police ne peut agir que sur des faits et non sur des intentions. Tant que la volonté ne s'est pas manifestée par un acte, elle est impuissante. Et il en sera ainsi, tant qu'un policier n'aura pas trouvé le moyen de soulever la partie supérieure du crâne, comme le couvercle d'une boîte, pour voir ce qu'il y a dedans. Ainsi, moi, j'ai ouï parler de vous il y a quarante-huit heures pour la première fois, et j'ai votre biographie en poche. On a pu me rapporter que vous vous êtes promené avant-hier avec M. Gandelu fils, que vous êtes monté en voiture avec M. de Breulh-Faverlay, que La Candèle était derrière votre voiture... ce sont des faits. Mais...

Il s'interrompit, dardant sur André un regard aussi obstiné que s'il eût espéré le magnétiser.

Et avec une lenteur calculée, il ajouta:

—Mais on n'a pas pu me dire pourquoi vous suiviez le sieur Verminet, pourquoi vous avez monté la garde devant la maison du placeur Mascarot, pourquoi enfin vous vous déguisez en mauvais garçon pour épier les faits et gestes de l'honorable marquis de Croisenois... C'est que l'intention nous échappe, c'est que le vouloir est hors de notre atteinte.

Pendant deux minutes au moins, il laissa André poser ses paroles et en tirer les conséquences, puis il reprit:

—Seulement, j'ai compté sur vous pour m'apprendre quel but vous poursuivez par des moyens si éloignés de votre loyal caractère.

André s'agitait sur sa chaise, obsédé par ce regard persistant, qui remuait, pour ainsi dire, la vérité en lui, et l'attirait presque irrésistiblement à ses lèvres.

—Je ne puis, monsieur, balbutia-t-il, je ne puis...

—Ah!...

—C'est un secret, monsieur...

—Bien entendu.

—Un secret... qui ne m'appartient pas, et si je vous le révélais, si je vous le laissais seulement soupçonner, je commettrais une action indigne.

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres de l'homme aux lunettes d'or.

—J'ai mon costume de commissionnaire.
—J'ai mon costume de commissionnaire.

—Vous ne voulez rien me confier, reprit-il... je parlerai donc. Je vous ai dit mes renseignements positifs; j'ai aussi des présomptions. Oui, je crois con

naître à peu près la vérité et vous allez voir par quelle série de raisonnements et de déductions j'y suis arrivé. Pourquoi épiez-vous le sieur de Croisenois? Parce que vous lui en voulez. Pourquoi? Serait-ce parce qu'il fonde la Société des Mines de Tifila? Non. C'est donc parce qu'il doit épouser une riche héritière, Mlle de Mussidan? Bon!... voici que vous rougissez déjà! vous n'êtes pourtant pas au bout.

En vérité, André était cramoisi.

—Nous disons donc, reprit le monsieur à cravate blanche, que vous voulez empêcher ce mariage. A quel propos?... Aimeriez-vous par hasard Mlle de Mussidan, seriez-vous certain qu'elle vous aime? Oui. Voilà déjà une raison, mais elle n'explique ni ne justifie votre travestissement. Il y a donc autre chose. Quoi? est-ce que Mlle de Mussidan ne devait pas épouser autrefois M. de Breulh-Faverlay? On me l'a affirmé. Le comte et la comtesse de Mussidan préfèrent donc à un des hommes les plus remarquables de Paris, un méchant petit marquis ruiné? Ce n'est pas possible. Il est clair qu'ils n'accordent leur fille à Croisenois qu'à leur corps défendant, qu'ils le méprisent et qu'ils le haïssent. Voilà donc un homme qui entre dans une famille et malgré cette famille et malgré la fille. Qu'est-ce que cela signifie? N'y aurait-il pas dans la vie du comte et de la comtesse quelque secret terrible que le Croisenois a surpris et dont il se fait une arme?...

—C'est faux, monsieur!... s'écria André, absolument faux!

L'homme aux lunettes haussa les épaules.

—Bon! fit-il tranquillement, si vous criez: C'est faux avec tant d'énergie, c'est que vous savez bien que je ne me trompe pas. Je n'ai plus besoin de preuves. Hier, M. de Mussidan est allé vous rendre visite, et mon agent m'a dit que sa figure rayonnait quand il est sorti de chez vous. Parbleu!... vous lui avez promis de le débarrasser de Croisenois sans éventer le secret, et en échange il vous a promis sa fille. Voilà qui explique cette casquette, cette blouse et votre «maquillage.» Dites-moi donc encore que je me trompe.

Le jeune peintre ne savait pas mentir, il n'osa répondre.

—Et ce secret, continua le monsieur, le connaissez-vous? M. de Mussidan vous l'a-t-il confié?... Moi, je l'ignore. Pourtant, si je voulais me donner la peine de chercher, si je cherchais bien... Tenez, on croit la police oublieuse, n'est-ce pas?... Eh bien!... on se trompe. Il n'est pas d'institution qui ait une si cruelle mémoire. Tant qu'une affaire n'est pas tirée au clair, comme disait mon maître, le père Tabaret, la police inquiète ne dort que d'un œil. Je sais tel crime oublié, dont trois générations de policiers se sont légué la recherche comme un mot d'ordre... Par exemple, avez-vous ouï dire que notre Croisenois avait un frère nommé Georges, bien plus âgé que lui?... Ce Georges, un beau soir a disparu de la façon la plus mystérieuse. Qu'est-il devenu? Ce Georges en son temps, il y a de cela vingt-trois ans, était des amis de Mme de Mussidan. La disparition d'autrefois n'expliquerait-elle pas le mariage d'aujourd'hui?...

Le jeune peintre se dressa frémissant.

—Qui donc êtes-vous, monsieur? dit-il. Je veux savoir à qui je parle.

Le monsieur aux lunettes sourit et répondit:

—Je suis M. Lecoq.

Au nom du célèbre policier, André recula tout effaré, doutant presque.

—Monsieur Lecoq!... balbutia-t-il, monsieur Lecoq!...

L'homme le plus fort a ses faiblesses. L'amour propre du célèbre policier fut délicatement chatouillé lorsqu'il vit quelle impression produisait son nom seul.

—Oui, M. Lecoq, répondit-il. Et maintenant que vous me connaissez, cher monsieur André, puis-je espérer que vous serez plus raisonnable? J'en sais long, je viens de vous le prouver...

En effet, il en savait long, plus long que le jeune peintre, à certains égards.

M. de Mussidan n'avait pas confié tout son secret au jeune peintre, mais il lui en avait dit précisément assez pour qu'il pût reconnaître combien peu l'homme de la rue de Jérusalem était éloigné de la vérité.

—Nous pouvons encore nous entendre, reprit M. Lecoq, et ce sera bien le diable si ma franchise ne provoque pas la vôtre. J'ai besoin de vous, je puis vous servir: tâchons de nous être mutuellement agréables et utiles...

Sachez d'abord, que le hasard seul m'a conduit jusqu'à vous. Je chassais, vous avez traversé ma voie. Je vous ai vu si exactement épié par les gens que je surveille, que je me suis dit aussitôt: Celui-ci est un des personnages importants de l'intrigue. Je vous ai fait suivre, et voici plusieurs jours que vous marchez entre mes espions et ceux des autres. Et aujourd'hui, tout bien considéré, je reconnais que je ne me suis pas trompé. C'est bien vous qui me fournirez le dénouement que je cherche.

—Moi, monsieur!...

—Oui, vous, André, artiste peintre, ornemaniste... en attendant mieux.

En attendant quoi?

André n'osa pas relever la réticence calculée du policier.

—Depuis plusieurs années, reprit M. Lecoq, j'ai acquis cette certitude, qu'une sorte de société de chantage a été organisée à Paris, par des gens habiles, ma foi!... pour exploiter des secrets ignoblement surpris. Les coquins ne s'occupent ni des crimes ni même des délits, et c'est là leur force. Il s'attachent de préférence à toutes ces turpitudes privées qui échappent à l'action de la loi. Les infamies de détail, les ignominies de famille, les passions ridicules ou honteuses, les actions avilissantes, les imprudences, sont pour eux autant de fermes en Brie. Ces gens-là ont mis l'adultère en coupe réglée, et il en retirent cent mille francs par an.

—Ah! murmura André, je soupçonnais quelque chose comme cela.

—Naturellement, une fois sûr du fait, je me suis dit: Voici des gredins que je pincerai. C'était plus aisé à dire qu'à exécuter. Le chantage, voyez-vous, a ceci de particulier que ceux qui le pratiquent sont à peu près assurés de l'impunité. Qu'on vous prenne cent sous dans votre poche, vous crierez: au voleur! Mais si on vient vous demander mille francs en vous menaçant de divulguer un fait qui peut vous couvrir de ridicule ou de honte, vous paierez et ne soufflerez mot. Vingt fois je me suis présenté chez des pigeons qu'on venait faire chanter; ils saignaient encore des plumes arrachées, et cependant, jamais un seul n'a consenti à me fournir des armes contre les misérables. Je leur disais: fiez-vous à moi, la police est discrète, votre secret sera respecté, je vous le jure... Ah!... ouitche!... pas un n'a voulu croire à ma bonne foi. Imbéciles!

Il semblait indigné contre tous ces gens qui avaient douté de sa parole, et si comique était son exaspération, qu'André ne put s'empêcher de sourire.

—Bientôt, poursuivit-il, je reconnus l'inanité de mes tentatives, l'impossibilité d'arriver aux coquins par leurs victimes. Je me promis alors d'arriver à leurs victimes par eux. Ah! il m'a fallu de la patience. Voilà trois ans que je guette une occasion. Depuis dix-huit-mois un de mes agents est domestique chez M. de Croisenois. Les brigands! je suis sûr qu'à l'heure qu'il est, ils coûtent au moins dix mille francs à la «maison!...»

La «maison,» le jeune peintre le comprit, ne pouvait être que ce vaste édifice qui a son entrée rue de Jérusalem.

—Oui, dix mille francs, disait M. Lecoq, et je n'évalue pas tout le mauvais sang que je me suis fait. Je dois au seul Mascarot plus d'une douzaine de cheveux blancs. C'est que je croyais au Tantaine, oui, et au Martin-Rigal aussi. L'idée d'une porte de communication entre la maison du banquier de la rue Montmartre et celle du placeur de la rue Montorgueil ne m'était pas venue. Ah!... il est fort le malin!...

Très fort, en effet, mais moins cependant que celui qui l'avait pénétré. Voilà ce que disait clairement le sourire du célèbre policier.

—Mais cette fois, continua-t-il, en s'animant peu à peu, cette fois les gaillards vont trop loin, et je les tiens. Eh! eh!... fonder une société industrielle pour draguer d'un coup de filet la monnaie de toutes les dupes, l'idée est jolie. Mais, halte-là, je veille, les coquins sont perdus. Car je les connais tous, à cette heure, depuis leur chef, Mascarot, Rigal ou Tantaine, comme il vous plaira de l'appeler, jusqu'à Toto-Chupin, le plus intime de leurs agents, jusqu'à Paul, le docile instrument de leurs volontés. Nous pincerons toute la bande, le docteur Hortebize et Verminet, et le marquis de Croisenois, et Beaumarchef. Peut-être aurons-nous aussi Van Klopen; Catenac, lui, ne nous échappera pas. Il voyage pour le moment en province, du côté de Vendôme, avec M. le duc de Champdoce et un certain Perpignan, un drôle mûr pour la potence... mais qu'importe!... Il traîne à ses trousses deux de mes anges gardiens qui me donnent heure par heure de ses nouvelles. Ma souricière est tendue et amorcée... Ils y viendront tous.

Le jeune peintre écoutait de toutes les forces de son attention, et se sentait pris de vertige.

Les adversaires qu'il avait à combattre prenaient, tout à coup à ses yeux des proportions inouïes, et il se sentait comme perdu au milieu du lacis d'intrigues qu'il entrevoyait.

—Et maintenant, reprit M. Lecoq, hésiterez-vous encore, monsieur André, à me confier ce que vous savez si je vous promets, sur l'honneur, de respecter, quoi qu'il arrive, vos confidences?

André n'en était plus a hésiter.

Comme tous ceux qui approchent le célèbre policier, il subissait son étrange influence.

Que cacher d'ailleurs à cet homme, pour qui ce semblait être un jeu de pénétrer et de déjouer les plus ténébreuses intrigues? Ce qu'on lui tairait aujourd'hui ne le saurait-il par demain? Le plus sage était encore de se concilier ses bonnes grâces.

—Je suis à vos ordres, monsieur, prononça le jeune peintre.

Et brièvement, avec une rare précision et la plus exacte franchise, il dit son histoire et tout ce qu'il savait.

Lorsqu'il eut terminé M. Lecoq se leva.

—Maintenant, s'écria-t-il, j'y vois clair tout à fait, et je m'explique l'ensemble des manœuvres de nos gaillards. Ah!... ils voudraient forcer M. Gandelu fils à partir avec Rose... Parbleu!... nous verrons bien.

Son œil brillait sous ses lunettes d'or; il venait d'arrêter son plan de bataille.

—De ce moment, monsieur, poursuivit-il, dormez en paix. Avant un mois, Mlle de Mussidan sera votre femme, je vous le promets. Et quand Lecoq promet, c'est qu'il peut tenir. Je réponds de tout!

Il s'interrompit, réfléchit un moment, et plus lentement ajouta:

—Oui, je réponds de tout, monsieur, excepté pourtant de votre vie. Tant d'immenses intérêts se concentrent sur votre tête, qu'on tentera l'impossible pour se défaire de vous. Je vous dis cela parce que j'estime votre énergie. Au nom du ciel, soyez prudent; défiez-vous de tout, ne vous oubliez pas une minute... Ne mangez pas deux fois de suite dans le même restaurant; rejetez tous les mets qui auraient une saveur étrange; fuyez les groupes dans la rue; redoutez les voitures; ne vous penchez pas à une fenêtre sans vous assurer que l'appui est solide... En un mot, craignez tout, soupçonnez tout...

Après s'être confondu en remerciements, le jeune peintre s'apprêtait à se retirer; l'homme de la préfecture le retint d'un geste.

—Encore un mot, dit-il. N'auriez-vous pas, par hasard, à l'épaule, tenez, ici, une blessure, un bobo, une cicatrice, un signe?...

—J'y ai, monsieur, la cicatrice ancienne d'une grave brûlure.

M. Lecoq ne prit pas la peine de dissimuler une grimace de satisfaction.

—Allons! allons! fit-il, j'avais décidément deviné. Tout va bien.

Et poussant doucement le jeune peintre hors du cabinet, il le salua de cet adieu si souvent adressé par B. Mascarot à son protégé Paul:

—Au revoir, monsieur le duc de Champdoce!...

XXXIII

André se retourna vivement, mais déjà la porte s'était refermée et la clé grinçait dans la serrure.

Il se trouvait dans la première salle, et le secrétaire du commissaire de police, les deux employés et son antagoniste du matin le regardaient en souriant, mais sans malveillance.

Il n'avait plus qu'à se retirer; il sortit après avoir balbutié quelques mots inintelligibles.

L'adieu de M. Lecoq l'intriguait outre mesure.

Pourquoi ces mots: Au revoir, monsieur le duc de Champdoce! Était-ce une plaisanterie? Que signifiait-elle alors? où en était le sel?

Certes André était un esprit positif, il l'avait prouvé, incapable de se reparaître de chimères; mais André était un enfant trouvé.

Est-il un seul de ces infortunés qui ne connaissent ni père ni mère, qui n'ait parfois rêvé de hautes destinées, qui ne se soit jamais dit que peut-être il avait été repoussé par une famille illustre qui le rechercherait un jour!...—On cite des exemples si surprenants, si merveilleux!...

—Quel enfant je suis!... murmura-t-il. La joie me trouble-t-elle donc la cervelle!...

Mais il avait désormais un rude auxiliaire, un protecteur qui s'intéressait à lui, plus qu'il ne pouvait le supposer.

Immédiatement après la sortie du jeune peintre, M. Lecoq avait rouvert la porte du cabinet et appelé son agent.

—Pâlot!...

Pâlot s'était levé et était accouru avec cette précipitation qui est plus que de l'obéissance, qui décèle le dévouement absolu du subordonné pour un supérieur qu'il révère et qu'il aime.

—Mon brave, lui dit le policier célèbre, tu as vu ce garçon qui sort d'ici?...

—Oui, patron.

—Eh bien!... c'est un digne jeune homme, qui a du cœur et de l'énergie, de l'honneur et de la probité jusqu'au bout des ongles. Enfin je l'estime, moi qui a bien des raisons de ne pas aimer grand monde. C'est un homme, et il est mon ami.

Au geste de l'agent, il fut aisé de voir que désormais le jeune peintre devenait pour lui un être sacré.

—Tu vas le «filer,» poursuivit M. Lecoq, et de très près, car il s'agit non de l'observer mais de le défendre. La bande Mascarot en veut à sa peau, j'en mettrais la main au feu, et je ne veux pas qu'on me le tue. Tu es le meilleur de mes aides et le plus fidèle..., je te le confie. Il est prévenu, mais il manque d'expérience; à toi de voir les dangers qu'il n'apercevrait pas. Si on lui cherchait une affaire, jette-toi dans la bagarre, et tâche de faire pincer tout le monde sans laisser soupçonner qui tu es. Si pour détourner quelque péril, il te faut lui parler, parle-lui; mais à la dernière extrémité seulement. Murmure à son oreille le nom de ma domestique, Janouille, et il comprendra que tu viens de ma part, il est averti. Enfin, tu me réponds de lui sur ta tête...

Il se recueillit, cherchant s'il n'oubliait rien, et jugeant ses instructions complètes, il reprit:

—Mais il ne faut pas surtout que les espions de la bande puissent reconnaître en toi l'homme de la dispute. Ils devineraient tout. Comment es-tu vêtu sous ta blouse?...

—Patron, j'ai mon costume de commissionnaire.

—Très bien!... Arrange-toi, et fais soigneusement ta tête.

Le Pâlot, aussitôt, alla se placer devant la glace, et, tirant de sa poche une petite trousse, il en sortit une barbe rousse et une perruque de même couleur, dont il s'affubla avec une dextérité rapide que donne seule l'habitude.

Au bout de vingt minutes, ayant terminé, il vint se placer devant le «patron», qui s'était mis à écrire, en disant:

—Suis-je bien comme cela?

Le célèbre policier l'examina avec l'attention méticuleuse d'un sous-officier qui passe en revue ses soldats pour la parade, et hocha la tête en signe d'approbation.

—Pas mal!... répondit-il d'un ton paternel, pas mal du tout.

Le fait est qu'il réalisait dans toute sa pureté primitive, le type du commissionnaire. Sur sa mine seule, un Auvergnat devait lui tendre la main et lui demander en patois des nouvelles du pays.

—Et maintenant, patron, demanda-t-il, où trouverai-je l'enfant?

—Dans les environs de chez Mascarot, car je lui ai bien recommandé de ne pas abandonner son rôle d'espion sans mes ordres. Allons, cours!...

Le Pâlot parti comme un trait, et en effet, arrivé rue Montmartre, à la hauteur de la rue des Jeûneurs, il aperçut celui qu'il était chargé de protéger.

André allait lentement, le long du trottoir, songeant aux recommandations de M. Lecoq et à la nécessité de paraître toujours surveiller ses adversaires lorsqu'un jeune homme, qui allait dans le même sens que lui, et qui avait un bras en écharpe, le dépassa.

En ce jeune homme, André crut reconnaître Paul. Sûr de n'être pas reconnu, il le devança à son tour... C'était bien l'amant regretté de Zora-Rose.

Cette rencontre arracha brusquement le jeune peintre à ses réflexions. Pourquoi avait-il le bras en écharpe?... Telle est la première question qui se présenta à son esprit.

Par un phénomène fréquent, lorsque la pensée est concentrée sur un fait unique, il eut l'intuition de la vérité, il la vit rapidement, comme à la lueur d'un éclair.

—Au moins, pensa-t-il, je saurai où il va.

Il le suivit, et le vit entrer dans la maison de Martin-Rigal.

Deux femmes causaient sur la porte, lorsque Paul passa, et André entendit parfaitement l'une d'elles dire:

—Voilà le prétendu de Mlle Flavie-Rigal, la fille du banquier.

Ainsi Paul allait épouser la fille du chef de l'odieuse association. M. Lecoq connaissait-il ce détail? oui, sans doute. Cependant André se promit de lui écrire, car le célèbre policier lui avait donné son adresse. Il demeurait dans cette même rue Montmartre, à deux pas de la maison Martin-Rigal.

Mais les heures volaient, et les préoccupations d'André ne l'empêchèrent pas de penser qu'il n'avait que le temps de courir aux Champs-Élysées, à la bâtisse de M. Gandelu, s'il voulait trouver encore Vignol, cet ami auquel il comptait demander l'hospitalité.

André fut lancé dans l'espace.
André fut lancé dans l'espace.

Il se hâta si bien qu'il faisait grand jour encore, et que pas un ouvrier n'était parti quand il arriva.

Ses camarades n'avaient pas les yeux de lynx des agents de B. Mascarot, et pas un ne le reconnut lorsqu'il demanda M. Vignol.

—Il est là haut, lui répondit-on, au fronton, prenez l'escalier à gauche...

Ce fronton était l'œuvre importante de la partie sculpturale de la bâtisse, et c'est devant lui qu'était établie la petite cabane.

Vignol y travaillait seul, lorsque André s'y présenta, et il poussa de grandes exclamations, quand son ami se nomma. Il ne retrouvait plus son vieux camarade, sous cet ignoble accoutrement.

Comme de juste, Vignol demanda des explications.

—Bast!... une affaire de cœur, répondit insoucieusement le jeune peintre.

—Et c'est pour arriver au cœur de ta belle que tu te déguises ainsi?...

—Tais-toi. Je t'expliquerai tout, répondit André; pour le moment, je viens te demander si tu peux me loger...

Il s'interrompit brusquement, prêtant l'oreille. Il était devenu affreusement pâle. Il lui semblait avoir entendu un cri terrible, puis son nom et celui de Mlle de Mussidan...

Il ne s'était pas trompé. La même voix, une voix de femme, déchirante, répéta:

—André!... c'est moi, c'est Sabine... Au secours!...

Prompt comme l'éclair, le jeune peintre se précipita à la fenêtre de la loge, l'ouvrit, et se pencha violemment.

Hélas!... Toto-Chupin, le misérable, avait gagné le billet de mille francs du doux père Tantaine.

L'appui céda avec un craquement sinistre. Et André fut lancé dans l'espace.

La petite cabane était fixée à vingt mètres au moins du pavé; la chute devait être effroyable.

Elle fut d'autant plus affreuse qu'il s'écoula bien deux secondes entre l'instant où le malheureux André fut précipité et celui où son corps mutilé et sanglant vint s'écraser contre le sol.

Deux secondes... deux siècles d'épouvantable agonie... l'éternité.

C'est à dire qu'il eut la conscience nette et entière de l'horrible guet-apens. Il comprit, il put apprécier le coup qui le frappait en pleine vie, en plein bonheur.

Il se sentit tomber, il mesura la chute, il vit, en bas, la mort inévitable.

Et pendant deux secondes, un monde de pensées traversa son cerveau.

Tout son passé, depuis le moment où il s'était enfui de l'hospice lui apparut d'un seul coup.

Et dans l'avenir, suprême et intolérable douleur, il lui sembla entrevoir Sabine au bras du marquis de Croisenois.

A Sabine fut sa dernière pensée. Lui mort qui la défendrait...

Mascarot, le misérable, triomphait!...

Dans les Champs-Élysées, trois cents personnes au moins assistèrent au terrible spectacle.

Au cri désespéré de Vignol, tous les promeneurs s'étaient arrêtés, et glacés d'horreur, la poitrine haletante, ils regardaient... Ils ne perdaient aucun détail.

Précipité la tête la première, André était allé donner contre une de ces traverses qui assujettissent les grands mâts des échafaudages.

D'en bas on vit très distinctement ses bras battre l'air désespérément, et ses mains qui se crispaient dans le vide, s'ouvrir et se refermer.

Il s'efforçait de se retenir, de se rattraper à quelque chose, au mât, à l'angle d'une planche, à quelque bout de cordage...

Il se fut raccroché à une barre de fer rouge.

Mais il ne saisit rien, et fut rejeté cinq mètres plus bas, contre les pierres d'une fenêtre qui faisaient saillie, et qu'il heurta des reins...

De là, il rebondit sur une seconde traverse d'abord, puis sur le plancher du premier étage de l'échafaudage...

Les planches élastiques plièrent sous le poids de son corps, et faisant tremplin, le lancèrent au loin, dans la contre allée, non sur le bitume, mais sur la partie sablée.

Alors seulement, la foule oppressée laissa échapper une immense clameur, et un cercle compacte se forma autour du malheureux qui gisait à terre, inanimé, baigné de sang.

Mais déjà tous les ouvriers de la bâtisse accouraient à la suite de Vignol, qui, à demi fou de douleur, avait cependant réussi à leur faire comprendre que cet individu de mauvaise mine n'était autre que leur camarade, André.

A grand'peine ils écartèrent les curieux, qui, avides d'une affreuse émotion, se pressaient et s'étouffaient pour voir de plus près comment agonise un infortuné, après une chute de plus de cent pieds, et pour contempler la dernière convulsion de son agonie.

Hélas!... le pauvre André ne donnait plus aucun signe de vie.

Son visage horriblement contusionné, avait la pâleur et l'immobilité du marbre; ses yeux étaient clos, ses membres absolument inertes.

Un flot de sang s'échappa de sa bouche, quand Vignol, plus livide que lui, et tremblant comme la feuille, lui souleva la tête qu'il appuya sur son genou.

—Oh!... il est bien mort, disaient les badauds, il n'en reviendra pas.

Les sculpteurs n'écoutaient pas; ils délibéraient entre eux sur la parti qu'ils devaient prendre.

—Il faut le porter à l'hospice Beaujon, déclara enfin Vignol, qui commençait à reprendre son sang-froid, nous en sommes à deux pas.

Un brave homme avait couru donner l'alarme au poste le plus voisin, et les sergents de ville arrivaient suivis d'une de ces lugubres civières recouvertes de rideaux de coutil, comme on en rencontre que trop souvent dans les rues de Paris.

Les sculpteurs y déposèrent leur camarade, deux d'entre eux demandèrent à prendre les brancards, et tous traversèrent la chaussée pour gagner l'hospice Beaujon par la rue de l'Oratoire.

Moins préoccupée, la foule eût remarqué un incident qui l'eût bien vivement intriguée.

Au moment où André tombait, un commissionnaire s'était élancé sur une jeune femme qui passait. C'était une de ces malheureuses qui balayent à la journée, de leurs robes traînantes, le bitume des contre-allées des Champs-Élysées.

C'était elle qui avait crié.

A la vue de cet homme se jetant sur elle comme un furieux, elle essaya de fuir, de se débattre, mais il lui prit le bras, et le serra à le briser en disant:

—Ah!... tais-toi, et ne bouge pas... sinon!...

Sa voix, son geste, ses regards étaient si menaçants que la créature, saisie de terreur, demeura immobile et se tut.

—Pourquoi as-tu appelé? demanda le commissionnaire.

—Je ne sais pas.

—Tu mens.

—Non, je vous le jure. Un monsieur s'est approché de moi, tout à l'heure, et m'a dit: «Si vous voulez, madame, crier deux fois, à une demi-minute d'intervalle: André, c'est moi, Sabine, au secours!... je vous donnerai deux louis.» Naturellement, j'ai accepté. Il m'a remis quarante francs et j'ai fait ce qu'il voulait.

—Et comment était-il ce monsieur?

—C'était un grand vieux, très sale, avec des lunettes vertes, je ne l'avais jamais tant vu.

Le commissionnaire se recueillit un moment.

—Eh bien!... misérable, dit-il enfin, les cris que tu viens de pousser ont peut-être causé la mort d'un homme, la mort de ce pauvre garçon qui vient de tomber du haut de cette maison...

—Ah!... fallait pas qu'il y aille!...

Cette stupide indifférence exaspéra tellement le commissionnaire, que sans un mot de plus il traîna la jeune femme jusqu'à un sergent de ville qui courait vers le rassemblement et qu'il la lui remit.

—Conduisez-la au poste, lui avait-il dit, après s'être fait reconnaître, et ouvrez l'œil, c'est un témoin important pour la cour d'assises.

C'est que ce commissionnaire n'était autre que le fidèle agent de M. Lecoq.

—Certainement, se disait-il, cette fille dit vrai, elle ne savait ce qu'elle faisait, et c'est Tantaine qui lui a donné deux louis. Nous le pincerons, le brigand, et son compte est bon... Malheureusement tout son sang répandu par le bourreau ne rendra pas la vie à cet honnête jeune homme.

Mais avant de réfléchir, Pâlot avait à agir, à rassembler les éléments de son rapport.

Comment l'accident était-il arrivé?...

Le savoir était aisé. Le montant de la fenêtre de la petite loge était tombé en même temps qu'André, et s'était brisé en plusieurs morceaux sur le trottoir. L'agent ramassa un de ces morceaux et l'examina.

Le crime, dont il ne doutait d'ailleurs pas, était manifeste.

La planche avait été sciée des deux côtés, et même elle gardait encore quelques débris du mastic dont on avait dû se servir pour dissimuler le trait de scie.

C'était là une «pièce à conviction» trop importante pour être négligée.

Le faux commissionnaire appela donc un des ouvriers de la bâtisse, dont la physionomie annonçait de l'intelligence, et après lui avoir fait remarquer les indices qu'il venait de relever, il l'engagea à ramasser les planches, et à les mettre en lieu sûr.

—Gardez-les précieusement, conseilla-t-il, pour l'enquête qui ne manquera pas d'avoir lieu.

Ces devoirs remplis, Pâlot put enfin s'approcher du groupe de curieux. Trop tard, on venait d'emporter André.

Il regardait autour de lui, cherchant à qui demander des renseignements, quand sur un banc voisin, il aperçut une pratique à lui, qu'il avait eu dix fois occasion d'épier, au temps où M. Lecoq n'avait pas surpris encore le secret de la triple personnalité de B. Mascarot.

Cette bonne pratique était Toto-Chupin.

Maître Toto n'avait plus ses sordides haillons de l'avant-veille, il s'était hâté d'employer l'à-compte que lui avait remis le vieux clerc d'huissier. De la tête aux pieds, il était vêtu de neuf, magnifiquement, cette fois, et aussi ridiculement que s'il se fut appliqué à exagérer encore les ridicules du jeune M. Gaston.

Mais il paraissait bien insensible à ces splendeurs tant souhaitées.

Il était affaissé sur son banc, comme s'il eût été près de s'évanouir. Sa face blême d'ordinaire, était livide; ses yeux avaient une affreuse expression d'égarement, et sa mâchoire s'agitait convulsivement, comme s'il eût cherché à ramener un peu de salive dans sa bouche desséchée.

Ces circonstances devaient frapper vivement Pâlot.

Ce n'est pas pour rien qu'il est le favori de M. Lecoq. L'élève de prédilection a retenu quelque chose des procédés du maître.

—Bien sûr, se dit-il, c'est ce détestable garnement qui a fait le coup, et il est épouvanté de son crime.

C'était vrai. Toto-Chupin se débattait sous l'étreinte d'un sentiment nouveau pour lui, qu'il ne soupçonnait pas: le remords.

Et pendant que l'agent de M. Lecoq l'observait, il délibérait en lui même s'il n'irait pas tout dénoncer au prochain bureau de police, non qu'il songeât à se concilier par ses aveux la bienveillance des juges, mais parce qu'il en voulait mortellement au père Tantaine, et qu'il était résolu à se venger de ce vieux qui avait fait de lui un assassin.

L'idée de s'assurer de la personne de Toto-Chupin et de le faire conduire en lieu sûr devait traverser et traversa l'esprit de Pâlot.

Mais il avait appris à se tenir en garde contre son premier mouvement.

—Pas de sottises!... murmura-t-il. Si j'empoigne ce garnement, je donne l'éveil à la bande. Qu'il s'envole!... Paris a beau être grand, nous le retrouverons quand nous aurons besoin de lui. Peut-être même ai-je eu tort d'arrêter cette fille...

Il en revint alors à ses informations, mais il ne put rien recueillir de précis, sinon que le blessé avait été transporté à l'hospice Beaujon.

—Le plus court est encore d'y aller, se dit-il.

Et aussitôt il s'élança dans cette direction.

Déjà Pâlot n'était plus sous l'impression immédiate et palpitante de l'événement, et le long de la route il en calculait les conséquences.

—Que va dire le patron? pensait-il. Que je ne suis qu'un propre à rien. Ah!... il aura bien raison. Il me confie un de ses amis et je ne sais pas le défendre! Je suis déshonoré. Comment! je sais que la vie de ce garçon ne tient qu'à un fil, et je le laisse entrer dans une maison en construction!... Autant le tuer de ma main!...

C'est donc en tremblant que, une fois arrivé à l'hospice Beaujon, Pâlot s'informa près d'un interne de service d'un jeune homme qu'on venait d'apporter il n'y avait pas plus d'une demi-heure.

—Vous voulez parler du nº 17, répondit l'interne; il est dans un état déplorable; nous craignons une fracture du crâne, un épanchement, que sais-je!...

Il n'y eut rien de tout cela, et cependant ce ne fut que soixante-douze heures après sa chute qu'André reprit assez de connaissance pour se préoccuper de sa situation.

C'est vers le milieu de la nuit que le jeune peintre revint à lui; la pâle lueur d'une veilleuse éclairait à peine la salle immense de l'hospice; d'un coup, il vit où il était.

Être vivant encore lui parut étrange et d'autant plus prodigieux qu'il ne ressentait aucune souffrance aiguë. La douleur ne vint que lorsqu'il essaya de se retourner dans son lit. Cependant il remuait aisément les jambes et un bras.

—Je m'en tirerai, pensa-t-il... mais depuis combien de temps suis-je ici?

Il voulait recueillir ses idées; mais sa pensée vacillait comme celle d'un homme longtemps soumis à l'influence du chloroforme... il se rendormit.

Quand il se réveilla, il faisait grand jour, et la salle était pleine de monde et de bruit. C'était l'heure de la visite.

Le chirurgien en chef, un homme tout jeune encore, à la physionomie spirituelle et bienveillante, allait de lit en lit, suivi d'une vingtaine d'élèves, professant et démontrant tour à tour, et distribuant à ses malades de ces bonnes paroles qui donnent comme un avant-goût du bistouri.

Le tour d'André venu, le docteur lui apprit qu'il avait seulement une épaule démise, le bras gauche cassé en deux endroits, une immense blessure à la tête, et que son corps n'était qu'une contusion... Et il le félicita d'en être quitte à si bon marché.

Le jeune peintre l'écoutait à peine. Avec la raison, le souvenir de Sabine lui revenait, et il se demandait avec effroi ce qu'il allait advenir pendant qu'il était là, cloué dans son lit.

Cette inquiétude poignante lui arrachait des larmes, quand il vit se détacher du groupe des «carabins» et s'avancer vers lui un gros monsieur à énormes favoris roux, portant une haute cravate blanche et un chapeau de forme surannée, et qu'on devait prendre pour un de ces médecins de province, qui, à tous leurs voyages à Paris, suivent les visites des hôpitaux.

Ce monsieur se pencha vers André et murmura:

—Janouille.

A ce nom, qui était le mot de reconnaissance dont il était convenu avec M. Lecoq, André ne fut pas maître d'un mouvement qui lui arracha un cri de douleur.

—Je vois, reprit à voix basse le gros monsieur, que vous ne me reconnaissez pas.

Le jeune peintre n'en pouvait croire ses yeux. L'art du déguisement haussé à cette perfection invraisemblable, devient du génie.

—M. Lecoq, balbutia-t-il.

—Silence, malheureux!... On nous épie peut-être. Vite, deux mots. Je suis venu pour vous apporter la tranquillité d'esprit, qui fera plus pour votre rétablissement que tous les remèdes. Occupez-vous de vous guérir, moi je veille. Déjà, sans vous compromettre en rien, j'ai vu M. de Mussidan, et je lui ai fourni un prétexte pour reculer de plus d'un mois le mariage de sa fille et de Croisenois. Il me faut un mois pour prendre toute la bande d'un coup. Vous, pendant ce temps, vous resterez ici... On pourrait vous tendre un nouveau piège, et Dieu ne fait pas tous les jours des miracles... Ici, vous êtes relativement en sûreté; cependant, veillez... Ne mangez rien venant du dehors, à moins que celui qui vous l'apporte ne vous dise notre mot. On vous dépêchera peut-être quelque espion, ne parlez donc à âme qui vive... M. Gandelu viendra sans doute vous voir, son fils est tiré d'affaire. Si vous voulez m'écrire, s'il vous survient quelque chose d'extraordinaire, adressez-vous au malade qui est à votre droite, c'est un de mes hommes... Ce pauvre Pâlot est tellement désolé de votre accident que je n'ai pas eu le courage de lui laver la tête... Et adieu!... Vous aurez tous les jours de mes nouvelles, ayez assez d'énergie pour savoir patienter.

—Je saurai attendre, fit André, puisque j'espère.

—Eh!... murmura M. Lecoq en s'éloignant... c'est toute la vie.

XXXIV

Si M. Lecoq prêchait à André l'inaction et la patience, l'immobilité du découragement, suivant son expression; s'il commandait à ses agents la plus attentive prudence, si lui-même s'entourait des précautions les plus minutieuses, c'est qu'il était assez fort pour rendre justice à l'habileté de ses adversaires.

Il les jugeait gens à flairer sa surveillance d'aussi loin que les corbeaux éventent l'odeur de la poudre, et il prévoyait qu'à la moindre apparence de danger, ils s'envoleraient, chacun tirant de son côté, le laissant seul avec ses éléments de poursuites si péniblement amassés et désormais inutiles.

Souvent ses agents, excédés d'une besogne pénible et qui semblait ne mener à rien, l'avaient supplié d'agir. Il avait su contenir leur impatience.

—Ce n'est pas, répétait-il invariablement, en faisant du bruit autour des nasses qu'on prend du poisson.

La besogne fut longue et difficile.
La besogne fut longue et difficile.

L'événement prouvait qu'il avait eu raison d'attendre.

Cette fois, pour la grande partie, la plus importante, la dernière, la ténébreuse association avait été forcée de s'exposer au jour, de se découvrir.

Déjà on pouvait établir que le chef, celui qui se dissimulait sous une triple personnalité, était l'instigateur du meurtre.

Mais ce n'était rien encore. M. Lecoq ne voulait pas utiliser sitôt sa découverte, il avait juré qu'il prendrait toute la bande.

Et ses investigations avaient été si secrètement conduites, la trame dont il avait enveloppé les associés était si subtile, qu'ils ne se doutaient de rien.

B. Mascarot était irrémissiblement perdu au moment même où, plus que jamais, il se croyait sûr du succès.

Dès le lendemain de l'accident, il avait adressé à la préfecture de police une belle lettre, où il dénonçait le garnement et donnait assez d'indications pour qu'on pût le retrouver aisément.

—Toto, pensait-il, ne manquera pas de dire le rôle de Tantaine; mais le bonhomme n'existe plus, et je défie bien qu'on le ressuscite.

Et en effet, le matin même, il avait allumé un grand feu et brûlé jusqu'au dernier fil la défroque immonde qu'il endossait quand il jouait, pour ses opérations, le personnage du vieux clerc d'huissier.

Il riait tout seul de l'infaillibilité de sa ruse, tout en regardant tourbillonner et s'élever la fumée épaisse.

—Cherchez, mes petits amis, murmurait-il; cherchez bien, voici le complice de Toto qui s'évapore.

Tantaine envolé en fumée par la cheminée, restait à faire prendre la même route à B. Mascarot.

La tâche était plus délicate. Le clerc d'huissier était un vieux nomade, sans feu, ni lieu, personne ne devait s'inquiéter de lui.

B. Mascarot ne pouvait pas disparaître ainsi. B. Mascarot était un homme posé payant régulièrement un fort loyer et d'assez grosses impositions; on le connaissait et on l'estimait dans le quartier, il gérait un établissement prospère pour le placement des domestiques des deux sexes, sa disparition eût fait sensation, on eût causé et la police se fût émue.

Le plus simple était de recourir à une mise en scène de départ.

L'honorable placeur commença donc à raconter à tout venant que des affaires de famille, des raisons de santé, un gros héritage à liquider, le forçaient de vendre son agence, et de la vendre sur-le-champ, quitte à être très coulant sur le prix.

En même temps, il cherchait un acquéreur, il le trouva, et en vingt-quatre heures, l'affaire fut entamée, discutée, conclue et signée.

Ah! B. Mascarot eut du mal, la nuit qui précéda la prise de possession de son successeur.

Aidé de Beaumarchef, il transporta dans le cabinet de Martin-Rigal, le banquier, tous les papiers qui encombraient le bureau de l'agence.

Ce déménagement furtif s'exécuta par une porte dont l'ancien sous-off ne soupçonnait pas l'existence, et que certes ne connaissaient pas les propriétaires du mur mitoyen.

Cette porte, un trou à vrai dire, était percée dans un placard, et mettait en communication directe la chambre du placeur de la rue Montorgueil et le cabinet du banquier de la rue Montmartre.

Quand le dernier chiffon de papier eut été enlevé, B. Mascarot montra à son fidèle Beaumarchef une pile de briques et un sac de plâtre dans un coin. Il s'agissait de boucher cette ouverture difficile.

La besogne fut longue et fatigante, en raison de leur peu d'habitude; cependant ils la menèrent à bonne fin, et le crépi dont ils recouvrirent leur briquetage ne pouvait être que bien difficilement distingué de l'ancien.

A huit heures du matin, tout était terminé, et pour le mieux. Toutes les traces de briques et de plâtre avaient été effacées, et le parquet même avait été reciré.

Alors eut lieu une scène déchirante. Beaumarchef avait reçu la veille une somme de douze mille francs à lui remise, sous la condition qu'il irait se fixer en Amérique; le moment de son départ arrivé, et sur le point de quitter pour toujours «le patron,» il pleurait à chaudes larmes...

Il l'avait servi ce «patron,» avec un dévouement exclusif; quand il recevait un ordre, il l'exécutait aveuglément, et comme il n'était pas la pénétration même, beaucoup de choses lui avaient échappé; et il avait trempé sans s'en douter, dans bien des infamies...

Cependant, il s'éloigna si navré qu'il ne songeait même pas à relever ses moustaches, juste comme le nouveau placeur, M. Robinet, se présentait.

B. Mascarot avait hâte d'en finir, le plancher de cette maison, où tout lui rappelait les infamies du passé, lui brûlait les pieds. Il s'y sentait en péril. Il avait livré Tantaine pour se débarrasser de Toto; par Tantaine on pouvait arriver jusqu'à lui, et, qui sait, l'arrêter. Puis, sa dernière personnalité, la meilleure, celle qu'il avait choisie pour s'assurer une vieillesse honorée devenait inutile.

Mais il avait à mettre son successeur au courant, à lui expliquer les usages, non-seulement du bureau de placement, mais encore de l'hôtel garni qui en était l'annexe; il avait à montrer ses registres d'inscriptions, à livrer les rubriques, à donner enfin les moyens de se servir du fonds qu'il avait vendu.

Ses occupations et quelques visites dans la rue, à des fournisseurs, lui prirent la journée, et il était plus de quatre heures lorsqu'il put faire charger ses bagages sur un fiacre qu'il avait envoyé chercher, et partir après avoir souhaité bonne chance à celui qui le remplaçait.

Désormais il passait à l'état de souvenir. Et déjà sur les plaques de la porte on lisait: J. Robinet, successeur de B. Mascarot.

Pour lui, en homme qui sait l'influence des petites circonstances sur les grands événements, il se fit conduire au chemin de fer de l'Ouest, et prit place dans un train qui partait pour Rouen.

Il se défiait, il pouvait être épié, il tenait à mettre toutes les chances de son côté, prétendait ne laisser aucune trace.

A Rouen seulement il osa se défaire des malles et des effets qu'il apportait, et encore ne fût-ce pas sans avoir tout lacéré et rendu, pensait-il, trop méconnaissable pour qu'on pût jamais en tirer une preuve contre lui.

A Rouen, enfin, il laissa la longue lévite, la barbe et les lunettes du placeur, il y anéantit B. Mascarot comme il avait déjà détruit Tantaine.

Et quand le lendemain il revint rue Montmartre, à la maison de banque, chez lui, où il avait annoncé un petit voyage, une seule individualité subsistait des trois qu'il avait simultanément animées pendant plus de vingt ans, celle de Martin-Rigal, le père de la capricieuse et coquette Flavie, le banquier recommandable, l'homme à la figure glabre, à la tête chenue.

Il n'avait pas remarqué en route, un jeune homme fort brun, à l'œil vif, à la lèvre moqueuse, ayant toutes les apparences d'un commis voyageur babillard et bon enfant, qui avait fait le même voyage que lui.

Rentré chez lui, après qu'il eut embrassé tendrement sa fille bien aimée, le premier soin de B. Mascarot,—c'est-à-dire de Martin-Rigal,—fut de courir à son cabinet, à ce mystérieux sanctuaire, dont la clé ne le quittait jamais, où il passait en apparence toutes ses journées, sans que personne, jamais, osât l'y aller troubler.

Là, le mur qui faisait face à la porte d'entrée avait été mis à nu sur un espace assez grand, plus haut que large, et à la place de la tapisserie arrachée, apparaissait un briquetage grossièrement cimenté.

C'était l'envers du rapide travail exécuté de nuit dans la chambre du placeur.

—Il me faudra, murmura l'honorable banquier, finir mieux cette besogne grossière, passer par dessus une couche de plâtre et recoller du papier sur le tout...

En attendant, avec une adresse et une promptitude extrêmes, il ramassa soigneusement les plâtras tombés à terre et les jeta dans la cheminée, où il les pulvérisa et les mêla aux cendres. Il balaya ensuite, et se mettant à quatre pattes, il éplucha pour ainsi dire le tapis brin par brin.

Les esclaves de Paris
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