XXII
Voir ce marchand de renseignements que Poluche appelle «le bourgeois,» et qui glorifie le nom de Perpignan, c'est le juger.
Impossible de se méprendre à cette superbe nature de gredin où il se trouve à la fois du charlatan, du garçon coiffeur, du mouchard et du maquignon.
Perpignan est un petit homme apoplectique, très gros, trop court, fort rouge, à la lèvre impudente et à l'œil cynique.
Il est toujours trop bien mis. On jurerait qu'il vient de voler à la devanture d'un bijoutier ses bagues, ses chaînes et ses breloques.
Parle-t-il, c'est des profondeurs de son ventre, siège de ses pensées, qu'il tire sa forte voix de basse, dont il se plaît à exagérer le volume.
Tel, effrayant en sa vulgarité, apparut l'ancien cuisinier au bon père Tantaine qui descendait à la suite du patient professeur, le dangereux escalier.
Si Poluche avait été troublé, en apercevant l'ancien clerc d'huissier, son bourgeois ne le fut pas beaucoup moins, mais pour d'autres causes. Il connaissait Tantaine pour être le bras droit du placeur de la rue Montorgueil.
—Tonnerre!... pensa-t-il, pour que ces gens-là se soient donné la peine de pénétrer le mystère de mon exploitation et viennent me relancer jusqu'ici, il faut qu'ils aient de bonnes raisons. Tenons-nous bien!
Et dissimulant sous un rire, trop gai pour être de bon aloi, sa fâcheuse impression, il tendit la main à Tantaine.
—Ravi de vous voir, cher monsieur, disait-il, oui, ravi, parole sacrée. Je vais pouvoir vous être agréable en quelque chose! Car, avouez-le, vous avez quelque petit service à me demander.
—Oh!... protesta le bonhomme, un rien, une bagatelle...
—Tant pis! corbleu! tant pis!... J'aime M. Mascarot, moi!...
Cet amical colloque avait lieu dans le corridor de la maison, et à tout moment il était troublé par les cris et les rires des élèves de Poluche, qui, attablés jusqu'au menton, dévoraient le contenu du chaudron de la mère Butor.
En même temps que ces cris, on entendait, continus et sourds comme un accompagnement de basses, des pleurs et des gémissements.
—Ah çà! mille tonnerres! s'écria Perpignan, d'une voix qui eût fait frémir les vitres, si les vitres n'eussent été absentes, qui est-ce qui n'est pas content ici?
Nulle réponse ne venant, Poluche crut devoir intervenir.
—Ce sont, répondit-il, deux de nos garnements de Parisiens que j'ai mis à la diète. Je veux être pendu s'ils mangent un pain à cacheter avant d'avoir appris...
Il s'arrêta béant, interloqué, sous les regards foudroyants que lui lançait le bourgeois!
—A la diète!... hurlait Perpignan, on ose, chez moi, à mon insu, priver de pauvres petits enfants de nourriture... Mais c'est infâme, c'est monstrueux, c'est canaille. Vingt mille tonnerres!... monsieur Poluche, d'où vous vient cette audace?
—Mais, bourgeois, balbutia le triste professeur, vous m'avez dit cent fois...
—Quoi?... Que tu n'es qu'un sot? C'est une grande vérité. Tais-toi, et va dire à la Butor de donner la pâtée à ces chérubins.
La scène était fâcheuse, mais irréparable.
Sans en paraître affecté, bien que furieux en réalité, Perpignan prit le bras du père Tantaine et l'entraîna vers le fond du corridor.
—Vous venez, disait-il, pour me parler en particulier? Oui. Très bien. Prenez la peine d'entrer dans ce petit réduit... c'est mon bureau.
L'endroit n'était pas brillant. C'était une petite pièce sale, nue, délabrée comme toute la maison. Trois chaises, une table de bois blanc, une planche étagères supportant quelques registres, constituaient le mobilier.
Une fois assis, les deux hommes se regardèrent assez longtemps sans mot dire, chacun s'efforçant de pénétrer les secrètes réflexions de l'autre.
Deux adversaires qui, l'épée à la main, attendent le signal de leurs témoins pour commencer le combat, ne s'observent pas avec une plus ardente attention.
Mais, dans cette lutte préalable, tous les avantages étaient du côté du vieux clerc d'huissier, retranché derrière ses impénétrables lunettes.
Aussi est-ce Perpignan qui, le premier, rompit le silence.
—Comme cela, commença-t-il, vous aviez entendu parler de mon petit établissement?
—Oh!... bien par hasard!... répondit le père Tantaine, de l'air le plus détaché. A courir comme moi, on apprend des tas de choses... Par exemple, nous savons fort bien qu'ici toutes vos précautions sont prises pour n'être pas compromis.
—Comment!... comment!...
—Sans doute. Vous êtes le bailleur de fonds, le maître en réalité... en apparence, vous n'êtes rien. Pour tout le monde, c'est le mari de votre ménagère, un nommé Butor, qui a monté l'affaire, et le bail est à son nom. S'il arrivait un désagrément, si le parquet vous serrait de près, crac!... vous disparaîtriez comme un diable à boudins dans sa boîte, et la police sous sa large main ne trouverait que l'homme de paille, Butor. Comme idée, c'est élémentaire, mais dans la pratique, ce truc réussit toujours.
Il sembla réfléchir et ajouta, avec une lenteur calculée:
—Quand je dis toujours: Toujours... je veux dire: Toutes les fois qu'il ne se trouve pas un ennemi assez habile pour rendre les précautions inutiles, en apportant des preuves de... complicité.
L'ancien cuisinier était trop intelligent pour ne pas comprendre la menace et sa portée.
—Sacré tonnerre!... pensait-il, ces gens-ci doivent savoir quelque chose. Mais quoi?... Bast!... bavardons toujours.
Et tout haut il reprit:
—Le plus sûr est d'avoir la conscience nette. C'est mon cas. Je n'ai rien à cacher, moi. Vous avez vu ma maison, qu'en pensez-vous?
—Elle me semble montée sur un bon pied.
—N'est-ce pas? Vous me direz peut-être que la spéculation n'est pas faite pour m'attirer la considération publique? Je le sais, sacrebleu, bien. Je préférerais certainement une bonne fabrique à Roubaix. Mais on fait ce qu'on peut.
Le vieux clerc d'huissier approuvait de la tête.
Il le fit basculer, l'enleva et le lança à
demi asphyxié sur une chaise.
—Il n'y a pas de sot métier, prononça-t-il.
—Voilà ce que je me dis, poursuivit l'ancien cuisinier. D'ailleurs, je ne suis pas seul à exercer. Allez rue Sainte-Marguerite, j'y ai des confrères. Mais je n'aime pas le faubourg Saint-Antoine. Ici, mes chérubins sont en bien meilleur air.
—Sans compter, ajouta Tantaine, le plus innocemment du monde, que si, par hasard, ils crient quand on les corrige un peu, il n'y a pas de voisins pour les entendre.
Perpignan ne jugea pas à propos de relever l'observation.
—Les journaux, continua-t-il, nous ont beaucoup attaqués. Sacré tonnerre!... ils feraient bien mieux de s'occuper de politique. A qui faisons-nous tort, en définitive? à personne, n'est-ce pas? Le malheur est qu'on s'exagère énormément nos bénéfices.
—Allons... allons... vous gagnez votre vie.
—Certainement, je n'y suis pas de ma poche, mais je vous assure qu'il y a bien des non-valeurs dans le métier. Tenez, en ce moment, j'ai six de mes chérubins malades, trois là-haut et trois à l'hôpital, sans compter que celui que vous avez vu à la cuisine m'a l'air de filer un mauvais coton...
—Vrai, fit sérieusement le bonhomme, je vous plains beaucoup.
L'inaltérable sang-froid du père Tantaine commençait à agacer singulièrement l'ancien cuisinier.
—Sacrebleu!... s'écria-t-il, si la spéculation est si bonne, pourquoi Mascarot ne l'entreprend-il pas? Ma parole sacrée, on dirait à vous entendre, qu'on trouve comme cela des moutards tant qu'on en veut. Mais c'est le diable, mon cher monsieur, pour s'en procurer. Il faut aller en Italie, les ramasser, les passer à la frontière comme des objets de contrebande, les amener ici. Tout cela ruine positivement!...
Ce n'est pas sans intention que Perpignan se livrait ainsi avec le plus amical abandon.
Il allait au-devant des questions. A parler seul, on dit mieux et plus juste ce qu'on veut dire.
Mais le bon Tantaine n'est pas de ceux dont on noie la volonté sous des flots de paroles.
Perpignan s'étant arrêté pour reprendre haleine, il jugea sage d'abréger une exposition qu'il trouvait un peu longue.
—En somme, demanda-t-il de son air le plus innocent, combien avez-vous d'élèves?
—De quarante à cinquante.
—Peste! vous opérez en grand. Et... quelle somme exigez-vous de chacun d'eux tous les soirs?
La question était si indiscrète que l'ancien cuisinier hésita.
—Cela dépend, répondit-il.
—Bah? vous avez bien un moyenne.
—Mettons trois francs!
La physionomie du vieux clerc d'huissier était si naturellement candide, qu'en vérité il était impossible de lui soupçonner la moindre arrière-pensée.
—Va pour trois francs, fit-il, et comptons seulement sur quarante chérubins, comme vous dites, c'est une somme ronde de cent vingt francs par jour que vous empochez ainsi...
La douce obstination du bonhomme ne laissait pas que de surprendre Perpignan.
—Comme vous y allez! interrompit-il. Pensez-vous donc que chacun de mes drôles me rapporte la somme indiquée!...
—Farceur!... comme si vous n'aviez pas des moyens pour la leur faire rapporter.
L'ex-cuisinier ne put dissimuler un tressaillement.
—Sacrebleu!... fit-il d'une voix un peu enrouée par l'inquiétude, que voulez-vous dire?
—Oh! rien qui vous offense, répondit le doux Tantaine avec effusion. Qui veut la fin veut les moyens, n'est-ce pas. Seulement je mentirais si je disais que l'opinion vous est favorable. Entre nous, la Gazette des Tribunaux vous nuit. Elle a porté à la connaissance du public certains procédés, un peu vifs, peut-être, employés par d'aucuns de vos collègues pour encourager leurs moutards au travail. N'avez-vous pas ouï parler de ce patron qui attachait ses enfants sur une couchette de fer et qui les y laissait un jour, un jour et demi, deux jours quelquefois. A quoi donc a-t-il été condamné?
Depuis un moment, Perpignan, qui commençait à sembler fort mal à l'aise se leva:
—Est-ce que je sais, moi!... s'écria-t-il d'un ton bourru. Est-ce que je m'occupe de ces histoires!... de ma vie, je n'ai commis un acte de brutalité.
Le vieux clerc d'huissier tracassait ses lunettes, comme toujours lorsqu'il aborde ce qu'il appelle le nœud des questions.
—On peut être, reprit-il, l'homme le plus humain de la terre, avoir un cœur d'or, et cependant être... entraîné, engagé par les événements.
Le moment décisif approchait. Perpignan le sentait bien, cependant il paya d'audace.
—Je veux que le tonnerre m'écrase, s'écria-t-il, si je comprends!...
—Alors, prenons un exemple: Supposons que ce soir vous ayez à vous plaindre d'un de vos chérubins. Que faites-vous? Vous l'enfermez dans la cave. A cela, rien à dire. Vous vous couchez donc, la conscience tranquille, et vous dormez comme un loir. Mais voilà que dans la nuit une pluie torrentielle survient. Un monceau de sable obstrue le ruisseau de votre rue, qui est fort en pente, et toute l'eau du ciel se précipite dans votre cave. Au matin, quand vous allez ouvrir au chérubin, on ne trouve qu'un cadavre, il a été noyé...
La face, si rouge d'ordinaire, de l'ancien cuisinier, était devenue livide.
—Et après? interrogea-t-il.
—Ah!... c'est ici que l'entraînement commence. Naturellement on se demande quel parti prendre. Aller trouver le commissaire de police et lui conter l'accident serait le plus simple; mais ce serait provoquer une enquête, appeler l'attention du parquet... D'un autre côté... Mais on est seul; on se dit que nul ne sait l'enfant là; on creuse un trou, et... ni vu ni connu.
Perpignan était allé s'adosser à la porte de son bureau, fermant ainsi toute retraite au vieux clerc d'huissier.
—Vous savez beaucoup de choses, monsieur Tantaine, prononça-t-il, trop de choses!...
Il n'y avait pas à se tromper à l'accent du «bourgeois» de Poluche.
Son attitude seule, devant la porte, était plus significative que toutes les explications.
Cependant, le père Tantaine ne semblait aucunement remarquer ces dispositions hostiles.
Loin de là. Il souriait de son plus bénin sourire, content de soi, en apparence comme un enfant après quelque affreuse espièglerie dont il n'a pu calculer les conséquences funestes.
—Ceci n'est rien, reprit-il. Un homicide par imprudence, tout au plus. Il faudrait un ministère public diablement malin, pour en extraire une condamnation à plus de cinq ans de prison. Encore serait-il forcé d'insister sur les antécédents.
Je vous rappellerais, si vous y teniez, quelque chose de bien autrement grave: certain voyage dans les environs de Nancy...
C'en était trop, l'ancien cuisinier éclata:
—Cent mille tonnerres!... s'écria-t-il, expliquez-vous. Que voulez-vous de moi, à la fin!
—J'ai déjà eu le plaisir de vous le dire, un petit service...
—Vraiment!... et c'est pour si peu que vous essayez de m'intimider, ni plus ni moins que si vous prétendiez me faire chanter?
—Oh!... cher monsieur.
—Vous n'oubliez qu'une chose, c'est qu'on ne m'épouvante pas aisément, et que d'ailleurs j'ai perdu la voix depuis longtemps.
—Pardon!... c'est vous qui, le premier, avez parlé de votre... industrie.
—Alors, c'est pour m'être agréable que, depuis une heure, vous me contez toutes sortes d'histoires absurdes.
Pour toute réponse, le vieux clerc haussa légèrement les épaules.
—Eh bien!... reprit Perpignan en s'efforçant de contenir les éclats de sa voix, voulez-vous qu'à mon tour je vous dise ce que je pense?
—Allez, ne vous gênez pas.
—Je vous dirai alors qu'il est de ces expéditions qu'on ne doit pas entreprendre seul. Pour venir dire à un homme comme moi, chez lui, face à face, les choses que vous me dites, il faut être un peu moins vieux que vous, et un peu plus solide. Je vous apprendrai qu'il n'est pas prudent, quand on tient à sa peau, de s'aventurer dans une maison comme celle-ci, qui est absolument isolée...
—Eh! bon Dieu!... que voulez-vous qu'il m'arrive?
Perpignan ne répondit pas. Sa face convulsée, ses yeux injectés de sang, ses lèvres devenues blanches trahissaient un des accès de rage folle où l'homme le plus maître de soi perd son libre arbitre.
Il avait glissé sa main droite sous son paletot et il remuait évidemment quelque chose dans sa poche de côté.
Mais le bon Tantaine, fort attentif sans le paraître, ne perdait pas de vue son interlocuteur. A un brusque mouvement qu'il fit, à un éclair atroce de haine qui brilla dans son œil, il se dressa et bondit jusqu'à lui.
L'ancien cuisinier, avec son cou de taureau, est d'une force peu commune; cependant lorsque la main du bonhomme s'abattit sur lui, il plia sur les jarrets et chancela.
Un effort héroïque le redressa, il se débattit, envoya au hasard quelques coups de poing en vain. Tantaine avait empoigné sa cravate, l'avait tortillée entre ses doigts et l'étranglait. Il râla.
La lutte ne dura pas quatre secondes. Par trois fois, le bonhomme fit pirouetter son robuste adversaire, puis, tout à coup, le saisissant par les reins avec une vigueur dont jamais on ne l'eût cru capable, il le fit basculer, l'enleva et le lança, à demi-asphyxié, sur une chaise.
Et ce fut tout. Pas un cri. Pas un mot.
Mais personne, certes, en ce moment, n'eût reconnu le doux père Tantaine. Il semblait grandi d'un pied et rajeuni de vingt ans; sa physionomie d'habitude si bénigne, exprimait le mépris le plus profond et la plus froide méchanceté.
—Ah!... tu voulais jouer du couteau, disait-il à Perpignan, qui avait bien du mal à retrouver sa respiration; ah!... tu voulais tuer un tout petit peu un pauvre vieux inoffensif qui ne t'a jamais rien fait!... Me crois-tu donc naïf à ce point de me hasarder sans précautions dans ton repaire?
Il sortit à demi et montra la crosse d'un revolver.
—J'avais, comme tu vois, de quoi te répondre... Allons, jette ton petit couteau à terre.
Le flair du bonhomme ne l'avait pas trompé. C'était un poignard fort pointu que Perpignan avait essayé d'ouvrir dans sa poche... mais il était maintenant si démoralisé, si aplati, qu'il obéit à l'ordre du bonhomme et lança son arme dans un coin.
—A la bonne heure!... approuva le vieux clerc d'huissier; voici que tu deviens raisonnable, de fou que tu étais tout à l'heure... Comment, c'est toi, un homme qu'on dit adroit, qui voulais... Mais tu n'avais donc pas réfléchi, malheureux! Je suis venu seul, c'est vrai, mais on sait que je suis ici, puisqu'on m'y envoie. Si je n'étais pas rentré ce soir, penses-tu que mon patron M. Mascarot, n'aurait pas été surpris? Demain, il aurait été très inquiet. Après-demain, il serait allé trouver le procureur, et deux heures plus tard tu aurais été serré... Ah! tu me dois une fière chandelle, et si tu ne consens pas à faire tout ce que je demanderai, tu n'es qu'un ingrat.
Les traits décomposés de l'ancien cuisinier exprimaient la plus douloureuse mortification. On l'avait battu et on le raillait! Il ne se rappelait pas avoir souffert une telle humiliation.
—Il faut bien obéir, fit-il d'un air farouche, quand on est pas le plus fort.
—Tout juste. Seulement tu aurais dû comprendre cela du premier coup.
—J'ai perdu la tête. Vous me menaciez, je prévoyais bien que vous alliez exiger de moi des choses... des choses...
—Voilà où tu te trompes. Je viens peut-être t'apporter une affaire superbe...
—Alors, mille tonnerres!... pourquoi tant de façons? Pourquoi!...
D'un geste impérieux, le père Tantaine l'arrêta.
—Parce que, répondit-il d'un ton sec, je voulais, avant de te rien dire, te prouver que tu appartiens à Mascarot bien plus que tes pauvres Italiens ne t'appartiennent. Ils sont tes esclaves... tu es le sien. Tu es dans sa main, mon bonhomme, comme un œuf dans la main d'un fort de la halle. Un mouvement, et tu es écrasé... Il sait tes histoires et il a des preuves à fournir.
L'ex-cuisinier baissa la tête et balbutia:
—Votre Mascarot est le diable; on ne résiste pas au diable.
—Allons donc!... te voilà tel que je te souhaitais! Nous pouvons maintenant causer comme une paire d'amis.
C'est de l'air le plus piteux que Perpignan vint prendre place en face du père Tantaine, de l'autre côté de la petite table de bois blanc.
Tant bien que mal, il se remettait et réparait le désordre de sa toilette.
—Allons, murmurait-il, tournant, faute de ne pouvoir faire autrement, la scène en plaisanterie, me voici bridé, libre à vous d'en abuser à votre aise...
Mais le vieux clerc n'était pas homme à abuser. Il était venu avec un plan tout fait; ses prévisions avaient été en partie trompées, il se consultait avant d'engager l'action.
—Ça, reprit-il, oublions ce qui vient de se passer et commençons par le commencement. Voici plusieurs jours que vous faites suivre une certaine Caroline Schimel.
—Moi?...
—Un peu, mon neveu! Vous employez à la suivre l'aîné de tous vos chérubins, un grand drôle de seize à dix-sept ans qui joue de la harpe, qui répond au nom de Ambrosio, lequel n'est pas le sien.
—C'est pourtant vrai!
—Même, il est assez maladroit, ce garnement, c'est une justice à lui rendre. D'abord, il accepte trop facilement le petit canon de l'amitié, sur le comptoir: puis, défaut énorme pour un «fileur», il porte mal la boisson. Comme nous redoutions, l'autre soir, que son absence ne vous donnât l'éveil, nous avons été obligés de le hisser dans un fiacre, et de le déposer à deux pas d'ici, au coin de la rue des Anglaises...
Illuminé par un souvenir soudain, l'ancien cuisinier se frappa le front.
—C'est donc vous, s'écria-t-il, qui observez cette Caroline.
—Vous devinez cela!...
—Eh!... je savais très bien que je n'étais pas seul à «la filer» mais qu'y faire? On voit que vous ne connaissez pas l'envers de Paris. A côté de la vraie police, et malgré elle, s'agitent, se remuent, intriguent je ne sais combien de polices clandestines. Si on s'obstine à tirer certaines choses au clair, on risque sa peau, et je tiens énormément à la mienne.
Évidemment, Perpignan cherchait à égarer la conversation.
—Voyons, voyons, interrompit le bonhomme, revenons à nos moutons; pourquoi épiez-vous Caroline Schimel?
—Pourquoi?... Dame... parce que... En, vérité, je ne sais si je dois... Vous connaissez la devise de mes circulaires: Célérité et discrétion. Vous touchez à un secret qui ne m'appartient pas, qui a été confié à ma probité...
Le bon Tantaine eut un mouvement d'impatience et de dépit.
—Jouons-nous cartes sur table? fit-il.
—Oui, assurément.
—Alors, pourquoi parler de discrétion, lorsque précisément vous suivez Caroline pour votre compte, espérant arriver par elle à pénétrer un mystère dont on ne vous a confié qu'une très petite partie?
Si abasourdi que fût l'ex-cuisinier, il essaya encore de dissimuler.
—Êtes-vous sûr de ce que vous avancez? demanda-t-il.
—Si sûr que je puis vous dire que le client au secret vous a été amené par un avocat, Me Catenac.
Décidément Perpignan était battu. Ce n'était plus de la surprise qu'exprimait sa physionomie, c'était la stupeur, l'effroi.
—Sacré tonnerre!... s'écria-t-il, en levant les bras au ciel, quel mâtin que ce Mascarot! Il sait tout, tout!...
Enfin, le vieux clerc d'huissier obtenait l'effet attendu, et c'est avec une visible jubilation qu'il tracassait ses lunettes.
—Non, répondit-il, le patron ne sait pas tout, et la preuve, c'est que je viens vous demander de nous apprendre ce qui s'est passé entre le client de maître Catenac et vous. Voilà le service que nous attendons de votre obligeance.
—Et je vous le rendrai, sacrebleu!... Mascarot, décidément, est un solide lapin, je parie de son côté. Et, tenez, parole sacrée!... Je serai franc... Voilà la chose:
Il y a de cela trois semaines, un matin, je venais d'expédier une douzaine de clients, chez moi, rue du Four, quand ma bonne m'apporte une carte: Je lis: Catenac, avocat. Je réponds: connais pas, faites entrer. Il entre, et après un bout de conversation, il me demande si je suis de force à retrouver une personne dont on a perdu la trace depuis très longtemps. Je lui affirme que oui, naturellement puisque c'est mon métier.
Là-dessus, il me prie de rester chez moi le lendemain matin, parce que sur les dix heures on viendra m'en apprendre plus long.
En effet, le lendemain, à dix heures précises, je vois entrer un homme respectable et pauvrement vêtu. Soixante ans, redingote de garçon de bureau retraité, chapeau fatigué, mais propre.
Mais on a du flair, Dieu merci! Je regarde le linge: blanc comme neige, fin comme satin. Je lorgne la chaussure: souliers premier choix. J'examine les mains: peau fine, soignée, ongles limés et polis.
Alors, je me dis: Parfait! Voici un innocent vieillard qui se croit supérieurement déguisé, laissons-lui ses illusions, mais ouvrons l'œil.
Poliment, je lui avance mon propre fauteuil, il s'asseoit, et, sans se faire prier, il me dégoise sa petite affaire.
«—Monsieur, me dit-il, tel que vous me voyez, je n'ai pas toujours été heureux. J'étais, à une certaine époque, si absolument dénué de ressources que je fus contraint de porter aux Enfants-Trouvés un petit garçon que je venais d'avoir d'une maîtresse que j'adorais et qui est morte.
«Il y a de cela vingt-quatre ans.
«Aujourd'hui, je suis vieux, je suis seul dans la vie, je possède une certaine aisance.
«Je donnerais la moitié de ma fortune pour retrouver cet enfant.
«Pensez-vous que cela soit possible?»
Outre qu'il a été cuisinier, qu'il dirige un bureau de renseignements, et qu'il possède une troupe de petits Italiens, Perpignan est beau parleur.
Il était superlativement flatté de l'attention du père Tantaine et n'était pas fâché de lui prouver, croyait-il, que sous certains rapports il vaut bien B. Mascarot.
Aussi parlait-il avec une lenteur calculée pour exciter l'impatience de son auditeur, soulignant ses intentions, triant ses phrases et épluchant ses mots.
—Vous comprenez aisément, cher monsieur Tantaine, reprit-il après une pause, que la naïve proposition de ce vieillard me réjouit considérablement.
Je n'apercevais à faire qu'une démarche fort simple, consistant à aller prendre des renseignements à l'hospice où avait été déposé l'enfant en question. Je me disais que ce vieux serait bien pauvre si la moitié, le quart même de sa fortune ne me dédommageait pas amplement de mes peines.
Je lui répondis donc bravement que je me faisais fort de le satisfaire, pourvu qu'il consentit à m'accorder un peu de temps.
Mais, ainsi que vous l'allez voir, je me réjouissais beaucoup trop tôt, et le bonhomme était un fin renard.
Après m'avoir bien laissé causer et m'enferrer, il m'arrêta:
«—Vous ne m'avez pas laissé finir, reprit-il, laissez-moi vous expliquer toutes les circonstances, et peut-être votre zèle sera-t-il refroidi, et jugerez-vous la tâche moins aisée.»
—Naturellement, je lui répondis qu'avec les surprenants éléments d'investigations que je possède, nul ne saurait se dérober à mes recherches, et que pour moi l'Europe n'est qu'une cage où je n'ai qu'à allonger la main pour saisir l'oiseau que bon me semble, si sûrement qu'il se présume caché.
C'est qu'en effet, l'organisation de mon bureau de renseignements est telle que, sans vanité, je puis me vanter...
—Passons! passons!... dit le père Tantaine, je connais.
—Soit, fit l'ancien cuisinier. Aussi bien vous êtes de force à deviner tout ce que je puis dire à un client.
Lui, qui ne connaît pas «la partie» comme vous, m'écoutait de l'air le plus satisfait.
«Tant mieux, répondit-il, si vous êtes habile comme le prétend Me Catenac et puissant autant que vous l'affirmez. Jamais occasion plus rare et plus belle d'exercer votre perspicacité ne s'est présentée.
«Ainsi que vous pouvez le croire, j'ai, de mon côté, tenté quelques démarches, elles ont été bien inutiles.
«Pour commencer, je me suis transporté à l'hospice où mon enfant avait été déposé.
«On s'y souvient parfaitement de lui.
«On m'a montré le registre sur lequel il avait été inscrit à la date du dépôt.
«Seulement, on ne sait ce que ce pauvre abandonné est devenu.
«A l'âge de douze ans et demi, il s'est échappé de l'hospice, et depuis on n'a pas eu de nouvelles de lui. Toutes les tentatives faites, lors de sa fuite, pour retrouver ses traces, sont restées infructueuses. Ou ne sait ni où il est allé, ni ce qu'il est devenu, ni même s'il est vivant ou mort.»
—Eh! eh! ricana le père Tantaine, le problème est joli, il n'y a pas à soutenir le contraire.
—Joli!... répondit Perpignan, cela vous plaît à dire, moi je prétends et je soutiens qu'il est à peu près insoluble. Allez donc au bout de dix ans passées retrouver la piste d'un moutard qui est devenu un homme.
—On a vu plus fort que cela.
L'accent du vieux clerc d'huissier dénotait une si ferme conviction que Perpignan en fut troublé et lui lança un regard gros de défiances.
Il put supposer que l'affaire avait été offerte à B. Mascarot, qui l'avait acceptée et la poursuivait avec quelque espoir de succès.
—Acceptable ou non, reprit-il, sans trop dissimuler le froissement de sa vanité, comme je n'ai pas la prétention d'être aussi fort que votre patron, la proposition de mon client me cassa bras et jambes.
Je fis bonne figure, cependant, et je lui demandai s'il serait possible de se procurer un signalement du moutard.
Il me répondit qu'on me le donnerait très exact et très minutieux, car plusieurs personnes, la supérieure de l'hôpital entre autres, se le rappelaient fort bien, et que de plus on me procurerait divers autres renseignements qui me seraient très utiles.
—Et vous avez sans doute, ce signalement et ces renseignements?
—Pas encore.
—Allons donc! c'est une plaisanterie!...
—C'est la vérité pure, parole sacrée!... Je ne sais si le bonhomme avait lu dans mon œil ma déconvenue et mes hésitations, toujours est-il qu'il refusa net de s'expliquer plus clairement sur le moment.
Peut-être n'était-il venu ce jour-là que pour prendre une consultation.
«Une affaire comme celle-ci, me dit-il, mérite qu'on réfléchisse, qu'on se consulte. Elle est d'autant plus épineuse et délicate, que toutes les recherches doivent être faites dans le plus profond secret. Il ne faut songer ni à réclamer l'aide de la police ni à employer la publicité des journaux.»
Je pensai que le vieux avait surtout besoin d'être rassuré, et je me mis à lui expliquer que mon établissement est avant tout le tombeau des secrets.
Il me répondit simplement qu'il le croyait bien. Puis, après m'avoir prié de lui rédiger un projet d'investigations que je remettrais à Me Catenac, il me déclara qu'il ne voulait pas abuser de mon temps pour rien, et il tira de son portefeuille un billet de 500 francs qu'il déposa sur ma table.
Je le repoussai, quoiqu'il m'en coûtât. C'était trop ou pas assez, et j'espérais mieux pour plus tard.
Mais il insista, m'affirmant que nous nous reverrions, et m'annonçant qu'en attendant j'aurais affaire à son avocat, Me Catenac.
Sur quoi, il se leva et sortit, me laissant bien moins occupé de ses recherches qu'intrigué à son sujet.
Voilà tout!...
Il était clair pour le père Tantaine que l'ex-cuisinier disait la vérité. Cependant, comme il omettait un point essentiel:
—Quoi!... lui demanda-t-il, vous n'avez pas cherché à savoir qui est ce vieillard qui avait recours à un travestissement.
Pendant un moment, Perpignan parut se consulter. Mais il comprit vite qu'avec un homme aussi bien renseigné que l'envoyé de B. Mascarot, les réticences étaient puériles.
—Si!... répondit-il. Mon client était encore dans les escaliers que déjà j'avais passé une blouse, puis une casquette, et que je m'élançais sur ses traces. Arrivé dans la rue, je le vis à dix pas en avant. Je le suivis, et bientôt je le vis entrer, comme chez lui, dans un des beaux hôtels de la rue de Varennes.
C'était bien cela, et cette franchise devait aller au cœur du vieux clerc d'huissier.
—Et votre client était bien chez lui, interrompit-il, vous aviez eu l'honneur de donner une consultation au duc de Champdoce en personne.
—Vous l'avez dit. J'ai dans ma clientèle le duc de Champdoce, ce qui est, j'ose le dire, un peu flatteur. Seulement, je veux être étranglé par le diable, après avoir failli l'être par vous, si je devine comment vous avez découvert tout cela.
—Oh!... répondit modestement Tantaine, le hasard est si grand!... Mais ce que je n'aperçois pas, c'est le trait d'union entre le duc et Caroline.
L'ancien cuisinier eut une grimace narquoise.
—Vraiment!... fit-il. Alors pourquoi la faites-vous suivre?... Mes raisons, à moi, sont fort simples. Comme bien vous pensez, j'ai pris sur le duc de Champdoce tous les renseignements à ma portée. C'est, m'a-t-on dit, un très grand seigneur immensément riche et de mœurs très austères. Il est marié et vit très bien avec sa femme. Ils avaient un fils unique, ils l'ont perdu l'an passé, et depuis cette mort, ils sont inconsolables.
Alors, je me suis dit ceci:
On a beau être duc, on est homme. M. de Champdoce, dans sa jeunesse, aura eu, de quelque goton, un enfant qu'on aura porté à l'hospice et qu'on aura oublié.
Son héritier légitime étant mort, n'ayant personne à qui léguer sa fortune et son nom, le duc s'est souvenu, du fils de la goton, qui après tout est le sien, et il voudrait le retrouver.
Que pensez-vous de la conclusion?...
—Elle me semble logique, mais elle ne me dit rien de vos vues sur Caroline Schimel!...
Il est sûr que Perpignan était loin d'être de la force du doux émissaire de B. Mascarot. Mais il n'était point assez simple pour ne pas sentir qu'il subissait un interrogatoire en règle.
S'il ne se révoltait pas, lui si arrogant, c'est qu'il n'avait que trop conscience de sa dépendance absolue.
D'ailleurs, la confession une fois commencée, autant la faire entière et sincère. Enfin, au bout de toutes ces questions, il pressentait, il entrevoyait quelque proposition avantageuse.
—Vous devez penser, cher monsieur Tantaine, reprit-il, que, mon opinion, une fois arrêtée sur le mobile du duc de Champdoce, mon premier soin a été de m'enquérir de son passé. Je n'avais pas la prétention de remonter jusqu'à la mère de l'enfant, mais j'espérais fort recueillir sur elle quelques détails biographiques. Je regrette de l'avouer, mes investigations sont restées absolument infructueuses.
—Quoi!... avec tous les éléments que vous possédez!...
—Raillez-moi, c'est ainsi. Des trente domestiques qui emplissent les antichambres, les cuisines et les écuries de l'hôtel de Champdoce, il n'en est pas un qui soit dans la maison depuis plus de douze ans. Où sont allés ceux qui servaient le duc quand il était jeune? Je n'ai pu les retrouver.
J'étais aussi dépité que possible, quand un jour, par le plus grand des hasards, étant entré chez un marchand de vins de la rue de Varennes, j'entendis parler d'une servante qui était chez notre homme il y a vingt-cinq ans et qui encore maintenant en reçoit une petite rente.
Cette servante était Caroline Schimel.
J'ai sû son adresse par un valet de pied et je la fais suivre.
—Qu'espérez-vous donc d'elle?
—Pas grand'chose, je l'avoue. Cependant, cette petite pension qu'on sert à cette fille me porte à croire qu'elle a rendu autrefois quelque service à ses maîtres. Ne peut-on pas supposer qu'elle a eu connaissance de la naissance de cet enfant naturel?
—La présomption est peu probable! fit le vieux clerc d'huissier, de l'air le plus indifférent du monde.
—Du reste, reprit Perpignan, je n'ai plus revu M. de Champdoce.
—Mais avez-vous vu M. Catenac?
—Oui, trois fois.
—Et il ne vous a donné aucune indication nouvelle? Il ne vous a même pas dit à quel hospice a été déposé l'enfant?
—Rien... C'est à ce point qu'à ma dernière visite, je lui ai déclaré que je commençais à me lasser d'être tenu le bec dans l'eau. Il devait tout me révéler, cette fois-là... Ah bien! ouitche! Je l'ai trouvé tout chose. C'était à jurer qu'il grillait de renoncer à l'affaire, et que même il regrettait de s'en être mêlé.
Le bon Tantaine n'en était pas à s'étonner des tergiversations de l'honorable avocat. Il reconnaissait l'effet des menaces de B. Mascarot. Cependant il parut partager le mécontentement de son interlocuteur.
—Est-ce que tous ces faux-fuyants ne vous semblent pas singuliers? demanda-t-il.
—Pas trop. Je parierais que ce M. Catenac n'est pas plus avancé que moi. Le duc, très probablement, hésite à se livrer tout à fait. Dame! c'est grave, convenez-en. A sa place, je craindrais de retrouver mon moutard encore plus que je ne le désirerais. Qui sait ce que fait le futur héritier des Champdoce? Il doit écumer les barrières, à moins qu'il n'achève ses études dans quelque maison centrale. Que voulez-vous que devienne un garnement qui, à treize ans, s'est enfui d'un endroit où il était très bien?
Mieux que tout autre, Perpignan, le tyran de quarante pauvres petits musiciens des rues, peut savoir quel abîme de misère et d'infamie attendent les enfants abandonnés.
—J'avais cependant imaginé un plan assez beau, continua-t-il. Avec de l'argent et de la patience, on peut, en matière d'investigations, accomplir des miracles.
—Je suis de votre avis.
—Et bien!... voici ce que je comptais faire. Je traçais autour de la ville, comme un cercle idéal, que je parcourais méthodiquement. Je me disais: J'entrerai dans toutes les maisons de tous les villages, dans toutes les auberges, dans toutes les cabanes isolées, j'en rassemblerai les habitants, et je leur tiendrai ce langage:
«Quelqu'un de vous se souvient-il d'avoir, à telle époque, recueilli, ou logé, ou nourri, ou même vu un enfant de tel âge, vêtu comme ça et comme ça, fait de telle façon? etc.» Et indubitablement je rencontrerais quelqu'un qui me répondrait: «Oui, je me souviens!» Or, fiez-vous à moi. Du moment où j'aurais eu entre les doigts un bout de fil conducteur, je serais bien venu à bout de démêler l'écheveau.
La méthode parut si ingénieuse et si pratique au bon père Tantaine, qu'il ne crut pas devoir taire son impression.
—Pas mal imaginé!... fit-il.
L'ancien cuisinier n'osa cependant pas trop s'enorgueillir de cette approbation. Le bonhomme avait une si singulière façon de distribuer le blâme et l'éloge, que bien malin il eût été celui qui eût pu dire ce qu'il en fallait prendre ou laisser.
—Eh! mille tonnerres!... s'écria Perpignan, vous me feriez croire à la fin que je ne suis qu'un sot! Je vous semble niais? Ce n'est pas surprenant, vous me tenez. Tout cela ne m'empêche pas d'avoir des inspirations. Ainsi, par exemple, au sujet de cet enfant, il m'est venu une petite idée qui, bien conduite, pouvait devenir très avantageuse.
—Peut-on la connaître?
—A vous on peut tout révéler sans danger, n'est-ce pas? Donc je m'étais dit: Découvrir cet enfant est à peu près impossible, mais pourquoi n'en pas supposer un, qu'on stylerait et qu'on lui substituerait adroitement?
A cette proposition inattendue, le bon Tantaine bondit sur sa chaise et porta précipitamment la main à ses lunettes. C'est son geste des grandes circonstances. Peut-être s'assure-t-il ainsi que son œil est bien à l'abri et ne peut rien révéler de ce qui se passe en lui.
—C'était hardi!... prononça-t-il, c'était audacieux.
Perpignan avait fort bien vu le tressaillement du bonhomme, mais il le prit pour un involontaire hommage rendu à sa belle conception. Plus habile, moins convaincu surtout de son infériorité, ce qui est la plus grande des faiblesses, il eût bien senti qu'il venait de trouver le défaut de la cuirasse.
—Oui!... c'était crâne, reprit-il, et même diablement chanceux. Mais je n'y pense plus.
—Vous avez peur?
—Moi!... C'est vous qui me demandez si... Sacré tonnerre! vous ne me connaissez donc pas!... Peur!... moi!...
Le vieux clerc d'huissier était certainement ému, car sa voix devenait de plus en plus onctueuse.
—Alors pourquoi renoncer? interrogea-t-il.
—Pourquoi?... La belle malice! Parce qu'il n'y a pas moyen, mon vieux papa, parce qu'il y a un obstacle.
—Je n'en vois pas, prononça nettement Tantaine, qui voulait aller jusqu'au fond de la pensée de son interlocuteur.
—Tiens!... sacrebleu! Au fait, j'ai peut-être omis ce détail.... Le duc de Champdoce m'a dit expressément qu'il était certain de pouvoir constater l'identité de son enfant, grâce à certaines cicatrices.
—De quelle sorte?
—Ah! dame... vous m'en demandez trop long.
Sur cette réponse, le vieux clerc se dressa brusquement, dissimulant ainsi à son interlocuteur la violence de son émotion.
—Par ma foi!... cher monsieur Perpignan, dit-il de l'air le plus dégagé, je suis au désespoir d'être venu vous troubler... Mon patron avait supposé que vous chassiez le même lièvre que lui, il se trompait... C'est dire que nous vous laissons le champ libre.
L'ex-cuisinier voulait répondre, mais déjà le bonhomme avait ouvert la porte, et poursuivait:
—A votre place, je m'en tiendrais au premier plan que vous m'avez soumis. Vous n'arriverez certes pas à l'enfant, mais si vous savez vous y prendre, vous tirerez du duc de Champdoce bien des billets de mille francs. Mes excuses... et au revoir.
L'ancien cuisinier était-il dupe de l'explication? Le doux Tantaine ne se le demanda même pas. Que lui importait!... L'important était de ne rien laisser apercevoir de ses sensations, il craignait de se trahir, et c'est en toute hâte qu'il quitta la «fabrique» de Perpignan.
—Il y a des cicatrices, grommelait-il, tout en remontant la ruelle des Reculettes, et je l'ignorais, et Catenac, le traître, ne me prévient pas!
XXIII
B. Mascarot expliquait d'une façon aussi simple que saisissante sa façon d'opérer, lorsqu'il se comparait à ces montreurs de marionnettes qui, invisibles pour les spectateurs, tiennent les ficelles de tous les pantins qui s'agitent sur leur petit théâtre.
André s'était précipité entre le père et le
fils.
Dès que volontairement ou fortuitement un personnage se trouvait mêlé à l'action dont il préparait depuis si longtemps et avec tant de patience le dénoûment, B. Mascarot lui attachait,—pour parler son langage,—«un fil de manœuvre».
En d'autres termes, plus clairs que cette image théâtrale, il mettait ce personnage sous la surveillance discrète d'un de ses anges gardiens.
Ainsi, il n'y avait pas deux heures que André avait quitté Modeste, au coin de l'avenue de Matignon, que déjà il avait à ses trousses un espion chargé de rendre compte de toutes ses actions, de ses démarches les plus insignifiantes, à l'honorable placeur.
Ce «fileur» n'était autre que le collègue de Beaumarchef, La Candèle, un garçon de mérite, assure Mascarot. Il avait surtout ordre d'être prudent et de se cacher avec un soin extrême.
Mais, en vérité, il n'était pas besoin de précautions.
L'idée que Sabine de Mussidan était sauvée emplissait bien trop le cœur et l'esprit d'André pour qu'il pût prêter la plus légère attention aux choses extérieures. L'univers s'écroulant ne l'eût pas distrait de son bonheur.
Maintenant, d'ailleurs, son amour entrait dans une phase nouvelle, et jamais ses espérances ne lui avaient paru si réalisables.
Il avait un ami, à cette heure, M. de Breulh-Faverlay; une confidente, Mme de Bois-d'Ardon, deux alliés dont l'influence, à un moment donné, pouvait être décisive.
Or, il n'en était plus à s'indigner presque du dévoûment de M. de Breulh.
Leurs communes angoisses, pendant trois jours, avaient établi entre eux une de ces amitiés solides comme le temps seul n'en cimente pas.
Mais plus l'avenir souriait à André, plus il se répétait qu'il lui fallait se remettre à l'ouvrage avec une ardeur nouvelle. Il avait bien du temps perdu à se désoler à rattraper.
Il quitta donc, ce soir-là, M. de Breulh de fort bonne heure, après un dîner qui fut excessivement gai.
—A partir de demain, lui dit-il en lui serrant la main, s'il vous plaît de lever le nez quand vous traverserez les Champs-Élysées, vous m'apercevrez, hissé sur un échafaudage, en train de gratter le moellon.
Il fallut à André une partie de la nuit pour achever les dessins qu'il devait soumettre à M. Gandelu, cet entrepreneur si riche, dont il devait sculpter la maison depuis les soupiraux des caves jusqu'aux corniches des cheminées.
Levé de bon matin, il donna comme tous les jours un regard et une pensée à ce portrait de Sabine qu'il cachait à tous les yeux, et, prenant son carton à dessins, il sortit pour se rendre chez M. Gandelu, l'heureux père du jeune M. Gaston.
C'est rue de la Chaussée-d'Antin, dans une maison qui lui appartient et qui ne semble pas exposée à l'expropriation, que demeure cet entrepreneur presque célèbre depuis qu'il a fait construire le joli théâtre des Comédies-Parisiennes.
Lorsque André se présenta chez lui, sur les dix heures, le domestique auquel il s'adressa lui conseilla fortement de remettre sa visite à un autre moment.
—Je ne sais ce qu'a monsieur, ce matin, lui dit cet homme; mais jamais, non, jamais, depuis cinq ans que je suis à son service, je ne l'ai vu dans un état pareil... Il a tout saccagé dans son cabinet. Et, tenez... écoutez!
Point n'était besoin de prêter l'oreille pour distinguer les éclats d'une voix puissante, un bruit de meubles qu'on brisait, et des jurons à faire frémir un sous-officier de cavalerie.
—Monsieur est comme cela depuis une heure, ajouta le domestique; ça l'a pris après la visite de son avocat, M. Catenac, qui est venu dès patron-minet; ainsi, à la place de monsieur.
Mais André était pressé.
—Qu'importe! fit-il, votre maître ne me mangera pas... Annoncez-moi.
Le domestique obéit, non sans quelques observations encore, et ouvrit à André la porte d'une pièce immense, fort richement décorée, au milieu de laquelle l'entrepreneur gesticulait furieusement, armé du montant d'une chaise dont les débris étaient à ses pieds.
A soixante ans passés, M. Gaudelu peut, hardiment, ne s'en laisser donner que cinquante.
C'est une manière d'Hercule limousin, au torse noueux, aux épaules carrées, à la main velue, plus large qu'une épaule de mouton, gros, grand, large, travaillé par le sang, gêné dans ses paletots doublés de satin, et paraissant toujours regretter la libre blouse de ses jeunes années.
Est-il fier ou importuné de cette idée qu'il peut aligner trois millions, peut-être quatre? Le discerner est malaisé.
Il a le droit, en tout cas, de parler de sa fortune. Elle a deux nobles origines: le travail et l'économie. Ses envieux, en remontant jusqu'à la source, c'est-à-dire jusqu'à la première pièce de cinq francs portée à la caisse d'épargne, ne réussiraient pas à trouver une tache de boue.
Cependant il ne fait pas sonner haut ses écus. Il aime bien mieux parler de ce bon temps où il était si malheureux, et où il escaladait les échelles, pliant sous le faix d'une «truellée gâchée serrée».
Pour grossier, il l'est autant que du pain d'orge, et vulgaire, et brutal, et violent plus que la poudre, et mal élevé. Seulement...
Seulement, sous cette rude enveloppe, se cachent, comme le diamant sous sa gangue, les plus nobles et les plus généreux sentiments et une probité intacte.
Il jure comme un païen, c'est vrai; il fait des cuirs, c'est incontestable: il tire toutes ses comparaisons du «bâtiment», c'est ridicule. Mais il est bon, mais il n'a jamais refusé un service, mais il comprend toutes les délicatesses. Il a les mains caleuses, mais non le cœur.
Dès que la porte s'ouvrit:
—Quel est, s'écria-t-il, le jean-sucre!...—Il disait: jean, mais non pas: sucre.—Quel est le jean-sucre qui se permet de venir me déranger.
—Vous m'aviez donné rendez-vous, monsieur, commença André.
Le jeune peintre ornemaniste avait bien fait d'insister pour entrer; il s'en aperçut vite.
En le reconnaissant, le front de l'entrepreneur se dérida.
—Ah! c'est vous, dit-il d'une voix subitement radoucie; venez, jeune homme, votre visite ne pouvait mieux tomber; vous voir me plaît. Entrez, et asseyez-vous... s'il y a encore une chaise d'aplomb.
Le domestique avait eu raison d'affirmer que son maître venait d'avoir une crise terrible. Il n'y avait pour ainsi dire pas un meuble du cabinet qui fut intact. La garniture même de la cheminée était à terre.
—Je vous aime, moi, poursuivait M. Gandelu, qui ne lâchait toujours pas son montant de chaise, parce que vous êtes solide et franc comme un bloc de liais. Je vous aime, parce que vous avez du cœur, de l'honneur, vous, et l'envie de bien faire; parce que vous ne boudez pas au travail...
—En vérité, monsieur...
—Ne rougissez pas comme une mariée, jeune homme, quoique ce soit beau aussi d'être modeste. Je vous ai toisé et cubé, moi, du premier coup d'œil? Est-ce que Jean Lantier, votre patron et mon ami, ne m'a pas conté votre histoire? Est-ce qu'on ne sait pas que vous vous êtes fait tout seul, à la force du poignet?...
—Oh!... monsieur, je dois ce que je sais à Jean Lantier.
—Oui, Jean est un brave, lui aussi; c'est connu. Mais c'est égal. Où il n'y a pas de pierre d'attente, on n'accroche pas une bâtisse. Quand un garçon n'a rien ici—il se battait la poitrine à la briser,—quand il n'a rien là—il se frappait le front,—on perd son temps, ses soins et ses peines. Vous n'étiez rien, vous, et vous êtes quelque chose...
C'est vainement que André essayait d'arrêter M. Gandelu; ce panégyrique ne laissait pas que de l'embarrasser.
Mais l'entrepreneur était lancé.
—Oui, insista-t-il, vous êtes quelque chose. Vous faut-il cent mille francs pour entreprendre quelque affaire? ils sont à votre service, à trois, pour le temps que vous voudrez. Ah!... si j'avais une fille et qu'elle vous plût! Je vous dirais: Tope, garçon!... elle est à toi, voilà la dot, écus, et je vous bâtirais une maison!...
André ne connaissait pas assez M. Gandelu pour comprendre d'où soufflait l'orage.
—Il faut bien se remuer, fit-il, quand on ne peut compter que sur soi.
—C'est vrai, fit l'entrepreneur d'une vois profonde qui trahissait une cruelle souffrance; vous n'avez jamais connu vos parents. Vous ne savez pas ce qu'est un père, vous, un bon père... vous aimeriez le vôtre, vous!...
Il s'interrompit, et comme André ne répondait pas, brusquement il lui demanda:
—Vous connaissez mon fils?...
Le ton de M. Gandelu, cette question à brûle-pourpoint: «Connaissez-vous mon fils?» devaient éclairer André.
Le sens de toutes les paroles de l'entrepreneur, obscur jusqu'alors, éclatait à ses yeux. Les raisons de toutes ces violences, il les pressentait.
Il se trouvait, c'était évident, en présence d'un père justement irrité, qui prenait une triste et amère satisfaction à comparer son fils à un jeune homme dont il estimait l'intelligence et l'énergie.
André, qui se souvenait trop du dîner donné chez Rose, et qui avait encore sur le cœur certaines expressions de M. Gandelu fils, hésita quelque peu à répondre.
Il se demandait si, pour couper court, il ne serait pas sage de dire: «Non», tout simplement. Puis il pensa que ce serait là, probablement, un mensonge inutile, et c'est en devenant fort rouge qu'il dit:
—J'ai eu le plaisir de me trouver une ou deux fois avec M. Gaston.
L'entrepreneur à ces mots, bondit comme s'il eût reçu un coup de fouet en pleine figure, et d'un terrible revers du montant de chaise qu'il ne lâchait toujours pas, il fit voler en éclats un des panneaux d'une magnifique armoire de chêne.
—Saint bon Dieu! s'écria-t-il avec un accent terrible, ne prononcez jamais ce nom-là devant moi! Gaston!... Est-ce que véritablement vous croyez que mon fils à moi, Nicolas Gandelu, se nomme Gaston? Il a été baptisé Pierre, du nom de défunt mon père, qui était terrassier de son état, qui était un homme. Ce nom de Pierre a fait honte à ce sot qui est mon fils. Il ne le trouve pas assez relevé. Il lui faut un petit nom d'amour bien doux, et surtout distingué, à donner comme sien à ces créatures qui le grugent en se moquant de lui. Pierre!... c'est commun, ça pue le travail et l'honnêteté! Tandis que Gaston!... Diable! ça sent son prince et ça fleure la pommade. Gentil, Gaston, mignon, joli... donnez patte à maîtresse!
L'expression de l'entrepreneur, en même temps qu'il s'efforçait d'imiter une voix flûtée, était si réellement comique, en dépit de sa douleur, que André, à grand'peine, dissimula un sourire.
—Si c'était tout, poursuivit M. Gandelu, je hausserais les épaules et ne dirais mot. Mais avez-vous vu ses billets de visite? Il fait mettre dessus: Gaston de Gaudelu, et il y a une couronne de marquis dans un des angles, Marquis! lui, le fils d'un homme qui a servi les maçons! marquis! quand moi, son père, je n'ai pas encore essuyé sur mon échine la trace des sacs de plâtre que j'ai portés!... Ah! je t'en ferai voir des de! Ah! je t'en donnerai des marquisats!...
—Les très jeunes gens, essaya André, ont de ces petites faiblesses...
Mais M. Gandelu n'était pas un père à admettre des enfantillages de ce genre.
—Non!... répondit-il, avec une violence croissante, vous ne sauriez excuser cela. Monsieur mon fils rougit de moi. Porter un nom pur et sans tache le gêne. Il y en a tant comme cela! Il trouverait meilleur d'être le fils d'un gredin titré. Il prétend que ce titre le pose dans la société. Elle est bien, et vaut qu'on y tienne, sa société! Un ramassis de fripons, de filles perdues et de dupes! Je connais ses amis, des désœuvrés, des drôles, qui vont vêtus comme des poupées, frisés, gantés, des caricatures d'hommes. Méchants crevés! On les saignerait à blanc, que d'eux tous on ne tirerait pas une pinte de sang pur. C'est pour ce monde-là qu'il s'est donné un de... Quand les garçons de restaurant lui disent: «Monsieur le marquis» il est aux anges. Idiot!... Avec la moitié de ce qu'il dépense, je voudrais qu'on m'appelât sire, ou pour le moins monseigneur... Et il ne voit pas qu'on se moque de lui! On l'entoure, on le flatte, on le caresse, et il croit qu'on rend hommage à son esprit, à sa beauté... Propre à rien! C'est aux écus de ton père le maçon qu'on fait la cour...
La situation d'André devenait de plus en plus pénible et délicate. Il eut donné bien des choses pour échapper à ces confidences arrachées à la colère, mais il ne pouvait se faire entendre, et il n'osait se retirer.
—Il n'a que vingt ans, poursuivait M. Gandelu, et déjà il est usé, fané, flétri, fini. Il est vieux, ses yeux clignotent et ses cheveux tombent. Il ne tient pas debout, il n'a que le souffle, et il passe ses nuits à boire. Mais c'est ma faute, aussi, j'ai été trop bon. J'ai toujours été à plat-ventre devant sa volonté. Il m'aurait demandé ma vieille peau pour lui faire une descente de lit, je la lui aurais donnée. Depuis qu'il sait parler, il n'a eu qu'à dire: Je veux, et il a eu...
J'avais perdu ma pauvre femme, je n'avais que lui...
Savez-vous ce qu'il a ici? Un appartement de prince, deux domestiques et quatre chevaux à sa disposition. Je lui donne tous les mois 1,500 francs pour ses cigares; il m'en carotte autant... et il va partout répétant que je suis un vieux pingre, un grippe-sous, et il s'endette, et il a déjà escompté la fortune de sa pauvre mère...
Il s'interrompit brusquement, et de cramoisi qu'il était, devint livide. Un frémissement convulsif fit trembler ses lèvres, ses yeux lancèrent des éclairs.
La porte venait de s'ouvrit, et le jeune M. Gaston,—Pierre de son vrai nom,—apparaissait pimpant, suffisant, luisant, l'air ravi, comme toujours de son séduisant personnage.
Il s'avança d'un pas délibéré, le chapeau sur la tête, le cigare aux dents.
—Bonjour, papa, dit-il; ça va bien, ce matin?
Mais le père recula tout frissonnant.
—Ne m'approchez pas! cria-t-il, arrière!
Le jeune M. Gaston s'arrêta un peu surpris, interrogeant André de l'œil.
—Pas content ce matin, papa, ajouta-t-il. Est-ce que la goutte reviendrait? Mauvaise affaire...
L'entrepreneur étouffa le cri de douleur de l'homme blessé au cœur, et fit avec sa barre de bois un si terrible moulinet, que son fils jugea prudent de se reculer.
André s'était précipité entre le père et le fils.
—Oh! ne craignez rien, dit l'entrepreneur d'un ton funèbre, j'ai encore ma raison!
Et soit qu'il voulût rassurer le jeune peintre, soit qu'il se défiât de sa violence, il jeta dans un coin l'arme, terrible entre ses mains, qu'il tenait.
Certainement, M. Gaston avait été quelque peu effrayé; mais c'est un garçon solidement trempé, et qui ne perd pas facilement sa belle assurance.
—De quoi!... murmura-t-il, un infanticide! Ah! mais non! je la trouve mauvaise! Je demande à ne pas être de cette petite fête de famille, comme dit Dupuis des Variétés, dans...
Il n'acheva pas la citation. André venait de lui saisir le poignet, et le lui serrait à le faire crier, en lui soufflant à l'oreille;
—Plus un mot.
Mais le silence lugubre qui suivit ne pouvait faire le compte de M. Pierre-Gaston.
—Oui, reprit-il, silence et mystère... connu. Seulement, je voudrais bien savoir de quoi il retourne, et ce que cela signifie?
C'est à André que répondit M. Gandelu.
—Je vais tout vous expliquer, monsieur André, commença-t-il, et vous me plaindrez, vous, et vous comprendrez ma souffrance. Hélas! mon malheur doit être celui de bien des pères. On dit que c'est notre destinée, à nous autres parvenus, de bâtir sur le sable et de voir s'effondrer tous les projets que nous formons pour l'avenir de nos enfants. Nos fils, qui devraient être la glorification de notre travail, deviennent comme le châtiment de notre orgueil.
—Pas mal! pour un homme qui n'en fait pas son métier, murmura le jeune monsieur Gaston, j'ai toujours dit que papa finirait dans les bénisseurs.
M. Gandelu, par bonheur, ne put entendre cette nouvelle impertinence. Il poursuivait d'une voix rauque et brève:
—Ce malheureux qui est là, monsieur André, est mon fils. Sur la mémoire de sa sainte mère, défunte ma femme, je jure que depuis vingt ans il a été ma seule et unique préoccupation. Voici vingt ans que sa pensée emplit mon cœur, ma tête, mes veines, que je ne vis que par lui et pour lui. Eh bien! la semaine passée, il pariait, il jouait sur ma vie ou ma mort, comme vous parieriez sur une de ces rosses qu'on va voir sauter des haies aux courses de Vincennes...
—Ah! mais non! s'écria le jeune M. Gaston, celle-là est trop forte.
L'entrepreneur eut un geste de mépris éclatant.