XV
Le mois de septembre était venu, et bien que le temps fût détestable, le jeune duc de Champdoce, accompagné de son fidèle Jean, était allé s'établir à Maisons, où se trouvait son écurie de courses.
Son prétexte était qu'il tenait à surveiller en personne l'entraînement de six ou huit chevaux engagés pour les courses d'automne, et dont un, qui lui coûtait 30,000 francs avait quelques chances de gagner un grand prix.
La vérité est qu'ayant eu une discussion avec Mme de Mussidan, il voulait essayer de la réduire par l'absence, ayant ouï dire au cercle que l'absence est pareille au vent qui attise les incendies et éteint les flammes légères.
Il y avait deux jours déjà que Norbert était à Maisons, et il s'inquiétait de n'avoir pas de nouvelles de Mme de Mussidan, quand un soir, comme il surveillait le dernier repas de ses chevaux, on le prévint qu'un homme était à la porte des écuries, qui demandait à lui parler.
Il s'y rendit et trouva un pauvre vieux, bien connu dans le pays, qui vivait moitié d'aumônes, moitié du prix de quelques commissions.
—Que me veux-tu? interrogea M. de Champdoce.
Le bonhomme sortit à demi de sa poche une lettre qu'il montra en clignant de l'œil d'un air qui prétendait être fin.
—C'est pour vous, cela, bourgeois, fit-il.
—Eh bien!... donne.
—C'est que, bourgeois, on m'a recommandé d'attendre que vous soyez seul pour...
—Peu importe, dépêche...
—Enfin, puisque vous le voulez absolument...
Dans la pensée de Norbert, cette lettre ne pouvait venir que de Mme Diane.
Les recommandations faites au commissionnaire décelaient les craintes d'une personne qui a de fortes raisons pour se cacher. Peut-être était-elle à Maisons, à cent pas de lui, à lui...
Il jeta vivement un louis au bonhomme et courut se placer sous un des réverbères de l'écurie.
Mais l'adresse n'était pas de l'écriture délicate et aristocratique de la comtesse de Mussidan.
Les caractères lourds, empâtés, tremblés, trahissaient une main de femme peu habituée à manier la plume, une main de cuisinière.
Même il y avait une faute grossière, horrible: Champdoce était écrit avec deux s au lieu d'un c à la fin.
—Qui diable! peut m'envoyer cela? pensa Norbert.
Il brisa le cachet, cependant.
Le papier de la lettre était grossier comme l'enveloppe, graissé par places, et timbré, à l'angle gauche, de l'éternel et énigmatique Bath. L'écriture était odieuse, les fautes d'orthographe fourmillaient.
Cette lettre disait:
«Monsieur le duc,
«Cela me fait bien de la peine d'être obligée de vous apprendre la vérité, mais c'est plus fort que moi, il faut que je soulage ma conscience. Je ne peux pas supporter davantage qu'une femme soit assez sans cœur et sans honneur pour tromper un homme comme vous.
«C'est pour vous dire que votre femme vous trahit et se moque de vous avec un autre.
«Vous pouvez me croire, car je suis une honnête fille, moi, et il vous est facile de vous assurer que je ne mens pas.
«Cachez-vous, ce soir même, dans un endroit d'où on découvre bien la petite porte de votre jardin, et entre dix heures et demie et onze heures, pour sûr, vous verrez entrer le bien-aimé. Il y a longtemps qu'on lui a donné une clé.
«L'heure du rendez-vous est bien choisie, il n'y aura pas un domestique à l'hôtel.
«Mais je vous en prie, monsieur le duc, ne faites pas de bruit pour si peu de chose, je ne voudrais pas faire de tort à votre femme...
«Celle qui se dit, etc., etc.»
Il ne fallut à Norbert qu'un coup d'œil pour lire entièrement cette lâche et infâme dénonciation anonyme.
Un flot de sang lui monta à la tête, et il poussa un cri, un rugissement plutôt, tel que les hommes de l'écurie se précipitèrent vers lui.
—L'homme!... leur cria-t-il, où est l'homme?
—Quel homme?
—Celui qui vient à l'instant de m'apporter cette... cette lettre. Qu'on coure après lui, qu'on le cherche, qu'on le trouve, qu'on l'amène!... Vite, bien vite, allez!...
Moins d'une minute après, le bonhomme apparaissait, se débattant entre deux palefreniers qui le traînaient fort brutalement.
—Mais je ne l'ai pas volé!... criait-il, on me l'a donné!... Je suis prêt à le rendre!
Il parlait du louis que lui avait jeté Norbert. L'énormité de la somme avait inquiété sa probité. Il avait bien pensé qu'il y avait eu erreur, mais, comme il n'était pas sûr...
Norbert comprit.
—Lâchez-le, dit-il aux palefreniers.
Et s'adressant au vieux, il reprit:
—Toi, garde ce que je t'ai donné, c'est bien à toi, mais tâche de me répondre. Qui ta remis cette lettre?
—Je ne sais pas, mon bon monsieur, répondit le pauvre diable encore tremblant.
—Est-ce un homme où une femme?
—Un homme.
—Et tu ne le connais pas, bien vrai?
Le bonhomme leva la main comme un témoin devant le tribunal.
—Je ne l'avais jamais tant vu, répondit-il; que cette pipe que je tiens m'empoisonne, si je mens. Il est descendu d'un fiacre, arrêté près du pont, sur le chemin du bord de l'eau. Je passais, il est venu à moi, et il m'a dit: «Tu vois bien cette lettre? Je vais te la confier. Quand sept heures et demie sonneront, pas une minute plus tôt, tu la porteras à M. le duc de Champdoce, dont la maison est sur le chemin de la forêt.» J'ai répondu: «Je sais bien.» Là-dessus il m'a remis la lettre et cent sous dans la main; il est remonté en voiture, et fouette cocher!...
—Quelle heure était-il à ce moment?
—Quatre heures environ.
Norbert eut un geste de découragement. Il avait eu un instant la vague espérance de rejoindre le fiacre sur la grande route.
—Et comment était cet homme? fit-il.
—Dame!... mon bon monsieur, il avait l'air d'un bourgeois. Il avait une grosse chaîne de montre en or, à son gilet. Pour ce qui est du signalement, c'est un grand individu, c'est-à-dire pas trop petit, ni jeune ni vieux.
—Assez!... tu peux te retirer, merci!...
En ce moment, la colère de Norbert, et elle était des plus violentes, ne s'adressait qu'à l'auteur de cette vile lettre anonyme.
Il ne pouvait croire, il ne croyait pas à une trahison de la duchesse: il ne l'aimait pas, il la haïssait même; mais il l'estimait.
—Ma femme, se disait-il, est une honnête femme, et c'est quelque fille de service qui pense se venger ainsi d'une réprimande.
Cependant il se remit à lire cette lettre odieuse; il lui semblait que ce méchant style n'était pas naturel, mais laborieusement cherché. Puis il découvrait des dissonnances. La partie relative aux indications ne ressemblait en rien au reste. La dernière phrase: «Ne faites pas de bruit pour si peu de chose,» avait une intention railleuse marquée.
—Est-ce bien celle qui a tenu la plume, se demandait-il, qui a pensé cette phrase?
Une autre chose l'intriguait: l'allusion à l'absence des domestiques. Il fit appeler Jean.
—Est-il vrai, lui demanda-t-il, que l'hôtel soit seul aujourd'hui?
—Il le sera du moins ce soir et une partie de la nuit.
—Et pourquoi?
—Monsieur le duc ne se le rappelle pas? Le second cocher se marie, tous les gens sont invités au bal, monsieur a lui-même donné l'autorisation...
—C'est juste! Cependant, si la duchesse a besoin de quelque chose?
—Madame a été assez bonne pour dire qu'elle ne voulait priver personne du bal, que du moment où le concierge de l'hôtel et sa femme restaient, cela suffisait...
—C'est bien!...
Après les premières minutes d'emportement, Norbert affectait un grand calme et la sérénité railleuse d'un homme mis hors de soi par une chose qu'il reconnaît n'en valoir pas la peine.
Mais cette attitude mentait. Le doute avait traversé son esprit, douloureux comme une de ces crampes aiguës qui tout à coup sillonnent les chairs.
Et on ne discute ni on ne raisonne le soupçon: il est ou il n'est pas.
—Pourquoi, se disait Norbert, pourquoi ma femme ne me trahirait-elle pas? Je la crois vertueuse et attachée à ses devoirs, mais tous les maris trompés croient à la vertu et à l'honnêteté de leur femme, cela va de soi.
Pourquoi ne profiterait-il pas de l'avis, d'où qu'il vînt? Pourquoi n'irait-il pas se cacher là où on disait?
—Non, pensait-il ensuite, non, je ne descendrai pas à cet excès de bassesse. Je serais aussi vil que la misérable qui m'adresse cette infâme dénonciation, si j'acceptais ce rôle d'espion qu'elle me propose.
Il s'arrêta, il venait de s'apercevoir que tous ses gens l'observaient avec une ardente curiosité.
—Allez donc à vos occupations!... leur cria-t-il d'un ton terrible, éteignez les lanternes et fermez les fenêtres.
Son parti, alors, était décidément pris.
Il tira sa montre, il était huit heures.
—Je n'ai que le temps de courir à Paris, pensa-t-il.
Il gagna en hâte la maison, et appela Jean.
Avec cet homme, dévoué corps et âme à la maison de Champdoce, encore plus qu'à lui Norbert, dissimuler était inutile.
—Jean, lui dit-il d'une voix brève, il faut que j'aille à Paris ce soir, à l'instant!
Le bonhomme hocha tristement la tête.
—A cause de cette lettre? fit-il respectueusement.
—On aura écrit des infamies sur madame la duchesse.
Norbert eut un geste presque menaçant.
—Comment sais-tu cela?
—Hélas!... Il n'était que trop aisé de le deviner, et après les questions que m'a adressées monsieur le duc, le doute n'était plus possible.
—Alors, vite, mes habits et qu'on attelle... La voiture m'attendra devant la porte du cercle et j'irai, moi, à pied.
Jean osa interrompre son maître.
—Cela ne peut être ainsi, prononça-t-il. Les gens doivent avoir eu le même soupçon que moi, Dieu sait ce qu'ils diraient, s'ils voyaient monsieur s'éloigner! Si Monsieur persiste, il doit se rendre à Paris, et en revenir, sans que personne s'en doute; pour les gens, il n'aura pas quitté Maisons.
—Peut-être as-tu raison, mais comment s'y prendre?
—Je me charge de faire sortir secrètement un des chevaux de la petite écurie. Justement Romulus, qui est un de nos meilleurs coureurs s'y trouve. Je vais le seller et le conduire de l'autre côté du pont où monsieur viendra nous rejoindre. J'attendrai ensuite le retour de monsieur le duc dans quelque cabaret.
—Soit, mais fais vite; alors, mes minutes sont comptées.
Jean sortit rapidement, et Norbert l'entendit, dans l'escalier, crier à un domestique:
—Qu'on apprête quelques mets froids, monsieur le duc soupera.
Norbert, lui, entra dans sa chambre à coucher pour passer un pardessus et des bottes, et en même temps il glissa dans sa poche un revolver dont il avait renouvelé les cartouches.
Il alla ensuite ouvrir la porte de l'escalier de service, s'assura qu'il était désert, descendit et sortit avec la certitude de n'avoir pas été vu.
La nuit était noire: il tombait une petite pluie fine, dense, glaciale, qui épaississait encore les ténèbres, et qui avait détrempé les chemins.
Le vieux domestique était déjà au rendez-vous avec le cheval, Norbert n'eut qu'à monter en selle.
—On ne m'a pas aperçu, fit Jean.
—Moi non plus.
—Alors, tout va bien. Je vais rentrer et faire le service comme si monsieur le duc était dans sa chambre et soupait. Même, je mangerai, pour qu'on ne devine pas la supercherie.
—Bon appétit, vieux Jean!...
Le vieillard poussa un profond soupir.
—Monsieur le duc a-t-il bien le cœur de rire!... fit-il d'un ton de reproche. Enfin!... dans trois heures je serai dans le cabaret que voici, à gauche. Quand monsieur reviendra, il n'aura qu'à frapper deux coups au volet du pommeau de sa cravache, je sortirai aussitôt.
—Entendu!
Le cheval piaffait d'impatience et se tourmentait. Norbert serra légèrement les genoux, lui tendit la main, il partit comme un trait.
Jean avait bien choisi. Romulus était ce fameux cheval qui, l'année suivante, vendu au marquis de Septvair gagna le grand prix à Epsom.
Il allait, le long de la route boueuse, se développant, s'allongeant, le cou tendu, d'un galop régulier et précis, le souffle toujours égal.
Et l'imagination de Norbert, surexcitée déjà par les émotions de la soirée, par les apprêts de ce départ furtif, s'exaltait et se montait. Il pressait les flancs de son cheval, et exigeait toute sa vitesse.
Cependant, lorsqu'il arriva aux premières maisons du faubourg, ses défiances de paysan s'éveillèrent.
Si c'était une méchante farce qu'on lui faisait! Si cette lettre avait été adressée par quelques-uns de ses amis du cercle! Ils guetteraient certainement le résultat; ils le laisseraient se morfondre pendant deux heures; puis, tout à coup, ils apparaîtraient, ravis de le surprendre dans la situation la plus ridicule.
Que d'éclats de rire, ensuite, quelles gorges chaudes!... Vous êtes jaloux, duc? Il croyait les entendre.
Cette crainte le rendit prudent. Au lieu de traverser Paris, il suivit au grand trot les boulevards extérieurs et longea les quais jusqu'à l'esplanade des Invalides.
Arrivé là, une difficulté se présenta qu'il n'avait pas prévue, non plus que Jean. Que faire de son cheval?
Les boutiques de marchands de vins étaient encore ouvertes, il pouvait entrer chez l'un d'eux, il y rencontrerait un homme de bonne volonté.
Mais, la supposition d'une plaisanterie absurde étant admise, n'est-ce pas donner l'éveil aux mystificateurs?
Il se demandait si mieux ne valait pas attacher Romulus à un arbre, quand, de l'autre côté de la chaussée, il vit passer un soldat qui sans doute regagnait sa caserne. Il poussa son cheval vers lui en l'appelant.
—Vous plairait-il, mon ami, lui dit-il, de me rendre un grand service, et de gagner vingt francs du même coup?
—Tout de même, s'il ne faut rien faire contre le service.
—Il s'agirait simplement de tenir mon cheval et de le faire marcher pour qu'il ne prenne pas froid, pendant que j'irai à deux pas d'ici rendre une visite...
—Oh! si c'est ainsi, pied à terre!... j'en suis, j'ai la permission de la nuit.
Norbert descendit, et après être bien convenu avec le soldat de l'endroit où il le retrouverait, il s'éloigna rapidement.
Pour plus de sûreté, redoutant toujours une mystification, il remonta l'esplanade des Invalides, suivit la rue de Babylone, et enfin gagna la rue Barbet-de-Jouy, où donnait la porte des jardins de l'hôtel de Champdoce.
Presque en face se trouvait un porte cochère. Norbert se blottit dans un des angles et attendit. Il était alors dix heures moins cinq minutes.
Ce n'est pas sans précautions préalables que Norbert avait choisi cette cachette.
Par deux fois il avait exploré d'un bout à l'autre la rue Barbet-de-Jouy, qui est fort courte, et s'était assuré qu'elle était absolument déserte.
La supposition d'une mystification se trouvait ainsi à peu près écartée.
Restait à s'assurer si la dénonciation était calomnieuse. Il décida dans son esprit qu'il attendrait jusqu'à minuit, et que si à cette heure personne n'était venu, il reconnaîtrait l'innocence de la duchesse et se retirerait.
De son poste, Norbert distinguait la petite porte de ses jardins, et par une éclaircie, il découvrait une partie de l'immense façade de son hôtel.
Trois fenêtres seulement, au premier étage, étaient éclairées d'une lueur pâle, chétive, mystérieuse. Ces trois fenêtres, il les reconnaissait bien, étaient celles de la chambre à coucher de la duchesse. Que faisait-elle à cette heure? Elle était seule, comme tous les soirs, et sans doute, assise au coin du feu, elle pleurait.
—Et ce serait là, pensait-il, une femme qui attend son amant!... Non, ce n'est pas possible, et, si je reste ici plus longtemps, je perds toute estime de moi-même.
Pourtant, il restait.
Insensiblement, il en était venu à réfléchir à sa conduite envers sa femme.
Que n'avait-elle pas à lui reprocher? Il l'avait épousée malgré lui, la haïssant, en adorant une autre, et il ne lui avait que trop laissé voir l'état de son cœur.
Dès le lendemain de son mariage, il l'avait abandonnée. Et si, depuis quelques mois, il lui accordait quelques semblants d'affection, elle les devait, la malheureuse, au caprice de l'autre, qui lui donnait cela comme une aumône.
Qu'un homme entrât maintenant chez lui, qu'avait-il à dire?
La loi lui réservait toujours ses droits; sa conscience ne lui en accordait certainement aucun.
Il se tenait alors serré contre le mur, immobile comme la pierre même; il s'engourdissait, il lui semblait que sa vie et sa pensée se figeaient.
Depuis combien de temps était-il là? Depuis une heure ou depuis dix? Il l'ignorait absolument. Il voulut consulter sa montre; en vain, il faisait si noir qu'il ne voyait pas même dans sa main. Une demie sonna aux Invalides; quelle demie?
Il songeait sérieusement à se retirer, lorsqu'il crut entendre un léger bruit à l'extrémité de la rue. Il prêta l'oreille, avançant la tête pour mieux écouter.
Il avait encore les sens parfaits du paysan, de l'homme qui a vécu seul aux champs, et il était difficile qu'il se trompât. C'était bien le pas d'un homme qu'il entendait.
Mais ce pas n'était point net et décidé comme celui d'un homme, qui va où il a le droit d'aller, qui rentre chez lui, par exemple. Il était timide, ce pas, indécis et comme furtif. Norbert croyait deviner l'homme qui frémit en songeant qu'il est peut être suivi, et qui hésite, qui sonde le terrain, qui à chaque enjambée regarde de tous côtés.
Était-ce donc celui qu'il était venu attendre à tout hasard?
Bientôt il distingua comme une ombre qui glissait le long de la muraille, de l'autre côté de la rue. Arrivée en face de la petite porte du jardin, l'ombre s'arrêta.
Il y eut un temps d'arrêt. Puis, il lui parut que l'ombre faisait quelques mouvements, il entendit un choc qu'il ne s'expliqua pas, et tout disparut.
Mais le bruit sec d'un pêne retombant sur sa gâche lui apprit que la porte avait été ouverte et refermée.
Un homme venait d'entrer, l'incertitude n'était pas possible, et cependant Norbert voulait douter encore.
Il est de ces faits si inouïs, si invraisemblables, qu'on ne peut se résoudre à les accepter, qu'ils ne peuvent entrer dans l'esprit, qu'on accuserait presque ses sens d'erreur.
Si c'était un voleur?... pensait-il. Mais un voleur aurait des complices.
Pourquoi cet homme ne viendrait-il pas pour quelque femme de chambre?... Mais tous les gens étaient absents, tous...
Cependant, il ne perdait pas de vue les fenêtres de la chambre de sa femme.
Au bout d'une minute, elles s'éclairèrent plus vivement. On venait soit de relever l'abat-jour de la lampe, soit d'allumer une bougie...
C'est une bougie qu'on venait d'allumer, car presque aussitôt il en vit la clarté aux fenêtres du palier, puis à celles du grand escalier.
Il fallait bien se rendre à l'évidence, cette fois!... C'était un amant qui venait d'entrer; la duchesse l'attendait, il avait dû faire un signal convenu, et la duchesse allait au-devant de lui...
Norbert n'avait plus froid, maintenant, sa tête brûlait, son sang bouillait dans ses veines, le brouillard glacé lui semblait les vapeurs d'un brasier...
Comment punir les misérables qui outrageaient son honneur, quel châtiment trouver proportionné au crime?...
Tout à coup, il poussa un cri... Une idée infernale venait de traverser son esprit, et il l'acceptait comme une inspiration divine.
Il courut à la petite porte et forçant la serrure à l'aide de la crosse de son revolver, il se précipita dans le jardin.
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XVI
Celle qui avait écrit la dénonciation anonyme était bien informée.
La duchesse de Champdoce attendait ce soir-là Georges de Croisenois.
C'était la première fois. Hélas! la pauvre femme avait fini par tomber dans le piège que lui tendait incessamment celle qu'elle croyait être son amie la plus tendre et la plus dévouée.
Elle succombait, en apparence au moins, à un genre de séduction odieux, infâme, beaucoup moins rare, il faudrait dire bien plus fréquent qu'on ne croit, à une de ces machinations d'autant plus perfides et infaillibles que celle qui en est l'objet est perdue si elle a seulement une minute d'éblouissement.
La veille, elle s'était trouvée dans le salon de Mme de Mussidan seule avec Georges de Croisenois; la contagion de sa passion l'avait gagnée, elle n'avait pas su résister à ses paroles enflammées; elle avait perdu la tête, et elle avait accordé ce rendez-vous, imploré à genoux.
—Eh bien! soit, avait-elle dit, soit... demain soir, à dix heures et demie, venez à la petite porte du jardin, elle sera simplement retenue par une pierre, poussez-la; et quand vous serez dans le jardin, prévenez-moi en frappant plusieurs fois des mains...
Ces quelques mots n'avaient pas été perdus pour Mme Diane, et comme elle estimait assez son amie pour craindre un retour, elle ne la quitta pas de la soirée, et le lendemain elle voulut dîner avec elle, et resta longtemps après le dîner.
C'est seulement lorsqu'elle fut seule, que la duchesse de Champdoce mesura l'étendue de sa faute, l'énormité de son imprudence. Ah! combien elle se repentait à cette heure, de sa faiblesse: Ce qu'elle possédait de plus précieux au monde, elle l'eût donné pour pouvoir reprendre cette fatale promesse.
Et le moment était venu, son amie était restée près d'elle jusqu'à la dernière minute.
Un moyen de salut s'offrait. Elle pouvait aller fermer la petite porte. Elle se leva pour y courir... trop tard.
Le signal retentissait dans le jardin.
Pauvre femme!... Ces battements de mains qui annonçaient un rendez-vous d'amour, vibrèrent dans son âme comme un glas d'agonie tintant dans la nuit.
Vivement elle se baissa pour allumer une bougie au foyer, mais le tremblement nerveux qui la secouait paralysait ses mouvements. La cire coulait, qui avivait le feu et la brûlait, la mèche ne s'enflammait pas.
Elle se hâtait cependant. Elle se sentait enveloppée d'une atmosphère de périls inconnus, il lui semblait que chaque seconde qui s'envolait emportait des années de vie.
L'idée que Georges de Croisenois pénétrerait dans la maison, qu'il entrerait dans sa chambre, la glaçait d'horreur.
Elle voulait courir au devant de lui, et le conjurer de se retirer. Résisterait-il à ses prières? Elle ne le pouvait croire. En tous cas, elle était déterminée à employer la ruse, à mentir, à lui dire qu'elle n'était pas seule, qu'on la gardait à vue, que son mari était là...
Elle était persuadée que Croisenois demeurerait dans le jardin, et s'y cacherait, tant qu'elle n'aurait pas répondu à son signal. Il ne pouvait lui venir à l'esprit qu'il osât ouvrir la porte du vestibule ou seulement en approcher.
Elle comptait sans la prévoyante perfidie de celle qui avait juré sa perte!...
Avec un art parfait et assez naturellement pour qu'il fût impossible de soupçonner quel personnage méprisable elle jouait, Mme Diane avait appris à Croisenois que l'hôtel de Champdoce serait sûrement désert.
Il savait, en venant, que la duchesse était seule, que le duc habitait Maisons, que tous les domestiques dansaient à la noce d'un de leurs camarades.
Il n'hésita donc plus. Il gravit le perron; les portes étaient ouvertes, il entra et s'engagea à tâtons dans le grand escalier.
Et lorsque la duchesse, sa bougie allumée, sortit enfin, elle se trouva face à face avec Georges, qui montait sans bruit, blême d'émotion, les dents serrées, frémissant, une main sur son cœur pour en comprimer les battements.
Elle se rejeta en arrière, étouffant un cri d'angoisse.
—Fuyez!... balbutia-t-elle, ou nous sommes perdus!
Mais il ne sembla pas l'entendre; il montait toujours, et quatre ou cinq marches le séparaient encore du palier.
Instinctivement, la duchesse reculait... Elle recula jusqu'au fond de sa chambre, et il la suivit, repoussant seulement la porte derrière lui.
Mais cette minute de répit avait suffi pour éclairer Mme de Champdoce.
—Si je souffre qu'il parle, pensait-elle, si je laisse voir mon indigne faiblesse, c'en est fait de l'honneur.
Le sentiment du devoir lui communiquait alors une énergie surnaturelle.
—Monsieur le marquis, commença-t-elle d'une voix affreusement altérée, et ferme, cependant; il faut vous retirer... à l'instant. J'ai eu hier un moment d'égarement. Vous êtes trop généreux et trop noble pour en abuser... la raison m'est revenue...
Il s'obstinait à la fixer, l'air suppliant, les mains jointes. Elle poursuivit:
—Écoutez-moi! Ma franchise vous donnera la mesure de ma résolution. Je vous aime...
Croisenois eut une exclamation de joie.
—Oui, continua la duchesse, pour être votre femme, je donnerais avec transport toutes les années qui me restent à vivre, hormis une seule. Je vous aime, Georges... mais la voix du devoir parle plus haut en moi que celle de mon amour. Il se peut que je meure de douleur... je mourrai du moins sans remords, ayant pour linceul mon honneur intact... J'ai dit... adieu!
Le marquis secoua la tête, il ne pouvait se résigner à s'éloigner ainsi.
—Sortez!... ordonna la duchesse avec plus de force, sortez!...
Et comme il ne bougeait:
—Si vous m'aimez véritablement, ajouta-t-elle, mon honneur doit vous être cher autant que le vôtre... Retirez-vous et ne cherchez jamais à me revoir. Non, nous ne nous reverrons plus, le péril présent m'éclaire... Je suis la duchesse de Champdoce et je garderai intact et pur le nom que je porte. Je ne saurais d'ailleurs ni tromper, ni trahir...
L'enthousiasme des plus nobles sentiments, donnait à sa beauté une expression sublime, cette divine exaltation des vierges martyres qui chantaient au milieu des supplices.
Jamais Croisenois ne l'avait tant aimée; elle lui apparaissait plus belle que l'idéal, que le rêve; il était prêt à mourir pour elle.
—Que parlez-vous de trahir!... s'écria-t-il. Oui, c'est vrai, je méprise la femme qui sourit au mari qu'elle trompe; la femme qui se résigne aux hypocrisies de tous les instants, aux caresses menteuses qui sont le flétrissant tribut de l'adultère... Mais je dis qu'elle est noble et courageuse, celle qui hardiment risque sa vie et abandonne tout pour celui qu'elle aime. Laissez ici votre nom, Marie, votre titre, votre fortune immense, toutes les jouissances de luxe et de vanité..., et partons.
Mme de Champdoce eut un triste sourire.
—Je vous aime trop, Georges, répondit-elle, pour consentir à briser votre vie... Un jour viendrait où vous regretteriez amèrement votre abnégation... Ce doit être une lourde charge qu'une femme déshonorée!...
Georges de Croisenois se méprit au sens de ses paroles.
—Ah! vous doutez de moi!... interrompit-il, je le vois, je le sens... Oui, vous tremblez qu'un jour, bientôt peut-être, je ne rompe le lien qui nous unirait. Un lien!... j'en saurai trouver un qui vous rassurera. Vous seriez déshonorée, dites-vous... Eh bien!... je le serai aussi. Cette nuit, au cercle, je veux me faire surprendre trichant au jeu... On me soufflettera, je ne répondrai pas; on me chassera, je sortirai la tête basse au milieu des huées... On dira: Croisenois, voleur!... Serai-je assez déshonoré?... Je me croirai cependant heureux, oh!... bien heureux, si le lendemain vous consentez à fuir avec moi, loin, bien loin, où vous voudrez, sous un nom d'emprunt...
Il s'était approché, il avait pris la main de Mme de Champdoce, et elle ne songeait pas à la retirer. Cette preuve d'amour était si forte, si inouïe, qu'elle sentait chanceler sa résolution... Et quelles perspectives... seuls, bien loin!...
Mais une idée affreuse traversa son esprit, elle se redressa vivement:
—Malheureuse!... s'écria-t-elle, malheureuse que je suis... j'oubliais Ah!... c'est impossible maintenant, impossible...
—Pourquoi?...
—Ah! Georges, parce que... elle sanglotait... Georges, si vous saviez, si...
Il s'était encore avancé, il avait osé la saisir par la taille, et elle se débattait faiblement. Déjà, il se penchait vers ce front si pur qui attirait irrésistiblement ses lèvres, quand tout à coup il sentit que le corps de la duchesse s'affaissait entre ses bras, ses traits se décomposaient affreusement, elle étendait vers la porte son bras roidi.
Georges se retourna vivement.
La porte de la chambre était ouverte et Norbert de Champdoce se tenait immobile sur le seuil.
Le marquis de Croisenois était brave: cependant tout son sang se figea d'un bloc dans ses veines.
Il vit, comme aux lueurs de l'éclair, la situation telle qu'il l'avait faite, telle qu'elle était: affreuse, désespérée, sans issue...
—N'avancez pas!... cria-t-il d'une vois terrible; n'avancez pas!...
Il était dans la maison d'autrui, la nuit, sans armes... et il menaçait. Il lui semblait que la vie de la duchesse était en danger, et sa raison s'égarait.
Un éclat de rire sardonique de Norbert le rappela au sentiment du péril réel.
Il eut honte de son trouble, de son empressement inutile, de la trépidation nerveuse qui le secouait.
Enlevant comme une plume Mme de Champdoce, qu'il avait soutenue jusqu'alors, il la déposa sur un fauteuil.
Elle était inanimée, inerte, mais à travers ses longs cils presque joints filtrait un dernier regard d'amour et de pardon pour celui qui la perdait.
Ce regard, Croisenois le surprit, et il suffit pour lui rendre toutes les apparences de sang-froid et lui inspirer une audace désespérée.
Il se retourna brusquement, et s'adressant à Norbert:
—Quelles que soient les apparences, monsieur, commença-t-il, vous n'avez ici qu'un coupable à punir: moi. L'ombre d'un soupçon s'adressant à Mme la duchesse serait un outrage injuste... C'est à son insu, sans un encouragement, sachant l'hôtel désert, que j'ai osé pénétrer jusqu'ici...
Norbert ne répondit pas.
Lui aussi, il avait besoin de se remettre, de recueillir ses idées.
Il savait, en montant l'escalier, qu'il allait surprendre un amant près de la duchesse; mais il ne pouvait prévoir que cet amant serait précisément l'homme qu'il haïssait le plus au monde.
En apercevant Croisenois, il lui avait fallu un effort surnaturel de volonté pour résister à la tentation de se précipiter sur lui.
Cet homme, il le soupçonnait de lui avoir volé sa maîtresse, et maintenant il lui volait sa femme!....
S'il se taisait, c'est qu'il ne voulait pas lui donner le spectacle du désordre de son esprit. S'il semblait plus froid que le marbre, quand il avait toutes les flammes de l'enfer dans le cœur, c'est qu'il s'était imposé un rôle.
Mais on voit tous les jours des fous furieux affecter une surprenante placidité. Avec ces apparences de calme inaltérable, Norbert était fou.
Cependant Croisenois, debout, les bras croisés, poursuivait:
—Je venais d'entrer, monsieur, lorsque vous êtes arrivé... Pourquoi, mon Dieu!... n'avez-vous pas entendu notre entretien!... Vous connaîtriez toute la grandeur, toute la noblesse des sentiments de Mme de Champdoce... Mon offense, je le sens, n'en est que plus grande... mais je me mets à vos ordres, monsieur... à votre discrétion. Je suis prêt à vous accorder toutes les satisfactions que vous exigerez...
Ces dernières paroles semblèrent rompre le charme qui clouait Norbert sur le seuil. Il entra d'un pas lourd et roide, et alla successivement fermer toutes les portes, dont il mit les clés dans sa poche.
Ce soin pris, il vint s'adosser à la cheminée, ayant sa femme à demi évanouie à sa gauche, Croisenois en face.
—Si je vous ai bien compris, monsieur, commença-t-il, vous me proposez un duel. C'est-à-dire, qu'après m'avoir déshonoré ce soir, il vous conviendra de me tuer demain... c'est trop de bonté.
—Monsieur...
—Permettez!... Je suis peut-être un enfant, ainsi que vous le disiez à Mme de Mussidan, j'ai du moins assez d'expérience pour savoir qu'il est sot d'abandonner les avantages acquis. Au jeu que vous jouiez, monsieur, on risque sa vie... et vous avez perdu, n'est-ce pas?
Croisenois inclina machinalement la tête en signe d'assentiment. Le nom de Mme de Mussidan jeté dans cette conversation, lui révélait les véritables sentiments de Norbert.
—Je suis un homme mort, pensa-t-il, en regardant la duchesse, non à cause de celle-ci... mais à cause de l'autre.
Norbert, lui, poursuivait, s'exaltant au bruit de ses paroles.
—Un duel!... où donc seraient, monsieur, mes avantages? Je vous tue... en suis-je moins déshonoré? Non. Vous me tuez, je suis déshonoré plus que jamais, et ridicule par dessus. A quoi bon un duel... Je rentre au milieu de la nuit, je suis armé, je vous brûle la cervelle... la loi a une excuse pour moi.
Il avait, tout en parlant, sorti de la poche de son pardessus son revolver; il l'avait armé, et le doigt sur la détente, il ajustait Croisenois.
Ce fut pour Georges un instant terrible, car la violence des sensations ne lui en ôtait pas l'exacte perception.
Il ne bougea pas. Il mettait son honneur à bien tomber. Mais voyant que l'autre hésitait et tardait, le supplice devenait intolérable.
—Tirez, cria-t-il, tirez donc!...
—Non!... fit Norbert.
Et relevant son revolver, il ajouta froidement:
—J'ai réfléchi: votre cadavre me gênerait.
Croisenois avait fait le sacrifice de sa vie, mais c'était mourir deux fois que de subir les irrésolutions d'un homme en démence.
Exaspéré de l'effort qu'il avait dû faire, il lui saisit le bras, et le serrant rudement:
—Il faut que ceci finisse, monsieur, dit-il, ma patience à des bornes. Que voulez-vous enfin!...
—Je veux vous tuer!... s'écria Norbert avec un tel accent de haine et de rage, que Georges en frissonna, mais non pas avec une balle que je ne sentirais pas entrer...
Il se dégagea, se recula, et, avec une violence inouïe, poursuivit:
—Je prétends vous tuer utilement pour mon honneur. On dit que le sang lave la boue... C'est faux. Quand j'exprimerais tout le vôtre, jusqu'à la dernière goutte, sur la tache que vous venez de faire à mon blason, elle ne serait pas effacée. Il faut qu'un de nous deux disparaisse, de telle sorte que jamais on ne puisse retrouver sa trace... qu'il soit comme englouti.
—Eh!... monsieur, trouvez le moyen.
Norbert parut réfléchir.
—Je l'aurais, ce moyen, murmura-t-il, si j'étais sûr que personne au monde ne sait... ne se doute... que vous êtes ici.
—Personne ne peut en avoir la pensée, monsieur, personne...
—Le jureriez-vous?
—Sur tout ce que j'ai de plus sacré au monde, je le jure.
Un sourire de triomphe que ne remarqua pas le marquis, illumina la physionomie de Norbert.
—Alors, fit-il, au lieu d'user de mon droit, qui était de vous tuer, je consens à risquer ma vie contre la vôtre.
Croisenois dissimula, non sans peine, un soupir de soulagement. Il était jeune, riche, heureux: c'était une chance de salut qui se présentait.
—Je vous ai dit que j'étais à vos ordres, fit-il.
—J'entends, surtout pour un duel. Pourtant, ne vous abusez pas, ce ne sera pas un combat ordinaire, en plein soleil, avec des témoins pour déclarer si l'honneur est satisfait un peu, beaucoup, pas du tout...
—Nous nous battrons selon que vous le déciderez, monsieur...
—Fort bien. Cela étant, nous allons nous battre à l'épée, à l'instant même, dans le jardin.
Le marquis jeta un coup d'œil vers la fenêtre.
-Vous regardez, reprit Norbert, et vous dites que la nuit est bien noire, qu'on ne verra pas le bout des épées...
—C'est vrai.
—Rassurez-vous, monsieur le marquis, il y aura toujours assez de clarté pour l'agonie de celui de nous qui restera dans le jardin..., car un de nous y restera, vous devez l'avoir compris.
—Je l'ai compris... descendons.
Norbert secoua la tête.
—Vous êtes bien pressé, monsieur le marquis prononça-t-il, vous ne me laissez pas finir mes conditions...
—Parlez, monsieur.
—Il y a au bout du jardin, un espace assez vaste, si humide qu'on n'y cultive rien et que personne n'en approche. C'est là que je veux vous conduire. Nous prendrons chacun une pelle et une pioche, et en moins de rien nous aurons creusé un trou assez profond pour recevoir celui de nous qui sera tué. Alors seulement nous mettrons l'épée à la main, et nous nous battrons jusqu'à ce qu'un de nous deux tombe. Celui qui restera debout achèvera l'autre, s'il n'est pas mort, le poussera dans la fosse et le recouvrira de terre.
Une insurmontable horreur glaçait Georges de Croisenois.
—Jamais! s'écria-t-il enfin, jamais je n'accepterai de conditions pareilles.
—Prenez garde alors, fit Norbert, j'userai de mes droits!
Et relevant son revolver, il ajouta:
—Dans quatre minutes, onze heures sonneront à cette pendule... si au premier coup vous n'avez pas accepté.... je fais feu!...
Pas un muscle du visage de Croisenois ne bougea.
Le quadruple canon du revolver était à moins d'un pied de sa poitrine, le doigt d'un ennemi mortellement offensé s'appuyait sur la détente; mais ce danger, après tant d'émotions, le laissait absolument insensible.
Ce qu'il comprenait, c'est qu'il avait quatre minutes devant lui, un siècle, en un moment pareil! pour se reconnaître, pour réfléchir, pour délibérer.
Tant d'événements depuis une demie heure se succédaient, se pressaient, qui lui semblaient impossibles, incohérents, absurdes, qu'il n'était pas bien sûr de n'être point le jouet d'un cauchemar odieux, et qu'il sentait vaciller sa raison.
—Monsieur le marquis, prononça Norbert, vous n'avez plus que deux minutes.
Croisenois tressaillit. Son âme était à mille lieues de la situation présente. Vite, ses yeux cherchèrent les aiguilles de cette pendule qui battait les secondes qui lui restaient à vivre, s'il n'acceptait pas.
Il ne restait même pas deux minutes complètes.
Ses regards allèrent alors de Norbert à Mme de Champdoce.
La duchesse, toujours affaissée sur un fauteuil, semblait près d'expirer. On l'eût crue morte sans le spasme nerveux qui la secouait de la nuque aux talons, sans les sanglots étouffés qui, à intervalles inégaux, déchiraient sa poitrine et rompaient le silence funèbre.
La laisser en cet état, sans secours, était affreux; mais Croisenois ne savait que trop que la plus légère marque de compassion de sa part, serait comme une insulte nouvelle.
Norbert, lui, conservait son attitude de statue, ses gestes roides, quelque chose de mécanique dans tous ses mouvements. A le mieux étudier, Croisenois remarquait enfin la flamme étrange, anormale, de ses yeux.
—Dieu prenne pitié de nous, pensa-t-il, nous sommes à la discrétion d'un maniaque, d'un fou!...
La première pensée de haine pénétrait en lui. Il se demandait en frémissant ce que deviendrait, lui mort, cette femme qu'il avait aimée jusqu'à lui offrir le sacrifice de son honneur.
—Pour mon salut, dit-il, pour le salut de cette infortunée, dont la vie ne serait plus qu'une lente agonie, il faut que je tue M. de Champdoce... et je le tuerai.
A cette pensée, des bouffées de rage lui montaient au cerveau, ses dernières hésitations s'évanouirent.
—J'accepte!... déclara-t-il d'une voix forte.
Il était temps. Le ressort de la pendule glissa, ou entendit cette légère vibration du métal qui précède la sonnerie, le premier coup de onze heures tinta.
—Je vous remercie, monsieur, dit froidement Norbert.
Mais Croisenois avait tout à coup dépouillé cette affectation de froideur dédaigneuse qui est comme le cachet indélébile d'une certaine éducation. Il n'avait plus peur d'être de mauvais goût, maintenant. Il était résolu de défendre quand même sa vie, qu'il croyait être celle de la duchesse.
—Oui, j'accepte, reprit-il... mais à de certaines conditions, pourtant.
—Il a été convenu...
—Permettez que je m'explique: Nous allons nous battre dans votre jardin, n'est-ce pas, la nuit, sans témoins, sur le bord d'une fosse creusée par nous... soit. Celui qui restera debout recouvrira de terre le corps de l'autre... Soit encore. Mais êtes-vous bien sur qu'alors tout sera dit, et que la terre nous gardera un éternel secret?
Norbert haussa dédaigneusement les épaules.
—Vous ne savez pas... reprit violemment Croisenois, vous ne savez pas... mais je sais, moi, ce qui arriverait, si le hasard, un jour, nous trahissait, si on découvrait quelque chose...
—Ah!...
—On accuserait le survivant, vous ou moi, d'assassinat.
—Probablement.
—Il serait poursuivi alors, arrêté, emprisonné, traîné en cour d'assises, jugé, condamné, envoyé au bagne...
—Je le crois.
—Vous le croyez... et vous avez espéré que je consentirais à courir de tels risques!...
Un geste, plus éloquent que toutes les protestations, compléta sa pensée.
—Ces risques existent, en effet, reprit Norbert, mais ils sont ma garantie, à moi. Cette crainte de poursuites probables, m'assure que, si vous me tuez, ma mort sera cachée comme je veux qu'elle le soit.
—Vous vous contenterez de ma parole, monsieur.
Il était aisé de voir que cette discussion animait Norbert, et qu'il lui fallait, pour se contenir, les plus violents efforts.
—Ah...! prenez garde, fit-il d'une voix sourde, je finirais par croire que vous avez peur.
—J'ai peur d'être accusé d'un meurtre... oui.
—C'est un danger qui me menace comme vous.
Mais Croisenois était bien décidé à ne pas céder.
—Eh bien...! s'écria-t-il avec l'accent d'une inébranlable résolution, s'il en est ainsi, je refuse votre duel...! Non, je ne veux pas me battre dans des conditions telles que je serais réduit à souhaiter plutôt être tué que survivre. Vous parliez de l'égalité des chances... Sont-elles égales entre nous? Que je disparaisse... nul jamais ne s'avisera de venir chercher mon cadavre ici. Vous êtes chez vous, vous pouvez prendre toutes les précautions imaginables... Si je vous tue, au contraire... que faire? Faudra-t-il que je demande l'aide de la duchesse de Champdoce... Ne sera-t-elle pas soupçonnée elle-même?... Faudra-t-il, lorsque tout Paris s'occupera de votre disparition, faudra-t-il qu'elle dise à ses jardiniers: «Surtout gardez-vous de donner un coup de bêche là-bas, au fond du jardin, là où vous avez, un matin, trouvé la terre fraîchement remuée!...»
Norbert restait pensif. Les appréhensions de Croisenois peu à peu le gagnaient.
Il songeait à cette lettre anonyme, et à celle qui l'avait écrite, qui possédait son secret, qui pouvait l'ébruiter...
—Que voulez-vous donc? demanda-t-il.
—Simplement que chacun de nous, sans mentionner les causes de notre rencontre, en écrive les conditions avec une acceptation signée; nous échangerons ensuite les procès-verbaux.
—Soit, mais faisons vite...
Il tira d'un petit pupitre des plumes et du papier qu'il plaça sur la table, et en moins de rien les déclarations furent rédigées.
Puis, sur la proposition de Croisenois, chacun des adversaires écrivit deux lettres, datées de l'étranger, que le survivant devait faire jeter à la poste à l'endroit d'où elles étaient datées et qui ne pouvaient manquer de dérouter les recherches au lendemain d'une disparition.
Tout étant arrêté désormais, Norbert se leva.
—Un mot encore, dit-il. Un militaire promène en ce moment, le long de l'esplanade des Invalides, le cheval sur lequel je suis venu... si vous me tuez, allez reprendre ce cheval, j'ai promis vingt francs au soldat.
—C'est bien?... descendons.
Ils sortaient de la chambre, et déjà Norbert avait fait passer Croisenois sur le palier, lorsque se sentant tirer par son pardessus, il se retourna.
La duchesse, trop faible pour se tenir debout, s'était traînée jusque-là à genoux.
Pauvre femme!... elle avait tout entendu et, les mains jointes, d'une voix à peine intelligible, elle priait.
—Grâce!... Norbert, disait-elle, je suis innocente, je vous le jure... Vous ne m'aimez pas; pourquoi vous battre?... Grâce!... demain, je vous le promets, j'entrerai dans un couvent, pour la vie... ayez pitié!...
—Eh!... interrompit-il, priez Dieu pour que ce soit votre amant qui me tue... vous serez libre après!...
Et se dégageant brutalement, il repoussa la malheureuse femme, qui tomba, et referma la porte.
XVII
Vingt fois, durant cette scène d'un quart d'heure, Norbert de Champdoce avait été sur le point d'éclater et de s'abandonner à toute la furie de son ressentiment; vingt fois, la vanité plus forte l'avait retenu.
Il savait combien cruellement on avait raillé son manque absolu d'éducation, ses emportements, la brutalité de ses façons; il tenait à prouver à son ennemi qu'il savait, au besoin, se conduire en gentilhomme, et qu'il était capable de discuter froidement une question de vie ou de mort.
Mais il était à bout de volonté; quand il quitta la chambre de la duchesse, la contrainte trop violente qu'il s'était imposée l'étouffait, et il témoignait un empressement farouche, une impatience qui ressemblait à de la férocité.
Tout en éclairant Croisenois, le long du grand escalier, il ne cessait de répéter:
—Dépêchons!... dépêchons-nous!...
Maintenant qu'il avait imposé ses conditions, il tremblait que cet homme qui l'avait outragé ne lui échappât. Que fallait-il pour le soustraire à sa vengeance? Un de ces hasards qui déconcertent les desseins les mieux conçus. Un domestique pouvait rentrer...
Arrivé au rez-de-chaussée, Norbert introduisit Croisenois dans une vaste pièce, qui avait l'air d'un arsenal, tant il s'y trouvait d'armes de toutes sortes, de toutes les époques et de tous les temps.
—Ici, dit-il d'un ton de raillerie blessante, nous devons trouver notre affaire.
Déjà, il avait posé sur la cheminée le bougeoir qu'il tenait à la main. Il sauta lestement sur le divan établi autour de la pièce, décrocha plusieurs paires d'épées, et les jeta sur la table, en disant:
—Choisissez!...
Non moins ardemment que M. de Champdoce, Georges de Croisenois désirait en finir. Tout était préférable au supplice qu'il endurait.
Lui aussi, sous sa politesse glaciale, il dissimulait des transports de rage et la plus implacable haine.
Le dernier regard de la duchesse lui était entré dans le cœur comme un poignard. Lorsqu'il avait vu Norbert refuser rudement sa femme agenouillée, peu s'en était fallu qu'il ne le frappât au visage.
Il ne daigna seulement pas examiner les épées qui lui étaient offertes. Il en saisit une au hasard en disant:
—La première venue sera la bonne.
—Soit!... dit Norbert, je prends l'autre. Sortons!...
Mais lorsqu'ils arrivèrent à la porte du jardin, une difficulté se présenta, que Croisenois avait prévue.
A la pluie de tout à l'heure, le brouillard avait succédé, épais et lourd comme la fumée de houille. La nuit était tellement noire, que, le bras étendu, on ne distinguait pas même vaguement sa main.
Norbert laissa échapper un juron.
—Impossible, dit-il, de se battre dans de pareilles ténèbres.
Et l'autre ne répondant pas, il insista.
—Qu'en pensez-vous, monsieur?
—Moi!... répondit ironiquement Croisenois, je penserai tout ce qu'il vous plaira. Vous venez de me prouver...
D'un geste furibond, Norbert l'interrompit.
—Ce n'est pas là du moins ce qui nous arrêtera, déclara-t-il; j'ai une idée. Veuillez seulement me suivre par ici; bien... par ce couloir, pour ne pas éveiller l'attention des concierges.
Ils gagnèrent ainsi une écurie, et Norbert y prit une grosse lanterne à huile qu'il alluma.
—Avec cela, dit-il d'un ton satisfait, nous nous verrons.
—Certainement, mais les voisins nous verront aussi. Cette lumière à cette heure, dehors, ne manquera pas d'éveiller l'attention.
—Rassurez-vous... de nulle part on ne voit chez moi.
Ils étaient revenus au jardin, l'avaient traversé diagonalement et avaient gagné l'endroit dont avait parlé Norbert.
C'était un espace assez vaste, vide, mal tenu, qui servait de dégagement, et qui était fort adroitement dissimulé par une forte haie et des massifs d'arbres verts. Les jardiniers déposaient en cet endroit tous les détritus du jardin, les fagots de branches mortes, les outils de rebut, les pots de fleurs brisés. Il s'y trouvait des tas de sable et de terre de bruyère, de la paille, du fumier et des monceaux de feuilles.
Norbert, tant bien que mal, accrocha sa lanterne à une branche. Elle donnait plus de lumière qu'un réverbère ordinaire.
—Tenez, dit-il à Croisenois en montrant une place, près du mur, nous allons creuser la fosse là, dans ce coin. Elle y sera d'autant mieux qu'il sera très facile de cacher la terre fraîchement remuée sous une brassée de paille que voici.
Il avait retiré son pardessus et son paletot, tout en parlant. Il remit une bêche à Croisenois et s'empara d'une pioche en disant:
—A l'œuvre!...
Seul, Croisenois n'eût pas eu trop de la nuit entière, pour mener à fin une pareille besogne. Mais le duc de Champdoce n'avait pas oublié le pénible apprentissage de sa jeunesse. La terre était tassée, en cet endroit, et à chaque coup de pioche, il soulevait des mottes énormes.
Il déployait, d'ailleurs, toutes ses forces et une dextérité merveilleuse. Il travaillait avec une sorte de rage, sans avoir conscience de l'horreur de sa tâche. La sueur tombait de son front en grosses gouttes.
Mais aussi, au bout de quarante minutes la fosse était assez profonde.
—Assez!... fit Norbert.
Et jetant sa pioche pour ramasser son épée, il ajouta:
—En garde, monsieur!...
Mais Croisenois ne bougea pas. Nature nerveuse et impressionnable, il sentait un froid mortel filtrer jusqu'à la moelle de ses os. Cette nuit, cette lueur vacillante, ces apprêts hideux saisissaient terriblement son imagination. Il ne pouvait détacher ses yeux de cette fosse béante, elle le fascinait, elle l'attirait.
—Eh bien?... répéta durement Norbert.
Croisenois tressaillit et parut vouloir parler.
La lanterne éclairait assez pour qu'il fût aisé de suivre sur son visage les traces d'un violent combat intérieur.
—Je parlerai, dit-il enfin d'un ton solennel. Dans une minute, monsieur, un de nous deux sera couché là, mort... On ne ment pas en face de la mort... Eh bien!... je vous jure sur mon honneur et sur mon salut que Mme la duchesse de Champdoce est innocente...
Norbert frappa impatiemment du pied.
—Vous m'avez déjà dit cela, interrompit-il d'un ton qui annonçait la plus parfaite incrédulité. Pourquoi vous répéter?...
—Parce que c'est mon devoir, monsieur, parce que si je meurs, je mourrai désespéré de cette idée que ma folle passion a perdu la plus pure et la plus noble des femmes. Ah! croyez-moi, les mourants ne mentent pas, vous n'avez rien à lui pardonner... et, tenez, je ne rougis pas de vous prier... oui, je vous prie... Si vous me tuez, que cette expiation vous suffise... Soyez humain pour votre femme, traitez-la doucement... Ne faites pas de sa vie un long supplice...
—Assez!... interrompit Norbert, pour la troisième fois, assez!... où je finirais par croire que vous êtes un lâche.
—Malheureux! s'écria Croisenois, en garde donc, et que Dieu décide!...
Ils tombèrent en garde, les fers se croisèrent et le combat commença, âpre, ardent, acharné, silencieux.
Le marquis de Croisenois passait pour un tireur habile, mais Norbert était doué d'une prodigieuse force musculaire, et, de plus, il tenait de son père un jeu brusque, saccadé, violent, très fait pour déconcerter une première fois.
Une circonstance encore contribuait à égaliser les chances. L'espace éclairé par la lanterne était assez restreint, dès qu'un des adversaires en sortait, il se trouvait dans l'ombre, presque à l'abri, tandis que l'autre restait en pleine lumière, exposé aux attaques, dans l'impossibilité de parer des coups qu'il ne voyait pas venir.
Ce fut la perte de Croisenois.
Comme il avançait, Norbert se déroba par un saut de côté, et lui parant un coup droit terrible, à fond, il lui traversa la poitrine de part en part.
Le malheureux étendit les bras en croix, lâchant son épée, sa tête se renversa, ses genoux fléchirent, et il tomba en arrière tout d'une pièce, sans un cri, sans un râle.
Trois fois il essaya de se relever, il parvint presque à se dresser sur son séant, trois fois ses forces le trahirent.
Il voulut parler, il ne put prononcer que quelques mots absolument inintelligibles, il vomissait le sang à flots.
Enfin, une dernière convulsion plus forte le tordit comme un sarment, ses mains se crispèrent serrant une poignée de terre, et il poussa un gros soupir.
Et ce fut tout!... De tant de force, de jeunesse, d'espérances, il ne restait plus qu'un cadavre.
Georges de Croisenois était mort!...
Georges de Croisenois était mort, et Norbert de Champdoce restait debout devant lui, effaré, la pupille dilatée par la terreur, les cheveux hérissés sur la tête, secoué par une horrible trépidation nerveuse.
Il apprenait ce qu'on souffre à voir se débattre dans les spasmes de l'agonie l'homme qu'on a frappé.
Et cependant ce n'était pas l'idée qu'il venait de tuer Croisenois qui affolait Norbert. Il croyait sa cause juste, il pensait avoir agi comme il devait.
S'il était trempé des sueurs d'une mortelle angoisse, c'est qu'il songeait qu'il allait être forcé de se pencher sur ce corps, de le prendre dans ses bras, et de le jeter encore chaud et souple, tout tressaillant et vibrant encore, dans cette fosse.
A cela, il ne pouvait, non, il ne pouvait se résoudre.
Il le fallait, cependant. Pouvait-il s'arrêter dans la voie où il s'était engagé, hésiter, réfléchir même? Non. Force était d'aller jusqu'au bout; d'accomplir jusqu'à la fin son affreux dessein.
Il luttait!... Il lutta bien dix minutes, cherchant pour s'encourager des raisons les plus fortes et les plus décisives, le risque d'une surprise, l'honneur de sa maison en péril.
Il se baissait, il avançait les bras... puis il reculait devant le contact, le cœur lui manquait et il se redressait.
Enfin, triomphant d'une indicible horreur, il saisit le corps de Croisenois, l'enleva, et d'un seul coup, par un effort extraordinaire, il le lança dans la fosse...
Le corps tomba contre la terre humide avec un bruit flasque et sourd qui retentit jusqu'au fond des entrailles de Norbert.
L'émotion extraordinaire qu'il en ressentit acheva de troubler son cerveau. Une ivresse furieuse s'empara de lui, pareille à cette incompréhensible frénésie qui parfois transporte les meurtriers et les pousse, sans motifs appréciables, à s'acharner après le corps de leur victime.
Saisissant une bêche, la même que l'instant d'avant maniait si maladroitement le pauvre Georges, il se mit avec une adresse et une vigueur surhumaines, à combler la fosse.
En moins de rien il eut recouvert le corps. Il foula ensuite la terre, la battit et la piétina. Puis, quand il vit que le terrain était bien uni, il répandit dessus des poignées de feuilles mortes et de paille menue.
C'était fini... qu'une averse vînt seulement et le lendemain l'œil le plus exercé ne devait pas découvrir aucun indice.
—Voilà, murmura-t-il, comment sait se venger un Dompair de Champdoce!... Voilà ce qu'il en coûte...
Il s'arrêta court.
A quelques pas, dans l'ombre, sous les arbres, il lui semblait distinguer presque au ras de terre, une tête, des yeux ardents fixés sur lui.