«Elle serait peut-être allée là-bas, en dépit de la tempête, si elle n'avait dû s'occuper des affaires d'une pauvre malade. Le devoir la retiendra encore demain et même la forcera, quelque temps qu'il fasse, de se rendre, vers les deux heures, chez un nommé Dauman.
«D...»
Cette lettre écrite, elle la relut deux fois lentement.
A qui la veille lui eût prédit qu'elle risquerait une telle démarche, si compromettante, hardiment elle eût répondu: Jamais.
Cependant, c'est ainsi. Du moment où on a quitté le droit chemin de la vérité pour s'engager dans les voies tortueuses du calcul et de la duplicité, on ne peut plus dire sûrement: Je ne ferai pas cela.
Après que Mlle Diane eut plié son billet:
—Il s'agirait, mère Rouleau, reprit-elle, de faire tenir ceci, aujourd'hui même, à M. Norbert du Champdoce, mais secrètement, de telle sorte que ni son père, ni âme qui vive au château n'en sache rien.
Précisément, Françoise avait fait des blouses pour un des ouvriers de Champdoce, il lui devait une trentaine de sous, c'était un prétexte. Elle se chargea de la commission sans que la veuve y trouvât à redire, bien qu'elle ne fût pas absolument dupe de l'explication de Mlle de Sauvebourg.
Elle n'était pas maladroite, cette grosse Françoise; elle chaussa ses sabots, prit sa cape et sortit, et une heure plus tard le message était fidèlement et discrètement remis.
Voilà pourquoi, le lendemain, un peu avant deux heures, par une pluie battante, Norbert se présenta chez maître Dauman, ayant à causer de sa créance, prétendait-il, parce que les deux mille francs s'épuisaient et qu'il fallait aviser à lui procurer de l'argent.
Lui aussi, le pauvre garçon, il était travaillé d'idées de mariage. Épouser cette jeune fille si belle, qu'il aimait à la folie, vivre près d'elle dans une belle habitation comme Sauvebourg, la voir, l'entendre, lui parler à toute heure, lui semblait le comble de la félicité humaine.
Mais si enflammés que fussent ses désirs, ils n'allaient pas encore jusqu'à lui donner l'audace de s'ouvrir à son père de ses projets. D'avance il était sûr d'un refus bien net et bien formel, et il lui semblait ouïr les paroles dures et railleuses dont il serait accompagné.
Son sort n'était-il par arrêté et fixé par une volonté inexorable? Après l'avoir condamné à la plus misérable jeunesse, on prétendrait le contraindre à épouser une femme qu'il détesterait. Le duc lui avait dit: «Tu épouseras une fille très riche.»
Mais sur ce point, Norbert s'était juré de résister. Il était décidé à mourir sous le bâton fourchu du duc de Champdoce, au roulement de ses Jarnitonnerre! plutôt que de céder.
Or, il comptait sur Dauman pour lui fournir des moyens de résistance.
Il la serra contre sa poitrine.
Il venait donc d'entamer ce sujet, quand on entendit une voiture s'arrêter devant la maison du Président. Presque aussitôt Mlle du Sauvebourg parut. Elle
était fort pâle, et ses lèvres serrées trahissaient la violence qu'elle se faisait pour recourir à ce déplorable expédient.
D'un coup d'œil, maître Dauman comprit ses avantages; aussi abrégea-t-il ses formules de civilité pour expliquer à mademoiselle que, jaloux de lui être agréable, il s'était occupé de l'affaire Rouleau et qu'il la considérait comme arrangée.
—Je puis même ajouta-t-il, montrer à mademoiselle la lettre de l'huissier; il consent à arrêter les poursuites...
Il la cherchait, cette lettre, avec acharnement, parmi ses papiers, partout, avec autant de persistance que si vraiment elle eût existé.
—Je ne puis mettre la main dessus, dit-il d'un ton dépité, je l'aurai laissée en bas ou dans ma chambre. J'ai tant d'occupations que j'en perds la tête. Il faut la trouver, pourtant... Vous permettez, je descends, je suis à vous à l'instant!
Il sortit en effet rapidement, et vivement referma la porte sur lui.
Véritablement il était un peu étourdi du surprenant concours de circonstances qui, sans peines, sans efforts de sa part, amenait ces deux jeunes gens ensemble, dans sa maison, à son entière discrétion, et il avait besoin de réfléchir.
Sa sortie avait été une de ces inspirations qui jamais ne font défaut aux coquins à l'affût de l'occasion. Devinant un rendez-vous donné chez lui, il était bien aise de laisser un peu «les amoureux», comme il disait, tête à tête.
Il ne risquait rien à cela, n'étant pas allé plus loin que l'autre côté de la porte.
Alternativement, il collait l'œil et l'oreille à la serrure, il entendait, il voyait.
Cet instant de liberté que lui laissait la grossière diplomatie de l'intrigant de village, parut à Norbert une faveur céleste.
Ce n'est pas que l'intelligence lui manquât, pour deviner le piège; mais l'esprit, dans les grandes crises, ne s'arrête pas aux circonstances extérieures.
Depuis l'entrée de Mlle de Sauvebourg, il était frappé de l'altération de ses traits si purs, respirant d'ordinaire le calme assuré de l'innocence.
Il osa lui prendre la main, qu'elle ne retira pas, et chercha son regard, espérant lire jusqu'au fond de son âme.
—De grâce, mademoiselle, commença-t-il, qu'avez-vous? Ce ne peut-être le malheur de cette pauvre femme qui vous attriste à ce point!
Un soupir profond fut la seule réponse de Mlle Diane. Une grosse larme brilla dans ses yeux, trembla une seconde dans ses cils, et lentement roula, brûlante, la long de sa joue.
Cette larme emplit de douleur l'âme du pauvre jeune homme.
—Au nom du ciel, insista-t-il d'une voix étranglée par l'angoise, que vous arrive-t-il! mademoiselle!... Diane!... je vous en conjure, parlez-moi, répondez-moi... ne suis-je pas votre ami, le plus dévoué, le plus aimant des amis?
Elle résista d'abord, écartant doucement Norbert, détournant la tête. Puis enfin, avec toutes sortes d'hésitations, et comme si elle eût fait à ses pudeurs de jeune fille la plus douloureuse violence, elle avoua que la veille au soir, et lorsqu'elle s'y attendait le moins, son père lui avait parlé d'un parti qui se présentait, un jeune homme offrant toutes les garanties de naissance, de caractère et de fortune qui enlèvent le consentement des familles.
Norbert l'écoutait, la joue blême, secoué par toutes les furies de la jalousie et de la colère.
—Et vous n'avez pas refusé, s'écria-t-il, vous n'avez pas repoussé ces propositions affreuses?...
Hélas! le pouvait-elle?
Sans répondre directement, elle se répandit en plaintes désolées, sur la tyrannie de la famille. Que peut faire une pauvre jeune fille, abandonnée sans défense aux caprices ou aux calculs de sa famille, obsédée, réprimandée, épiée?
Comment disposerait-elle librement de son cœur, prise entre deux alternatives également effrayantes, réduite à opter entre un mariage qui lui faisait horreur, et le couvent, dont la seule menace la glaçait?...
Accroupi derrière la porte de son cabinet, ne perdant ni un geste, ni un mot, ni un coup d'œil, ni une intonation, maître Dauman jubilait prodigieusement.
—Eh! eh! ricanait-il, pas mal, pour une petite pensionnaire émancipée d'hier. Elle a des dispositions, cette jeune commère, et inspirée par moi elle peut aller loin. Bien trouvé, pour forcer ce jeune benêt à se déclarer! Mais réussira-t-elle?...
Oui! la mort la plus épouvantable, inévitable, imminente, la hache au-dessus de sa tête, n'eussent pas effrayé Norbert autant que ces horribles perspectives.
—Et vous avez pu hésiter! fit-il d'un ton de reproche. On sort du couvent, si hauts qu'en soient les murs, tandis que le mariage... le mariage!...
Il s'arrêta. Il ne trouvait pas d'expressions pour rendre la sensation qu'il éprouvait, en songeant que Mlle de Sauvebourg pourrait être à un autre.
Elle, cependant, rendue mille fois plus belle par son désordre, poursuivait ses lamentations d'une voix entrecoupée. On eût dit que sa poitrine gonflée par les sanglots allait éclater.
—Quelles raisons donner à son père de sa résistance? Ne savait-on pas bien qu'elle n'aurait pas de dot, qu'elle était sacrifiée à son frère aîné, immolée aux stupides préjugés de l'orgueil nobiliaire? Qui donc dans de telles conditions s'intéresserait à elle, qui donc songerait à demander jamais sa main!
—Et moi! s'écria Norbert frémissant, et moi, qui suis-je donc! Vous ne m'aimez donc pas, que vous n'avez pas daigné penser à moi!...
—Hélas! mon ami, murmura-t-elle, êtes-vous libre plus que moi? Nos destinées ne sont-elles pas pareilles? Oubliez-vous tout ce que vous m'avez dit? N'êtes-vous pas, ainsi que moi, victime de l'implacable raison de famille!...
Norbert écoutait, les traits contractés par une rage froide. Il lui semblait qu'un homme nouveau s'éveillait en lui. L'énergie terrible de ses pères, courbée sous une main de fer, se révoltait. Le sang rouge des Champdoce qui coulait dans ses veines, enflammé par la passion, bouillonnait comme la lave.
—Je ne suis donc qu'un enfant débile et lâche? dit-il, se contenant à peine.
—Votre père est tout puissant, lui fut-il répondu avec la douceur de la résignation; il est rude, il est inflexible, et vous êtes en son pouvoir. Votre père, mon ami...
C'en était trop! L'orage terrible qui grondait dans le cœur de Norbert éclata.
—Mon père, s'écria-t-il d'une voix éclatante, mon père!... Eh! que m'importe! Je suis Dompair de Champdoce aussi bien que lui, et tant pis pour celui qui se trouve en travers du chemin d'un Champdoce! Oui, malheur à celui-là, fût-il mon père, qui oserait se placer entre mon désir et la femme que j'aime! Car je vous aime, Diane; je t'aime, tu es à moi, et il n'est pas de puissance humaine assez forte pour t'arracher, moi vivant, à mon amour.
Il était hors de lui, il délirait; il étendit les bras, et, saisissant la jeune fille par la taille, il la serra contre sa poitrine à la briser; et comme pour prendre possession de sa personne, il la marqua au front d'un baiser brûlant! L'œil grand ouvert au trou de la serrure, maître Dauman retenait son souffle.
—Cré chien!... grommelait-il, évidemment empoigné, pour n'importe qui, ma place vaut cent sous comme un liard... Pour moi, elle vaut cent cinquante mille francs, que ces amoureux me donneront. Il tient de son papa, le petit. Quelle braise!... Quand la jeune personne et moi soufflerons dessus, l'incendie sera vite allumé...
Plus palpitante que l'oiseau entre les mains d'un enfant, Mlle de Sauvebourg repoussait Norbert et se dégageait de son étreinte.
Il lui paraissait sublime en ce moment: transfiguré par la colère, admirable d'orgueil et de passion. Et, sentant vibrer toutes les cordes de son être, elle avait peur... peur de lui, peur d'elle même. Après ce grand éclat, Norbert gardait le silence, tout étourdi et confus de son emportement.
Il cherchait maintenant quelqu'un de ces arguments raisonnables et décisifs qui assurent le triomphe d'une cause en suspens. Bientôt il crut l'avoir trouvé.
—Me refuseriez-vous donc, mademoiselle, reprit-il d'une voix plus calme, me repousseriez-vous si, à genoux, à mains jointes, je vous demandais d'être ma femme, d'être duchesse de Champdoce?
Mlle de Sauvebourg répondit par un seul regard, mais il n'y avait pas à s'y méprendre, il disait: Oui, oui avec bonheur.
—Eh bien! répondit Norbert, pourquoi nous effrayer de vaines chimères? Douteriez-vous de moi, de ma parole, de mon amour? Il se peut que mon père s'oppose à des projets qui assureraient la félicité de ma vie; qu'importe! Avant longtemps j'échapperai à son despotisme. Je serai majeur dans quelques mois, c'est-à-dire libre, maître de suivre les inspirations de mon cœur, et alors...
De l'air le plus triste Mlle Diane hochait la tête. Il s'interrompit un peu inquiet et presque aussitôt demanda:
—Que voulez-vous dire? Quel obstacle apercevez-vous?
—Hélas! mon ami, comment ne pas vous dire que vous vous bercez d'illusions vaines. Ce n'est qu'à vingt-cinq ans accomplis qu'un homme échappe aux dernières entraves du pouvoir paternel, et peut donner son nom à qui bon lui semble...
Cet avertissement, le perspicace Président l'attendait derrière sa porte.
—Bravo! murmura-t-il, bravo, la jeune demoiselle! Voilà donc pourquoi elle est venue, elle voulait prévenir l'enfant. Peste! il fait bon lui donner des leçons, elle ne les oublie pas.
Cependant Norbert ne pouvait en croire ses oreilles.
—Ce que vous dites est impossible, mademoiselle, dit-il.
—C'est la vérité, malheureusement, mon ami. Au-dessus de nous, de notre volonté, de nos plus ardents désirs, il y a la loi, et c'est la loi qui a fixé l'âge que je vous dis: vingt-cinq ans. Ce serait donc sept ans à attendre... sept ans! Vous jouirez de votre fortune, alors, Norbert, vous habiterez Paris, vous serez fêté, entouré, flatté, toutes les séductions viendront au-devant de vous, tous les plaisirs, toutes les ivresses. Penserez-vous encore à moi? Vous souviendrez-vous seulement qu'il existe une pauvre jeune fille que vous prétendiez aimer, et qui elle-même...
—Champdoce n'oublie jamais, s'écria Norbert, et jamais ne cède! Que me parlez-vous de la loi? J'aurai de l'argent quand je serai majeur, et je trouverai des gens qui m'apprendront comment on peut s'y soustraire. Et si c'est impossible, eh bien! j'aviserai. J'ai dit: Je veux. J'arracherai le consentement de mon père de vive force, s'il le faut...
Le Président s'était relevé, et d'un doigt soigneux il époussetait à coups de pichenettes les genoux de son pantalon.
—Attention! se disait-il, voici l'instant de paraître. Je reviens en hâte, j'ouvre la porte, je surprends quelques mots, j'y réponds, et je suis en plein dans la situation. Allons, cela évitera bien des longueurs...
Ce disant, il entra.
Le même cri de surprise et d'effroi échappa à Mlle de Sauvebourg et à Norbert.
Entièrement absorbés dans les sensations de l'heure présente, ils avaient oublié en quel lieu ils se trouvaient, et jusqu'à l'existence du «Président.»
Lui, ne sembla nullement décontenancé de l'effet qu'il produisait; il l'avait prévu. C'est du ton le plus détaché, et comme s'il se fût agi d'une chose toute naturelle, qu'il prit la parole.
—Impossible, commença-t-il, de dénicher cette satanée lettre. Mais qu'importe, je vous garantis l'affaire de la mère Rouleau arrangée, et je voudrais bien en dire autant de la vôtre.
Norbert et Mlle Diane tressaillirent et échangèrent un regard où se peignait l'inquiétude qu'ils ressentaient de se savoir à la discrétion de cet homme.
Cette crainte, très-évidente, parut cruellement mortifier Dauman.
—Mon Dieu! reprit-il d'un ton bourru, je sais bien que ce ne sont pas là mes affaires, et que vous avez le droit de me dire: «Bonhomme, mêle-toi de ce qui te regarde!» Mais que voulez-vous, c'est plus fort que moi, l'injustice me révolte, et bon gré mal gré il faut que je me mette du côté des plus faibles. Ah! il m'en a cuit plus d'une fois. On ne se refait pas. Donc, j'arrive, je vous entends causer de vos peines, je devine ce que je n'entends pas, et aussitôt je me dis: Président, voici deux gentils amoureux, créés l'un pour l'autre, c'est sûr...
—Monsieur!... interrompit Mlle de Sauvebourg, froissée dans toutes ses délicatesses de femme, monsieur! Vous vous oubliez.
La figure de maître Dauman exprima le désappointement comique et naïf de l'homme qui, pensant rendre un grand service, s'aperçoit qu'il commet une insigne maladresse.
—Mademoiselle me pardonnera, balbutia-t-il, je ne suis qu'un pauvre paysan, je dis les choses comme mon cœur me les inspire; si j'ai péché, ce n'est pas avec intention; je me tais.
Mais Norbert avait trop d'intérêt à être renseigné pour s'en tenir à cette défaite.
—C'est bien, dit-il, mademoiselle vous excuse; Président, continuez.
—Ce sera donc pour vous obéir, monsieur le marquis.
—Oui, vous m'obligerez.
Dauman attendit quelques secondes une objection de Mlle Diane; elle se taisait, il reprit:
—Pour lors, je me disais: voici des jeunes gens dont les désirs sont naturels, raisonnables, juste même, et qui vont avoir à lutter contre les volontés de leurs familles. Jeunes, sans expérience, ignorant jusqu'aux dispositions du Code, ils seront infailliblement vaincus. Pourquoi ne me mettrais-je pas de leur côté? Mes conseils rétabliraient l'égalité de la partie. Car je connais la loi, moi, je l'ai étudiée, analysée; j'en ai surpris le fort et le faible; je sais comment on l'attaque et comment on la tourne.
Et pendant un bon moment encore, du ton le plus emphatique, il célébra son éloge, soit qu'il ne pût se défaire de cette habitude qu'ont les finauds de campagne d'étourdir leurs victimes de flots d'éloquence, soit qu'il voulût laisser à Mlle Diane ni à Norbert le loisir de la réflexion.
Il affectait en tous cas de ne pas les regarder, de ne point remarquer que debout, dans l'embrasure de la fenêtre, ils se consultaient à voix basse.
—Pourquoi ne pas nous confier à lui? disait Norbert, il a l'expérience pour lui, on vient le consulter de trois lieues à la ronde, dans les cas difficiles.
—Quoi! lui livrer notre secret!
—Ne l'a-t-il pas surpris?
—Il nous trahira; il est capable de tout pour de l'argent.
—Tant mieux s'il est avide, son avidité même nous répond de lui; il se taira sur la promesse d'une magnifique récompense.
—Agissez donc comme vous l'entendrez, mon ami.
Enhardi par cette approbation, Norbert s'avança vers maître Dauman.
—Assez, interrompit-il, j'ai confiance en vous et j'ai répondu de vous à mademoiselle. Vous connaissez la situation, arrivons au fait. Que nous conseillez-vous?
—Sachez attendre, articula vivement le Président. Tout est là. Avant votre majorité, la moindre démarche perdrait tout.
—Cependant...
—Eh! monsieur le marquis, qu'est-ce qu'un an de patience à votre âge, avec la certitude du bonheur au bout? Pour le lendemain de vos vingt et un ans, je vous promets, foi de Dauman, trois moyens de faire capituler le duc de Champdoce votre père et de lui arracher son consentement.
Il parlait avec une imperturbable assurance, comme s'il les eût connus, ces moyens.
—D'ici là, poursuivit-il, de la prudence, monsieur le marquis, dissimulez, cachez-vous. On doit être le plus fin, quand on n'est pas le plus fort. On vous a rencontré donnant le bras à mademoiselle. Quelle faute! On a jasé. Qu'adviendrait-il si les propos des bavards arrivaient aux oreilles de M. de Sauvebourg et de M. de Champdoce? Vous seriez séparés, enfermés, surveillés. Voulez-vous réussir? Ne donnez pas l'éveil. Plus inattendus seront les coups que nous frapperons le moment venu, meilleures seront nos chances.
Il ne voulut pas s'expliquer autrement, mais il avait le don de la persuasion, et quand Mlle de Sauvebourg et Norbert sortirent de chez lui, ils étaient rassurés et plein d'espoir.
Ce fut d'ailleurs une de leurs dernières entrevues de l'année. Le temps continuait à être si mauvais qu'ils ne pouvaient songer à se rencontrer dehors, et la crainte qu'ils avaient d'être épiés les empêchait de profiter de l'hospitalité que Dauman mettait à leur disposition.
Ils ne restaient pas pour cela sans nouvelles l'un de l'autre. Chaque jour la fille de la mère Rouleau portait une lettre à Sauvebourg et rapportait une réponse à Champdoce. Norbert écrivait des volumes.
D'ailleurs la saison s'avançait, et les châtelains du voisinage, chassés par les premiers froids, se réfugiaient à la ville. Le vieux comte de Mussidan était allé demander un rayon de soleil à l'Italie, M. de Puymandour était parti pour Paris avec Mlle Marie, sa fille.
Seul, le marquis de Sauvebourg, chasseur enragé, tenait bon. Mais, pourtant, à la suite d'une tombée de neige, ne pouvant sortir, il se décida à suivre l'exemple général et à regagner, pour l'hiver, la belle et vaste maison qu'il possédait à Poitiers.
Cette séparation, Norbert et Mlle de Sauvebourg l'avaient prévue, et leurs mesures étaient prises. Ils avaient, grâce à l'ingénieuse complaisance de Dauman, toutes facilités pour correspondre.
Mais à quoi bon! Poitiers n'était pas le bout du monde.
Deux ou trois fois la semaine, Norbert sautait sur un cheval, arrivait à la ville, changeait en hâte de vêtements, et allait se promener devant une petite porte, pratiquée dans le mur du fond d'un grand jardin.
A une certaine heure, convenue d'avance, cette petite porte s'entr'ouvrait mystérieusement. Norbert se glissait par l'entrebâillement, et il retrouvait Mlle Diane, plus belle, plus adorée que jamais.
Cette grande passion, la certitude d'être aimé, lui avaient fait perdre en grande partie sa farouche timidité.
Il ne passait plus son temps seul à Poitiers. Il y avait retrouvé Montlouis, ce fils du fermier de son père qui lui avait offert sa première tasse de café, et assez souvent ils allaient, le soir, jouer aux dominos au café Castille.
Montlouis n'était plus que pour peu de temps à Poitiers. Ses études étaient terminées, et il devait, le printemps venu, rejoindre à Paris le jeune vicomte de Mussidan, en qualité de secrétaire intendant.
Même ce départ le désolait, car il aimait passionnément, ainsi qu'il l'avoua à Norbert, une jeune fille de Châtellerault qu'il allait visiter tous les dimanches.
Confidence pour confidence, Norbert ne sut pas cacher ses amours, et, plus d'une fois, Montlouis l'accompagna lorsqu'il allait attendre que s'entr'ouvrît la petite porte du jardin du marquis de Sauvebourg.
Comment le duc de Champdoce laissait-il à son fils une liberté si grande? Il était impossible d'expliquer ce relâchement de sévérité.
—Jarnitonnerre! vous osez me
braver.
Quoi qu'il en fut, il aida les jeunes gens à passer l'hiver. Ils en étaient à
compter les jours qui les séparaient de cette majorité tant attendue. Chacun d'eux avait un almanach où il effaçait, le soir, la journée écoulée.
Ainsi ils effacèrent décembre, puis janvier, puis trois mois encore; les beaux jours revenaient; les châteaux se repeuplaient; M. de Puymandour et M. de Mussidan étaient de retour; le marquis de Sauvebourg ne tarda pas à les imiter.
Quel moment que celui où Norbert et Mlle de Sauvebourg se retrouvèrent chez Dauman, libres de toute contrainte!
Ils n'avaient plus que quelques mois à attendre, et pour s'encourager à prendre patience, à l'aide de mille précautions, ils passaient toutes les après-midi une heure ensemble au sentier de Bivron, mais de l'autre côté de la haie, cachés par les arbres.
C'est de l'un de ces rendez-vous que revenait Norbert, l'esprit libre, le cœur plein de joie, quand on l'avertit que son père le demandait dans la salle commune. Il y courut.
—Marquis, commença le duc sans préambule, réjouissez-vous; je vous ai trouvé un parti, avant deux mois vous serez marié!
VII
C'est quand on est heureux, surtout, qu'on doit craindre.
C'est au moment où l'avenir paraît sourire, où les espérances chèrement caressées semblent sur le point de se réaliser, qu'il faut trembler.
Le soleil brille, pas un nuage au ciel, la brise arrive tiède et parfumée, on s'endort. Et c'est dans les ténèbres, aux éclats de la foudre, qu'on se réveille.
Le tonnerre tombant aux pieds de Norbert l'eût moins épouvanté que cette déclaration de son père:
—Avant deux mois vous serez marié.
Chancelant sous ce coup inattendu, qui l'arrachait aux félicités de l'illusion et le mettait aux prises avec l'implacable réalité, il essaya de répondre, de dire quelque chose, mais les paroles expiraient sur ses lèvres.
Le duc ne vit pas ou ne voulut point voir le trouble affreux de son fils, et c'est du ton le plus posé qu'il reprit:
—Il n'est pas besoin, j'imagine, mon fils, de vous apprendre le nom de la jeune fille que je vous destine, vous le devinez.»
Norbert ne répondit pas.
—Cette jeune fille, poursuivit M. de Champdoce, n'est autre que Mlle Marie de Puymandour. Vous la connaissez, vous l'avez vue; un dimanche même, en sortant de la grand'messe, étant avec vous, je lui ai adressé la parole. Eh bien!... ne m'entendez-vous pas? Répondrez-vous? Ne vous rappelez-vous pas!...
—Oui, mon père, balbutia le pauvre garçon, oui, je me souviens...
—Elle ne saurait manquer de vous plaire. C'est une fort jolie personne, grande, brune, assez forte, merveilleusement constituée pour nous donner des héritiers robustes. Ses yeux, ses cheveux et ses dents sont admirables. N'est-ce pas votre avis?...
—En effet, répondit Norbert, sans avoir, certes, conscience de ce qu'il disait, il me semble... je crois... Cependant, c'est à peine, si je l'ai regardée.
Le vieux gentilhomme eut un geste équivoque, très-digne d'un ancien favori du comte d'Artois.
—Jarnicoton? fit-il d'un air goguenard, je vous croyais plus convaincu. Enfin!... vous aurez tout le temps de l'examiner quand vous serez son mari.
Le duc avait fait mourir sa femme de chagrin; il avait réduit son fils unique aux derniers expédients du désespoir; mais que lui importait!... Ni la duchesse, ni Norbert n'avaient osé, de leur vie, élever une plainte ou hasarder une objection; donc il triomphait.
—Du reste, marquis, poursuivit-il, de votre mariage va dater une ère nouvelle. Votre équipage de rustre n'est plus de mise. Demain, nous nous rendrons à Poitiers, où je vous ferai habiller comme le doit être un homme de votre rang. Il s'agit de ne pas effaroucher cette péronnelle...
—Cependant, mon père...
—Attendez. Je vous abandonnerai un des appartements du château, et vous y passerez votre lune de miel. Vous tâcherez qu'elle dure le moins possible. En nous y prenant bien, nous amènerons vite votre jeune femme à nos habitudes. J'entends qu'avant un an, elle soit ce qu'elle devra rester, une bonne grosse fermière, prudente, économe, ayant l'œil à tout, mettant son bonheur et sa gloire à amasser une grosse fortune pour nos descendants. Quand elle en sera là, nous fermerons l'appartement; vous reprendrez votre veste de travail, et tout sera dit.
Ces incroyables prétentions n'étaient pas nouvelles, cent fois le duc les avait hautement exprimées, et cependant Norbert restait abasourdi, comme s'il les eût comprises pour la première fois.
—Cependant, mon père, commença-t-il sans trop d'hésitation, si Mlle de Puymandour ne me plaisait pas?...
—Eh bien?
—Si je vous priais de m'épargner un mariage qui ferait le malheur de ma vie?...
M. de Champdoce haussa les épaules.
—Propos d'enfant! répondit-il. Cette alliance me convient, et c'est assez...
—Mon père...
—Vous m'interrompez, je crois, et vous hésitez?...
Six mois plus tôt, Norbert eût courbé le front; mais, maintenant, il avait son bonheur à défendre. Il rassembla tout son courage et dit:
—Non, je n'hésite pas.
Accoutumé à l'obéissance passive de son fils, l'obstiné gentilhomme devait se méprendre au sens de cette réponse.
—A la bonne heure, reprit-il. Qu'un bourgeois, un garçon de rien, consulte son cœur et cherche le bonheur en ménage, rien de mieux. Mais pour un homme de notre nom, le mariage ne doit être qu'une affaire de raison. C'est, certes, une affreuse mésalliance que je vous propose, mais il faut en passer par là. Pour un homme, d'ailleurs, une mésalliance n'est rien. Le nom protège la femme comme un pavillon redouté couvre la marchandise. Vous épouseriez la dernière des filles de cuisine, que votre aîné n'en serait pas moins Dompair de Champdoce.
Il se promenait par la salle tout en parlant, gesticulant avec une véhémence extraordinaire.
—Du reste, poursuivit-il, je lui ai serré le bouton comme il faut, à cet imbécile de Puymandour. Savez-vous les conditions? Quinze cent mille livres espèces sonnantes, donation des deux tiers de sa fortune, dont il ne se réserve que l'usufruit. Et savez-vous ce qu'il possède. Cinq millions au moins. Cinq millions qui entrent dans notre maison, qui sont à nous!... Je vous verrai avant ma mort plus de six cent mille livres de rentes!
Son exaltation allait croissant de moment en moment, elle touchait à la démence.
Il saisit la main de son fils, et, la serrant à la broyer:
—Raison de plus, s'écria-t-il, pour se priver, pour économiser, pour amasser, pour hâter la restauration de notre maison. Songez-vous au magnifique avenir de nos descendants, si grands par la naissance et tout-puissants par la fortune?... Oh! mon fils, comment avec cette seule pensée ne pas réaliser gaîment des miracles d'abnégation!...
Il fit deux ou trois tours dans la salle, laissant échapper des exclamations incohérentes, et enfin, revenant à son fils:
—Voilà qui est entendu, fit-il. Demain, je vous conduis à Poitiers, je vous équipe, et dimanche nous dînons chez le Puymandour pour la présentation.
Norbert avait assez recouvré son sang-froid pour réfléchir, et son anxiété était horrible.
Quel parti prendre en cette extrémité?
—Attends! lui disait la raison, la ruse est l'arme du faible; Dauman trouvera quelque expédient.
Mais l'orgueil criait:
—Résiste! Hausse ton énergie à celle de ton amie; aurais-tu moins de courage qu'elle?
La voix de l'orgueil l'emporta.
Et, certes, il fallait un immense amour pour lui inspirer la résolution de résister à son père, pour lui donner l'audace d'une colère qu'il savait devoir être terrible.
Par doux fois, cependant, il ouvrit la bouche avant de pouvoir articuler une parole. Les forces physiques trahissaient sa volonté. Il étouffait; ses tempes battaient, il lui semblait qu'il avait un brasier dans les entrailles.
—Mon père, commença-t-il enfin, aller demain à Poitiers est inutile...
—Que dites-vous?... Que voulez-vous dire?
—Je ne saurais aimer Mlle de Puymandour, mon père, et... jamais elle ne sera ma femme!
Il y avait tant d'années que le duc de Champdoce voyait son fils à genoux devant ses moindres volontés, qu'il fut frappé de stupeur, comme pétrifié.
Il pouvait tout prévoir excepté cela.
Son esprit se refusait à concevoir et à comprendre ce qui lui paraissait un acte monstrueux de lèse majesté paternelle.
Il avait bien entendu, et cependant il doutait encore.
—Vous devenez fou, prononça-t-il enfin, et vous ne savez sans doute ce que vous dites.
—Je le sais.
—Réfléchissez, mon fils...
—Toutes mes réflexions sont faites!
On eût vraiment pu supposer que c'était chez Norbert un parti pris de blesser son père, de l'exaspérer, tant son attitude était provoquante, tant sa voix était brève et saccadée.
Mais ce n'était de sa part que maladresse involontaire.
N'ayant pas trop de toute sa puissance sur soi pour soutenir le rôle qu'il s'était imposé, il avait assez à faire à parler seulement, sans se préoccuper de ménagements habiles.
M. de Champdoce, lui, faisait visiblement tout au monde pour rester calme.
—Et vous espérez, reprit-il d'un ton de dédaigneuse pitié, que je me contenterai de cette réponse?
—J'espère que vous vous rendrez à mes prières.
—Vraiment!... J'aurai, moi, vieillard, moi, chef de famille, conçu un plan magnifique, digne de l'illustration de notre maison, je l'aurai mûri, j'aurai consacré ma vie entière à son exécution, je lui aurai tout sacrifié, et aujourd'hui, là, tout à coup, j'y renoncerais, parce que c'est la fantaisie d'un enfant, le caprice d'un misérable insensé!
Norbert ne comprenait que trop qu'il ne réussirait pas à vaincre l'implacable obstination de son père, qu'il ne parviendrait pas à l'émouvoir.
Cependant, il voulut tenter l'impossible.
—Non, mon père, commença-t-il, ce n'est pas par caprice que je vous conjure de me laisser ma liberté. N'ai-je pas toujours été un bon fils? Vous l'avez reconnu vous-même. Ai-je parfois discuté vos ordres! Vous me disiez: «Fais ceci,» je le faisais; «Va là,» j'y allais. Je suis le fils de l'homme le plus riche du pays, j'ai vécu comme le fils de nos ouvriers, me suis-je plaint? M'est-il arrivé de laisser échapper un murmure quand je travaillais à la terre à côté de nos valets de charrue? Commandez-moi ce qu'il vous plaira...
—Je vous commande d'épouser Mlle de Puymandour.
—Oh! tout, hormis cela. Je ne l'aime pas, je ne saurais l'aimer, je le sens, je le sais. Voulez-vous donc faire le malheur de ma vie entière? Par pitié! n'exigez pas cela de moi.
—J'ai dit, vous obéirez.
Autant eût valu prier un des blocs de chêne qui se trouvaient dans la salle.
Norbert le sentit, et se redressant, enragé de l'inutilité de sa tentative:
—Eh bien!... non, dit-il, je n'obéirai pas!
Répondre ainsi était de sa part de l'héroïsme.
Il connaissait son père et savait quelle épouvantable colère allait éclater.
Le duc, en effet, fort rouge d'ordinaire et haut en couleur, était devenu livide. Il semblait que tout le sang se retirât de sa face et même de ces petits vaisseaux sanguins qui rayaient sa peau hâlée comme autant d'égratignures.
—Jarnidieu! s'écria-t-il d'une voix formidable qui jadis eût fait rentrer Norbert sous terre, qui vous rend si hardi d'oser me résister en face?
—Le sentiment de mon droit.
—Depuis quand les fils refusent-ils d'obéir lorsque les pères commandent?
—Depuis que les pères commandent des choses injustes.
C'était plus que n'en pouvait supporter le due de Champdoce.
Il se précipita sur son fils, le bâton levé, en criant:
—Jarnitonnerre!... vous osez me braver!...
Pourtant il ne laissa pas retomber son bâton fourchu, arme terrible aux mains d'un homme de sa force, aveuglé par la fureur; il le lança loin de lui en disant d'une voix rauque:
—Non!... je ne frapperai pas un Dompair de Champdoce!
Qui saurait dire si l'attitude de Norbert ne lui imposa pas?
Cet adolescent, si timide la veille, n'avait ni bronché, ni seulement tressailli; il était resté sous la menace calme, les bras croisés, la tête haute.
A cette impassibilité, si froide qu'elle arrivait au dédain, le duc de Champdoce n'avait pu méconnaître son sang, et peut-être,—les sentiments à la même seconde sont si divers et si multiples,—peut-être son orgueil avait-il été flatté intérieurement.
Cependant, Norbert continuait à le regarder d'un air de défi.
—C'est ce que je ne saurais supporter, fit-il.
Et saisissant son fils par le collet, il le traîna, il le porta plutôt, jusqu'à une des chambres du second étage du château, et l'y poussa comme une chose inerte.
Puis, avant de refermer la porte à clé:
—Vous avez, prononça-t-il, vingt-quatre heures pour vous décider à accepter la femme que je vous destine.
—Jamais! répondit Norbert, jamais! jamais!
Cette dernière bravade était superflue; le duc ne pouvait l'entendre, il était déjà dans les escaliers. Norbert restait seul, prisonnier.
Il était seul, et il ressentait cette exquise et intense jouissance qu'on éprouve après l'accomplissement d'une action très dangereuse ou très pénible, ce qui en est la plus grande et la plus sûre récompense.
A cette heure, véritablement, il était digne de Mlle Diane, cette jeune fille si énergique; il l'avait en quelque sorte méritée, et en examinant tout ce qu'il venait de faire pour elle, ce qu'il avait osé et risqué, il l'aimait mille fois davantage.
Mais comment la voir, comment courir vers elle, lui tout conter? N'était-il pas enfermé?
Pourtant, il était urgent de la voir, prudent de la prévenir le plus tôt possible, afin qu'elle se mît en garde contre toutes les éventualités.
N'était-il pas également indispensable d'informer Dauman de cet événement inattendu, afin de savoir de cet habile et savant conseiller quelle conduite tenir en des conjonctures si graves?
Ces nécessités se présentèrent si vivement à l'esprit de Norbert qu'il forma le projet de fuir, de s'évader, ce qui ne devait pas être bien malaisé.
C'était, en tout cas, plus difficile qu'il ne l'avait supposé. La porte était en chêne plein, de plus d'un pouce d'épaisseur; il eût fallu une hache pour l'entamer. Quant à la serrure, puissante, énorme, elle semblait inattaquable.
Restait la fenêtre. Elle était à plus de quarante pieds du sol. Mais Norbert dit que sans nul doute on viendrait faire le lit pour la nuit, qu'il aurait ainsi deux draps à sa disposition, qu'en les nouant l'un à l'autre il obtiendrait ainsi un moyen de descente très suffisant.
S'échappant la nuit, avec l'intention de revenir avant le jour, il ne verrait pas Mlle Diane, mais il la ferait avertir par Dauman.
Ces résolutions prises, il s'étendit dans un des fauteuils de sa chambre, le cœur joyeux comme il ne l'avait pas eu depuis qu'il connaissait Mlle de Sauvebourg.
Entre son père et lui la glace était brisée, et, à son sens, c'était tout. Ce qui lui restait à faire lui paraissait bien peu de chose, comparé à ce qu'il avait fait.
—Et cependant, pensait-il, mon père doit être furieux.
Sur ce point, il voyait juste.
Jamais on n'avait vu au duc un visage si terrible. Au souper, où tous les gens mangeaient à la table du maître, il ne se trouva personne d'assez hardi pour prononcer une parole. Et cependant on savait qu'il y avait eu outre le père et le fils une altercation de la dernière violence, et toutes les curiosités étaient en éveil.
Le repas terminé, M. de Champdoce appela un vieux domestique de confiance, à son service depuis plus de trente ans.
—Jean, lui dit-il, M. Norbert est enfermé au second, dans la chambre jaune; en voici la clé, tu vas lui monter à souper.
—A l'instant, monsieur le duc.
—Attends. Tu passeras la nuit dans la chambre de M. Norbert. Qu'il dorme ou non, toi, tu ne fermeras pas l'œil. Il se peut qu'il veuille s'échapper: tu l'en empêcheras. S'il faut employer la force, tu l'emploieras, je te l'ordonne. Si tu n'étais pas le plus fort appelle... j'arriverai.
Cette précaution du duc de Champdoce anéantissait toutes les espérances de Norbert.
Plus d'évasion possible, maintenant qu'il était gardé à vue.
Il essaya bien de persuader à son geôlier de le laisser s'échapper deux heures jurant que même avant ce temps écoulé il reviendrait se constituer prisonnier: ses prières furent vaines aussi bien que les promesses et les menaces.
Elle ne peut retenir un cri
d'effroi.
S'il se fût mis à la fenêtre, il eût pu voir M. le duc de Champdoce arpentant de long en large la grande cour qui précède le château.
Il marchait d'un pas saccadé, les mains derrière le dos, la tête inclinée sur la poitrine, tout entier aux sombres calculs de son orgueil blessé.
Les paroles de Norbert, son attitude, ses regards, les expressions même dont il s'était servi, disaient à M. de Champdoce, lui affirmaient que, dans la vie de son fils, tout un côté existait qu'il n'avait pas soupçonné.
Quantité de circonstances futiles, négligées par lui à l'instant où elles s'étaient produites, se représentaient vives et nettes à son esprit, et étaient pour lui comme autant de révélations accablantes.
—Il y a une femme là-dessous, murmurait-il.
Cette conclusion ressortait des faits eux-mêmes. Il n'y a qu'une femme, pour s'emparer en si peu de temps de l'esprit d'un jeune homme, pour changer son caractère du blanc au noir.
—D'ailleurs, pensait le vieux gentilhomme, pour refuser si obstinément celle que je lui propose, il faut qu'il en aime une autre.
Mais quelle était cette femme, et comment la découvrir?
Demander à Norbert de la nommer, c'eût été folie, M. de Champdoce le comprit.
D'un autre côté, courir aux informations, ouvrir en quelque sorte une enquête lui répugnait formellement.
Une partie de sa nuit s'était passée à examiner et a rejeter les expédients qui se présentaient à son esprit, lorsqu'au matin une inspiration lui vint, qu'il jugea une faveur divine.
—J'ai Bruno! s'écria-t-il, j'ai le chien de Norbert. Par lui, je puis savoir les habitudes de mon fils, les maisons qu'il hante, arriver jusqu'à la femme que je soupçonne...
Ce système d'investigation était excellent.
Il avait observé que depuis la fermeture de la chasse Norbert ne quittait jamais guère le château avant une ou deux heures de l'après-midi, c'était un indice; il résolut d'attendre jusque-là.
Un peu rassuré par l'espoir du succès, il était calme comme à l'ordinaire quand il parut pour donner ses ordres. A midi comme d'ordinaire il se mit à table et fit monter le dîner du prisonnier en ordonnant une surveillance plus sévère que jamais.
Enfin, le moment favorable pour l'expédition était arrivé.
Il siffla Bruno, lequel habituellement ne le suivait pas volontiers, et, à force de caresses et d'agaceries, il parvint à l'entraîner jusqu'à l'extrémité de la grande allée de marronniers. C'était de ce côté que passait toujours Norbert.
Au bout de cette allée se trouvaient trois chemins s'éloignant dans diverses directions.
L'épagneul n'hésita pas. Il se lança sur celui de gauche, un chien qui sait parfaitement où il doit se rendre. Il ne le savait que trop.
Pendant un kilomètre environ il suivit le chemin, puis arrivé à un certain endroit, il se jeta brusquement dans les bois de droite, ainsi que son maître avait coutume de le faire.
Il allait, battant les taillis de droite et de gauche, mais il ne perdait jamais la direction, et M. de Champdoce n'avait aucune peine à le suivre.
Cette marche dura bien quarante minutes, et enfin Bruno déboucha sur le sentier de Bivron, à l'endroit précis où Norbert avait failli tuer Mlle de Sauvebourg.
Là, il commença par quêter en cercle, et ne trouvant rien il s'assit. Son œil intelligent semblait dire: attendons.
—Évidemment, pensa le duc, c'est ici que mes amoureux se rencontrent.
Il examina l'endroit, et il lui parut habilement choisi.
Le sentier, peu fréquenté, aboutissait des deux côtés à un village, le bois offrait une retraite sûre, enfin, grâce à la situation élevée, on pouvait apercevoir de loin le danger, c'est-à-dire un indiscret.
Cette dernière réflexion engagea M. de Champdoce à se cacher promptement.
Il était clair que si celle qui allait arriver au rendez-vous l'apercevait d'en bas, elle rebrousserait chemin au plus vite, et qu'il ne saurait rien.
Il rentra donc dans le bois et alla s'asseoir sur une couche moussue, au pied d'un bouquet de chênes.
La presque certitude du succès le mettait en belle humeur, et il s'applaudissait de sa pénétration.
A la réflexion le danger lui paraissait moins grand qu'il ne l'avait imaginé tout d'abord. De qui Norbert pouvait-il être épris? De quelque petite campagnarde ambitieuse et futée qui, jugeant ce garçon naïf et du bois dont on fait les dupes, avait conçu le projet de se faire épouser.
S'en défaire n'était qu'un jeu pour lui.
D'abord, il comptait l'effrayer si bien, que d'elle-même elle prêcherait la soumission à Norbert. Au pis aller, il s'adresserait aux parents, qui, sur sa seule injonction, éloigneraient leur fille.
Il soupçonnait quelque accroc à la réputation; mais, décidé à payer le dégât, il ne s'en inquiétait nullement.
M. de Champdoce en était là de ses réflexions lorsqu'il entendit japper joyeusement, en chien qui salue une personne amie.
—Ah! fit-il en se dressant, la voici!
Au même moment, les branches de la haie s'écartèrent, et Mlle de Sauvebourg franchit lestement le petit fossé.
Alors seulement elle reconnut M. de Champdoce et ne put retenir un cri d'effroi.
—Le duc!...
Elle se sentait perdue, en grand péril, du moins. Fuir!... Elle en eut la pensée, mais elle ne pouvait; elle chancelait, elle fut forcée de s'appuyer à un arbre.
Le vieux gentilhomme n'était guère moins étourdi qu'elle.
Attendre quelque gardeuse de vaches, et voir arriver la fille du marquis de Sauvebourg! Les bras lui tombaient.
Mais sa colère dépassait encore sa surprise. D'un coup d'œil il appréciait les modifications de la position.
S'il n'avait rien à craindre de la paysanne, il avait tout à redouter de la demoiselle noble. Les prétentions de l'une étaient ridicules, absurdes; les desseins de l'autre n'étaient que trop justifiables.
Et ici, nul recours à la famille.
Qui lui garantissait que le marquis et la marquise de Sauvebourg n'étaient pas d'accord avec Mlle Diane?
—Eh! eh!... commença enfin M. de Champdoce avec un mauvais rire, ma présence n'a pas l'air de vous ravir, ma chère enfant?
—Monsieur!...
—Bien, bien?... je comprends cela. On vient rejoindre le fils, on trouve le père, le désappointement est cruel. Cependant, n'en veuillez pas à Norbert, s'il n'est pas ici, le pauvre garçon, ce n'est certes pas sa faute!
Mlle de Sauvebourg n'était pas, il s'en faut, une jeune fille vulgaire.
Sous ces apparences charmantes, derrière ses yeux si beaux, se dissimulait une énergie qui ne le cédait en rien à celle de ce vieux gentilhomme au torse d'athlète.
Accablée un moment, elle eut bientôt repris tout son sang-froid, et si l'angoisse d'une catastrophe probable la déchirait, rien n'en paraissait sur son calme visage.
Bien que surprise en flagrant délit, pour ainsi dire, elle pouvait nier: tout mauvais cas est niable.
L'idée ne lui en vint même pas. Un désaveu de sa conduite lui eût paru une bassesse indigne d'elle. D'ailleurs, elle était trop bien blessée du ton goguenard de M. de Champdoce et de ses regards impertinents, pour ne pas se révolter, pour ne pas payer d'audace, quoi qu'il pût lui en arriver.
—En effet, monsieur le duc, répondit-elle, sans que le timbre de sa voix fût en rien altéré, c'est pour monsieur le marquis votre fils que je venais... Vous m'excuserez en conséquence de vous quitter.
Elle dessinait déjà une gracieuse révérence et s'apprêtait à se retirer, M. de Champdoce la retint doucement en lui prenant la main.
—J'aurais à vous parler, mon enfant, dit-il en s'efforçant de prendre le ton le plus paternel, et à vous parler sérieusement.
—Je vous écoute en ce cas, reprit Mlle Diane, avec autant d'aisance et de naturel que si elle eût été dans le salon de Sauvebourg.
—Savez-vous pourquoi Norbert manque au rendez-vous assigné!...
—Oh! je suppose bien qu'il aura quelque bonne et valable raison à me donner.
—Mon fils, mademoiselle, est enfermé dans sa chambre, gardé à vue par mes domestiques, lesquels ont ordre de s'opposer, même par la force, à toute tentative d'évasion.
Si rude que fût le coup, Mlle Diane eut le courage de se composer la physionomie compatissante d'une petite maîtresse apprenant un léger désagrément survenu à l'un de ses amis.
—Quoi! vraiment, fit-elle en minaudant, il est prisonnier? Oh! le pauvre garçon, que je le plains!
Le duc était consterné de ce qu'il qualifiait intérieurement d'effronterie sans exemple; consterné et furieux.
—Je puis vous dire, reprit-il en haussant le ton, je puis vous apprendre pourquoi je traite avec cette rigueur mon fils unique, l'héritier de ma fortune et de mon nom.
Ses yeux lançaient des éclairs, mais ils ne firent même pas vaciller le fin regard de Mlle de Sauvebourg.
—Dites!... monsieur le duc, répondit-elle nonchalamment.
—Eh bien! mademoiselle, puisque vous tenez à le savoir, j'ai trouvé pour Norbert une jeune fille dont un prince souverain envierait la main. Elle a votre âge à peu près, elle est belle, gracieuse, spirituelle, riche...
—Elle est très noble, sans doute?
Cette ironie fit bondir l'entêté gentilhomme.
—Quinze cent mille francs de dot, répondit-il durement, valent bien quelques merlettes ou même une tour d'argent sur champ d'azur...
C'étaient les armes des Sauvebourg. Le duc s'arrêta, pour mieux souligner sa méchanceté, et bientôt reprit:
—Outre cette fortune, elle a encore des espérances solides, qui ne sauraient lui échapper, et qui s'élèvent au triple ou au quadruple. Cette héritière, qui me convient à moi, mon fils prétend la refuser!... c'est ce que je ne tolérerai pas.
—Et vous aurez raison, monsieur le duc, si vous croyez vraiment que ce mariage doive assurer le bonheur de votre fils.
—Son bonheur!... Eh! que m'importe, si j'assure la suprématie de notre maison. Le nom avant tout. Tenez pour sûr que jamais un Dompair de Champdoce n'est revenu sur une décision prise, et j'ai décidé, moi, que Norbert accepterait la femme que je lui destine. Oui, jarnidieu! il l'épousera, de gré ou de force, je l'ai juré, je le veux, je le lui ai dit.
La souffrance de Mlle Diane était atroce, mais son indomptable orgueil la soutenait et la poussait en avant.
Étant, ou du moins se croyant sûre de Norbert, elle pensa qu'elle pouvait oser.
—Et lui, demanda-t-elle d'une voix railleuse, lui, que dit-il?
L'audace de cette question stupéfia si bien le duc, qu'il en demeura tout interdit.
—Lui! balbutia-t-il, cherchant pour sa pensée une forme qui ne fût pas trop brutale, lui!...
Mais l'attitude provocatrice de Mlle de Sauvebourg ne pouvait manquer de transporter hors de lui un homme si irascible.
—Norbert, reprit-il violemment, rentrera dans le devoir quand il me plaira de le soustraire à de pernicieuses séductions, et cela me plaît maintenant.
—Oh!
—Il obéira quand je lui aurai démontré que, s'il ignore le prestige de sa fortune et de son nom, il est des personnes qui le connaissent et qui l'envient. Être duchesse de Champdoce! C'est un rêve, cela. Mon fils n'est qu'un enfant, mais j'ai de l'expérience pour deux. Il cédera, quand je lui aurai montré la spéculation et l'intérêt, là où il n'avait vu, le fou! que pur amour et généreux dévouement. Je lui apprendrai ce qu'on doit penser de ces fières demoiselles, qui n'ont que la cape et l'épée, c'est-à-dire leur jeunesse et leurs beaux yeux, et qui courent le mari à leurs risques et périls et au grand dommage de leur réputation.
Mlle de Sauvebourg pâlit sous cet outrage, d'autant plus cruel que jusqu'à un certain point elle l'avait mérité et qu'il frappait juste.
—Courage! monsieur le duc, interrompit-elle d'un ton où la hauteur le disputait à la colère, poursuivez!... Insulter une pauvre fille qui ne peut se défendre, l'accabler, la railler, cela est noble et grand, et bien digne d'un gentilhomme!
M. de Champdoce haussa les épaules à ce sarcasme.
—Je pensais, répondit-il, m'adresser à celle dont les conseils ont poussé mon fils à la révolte. Me serais-je trompé? Vous avez un moyen bien simple de me mettre dans mon tort: décidez Norbert à se soumettre.
Elle baissa la tête sans répondre.
—Vous voyez donc bien, reprit le duc avec un nouvel emportement, que j'ai cent fois raison. Cependant, prenez garde, mademoiselle! je ne pardonnerais pas une obstination qui entraverait mes desseins. Réfléchissez-y, persister serait justifier d'avance les pires représailles. Vous êtes prévenue, assez d'amourettes comme cela!
Ce mot «amourettes,» souligné de la façon la plus injurieuse, acheva d'égarer la raison de Mlle Diane; en ce moment, elle eût sacrifié, pour se venger, son honneur, son ambition, sa vie même.
Oubliant toute prudence, jetant fièrement le masque, elle se redressa, la joue empourprée par la rage, les yeux étincelants de la haine la plus atroce.
—Eh bien!... oui! s'écria-t-elle d'une voix vibrante, avec un geste superbe de menace, oui, j'ai juré que Norbert serait mon mari... il le sera. Emprisonnez votre fils, monsieur le duc, livrez-le aux brutalités de vos valets, vous ne lui arracherez jamais un lâche consentement. Il résistera, parce que je le veux, et jusqu'à la mort, s'il le faut. Jamais son énergie doublée de la mienne ne faiblira...
Sans cesser de fixer le duc, Mlle de Sauvebourg avait reculé jusqu'au bord du fossé qui séparait le bois du petit soulier.
Là, elle s'arrêta, et lui adressant la plus ironique révérence:
—Croyez-moi, monsieur le duc, ajouta-t-elle, ménagez votre fils, et songez, avant d'attaquer mon honneur de jeune fille, que je serai un jour de votre famille. Adieu!...
Mlle Diane était loin déjà que le duc était encore à la même place, trépignant, gesticulant, jetant à tous les vents les plus affreuses imprécations, des menaces terribles et les plus grossières injures.
Certes, tandis qu'il passait ainsi sa colère, il se croyait bien seul. Il se trompait. Cette scène étrange avait eu un invisible témoin: Dauman.
Prévenu par un des domestiques du château de ce qu'il appela incontinent la «séquestration du jeune marquis,» le «Président» n'avait plus eu qu'une préoccupation: aviser Mlle Diane de ce grave événement.
Le malheur est qu'il n'avait, pour cela, nulle facilité. Il ne pouvait se présenter, de sa personne, à Sauvebourg, et pour rien, au monde il n'eut écrit une ligne.
Son embarras était donc fort grand, lorsque l'idée lui vint de courir au rendez-vous habituel des amoureux.
Connaissant le lieu et l'heure, il s'était mis en route à propos, et il était arrivé tout juste comme Mlle Diane apercevant le duc, laissait échapper un cri.
Ce cri avait mis Dauman sur ses gardes. Bruno vint bien le flairer, mais il était connu de l'épagneul; quelques caresses l'en débarrassèrent.
Alors, usant de précautions infinies, il avait réussi à se glisser, en rampant, jusqu'à un endroit d'où il ne perdait ni un geste ni une parole.
S'il se délectait des fureurs du duc, cet ennemi qu'il haïssait jusqu'au crime, il admirait et bénissait l'audace de Mlle Diane. Son énergie lui paraissait sublime, à lui qu'un seul regard du terrible gentilhomme eût couché à plat ventre dans la poussière. Jamais il n'avait osé rêver, pour servir ses lâches et ténébreux desseins, un si admirable caractère.
Au défi jeté en adieu par cette fière jeune fille, il fut si bien enthousiasmé, qu'il lui fallut presque se raisonner pour ne pas applaudir comme au théâtre.
Il est vrai que, dès qu'elle eut disparu, un souci pressant vint assaillir l'esprit alerte du Président.
Il comprenait que Mlle Diane, ayant brûlé ses vaisseaux et acceptant une lutte au grand jour, allait se trouver extraordinairement perplexe, et qu'elle ne manquerait, avant de rentrer à Sauvebourg, de passer chez lui le consulter.
—Or, se dit-il, si je veux profiter de sa colère pendant qu'elle est chaude encore, je dois me trouver chez moi pour la recevoir.
Et sans s'inquiéter désormais de donner l'éveil, il se releva vivement et détala comme un lièvre, longeant le bois pour aller chercher un chemin autre que celui de Mlle de Sauvebourg.
Ce mouvement dans la feuillée interrompit le furieux monologue de M. de Champdoce.
Il prêta l'oreille, et il lui sembla bien entendre des craquements de branches mortes à terre, et des pas qui s'éloignaient.
—Qui va là? cria-t-il en marchant vers l'endroit d'où était sorti le bruit.
Pas de réponse.
Il pouvait s'être trompé. Il appela Bruno, et du geste l'excita à se mettre en quête, l'animant de la voix:
—Cherche! cherche!
Bruno, qui savait à quoi s'en tenir ne se donna pas beaucoup de mouvement. Pourtant, il fit plusieurs fois le tour du buisson qui avait abrité Dauman, flairant de préférence à une certaine place.
M. de Champdoce s'approcha, et se baissant, il reconnut sur la mousse, et très distinctes les empreintes de deux genoux.
—On nous écoutait, pensa-t-il, très frappé de cette circonstance, mais qui?... Serait-ce Norbert qui s'est échappé?...
Ce soupçon, qui lui arracha un jarnidieu! terriblement accentué, le décida à regagner en toute hâte le château.
Il ne lui fallut pas vingt minutes pour faire un trajet qui d'ordinaire en exige le double.
Un garçon de ferme traversa la cour, il l'appela.
—Où est mon fils? demanda-t-il.
Il porta à Norbert un coup terrible de son
bâton.
M. de Champdoce respira. Norbert n'avait pas trompé la surveillance de son gardiens; ce n'était pas lui qui était aux écoutes dans le bois.
—Même, notre maître, ajouta le domestique de l'air le plus affligé, notre jeune maître est dans un état qui fait peine...