—Je vous assure, monsieur, répondit-elle, que vous vous exagérez la gravité de la situation. Il n'y a nul danger, au moins pour le moment. Les médecins disent que c'est une sorte de catalepsie... Il paraît qu'on a fréquemment observé des accidents pareils chez des personnes nerveuses, sous le coup de quelque catastrophe inattendue, après un grand chagrin...
—Mais quel chagrin? insista André.
Mme de Bois-d'Ardon ne répondit pas. Elle s'était retournée vers M. de Breulh et ses regards brillants de la curiosité la plus vive suppliaient.
Comment ce jeune homme qui semblait un ouvrier se trouvait-il là? D'où venait cet intérêt extraordinaire qu'il portait à Sabine?
—Mon Dieu!... répondit-elle enfin, personne ne m'a dit que la maladie de Sabine fût causée par la rupture de son mariage, mais je l'ai supposé...
—Non, interrompit M. de Breulh, ce ne peut être cela.
—Cependant...
—J'en suis sûr, et mes sérieuses alarmes viennent de cette certitude. Que s'est-il passé? Vous ne vous êtes donc pas informée, Clotilde, on ne vous a donc rien dit?
L'assurance extraordinaire de M. de Breulh, un regard d'intelligence surpris entre André et lui, commençaient à éclairer la vicomtesse.
—Vous pensez bien que j'ai interrogé, répondit-elle. D'abord, moi, je déteste les cachotteries. Mais les réponses ont été très vagues. Si Sabine ressemble à une morte, Octave et sa femme, près du lit de leur fille, ont l'air de deux spectres. Ils l'auraient tuée de leurs mains qu'ils ne seraient pas dans un plus affreux état. Ils se regardent avec des yeux si effrayants qu'ils m'ont fait peur. Maintenant, après vos affirmations, je jurerais qu'on ne m'a pas tout avoué, car, voyez-vous...
M. de Breulh ne prit point la peine de dissimuler un geste d'impatience.
—Enfin! interrompit-il, qu'a-t-on répondu à vos questions?
—Le voici exactement: D'abord, toute la matinée, Sabine a paru si extraordinairement agitée que sa mère lui a demandé si elle n'était pas souffrante.
—Nous le savons; nous savons aussi pourquoi elle était ainsi.
—Ah! fit la vicomtesse stupéfaite, alors je passe. Dans l'après-midi, vous êtes resté une demi-heure environ avec Sabine. Où est-elle allée en vous quittant? On l'ignore. Il est prouvé seulement qu'aucune lettre ne lui a été remise, qu'elle n'est pas sortie de l'hôtel... Toujours est-il qu'une heure plus tard elle est remontée à sa chambre, où se trouvait une fille qui la sert et qui lui est extrêmement attachée, Modeste. Sabine avait la figure absolument décomposée et balbutiait des mots inintelligibles. Voyant qu'elle chancelait, Modeste accourut à elle. Trop tard. Sabine est tombée à terre en poussant un cri déchirant. On l'a relevée et couchée, et depuis elle est dans l'état que je vous ai dit, elle n'a pas repris connaissance, elle n'a ni prononcé une parole ni fait un mouvement.
On eût dit la vie d'André suspendue aux lèvres de Mme de Bois-d'Ardon. Pour lui, ce n'était pas un récit. Grâce à ce phénomène magique de l'imagination, qui supprime le temps et l'espace, il assistait aux scènes décrites, il voyait Sabine à terre, il la voyait sur son lit immobile et glacée.
Plus maître de soi, n'ayant pas la passion qui exaltait André jusqu'au délire, M. de Breulh écoutait moins la jeune femme qu'il ne s'efforçait de pénétrer sa pensée intime.
—Et c'est là tout? demanda-t-il d'un ton singulier.
—Mais oui, répondit la vicomtesse, c'est tout.
—Le jureriez-vous?
La jeune femme tressaillit, et son hésitation fut visible.
—Comme vous me dites cela? fit-elle avec un sourire forcé; comme vous me regardez!... Savez-vous que vous feriez un excellent juge d'instruction.
—Peut-être, dit M. de Breulh, peut-être...
Il s'interrompit. Mille soupçons vagues, et qu'il lui eût été difficile de formuler, assiégeaient son esprit.
Il avait, lui, l'expérience de la vie, il savait, pour l'avoir appris à ses dépens, qu'il faut surtout se défier de ces apparences trompeuses que les imbéciles appellent l'évidence des faits.
Cependant, au moment de prendre un parti fort grave, il hésitait, il en calculait les conséquences, et, pour cacher ses irrésolutions, il se mit à arpenter son cabinet d'un pas saccadé.
Après une minute du silence le plus gênant, il s'arrêta brusquement devant la vicomtesse qui s'était assise au coin du feu.
—Ma chère Clotilde, commença-t-il d'un ton solennel, je ne vous apprendrai rien en vous disant que vous avez été souvent calomniée.
—Bast!... je laisse dire...
—Mais je vous déclare que je vous juge bien autrement que le monde. Vous êtes l'imprudence même; votre présence chez moi, à cette heure, en est une preuve; vous êtes mondaine, frivole, étourdie, un peu... folle... Mais vous êtes aussi, je le sais, une brave et digne femme, et vous avez bon cœur.
La vicomtesse, dont la timidité n'est pas le défaut, paraissait absolument déconcertée.
—Ah ça!... balbutia-t-elle, où voulez-vous en venir?
—A ceci, ma chère Clotilde, qu'on peut, n'est-ce pas, sans courir le moindre risque, vous confier un secret d'où dépendent l'honneur et peut-être la vie de plusieurs personnes?
Beaucoup plus émue encore qu'elle ne le semblait, Mme de Bois-d'Ardon se leva.
—Je vous remercie, Gontran, répondit-elle simplement, vous m'avez bien jugée.
Mais André, qui comprenait enfin les intentions de M. de Breulh, s'avança tout à coup:
—Avez-vous bien le droit de parler, monsieur, demanda-t-il.
M. de Breulh lui prit la main qu'il garda un moment entre les siennes.
—Mon ami André, répondit-il, mon honneur, en cette circonstance, est aussi bien en cause que le vôtre. Manqueriez-vous de confiance?
Puis, se retournant vers Mme de Bois-d'Ardon:
—Dites-nous le reste... fit-il. Je parlerai après.
—Oh?... le reste, commença la jeune femme, est bien peu de chose, et c'est de Modeste que je le tiens. Vous étiez à peine sorti de l'hôtel de Mussidan, que M. de Clinchan est arrivé..
—Clinchan!... un vieux maniaque, n'est-ce pas, qui est l'ami intime du comte?
—Précisément. Ils ont eu ensemble une... comment dire? une altercation si terrible, qu'à la fin M. de Clinchan s'est trouvé mal, qu'il a fallu l'inonder d'eau de mélisse, et qu'à grand'peine il a pu regagner sa voiture au bras d'un domestique.
—Ah!... c'est déjà un indice, cela.
—Attendez... Le Clinchan parti, Octave et sa femme ont eu une discussion de la dernière violence. Vous connaissez mon cher cousin. Les éclats de sa voix faisaient trembler la maison. C'est pendant cette scène que Sabine est arrivée mourante dans sa chambre. Modeste croit qu'elle aura entendu quelque chose.
Il n'était pas un mot de ce récit qui ne fortifiât un des soupçons de M. de Breulh.
—Vous voyez bien, ma chère Clotilde, s'écria-t-il, qu'il y a quelque chose, et vous direz comme moi quand vous saurez tout.
Et aussitôt, brièvement, clairement, sans omettre un détail important, il raconta l'histoire de André et de Sabine, et la sienne aussi.
Pendant que parlait M. de Breulh, Mme de Bois-d'Ardon frissonnait un peu de peur, un peu de plaisir. Elle allait donc pouvoir satisfaire, en tout bien tout honneur, cette passion d'anxiété qui tourmente les femmes inoccupées et qui souvent est la cause de leurs pires folies.
Lorsque M. de Breulh eut fini, la vicomtesse lui tendit la main.
—Pardonnez-moi mes injustes reproches, mon bon Gontran, dit-elle. Maintenant je suis de votre avis. Oui, il y a quelque chose.
—Et quelque chose qui doit être pour notre ami André un obstacle de plus.
—Oh!... demanda le jeune peintre, pourquoi cela?
—Je ne sais rien. Ce n'est qu'un pressentiment, je n'ai pas de preuves, et pourtant je ne doute pas. Or, notez bien ceci, ajouta-t-il d'un ton menaçant, j'ai pu, sur les prières d'une jeune fille sublime, me retirer devant vous... je ne veux pas avoir ouvert le champ aux prétentions d'un autre. Mlle de Mussidan ne pouvant être ma femme... il faut qu'elle soit la vôtre.
—Oui, murmura la vicomtesse; mais comment deviner ce qui s'est passé?
—Nous le découvrirons, ma chère Clotilde... si vous êtes pour nous, si vous consentez à nous aider.
Il n'est pas de femme, jeune ou vieille, que n'enchante la perspective d'avoir à s'occuper d'un mariage.
Mme de Bois-d'Ardon fut ravie à la seule idée d'avoir à servir une passion si noble et si pure, et dont les commencements étaient si romanesques.
Loin de la décourager, les obstacles qu'elle découvrait irritaient sa vaillance. Ne lui fourniraient-ils pas l'occasion de prouver une fois de plus la supériorité de la pénétration et de la diplomatie féminines? Il lui faudrait lutter, se cacher, négocier, s'entourer de précautions et de mystères... Quelle joie!
—Je suis absolument à votre disposition, mon cher Gontran, dit-elle. Avez-vous un projet?
Non, M. de Breulh n'avait pas de projet, mais il cherchait.
—Avec Mlle de Mussidan, commença-t-il, on aurait tort de ne pas agir franchement. Adressons-nous à elle directement. Notre ami André va lui écrire pour lui demander une explication, et si demain elle va mieux, comme il faut l'espérer, vous lui remettrez la lettre.
La proposition était... vive, la commission étrange; mais c'est, certes, ce dont se préoccupa le moins la vicomtesse.
—Mauvais moyen! fit-elle d'un petit air capable qui lui seyait à merveille, très mauvais moyen!
—Vous croyez?
—J'en suis sûre. Au surplus, M. André nous écoute; qu'il juge.
André écoutait en effet. Il avait pu paraître brisé par la violence de ses sensations, mais il n'était pas de ceux qui abdiquent leur libre arbitre, et qui, aux moments décisifs, s'abandonnent aux inspirations d'autrui.
Interpellé par Mme de Bois-d'Ardon, il s'avança.
—Je pense, répondit-il, que madame a raison. Apprendre brusquement à Mlle de Mussidan que nous avons disposé d'un secret qui est le sien plus que le nôtre, serait une imprudence.
La vicomtesse approuva du geste.
—Il est un expédient plus simple et plus sûr, continua le peintre. Si demain matin, madame la vicomtesse veut bien prier Modeste de se trouver au coin du
la rue et de l'avenue de Matignon, elle m'y trouvera, j'y serai, et j'aurai par elle les renseignements les plus précis.
—A la bonne heure!... déclara Mme de Bois-d'Ardon, voilà qui est sage!... Demain, monsieur André, de bon matin, je serai chez Octave et vos intentions seront fidèlement remplies...
Elle s'arrêta court et laissa échapper un petit cri de jolie femme effrayée. Son regard venait de tomber sur la pendule qui marquait minuit moins vingt minutes.
—Ah!... Seigneur!... s'écria-t-elle, en se dressant brusquement, et moi qui vais à l'ambassade d'Autriche et qui ne suis pas habillée!...
Aussitôt, d'un geste coquet, elle ramena son grand cachemire sur ses épaules et s'élança dehors en criant:
—A demain, Gontran, je m'arrêterai chez vous en allant au Bois.
Ce fut si prestement fait, que M. de Breulh n'eut le temps ni de sonner pour qu'on l'éclairât, ni de la reconduire. Il sortit, elle était déjà loin.
Plus tranquille désormais, André et M. de Breulh restèrent longtemps encore à causer au coin du feu, expansifs comme des gens qui, ayant souffert ensemble, poursuivent un but commun.
Au matin, ils ne se connaissaient pas. Lorsqu'ils se séparèrent, ils étaient comme deux vieux amis dont l'affection, basée sur une estime inébranlable, ne compte plus les services reçus ou rendus.
M. de Breulh avait offert à André de le faire conduire en voiture, mais le jeune peintre refusa, demandant seulement une coiffure et un paletot, qu'il passa sur sa blouse blanche.
—Demain, murmura-t-il en se retirant, demain Modeste me donnera des détails... Pourvu toutefois que cette femme si excellente et si légère ne m'oublie pas.
Mais Mme de Bois-d'Ardon—ainsi qu'elle se plaît à l'affirmer—sait être sérieuse à l'occasion. En rentrant du bal, elle ne se coucha pas, afin d'être avant dix heures chez M. de Mussidan.
Aussi, lorsqu'à midi André arriva au rendez-vous, il aperçut Modeste qui déjà l'attendait.
La brave fille avait une mine de déterrée. Ses joues blêmes, ses yeux rougis disaient qu'elle avait ressenti le contre-coup de toutes les douleurs de son adorée maîtresse.
Sabine n'avait pas repris connaissance. Le médecin de la maison ne paraissait pas inquiet, mais il demandait une consultation.
Voilà ce que tout d'abord Modeste apprit à André. Mais à ses pressantes questions, elle ne put rien répondre; elle avait bien réellement dit à la vicomtesse tout ce qu'elle savait.
Cependant la conversation entre eux fut longue, et en se quittant ils convinrent de se rencontrer matin et soir à la même place.
Pendant deux jours encore, la situation de Sabine resta la même. André menait une existence affreuse. Il passait sa vie à courir de chez lui rue de Matignon, et de là chez M. de Breulh, où il rencontrait souvent Mme de Bois-d'Ardon.
Enfin le troisième jour, au matin, il trouva Modeste plus désolée.
La catalepsie avait cessé, mais maintenait Sabine se débattait contre les convulsions d'une fièvre nerveuse.
La fidèle femme de chambre et André étaient si bien isolés par leur douleur, qu'ils ne virent pas passer près d'eux un des domestiques de l'hôtel de Mussidan, le beau Florestan, qui allait jeter à la poste une lettre à l'adresse de B. Mascarot.
—Écoutez, Modeste, interrompit André d'une voix à peine distincte; elle est en danger, en grand danger, n'est-ce pas?
—Le médecin a dit qu'une crise pareille ne peut se prolonger. Avant la fin de la journée, on saura: Revenez à cinq heures.
André s'éloigna de ce pas rapide, particulier aux infortunés qui ont perdu la raison. Il délirait quand il arriva chez M. de Breulh. L'idée que Sabine se mourait peut-être, et qu'il ne pouvait recueillir le dernier soupir de cette âme qui avait été toute à lui, le transportait jusqu'à la fureur.
Il perdait si bien la tête, que le moment venu d'aller chercher des nouvelles qui semblaient devoir être fatales, M. de Breulh insista pour l'accompagner.
Comme ils quittaient la contre-allée de l'avenue, ils virent une femme, Modeste, qui accourait vers eux.
—Elle dort, cria-t-elle, le médecin dit qu'elle est sauvée.
André chancelait, et M. de Breulh fut obligé de le soutenir jusqu'à un banc, sur lequel il tomba mourant...
Ils ne se doutaient pas qu'ils étaient observés.
A vingt pas du banc, deux hommes, B. Mascarot et le beau Florestan, épiaient tous leurs mouvements.
Tiré de sa trompeuse sécurité par le billet trop laconique de Florestan, l'honorable placeur, en sortant de chez lui, s'était emparé sans façon du coupé du docteur Hortebize.
Le cheval, un trotteur de premier ordre, n'avait pas mis un quart d'heure à franchir la distance assez considérable qui sépare la rue Montorgueil du faubourg Saint-Honoré.
Cependant l'anxiété de B. Mascarot était si pressante, que dix fois le long de la route, et bien que la voiture brûlât le pavé, il se pencha hors de la portière, pour crier au cocher:
—Nous ne marchons pas.
C'est devant l'établissement du père Canon, ce protecteur éclairé du cor de chasse, que le placeur se fit arrêter.
Fait surprenant! C'était l'heure de l'absinthe, et cependant Florestan n'était pas chez le marchand de vin.
—Il va venir, répondit-on.
Mais B. Mascarot, incapable de supporter une plus longue incertitude, l'envoya chercher à l'hôtel de Mussidan, et il accourut.
Lorsque le beau domestique l'eut informé de la crise heureuse qui était survenue, et qui, très probablement, assurait le salut de Sabine, alors seulement le placeur respira.
Depuis un moment il se demandait si le patient et fragile édifice de vingt années d'intrigues n'était pas brisé en mille pièces.
Par exemple, il fronça le sourcil lorsque Florestan le mit au fait des entrevues quotidiennes de Modeste et de ce jeune homme, qu'il appelait l'amoureux de Mademoiselle.
—Ah! murmura-t-il, que ne puis-je assister, fût-ce de loin, à ces rendez-vous!
—Mais il me semble que rien n'est plus facile, répondit Florestan.
Et tirant de son gousset une ravissante petite montre d'or qui devait être un présent de l'amour, il ajouta:
—C'est à cette heure-ci, à peu près, que nos gens se retrouvent, toujours au même endroit, par conséquent, papa, si le cœur vous en dit...
—Oui, sortons.
Ils sortirent aussitôt, et craignant d'être aperçus ensemble, pour plus de sûreté, c'est par la rue du Cirque qu'ils gagnèrent les Champs-Élysées.
Pour eux, l'endroit était favorable. Non loin du trottoir de l'avenue de Matignon, du côté du Cirque de l'Impératrice, s'élevait une demi-douzaine de ces petites boutiques en planches, où, l'été, de vieilles femmes vendent des jouets et des gâteaux poussiéreux.
—Nous serons divinement derrière une de ces barraques, proposa Florestan.
La nuit tombait. Déjà des allumeurs de réverbères avec leur petite lanterne au bout d'une longue perche passaient en courant pour aller commencer leur besogne en haut de l'avenue. Cependant, on distinguait encore très nettement les objets et les personnes.
Il y avait environ cinq minutes que l'honorable placeur était à l'affût, lorsque son digne compagnon le poussa vivement du coude:
—Attention!... disait-il, voici Modeste... pourvu qu'elle ne s'avise pas de venir de notre côté!... Non... elle prend sa course... Tiens!... l'amoureux est avec un de ses amis, ce soir. Allons, bon, on dirait qu'il se trouve mal!... Heureusement l'autre le soutient. Voyez-vous, papa?...
B. Mascarot ne voyait que trop. Cette scène, qui trahissait la plus ardente passion, lui causait un vif déplaisir.
S'attaquer au bonheur d'un homme qui aime véritablement et se sait aimé est toujours périlleux.
—Ainsi, demanda le placeur, c'est bien ce grand brun qui se pâme comme une carpe sur ce banc qui est l'adorateur de la demoiselle?...
—Vous l'avez dit.
—Décidément, murmura B. Mascarot, il faut savoir au juste qui est ce gaillard-là!
Florestan prit son air le plus diplomatique, et ricana d'un petit ton friand:
—Eh! eh!...
—Tu le connais? interrogea vivement le placeur.
—Allons, papa Mascarot, répondit le beau domestique, ne vous emportez pas, on va tout vous dire sans vous faire languir. Vous êtes un bon enfant, vous!... Donc, avant-hier, je fumais ma pipe devant la grille de l'hôtel, quand je vois passer notre jeune coq. Dame! il avait la crête basse! Mais je comprends ça. Si ma connaissance tombait malade, je serais tout chose...
Bref, n'ayant rien à faire, je me dis: «Toi, je saurai qui tu es.» Et là-dessus, je me mets à le suivre, les mains dans mes poches. Il marche, il marche... moi aussi, naturellement. Enfin, il entre dans une maison. Bon! J'entre derrière lui une minute après. Je vais droit à la portière, et lui montrant ma blague que j'avais tirée de ma poche, je lui dis: «Voici ce que vient de perdre le jeune homme qui monte, le connaissez-vous?»—Certainement, répond-elle, c'est l'artiste du quatrième, M. André!...
—Mais cela se passait rue de La Tour-d'Auvergne, nº..., interrompit B. Mascarot.
—Juste!... répondit le beau domestique abasourdi. Ah!... vous me faites poser, vous êtes mieux informé que moi.
Non, l'honorable placeur ne faisait pas poser Florestan.
Lui-même, il était confondu de l'étrange insistance du hasard à pousser ce jeune homme à travers ses combinaisons.
Le lendemain du jour où la cuisinière de Rose—devenue de par le jeune Gaston de Gandelu la vicomtesse Zora—lui avait parlé d'un artiste connaissant le passé de Rose et de Paul Violaine, et pouvant le raconter, il s'était mis sur ses gardes.
Tantaine était allé aux informations et était arrivé jusqu'à Mme Poileveu, c'est-à-dire jusqu'à André.
Aujourd'hui, cet amoureux de Mlle de Mussidan, si gênant pour le présent, et qui pouvait devenir si menaçant, se trouvait être ce même André.
—Au moins, demanda B. Mascarot au beau domestique, as-tu redemandé ta blague à la concierge?
—Ma foi, non. J'avais dit que je venais de la trouver, je la lui ai laissée. Je m'en moque; je n'y tenais pas.
—Imprudent! s'écria le placeur, fou!...
—Moi!... pourquoi?
B. Mascarot hésita une minute et finit par répondre:
—Pour rien!...
La vérité, il ne pouvait la dire à Florestan.
La vérité est qu'il était aussi mécontent que possible en songeant que cette preuve d'investigations qu'il n'avait pas ordonnées resterait entre les mains de la Poileveu.
Il faut si peu de choses pour mettre un homme habile sur la voie de l'intrigue la plus compliquée!
N'a-t-il pas suffi à Canler d'un chiffon de papier qui avait enveloppé une chandelle pour remonter jusqu'à la bande de la rue Saint-Denis?
C'est une pincée de cendre de cigare trouvée sur le marbre d'une cheminée qui a livré Corvinsi à M. Lecoq.
—Voilà, murmura-t-il, si bas que Florestan ne put l'entendre, de ces inepties qui ne se réparent pas...
Mais il s'arrêta pour concentrer sur André toute son attention. Le jeune peintre était revenu à lui, il s'était redressé et il causait avec une animation singulière. Il devait dire des choses très fortes, car Modeste en paraissait effrayée et levait les bras au ciel.
—Ah çà! maintenant, reprit B. Mascarot, qui est l'autre, qui a un peu l'air d'un Anglais?
—Quoi! vous ne connaissez pas M. de Breulh-Faverlay.
—De Breulh!... Celui qui...
—Celui qui devait épouser Mademoiselle... précisément.
L'honorable placeur était de ces redoutables aventuriers que rien déconcerte ni n'étonne, toujours prêts à tout, qu'un coup de poignard dans le dos fait à peine retourner; cependant, il ne fut pas maître d'un mouvement de terreur, et laissa échapper un effroyable juron.
—Tonnerre du ciel!... s'écria-t-il, Breulh et André sont donc amis?...
—Ah!... pour ça, vous n'en savez rien ni moi non plus, papa, vous êtes trop curieux!
Il fallait que B. Mascarot fût hors de son sang-froid pour demander cela. Tout dans l'attitude de ces deux hommes décelait une grande intimité.
Modeste venait de les quitter, et ils s'éloignaient dans la direction de l'avenue de l'Impératrice, se tenant familièrement par le bras.
—Je vois, reprit le placeur, que M. de Breulh se console d'avoir été congédié.
—Congédié!... lui!... Je ne vous ai donc pas dit?... Mais, au fait, non. Eh bien! c'est M. de Breulh qui a écrit pour retirer sa demande.
—Cette fois, B. Mascarot eut la force de garder le secret du coup terrible qui lui était porté. C'est même d'un air riant, qu'après quelques questions encore il se sépara de Florestan.
Mais il était affreusement bouleversé. Après avoir cru sa partie gagnée, il la voyait, non perdue, mais compromise.
—Quoi!... grondait-il, les poings crispés par la colère, lorsque je touche au but, la sotte passion d'un enfant m'arrêterait!... Non, cela ne sera pas!... Il faut que j'arrive. Je le trouve en travers de mon chemin... Tant pis pour lui!
XXI
Il y a longtemps que le digne docteur Hortebize a renoncé à discuter les volontés de B. Mascarot.
Baptistin ordonne, il obéit.—Cela lui donne bien moins de peine.
L'honorable placeur lui avait recommandé de ne pas perdre Paul de vue; il ne l'avait pas abandonné une minute.
Successivement, il l'avait conduit chez M. Martin-Rigal, où ils avaient dîné, bien que le banquier fût absent, puis à son cercle, puis chez lui, où il avait fini par lui faire accepter un lit.
Ayant veillé fort avant dans la nuit, M. Hortebize et son disciple s'étaient levés tard.
Cependant, vers onze heures, ils avaient terminé leur toilette et s'apprêtaient à faire honneur à un excellent déjeuner, quand le domestique annonça M. Tantaine.
Sur ses talons, le bonhomme parut dans la salle à manger, l'échine ployée en arc, toujours souriant et débonnaire.
A la vue de ce protecteur fatal, Paul sentit tout son sang bouillonner dans ses veines.
Brusquement il se dressa rouge comme le feu, l'œil flamboyant de colère, si menaçant qu'on eût dit qu'il allait se jeter sur le vieux clerc d'huissier.
—Enfin, je vous retrouve, monsieur!... s'écria-t-il, nous avons un compte à régler!...
Le bon père Tantaine semblait tomber des nues.
—Un compte!... demanda-t-il.
—Oui, monsieur, oui!... Nierez-vous que c'est grâce à vos manœuvres perfides que j'ai été accusé de vol par Mme Loupias?
—Et après?
—N'est-ce pas vous qui êtes venu à moi?
L'ancien clerc d'huissier haussa les épaules.
—Je supposais, répondit-il d'un ton de miel, que M. Baptistin vous avait tout expliqué; je croyais que vous vouliez épouser Mlle Flavie... On m'avait dit que vous étiez un jeune homme rempli d'intelligence et de pénétration!...
Le docteur ne se gênait pas pour rire. Paul comprit qu'en effet, sa tardive indignation était bien ridicule, il baissa la tête et se rassit, humilié et confus.
—Si je vous dérange, monsieur le docteur, reprit le père Tantaine, c'est que je vous suis dépêché par le patron.
—Il y a du nouveau?
—Oui et non. D'abord Mlle de Mussidan est hors de danger. Son état hier soir était plus rassurant; ce matin, elle va tout à fait mieux. M. de Croisenois peut poser sa candidature. Il a bien surgi un obstacle de ce côté, mais on le supprimera.
Le docteur avala une gorgée de son excellent bordeaux, fit claquer ses lèvres, et dit:
—En ce cas... au mariage de ce cher marquis et de Mlle Sabine.
—Amen, répondit le doux Tantaine. Autre chose: M. Paul est prié de ne pas quitter M. Hortebize. Il enverra prendre ses effets à l'hôtel où il loge et s'installera ici...
Le docteur eut une grimace si significative, que Tantaine s'empressa d'ajouter:
—Oh!... provisoirement. J'ai mission de louer et de meubler pour monsieur un petit appartement. Il ne peut rester en garni, c'est trop compromettant.
Paul ne dissimula pas la satisfaction que lui causait ce nouvel arrangement. Être dans ses meubles est le commencement de la fortune.
Le professeur saisit la cravache posée sur la
chaise...
—Eh bien! mon brave Tantaine, s'écria gaîment le docteur, maintenant que vos commissions sont faites, asseyez-vous et déjeunez...
Mais le vieux clerc secoua négativement la tête.
—Bien des merci de l'honneur! dit-il, mais j'ai déjeuné. D'ailleurs, pas une seconde à perdre. L'affaire du duc de Champdoce presse terriblement, et il faut, avant d'ouvrir le feu, que je vois ce gredin de Perpignan. Je vais chez lui de ce pas.
A un signe qu'il fit, et que Paul n'aperçut pas, Hortebize se leva et accompagna le bonhomme jusque dans l'antichambre. Arrivés là:
—Ne lâche toujours pas le petit, fit à demi-voix le père Tantaine, je t'en débarrasserai demain... Et, tu sais, chauffe-le, prépare-le...
—Fie-toi à moi, répondit le docteur.
Et revenant se mettre à table, il cria:
—Mes hommages à ce cher Perpignan!...
Ce cher Perpignan, qui avait préoccupé B. Mascarot, et chez lequel se rendait le père Tantaine, est fort connu à Paris. D'aucuns disent: trop connu.
De par son extrait de naissance, il s'appelle Isidore Crocheteau, mais il a adopté et conservé le nom de sa ville natale.
Vers 1845, Perpignan, qui, à cette heure frise la cinquantaine, eut des malheurs.
Chef des cuisines d'un restaurant à 32 sous, du Palais-Royal, il fut pris en flagrant délit de tripotages avec des fournisseurs, traduit en police correctionnelle et condamné à trois ans.
Mais à quelque chose malheur est bon.
C'est pendant ces trois années de prison qu'il conçut le plan de sa grande affaire qui devait, pensait-il, l'enrichir sans dangers.
Huit jours après sa libération, il faisait imprimer et lançait son prospectus, dont voici l'exacte copie:
I.-C. PERPIGNAN
—
Informations et Recherches
Surveillances privées
—
DISCRÉTION
—
«MONSIEUR,
«Il n'est personne qui, en sa vie, n'ait ressenti le besoin d'un agent habile et discret à qui confier certaines investigations, délicates de leur nature et mystérieuses.
«Les créanciers dont les débiteurs se cachent, les pères que préoccupe la conduite d'un fils prodigue, les familles désireuses de connaître les habitudes d'un de leurs membres, tous ceux, en un mot, qui voudraient faire exercer des investigations morales ou des recherches judiciaires, peuvent s'adresser en toute sécurité à M. Perpignan, dont l'habileté comme observateur est reconnue, et dont l'honorabilité est au-dessus du soupçon.
«On traite à forfait.»
Par cette circulaire impudente, Perpignan annonçait la création d'une de ces honteuses boutiques de police privée, qui n'ont jamais servi que les passions malpropres.
Il lui fallait une spécialité, il en eut une. Il fut la providence des maris jaloux.
L'idée de l'ancien cuisinier lui réussit si merveilleusement qu'après un an d'exercice il employait jusqu'à huit de ces odieux espions que, rue de Jérusalem, on nomme des fileurs.
Il est vrai qu'abusant du succès, il jouait un double jeu.
N'ayant même pas la probité de l'infamie, il flouait indignement ses pratiques, et sans scrupule vendait deux fois sa marchandise.
Régulièrement, quand il était chargé de suivre, de «filer» une femme soupçonnée, il allait trouver cette femme et lui tenait ce langage:
—On me promet tant si je découvre et si je dis la vérité; que m'offrez-vous pour ne livrer que des renseignements que vous me dicterez?
C'est sur ce terrain de l'espionnage qu'à deux ou trois reprises les «hommes» de Perpignan s'étaient heurtés aux agents du placeur.
S'il n'y eut pas conflit, c'est qu'ils se firent peur mutuellement, et que par un accord tacite ils évitèrent d'exploiter les mêmes parages de cette grande forêt de Bondy qui s'appelle Paris.
Mais tandis que l'ex-chef mal servi par d'horribles drôles n'avait jamais réussi à pénétrer le mystère de l'agence de placement, B. Mascarot, admirablement secondé par ses volontaires, n'ignorait rien des affaires du directeur du bureau des renseignements.
B. Mascarot, par exemple, avait tout de suite vu que les revenus de l'espionnage privé ne pouvaient suffire aux dépenses de Perpignan.
Car Perpignan mène grandement et largement la vie. Si son établissement n'est guère dispendieux, il paye en ville le loyer d'un ménage qui doit lui revenir furieusement cher, et il a une voiture au mois.
Il prétend de plus avoir des «goûts d'artiste». Ces goûts, pour lui, consistent à porter des gilets mirifiques et à se couvrir de bijouterie. Il avoue son faible pour la bonne chère, ne saurait dîner sans vins fins, et fait volontiers un doigt de cour à la dame de pique.
Enfin, il aime à se produire, s'exhiber, s'étaler. On le rencontre aux courses et au bois: il fréquente les grands restaurants et recherche les premières représentations.
Où prend-il de l'argent? s'était dit B. Mascarot.
Et le digne placeur avait cherché et il avait trouvé.
—C'est par là que nous le tenons, pensait le bon Tantaine, et c'est en vérité fort heureux pour nous. Perpignan est un dangereux coquin, sans foi ni loi, trop taré pour rien craindre, mais les perspectives d'un voyage de santé à Cayenne le tiendront toujours en respect. Au pis aller, si Catenac a eu la langue trop longue, on lui découpera une petite part dans le gâteau.
Le vieux clerc était arrivé à la porte de l'ancien cuisinier, porte historiée de toutes sortes de plaques, il sonna.
Une grosse femme à l'air affreusement commun, vint lui ouvrir.
—M. Perpignan? demanda le bon Tantaine.
—Il est sorti.
—A quelle heure reviendra-t-il?
—Je ne sais s'il rentrera avant ce soir.
—Je connais ça. Cependant, comme il faut que je lui parle aujourd'hui même, je vous serai obligé de me dire où je puis le rencontrer.
—Il ne m'a pas dit où il allait. Mais, si monsieur vient pour des renseignements...
Le bonhomme eut un de ces sourires qui donnait à sa face rougeaude l'expression du plus pur idiotisme.
—Ne serait-il pas à la fabrique? demanda-t-il.
La grosse femme prévoyait si peu cette question, qu'elle tressaillit et recula.
—Comment! balbutia-t-elle, vous savez?...
—Parbleu!... Ainsi, ne vous gênez pas avec moi. Est-il là-bas?
—Je le crois.
—Merci. Je l'y rejoins.
Et saluant assez peu poliment, contre son habitude, l'affreuse mégère, le bon Tantaine tourna les talons.
—Voilà, grondait-il, un désagréable contre-temps, une course d'une lieue!... merci!... D'un autre côté, cependant, pris à l'improviste au milieu de ses honnêtes occupations, le gaillard, n'étant pas sur ses gardes, sera plus bavard et plus coulant. Marchons donc.
Il ne marchait pas, il courait avec une agilité qu'on n'eût jamais attendue de ses maigres jambes.
C'est avec une vitesse double de celle d'un fiacre à l'heure, qu'après avoir suivi la rue de Tournon et traversé diagonalement le Luxembourg, il se lança dans la rue Gay-Lussac.
Toujours du même train, il suivi la rue des Feuillantines, remonta l'espace de cent pas, la rue Mouffetard, et enfin s'élança dans les ruelles qui s'enlacent et se croisent entre la manufacture des Gobelins et l'hôpital de Lourcine.
C'est là un quartier étrange, inconnu, à peine soupçonné de la part des Parisiens.
On se croirait à mille lieues du boulevard Montmartre, quand on loge ces rue—il faudrait dire ces chemins—inaccessibles aux voitures, où s'élèvent de loin en loin des masures inhabitables et pourtant habitées, bordées presque partout de murs qui tombent en ruines.
Des hauteurs de la ruelle des Gobelins, le spectacle est saisissant.
A ses pieds, on a une vallée au fond du laquelle coule, ou plutôt reste stagnante, la Bièvre, noire et boueuse. De tous côtés, des usines, des tanneries aux toits rouges avec leur énormes amas de tan, des séchoirs à mottes ou des étendoirs de teinturiers, puis, de-ci et de-là, au milieu de bouquets d'arbres, des taudis, des bouges, parfois une haute maison d'aspect désolé.
A gauche on a les bâtisses de la populeuse et travailleuse rue Mouffetard. A droite, l'œil suit les ombrages des boulevards extérieurs.
En face, de l'autre côté de la place d'Italie, un rideau de peupliers qui indique le cours de la Bièvre ferme l'horizon.
Si on se retourne, on domine Paris...
Involontairement le père Tantaine s'arrêta et regarda.
Une pensée s'agita en son cerveau qui amena sur ses lèvres un sourire amer.
Mais la seconde d'après il haussa les épaules et continua sa route.
Il semblait un habitant du quartier, tant il allait sûrement par ces chemins capricieusement tracés.
Il se risqua dans ce casse-cou qui s'appelle la ruelle des Reculettes, tourna la rue Croulebarbe et enfin arrivé rue Champ-de-l'Alouette, il eut un soupir de satisfaction en murmurant:
—C'est ici.
Il était devant une maison à trois étages, très vaste, précédée d'une cour qu'entourait une clôture de planches à demi-pourries.
La maison était isolée, l'endroit sinistre. On devait se demander si ce logis n'était pas abandonné et si le feu n'y avait pas passé, dévorant jusqu'aux châssis des fenêtres.
Le vieux clerc, après une minute de délibération, traversa la cour où broutait une chèvre attachée à un piquet, et entra bravement dans la maison.
L'intérieur répondait au dehors.
Deux pièces seulement composaient le rez-de-chaussée.
Dans l'une on avait étendu de la paille à terre, en assez grande quantité, et sur cette paille se trouvaient des lambeaux d'étoffes grossières et des débris de couvertures.
L'autre pièce était transformée en cuisine, et on y avait dressé une table, c'est-à-dire qu'on avait ajusté de longues planches sur deux tréteaux.
Devant la cheminée de cette cuisine, une affreuse mégère au teint enflammé par l'alcool, à l'œil pétillant de méchanceté, coiffée d'un madras, repoussante, malpropre, surveillait, armée d'une spatule de bois, l'ébullition d'un immense chaudron où cuisaient des choses indescriptibles.
Dans un renfoncement, près de la cheminée, sur une espèce de lit de fer, maigrement garni d'un matelas varech, geignait et grelottait un petit garçon d'une dizaine d'années.
Sa figure, sur l'étoffe déchirée et ignoblement sale de l'oreiller, ressortait plus blanche que la cire: ses petites mains étaient effrayantes de maigreur, et la fièvre donnait à ses grands yeux noirs un éclat de mauvais augure.
Par moments, la souffrance lui arrachait un gémissement plus fort que les autres, mais aussitôt la vieille femme se retournait et le menaçait de sa spatule.—Te tairas-tu, méchant «môme?» disait-elle.
—Ah! j'ai mal, geignait le malheureux avec un accent italien des plus prononcés, j'ai bien mal!...
—Il fallait travailler, mauvais fainéant, reprit la vieille. Si tu avais rapporté de bonnes journées, on ne t'aurait pas battu; si on ne t'avait pas battu, tu ne serais pas là!...
—Ah!... J'ai mal, j'ai froid, je voudrais retourner au pays, revoir maman!...
Si émoussée que puisse et doive être la sensibilité d'un vieux clerc d'huissier habitué à procéder au milieu des plus déchirantes explosions de la misère et de la ruine, la scène était si affligeante, que le bon Tantaine en fut remué.
A plusieurs reprises, et en y mettant l'insistance de l'affectation, il toussa pour annoncer sa présence.
La mégère, à la fin, se retourna avec un grognement de dogue qui redoute de se voir arracher un os.
—Que voulez-vous? demanda-t-elle d'une voix dont des torrents de mêlé-cassis avaient brisé les cordes.
—Le bourgeois?
—Pas arrivé.
—Viendra-t-il?
—Ah! voilà!... ça dépend. C'est bien son jour, mais il n'est pas exact. Au surplus adressez-vous à M. Poluche.
—Qui ça, Poluche?
L'horrible vieille eut une grimace de dédain. Il lui parut prodigieux que celui dont elle parlait ne fût pas plus connu que cela.
—C'est le professeur, répondit-elle.
—Ou est-il?
—Eh!... là-haut, vieux serin!... dans le conservatoire.
Et, se retournant vivement, car le chaudron débordait, à cause du bouillon trop fort, elle ajouta:
—Voilà assez de questions comme ça, n'est-ce pas? On n'est pas de la police, pour vous répondre. Faites-moi le plaisir de me montrer vos talons.
Ce brusque congé ne sembla nullement offenser le vieux clerc d'huissier.
Avant de monter, il examinait l'escalier dont la rampe avait été arrachée et dont un assez bon nombre de marches manquaient.
Il était si roide et si délabré, il paraissait si bien sur le point de s'effondrer, qu'un acrobate, avant de s'y hasarder, eût demandé à réfléchir.
Mais le père Tantaine est brave. Il se risqua, non sans précautions, par exemple, non sans avoir bien soin de se tenir le plus près possible du mur.
A mesure qu'il montait, des sons bizarres, qui l'avaient frappé dès la cour, arrivaient plus distincts à son oreille, non formidables et ronflants comme ceux de la cave à musique du père Canon, mais stridents, perçants, grinçants, lamentables.
On eût dit un concert de scies qu'on aiguise à la lime, accompagné de piaulements de chats.
Par instant, l'abominable cacophonie cessait brusquement.
On entendait alors les éclats d'une voix grave qui jurait, puis un bruit sec, puis des hurlements de douleur.
Ce pitoyable charivari pouvait affecter l'ouïe du père Tantaine, mais il ne le surprenait pas.
Arrivé au premier étage, il se trouva en face d'une porte disloquée qui pendait de travers à une seule charnière placée tout en haut.
Il tira sur cette porte. Elle ouvrait sur ce que la mégère de la cuisine appelait le conservatoire.
C'était une salle immense, formée de la réunion de toutes les pièces qui autrefois divisaient l'étage.
Les cloisons avaient été brutalement abattues par des mains inhabiles, et on en reconnaissait les vestiges tant au plafond qu'au ras de terre.
Cinq fenêtres qui n'auraient pu à elles toutes fournir trois vitres intactes, éclairaient le conservatoire.
Était-il carrelé ou planchéié? on ne pouvait le deviner, tant étaient épaisses les couches successives de boue, d'ordures et de poussière tassées, foulées, piétinées sur le sol primitif.
Les murs, blanchis à la chaux, effrayaient, tant ils étaient maculés de taches ignobles, couverts d'inscriptions, d'essais informes et de dessins obscènes.
A l'odeur âcre des tanneries voisines se mêlaient des émanation singulières, et le tout composait une puanteur infâme qui remuait l'estomac jusqu'à la nausée.
En fait de meubles... rien: une chaise boiteuse, et sur cette chaise, en travers, une forte cravache de manège.
Certes, depuis qu'il glisse à travers tous les bas-fonds de Paris, comme une anguille dans sa bourbe, le père Tantaine a beaucoup vu et beaucoup retenu.
Cependant, il s'arrêta sur le seuil du conservatoire, muet, immobile, presque heureux de n'être pas aperçu, pour un moment, tant ce qu'il apercevait le stupéfiait.
Tout autour de la pièce, adossés au mur, étaient rangés une vingtaine d'enfants de sept à douze ans, affreusement déguenillés, repoussants d'incurie et de malpropreté.
Les haillons qui les couvraient n'avaient pas été ajustés à leur taille. Ils grelottaient dans des paletots dont les pans tombaient jusqu'à terre ou dans des pantalons dont la ceinture leur montait jusqu'au cou. De linge point.
Les uns étaient armés d'un violon, les autres s'accrochaient à une harpe plus haute qu'eux. Le long du manche de tous les violons, Tantaine remarqua des raies à la craie.
Au milieu de la pièce se tenait debout un homme d'une trentaine d'années, long et mince comme un cierge, remarquablement laid, avec son visage glabre, son nez épaté et ses cheveux noirs et gras tombant sur ses épaules.
Sa redingote d'une couleur perdue, vert olive, pendait le long de son maigre torse et de ses jambes dégingandées misérablement, comme une voile après un mât quand il n'y a pas de vent.
Tout comme les enfants, il était armé d'un violon qu'il ne tenait pas sous le menton, mais qu'il s'appuyait au pli de la cuisse.
Évidemment celui-là était Poluche, le professeur,—il donnait sa leçon.
—Attention!... criait-il, chacun va répéter à son tour. A toi, Ascanio, le refrain du Château de la Marguerite... et en mesure.
Et il se mit à chanter et à jouer pendant que l'enfant désigné râclait désespérément son instrument et répétait d'une voix éraillée et avec le plus pur accent nasillard des campagnes piémontaises:
Ah! mon Dieu! mon Dieu! qu'il est beau, |
Le château de... |
—Scélérat!... interrompit Poluche, petit gredin!... Ne t'ai-je pas répété mille fois qu'au mot «château» il faut placer la main gauche sur le quatrième cran et tirer l'archet!... Recommençons.
L'enfant recommença:
Ah! mon Dieu!.., mon Dieu!... qu'il est...
Perpignan est un petit homme
apoplectique.
—Halte!... s'écria le professeur d'une voix terrible, halte!... Graine de filou!... Le fais-tu donc exprès?... Tu vas reprendre, et si tu ne répètes pas le
refrain entier, sans une seule hésitation, gare à toi. Allons... le doigt sur le premier cran, et en poussant:
Ah mon Dieu!...
Hélas! Ascanio s'était encore trompé. Il fallait pousser l'archet, il le tira.
Gravement le professeur saisit la cravache placée sur la chaise à sa portée, et froidement, sans apparence de colère, il en cingla à cinq ou six reprises les jambes du petit malheureux, qui se mit à pousser des hurlements lamentables.
—Cela t'apprendra, prononça Poluche, à faire attention une autre fois à ce que je dis. Quand tu auras fini de brailler, nous recommencerons. Et si ça va aussi mal, tu sais, pas de soupe ce soir. Te voilà prévenu. Allons, au lieu de braire comme une âne, ouvre les yeux et les oreilles, et regarde faire tes voisins. A toi, Giuseppe.
Quoique plus jeune de deux ou trois ans que Ascanio, Giuseppe était bien autrement fort sur le violon.
Il répéta sans se tromper le refrain entier:
Ah!... mon Dieu!... mon Dieu!... qu'il est beau! |
Le château de la Margueri... i... ite... |
—Pas mal, approuvait Poluche, qui, lui aussi, s'escrimait de l'archet, pas mal du tout!... Encore deux ou trois jours de bonne volonté, et tu sortiras. Hein!... tu seras content de sortir?
—Oh!... oui, monsieur!... répondit l'enfant d'un air ravi, je rapporterai, moi aussi, des petits sous.
Mais le consciencieux professeur ne gaspille pas en conversations vaines le temps précieux des leçons.
Il se retourna vers un autre de ses élèves en criant:
—A Fabio!... et en mesure!...
Fabio, un tout petit, petit garçon de sept ans au plus, à la mine futée, à l'œil noir et éveillé comme celui d'une souris, ne s'empressa pas d'obéir.
Il venait d'apercevoir le vieux clerc d'huissier debout sur le seuil du Conservatoire, et il le montrait au professeur.
—Moussiou!... oh!... un homme.
Vivement Poluche se retourna et se trouva presque sur le père Tantaine, qui, se voyant découvert, s'avançait.
La brusque apparition d'un spectre se dressant à ses pieds n'eût pas beaucoup plus effrayé le professeur. Il est comme cela des professions où on n'est jamais tranquille, où on redoute particulièrement les inconnus, les curieux, les indiscrets.
—Que demandez-vous? fit-il d'une voix altérée; qui êtes-vous? que voulez-vous?
La frayeur de Poluche enchanta le père Tantaine.
Elle était pour lui comme le gage du succès de sa démarche, en lui indiquant sur quel ton il devrait le prendre avec Perpignan lorsqu'il arriverait jusqu'à cet important personnage.
Aussi se plut-il à prolonger les perplexités de la situation, et durant une bonne minute il tint suspendu à son sourire guoguenard le pauvre professeur, qui, de plus en plus, perdait contenance.
A la fin, il eut pitié.
—Rassurez-vous, monsieur, dit-il, je suis un ami intime du bourgeois, et si j'ai pris la liberté de venir jusqu'ici, c'est que j'ai à l'entretenir d'affaires très pressantes, relatives à son commerce.
Poluche respira longuement et bruyamment, en homme allégé d'un pesant fardeau.
—Cela étant, monsieur, fit-il en offrant au bonhomme la chaise unique du Conservatoire, daignez donc vous asseoir, le patron ne saurait tarder à arriver.
Mais le père Tantaine refusa poliment, protestant qu'il serait désolé de gêner, affirmant qu'il attendrait fort bien debout, et qu'il se retirerait plutôt que de troubler une leçon qui lui avait paru bien intéressante.
—Oh!... reprit vivement le professeur, la leçon touchait à sa fin. Voici l'heure où la Butor donne la pâtée à mes coquins.
Et, se retournant vers ses élèves dont pas un n'avait osé broncher.
—Assez pour aujourd'hui, prononça-t-il, leste, sauvez-vous.
Les gamins ne se le firent pas répéter deux fois. Ils poseront leurs instruments à terre, et avec des cris d'écoliers entrant en récréation, non sans bousculades, ils se précipitèrent dans l'escalier, au risque de se rompre le cou.
Peut-être espéraient-ils que leur maître, préoccupé de son visiteur, oublierait certaines menaces faites pendant la leçon.
Vain espoir!... Le sévère mais juste Poluche est doué d'une mémoire impitoyable.
Gravement il se dirigea vers le palier, et se penchant au-dessus de la cage de l'escalier, il appela d'une voix formidable qui dominait le bruit:
—Holà!... mère Butor!...
L'atroce vieille de la cuisine l'entendit.
—Quoi, monsieur? demanda-t-elle d'en bas.
—Vous ne donnerez pas de pâtée à Morel, répondit le professeur, et Ravouillat n'aura qu'une demi-portion.
Ces ordres importants donnés, il reparut avec cet air satisfait que donne l'accomplissement d'un devoir.
—Voilà mes comptes réglés, expliqua-t-il au père Tantaine. Ce ne sont pas, remarquez-le, des étrangers que je punis. Nos Piémontais et nos Calabrais vont toujours passablement. Mais ne me parlez pas de ces Italiens des Batignolles ou de Montrouge que le bourgeois m'amène depuis quelque temps. Il y trouve de l'économie, assure-t-il; moi, je périrai à la peine. Ces petits scélérats sont pétris d'impudence et d'orgueil, corrompus au point de me faire rougir, moi qui vous parle; leur tête est plus dure que du fer, et enfin ils n'ont aucune vocation, ils ne sont pas organisés, quoi!...
Le vieux clerc d'huissier, sous ses lunettes, ouvrait des yeux énormes.
Pour lui, ce qu'il voyait et entendait était absolument neuf, et comme on apprend à tout âge et qu'il aime à s'instruire, il était tout attention.
—Vous faites un difficile métier, monsieur, prononça-t-il. Enseigner la musique à de si jeunes enfants doit être pénible.
Le professeur jeta au plafond un regard désespéré.
—Plût à Dieu! s'écria-t-il, que j'enseignasse l'art sublime! Les premiers principes, si arides, auraient des charmes pour mon cœur. Mais non!... le patron ne le veut pas, il me l'a déclaré. S'il découvrait ici grand comme la main de papier réglé, il me chasserait...
—Cependant, tout à l'heure.
—Je serinais, monsieur, répondit Poluche, humilié et navré, je serinais...
—Ah!
—C'est comme cela. Vous n'êtes pas, j'imagine, sans avoir entendu parler de ces vieilles femmes, propriétaires d'une serinette, qui, à raison de vingt centimes le cachet, vont à domicile donner des leçons aux serins? On les appelle des serineuses.
Non: le père Tantaine ne connaissait pas cette industrie, il le confessa en toute humilité.
—Eh bien!... reprit le professeur avec un sourire amer, cette profession est la mienne. Au lieu de seriner des oiseaux je serine des moutards. Ce n'est pas de mon côté qu'est l'avantage. Triste tâche, monsieur, pour un homme d'imagination. Il y a des jours où j'envie le sort des gens qui se sont voués à l'éducation des perroquets. Ah! quelle patience, quelle patience!
Sur ce mot, le doux clerc d'huissier ne put s'empêcher de montrer du bout du doigt l'énorme cravache déposée sur la chaise.
—Et ceci! demanda-t-il.
Poluche haussa les épaules.
—Je voudrais, cher monsieur, répondit-il, vous voir à ma place. Le bourgeois, n'est-ce pas, se procure un gamin et me l'amène, bien. L'enfant est désolé, ahuri, tant pis! Je dois, en quinze jours, trois semaines au plus, lui apprendre à râcler quelque chose. Il ne sait ni ce qu'est un violon, ni ce qu'est un archet, peu importe! Il faut que mécaniquement je lui mette dans les doigts les dix ou quinze positions qu'exige l'air le plus simple. Naturellement le coquin me résiste, alors, moi... j'insiste. Avez-vous jamais fait entrer un clou dans une planche de chêne sans un marteau? Non, n'est-ce pas? Eh bien!... ma cravache est le marteau avec lequel j'enfonce des airs dans la tête de mes élèves.
Et ne vous imaginez pas qu'ils ont peur des corrections. Ces petits misérables se blasent sur les coups comme les enfants gâtés sur les confitures. Après un mois d'exercice, il faut leur enlever la peau pour leur arracher, non un cri,—dès que je lève la main, ils hurlent,—mais une vraie larme.
Par bonheur, j'ai d'autres moyens. Je prends mes gredins par l'estomac. Je leur supprime, le quart, le tiers, la moitié de leur pâtée, la pâtée entière, au besoin. Rien de tel que le jeûne pour développer l'intelligence.
Pour les récalcitrants, j'ai mieux encore. Je les prive du sommeil. Voilà un traitement! Une séance de nuit avance plus un entêté que quatre leçons de jour.
Je tiens cette recette infaillible d'un écuyer du Cirque, lequel l'employait pour dresser un cheval à jouer de l'orgue de Barbarie...
Pendant ces longues explications, le bon Tantaine, à diverses reprises, avait senti courir le long de son échine comme un petit frisson taquin.
Certes, ses préjugés ne l'importunaient guère, mais ce système d'éducation musicale lui paraissait vraiment exagéré.
—Si seulement, reprit le professeur, je pouvais disposer de l'instrument de popularité que j'ai entre les mains!...
—J'avoue...
—Quoi!... Vous ne comprenez pas?... Eh! monsieur, j'ai quarante élèves qui, dès huit heures du matin, se répandent dans Paris et ne rentrent jamais avant minuit. Que demain je serine un morceau... dans huit jours il sera populaire. Tenez, depuis trois mois, je leur serine le Château de la Marguerite, dites-moi ce qu'en ce moment vous entendez partout gratter, râcler, pincer sur les instruments les plus variés? Toujours mon refrain de tout à l'heure: «Ah! mon Dieu!... mon Dieu!... qu'il est beau!...»
Le vieux clerc d'huissier s'expliquait maintenant la persistance étrange de certains airs qui, tout à coup, s'abattent sur tous les quartiers à la fois, et poursuivent le Parisien, où qu'il aille.
Poluche, lui, avait mis son violon sous son bras, et armé de son archet, il gesticulait.
—Ah!... si le patron voulait, continua-t-il, je donnerais aux Français le goût de la bonne musique. Mais non... il n'est pas artiste. N'a-t-il pas failli me jeter dehors pour avoir seriné à mes élèves un air d'un de mes opéras!....
Le temps passait, mais le père Tantaine ne s'ennuyait pas.
—Comment... de vos opéras? interrogea-t-il.
—Oui! répondit Poluche d'un tout autre ton qu'il avait eu jusqu'alors. Il n'est pas un théâtre qui n'ait dans ses cartons un opéra de moi. Un de mes amis, qui était poète, et qui est devenu fou à force de boire de l'absinthe, me composait des livrets sublimes! Oh!... ne riez pas. J'ai eu, tel que vous me voyez, un prix au Conservatoire. J'ai eu des illusions, je voulais être célèbre et être aimé!... Je buvais de l'eau claire et je travaillais la nuit!... Un jour pourtant je me suis lassé de danser devant le buffet de la gloire, et j'ai cherché des leçons... Hélas!... je suis si ridicule et si laid qu'on ne voulait pas de moi dans les pensionnats. Je mourais de faim quand j'ai rencontré le bourgeois. Il m'a tenté, j'ai succombé. J'ai cinq francs par jour de fixe et deux sous par élève. Je fais un métier ignoble, je me méprise, mais je mange!...
Il s'interrompit tout à coup et prêta l'oreille d'un air inquiet.
—Voici le bourgeois!... fit-il; j'ai reconnu son pas. Si vous voulez lui parler, descendons; il ne monte jamais, l'escalier lui fait peur.