—Ayez donc au moins, dit-il, le courage de votre infamie, de votre crime. Pauvre garçon!... vous m'avez cru aveugle, parce qu'il ne me plaisait pas de vous dire: Je vois! Il m'a bien fallu ouvrir les yeux à la fin...

—Cependant, papa...

—Ne niez pas... Ce matin, mon homme d'affaires, Me Catenac, est venu me rendre visite, et il a eu cet affreux courage, que les vrais amis ont seuls, de me dire la vérité. Je sais tout...

L'accent de M. Gandelu trahissait un tel excès d'horreur, on sentait si bien que pour lui, désormais, c'en était fait de tout bonheur ici-bas, que André demandait, non sans effroi, quelle révélation il allait entendre.

Ce devait être horrible, car l'assurance du jeune M. Gaston faiblissait, et sa verve si spirituelle et si brillante paraissait éteinte.

—C'est pour vous dire, monsieur André, reprit l'entrepreneur, que la semaine passée j'ai été pris d'une attaque de goutte comme on n'en a pas deux dans sa vie. Pendant trois jours on a cru, et je pensais bien moi-même, que j'avais gâché mon dernier sac. J'avais fait mon testament. Les bâtisses solides s'écroulent tout d'un coup, et je me sentais ébranlé des fondations au faîte. Durant ces longues heures de souffrances, mon fils ne m'a pour ainsi dire pas quitté. Et moi, pauvre niais de père, en le voyant à mon chevet, attentif et le visage triste, je me sentais pénétré d'une joie profonde.

«Il m'aime donc, me disais-je, je m'étais trompé. Sa tête est folle, mais il a bon cœur. Il me pleurerait si je mourais, il répandrait de vrais larmes.»

D'autres fois je pensais:

—«C'est tout de même bon d'être malade, on a son fils près de soi.»

Il saisit le jeune homme par la ceinture et le jeta sur le palier.
Il saisit le jeune homme par la ceinture et le jeta sur le palier.

Hélas! c'est lorsque je disais ou que je pensais cela que j'errais misérablement.

Ce n'était pas la vie que guettait l'infâme; il épiait la mort qui devait lui livrer ma fortune.

Si son visage était triste, c'est qu'il était poursuivi, traqué, harcelé par des créanciers qui le menaçaient de s'adresser à moi.

S'il s'éloignait à peine de ma chambre, c'est que, spéculant sur mon agonie, il négociait un emprunt, et qu'il avait intérêt à faire croire mon état plus désespéré qu'il ne l'était en réalité.

Il s'était adressé à un abject usurier nommé Clergeot et en avait obtenu la promesse d'un prêt de cent mille francs, en lui affirmant, en lui écrivant que je n'avais plus que quelques jours à vivre.

Je tenais entre mes mains, il n'y a pas une heure, le papier sur lequel ont été stipulées les conditions provisoires.

Il y est dit, en propres termes, que si je meurs dans les huit jours du prêt, mon fils ne donnera que 20,000 fr. de commission. Il s'engage à rendre 150,000 fr. si je passe le mois. Enfin, si j'en échappe, il se reconnaît débiteur d'une somme de 200,000 fr...

L'entrepreneur s'arrêta. Sa respiration devenait haletante, il étouffait.

Il avait tiré son mouchoir, et d'un geste fou, il essuyait son front moite d'une sueur glacée.

—Mon Dieu!... pensait André, voici un malheureux homme qui ne me pardonnera jamais d'avoir été l'involontaire confident de ses souffrances.

Mais le jeune peintre se trompait. Les natures primitives ne sauraient souffrir en silence, il faut une issue à leur douleur quand elle est trop forte.

Ce qu'il disait à André, M. Gandelu, sans hésiter, l'eût dit à tout homme, estimable selon lui, qui fût entré en ce moment.

—Tout cela n'est encore rien, reprit-il. Avant de livrer une somme si forte, car c'est une fortune, cent mille francs, Clergeot tenait à savoir si véritablement j'étais aussi bas qu'on le prétendait. Il demandait des sûretés, il exigeait des certificats! Comment s'y prendre pour le satisfaire, pour lui donner confiance? Mon fils chercha et trouva. Oui, c'est alors que mon fils se mit à me parler sans relâche d'un médecin spécialiste, unique au monde, me jurait-il en m'embrassant, pour les maladies comme la mienne.

Je le voyais si tourmenté, si agité; il insistait avec de si douces prières dans la voix, que je me rendis à ses supplications, et qu'un soir je lui dis:

—Amène donc ce docteur, puisque tu crois qu'il me guérira.

Et il me l'amena.

Car, il faut vous le dire, monsieur André, il s'est trouvé un médecin pour accepter la mission infâme de l'usurier; un médecin que je devrais dénoncer au mépris public et à la juste indignation de ses confrères.

Il est venu, cet homme, et il est resté plus d'une demi-heure près de moi. Il me semble le voir encore, penché sur mon lit, me tâtant le pouls, m'examinant, me touchant, m'accablant de questions.

En sortant, après une prescription insignifiante, il a dit—devant mon fils qui l'avait suivi—à Clergeot, qui attendait dans la rue, le résultat de cette consultation monstrueuse:

—Vous pouvez lâcher votre monnaie, le bonhomme ne s'en tirera pas.

Voilà pourquoi, cinq minutes plus tard, mon fils reparut heureux, souriant, et me cria de la voix la plus joyeuse:

—Cela va bien, papa!

Non, cela n'alla pas bien. Cela n'alla pas, du moins, selon les prédictions du docteur.

La journée fut très mauvaise; mais la nuit, après une crise, un mieux sensible se déclara. Le surlendemain j'étais sur pied.

Or, il avait fallu quarante-huit heures à Clergeot pour rassembler ses fonds. Il apprit mon rétablissement: la négociation fut rompue... Mon fils n'a pas eu ses cent mille francs...

Il pleurait, ce pauvre vieux père, et c'était un spectacle lamentable, de voir de grosses larmes rouler silencieuses le long de ses joues et se perdre dans les rides de son visage.

C'est d'un ton déchirant qu'il ajouta:

—Que n'as-tu eu, malheureux! l'effroyable courage de hâter la mort de ton père, puisque tu la souhaites avec tant d'ardeur! Peut-être ne savais-tu pas qu'un des remèdes qu'on me faisait prendre est un poison qui ne pardonne pas? Que n'en as-tu mis dans le verre que tu portais à mes lèvres, dix gouttes au lieu d'une! Tout serait fini maintenant... et ce crime ne serait pas bien plus grand que le tien...

André ne quittait pas des yeux le jeune monsieur Gaston.

Il s'attendait à tout moment à le voir se jeter aux pieds de ce père qu'il avait si mortellement offensé et implorer le pardon, l'oubli d'une action abominable. Point.

Le jeune monsieur Gaston demeurait immobile, raide, les lèvres serrées.

Il semblait humilié, irrité, mais non touché ni ému. Et, en effet, en ce moment même, il se demandait comment l'histoire de sa négociation avec Clergeot avait pu arriver aux oreilles de l'avocat de son père, et comment surtout Me Catenac avait pu produire des preuves et montrer le projet de contrat.

Comme André, l'entrepreneur avait espéré que son fils allait demander grâce; il s'apprêtait peut-être déjà à pardonner...

Mais voyant qu'il s'obstinait au silence:

—Vous connaissez, mon cher André, reprit-il avec une violence nouvelle, le noble emploi que mon fils ferait de ma fortune? Il la porterait à une créature ramassée au ruisseau, dont il a fait sa maîtresse, et qui le berne comme les autres. Il l'a établie vicomtesse, comme il s'était installé marquis. Vicomtesse de Chantemille!... Marquis Gaston!... Ils sont dignes l'un de l'autre!

Cette fois, Gaston-Pierre tressaillit. On attaquait l'objet aimé, il se révolta.

—Ah!... mais non!... s'écria-t-il, je ne veux pas qu'on touche à Zora, moi!

L'entrepreneur eut un éclat de rire nerveux.

—Tu ne veux pas!... répondit-il. Et si je veux, moi? Quand vous aurez vingt et un ans sonnés, vous direz: Je veux; mais, jusque-là, moi, je ferai fourrer en prison toutes les vicomtesses qui abusent de votre imbécillité!...

—De quoi!... de quoi!... vous ne feriez pas cela.

—Non, fit M. Gandelu, que cette résistance exaspérait, je me gênerais... Je sais mes droits, maintenant que Me Catenac me les a expliqués... Vous êtes mineur; votre Zora, qui s'appelle Rose, est majeure... le Code est précis, j'ai lu l'article.

—Mon père!...

—Oh! inutile de prier. Mon avocat a rédigé une plainte pour le procureur impérial, elle lui sera remise à midi, et avant la nuit votre vicomtesse sera payée de ses peines.

Si cruel fut ce coup, pour le séduisant jeune homme, que les larmes jaillirent de ses yeux.

—Zora en prison!... fit-il douloureusement.

—D'abord au dépôt, puis en police correctionnelle, et enfin à Saint-Lazare. Catenac me l'a dit, c'est réglé...

Cette dernière raillerie transporta le jeune monsieur Gaston.

—Ah!... vous abusez, s'écria-t-il, c'est honteux!... O Zora!... toi qui portes si bien la toilette. Mais laisse faire, si tu vas en police correctionnelle, j'y serai, et je ferai venir tous mes amis. Oui, papa, je suis comme ça, moi! J'irai m'asseoir à côté d'elle et je prouverai que c'est une femme honnête, voilà? Je dirai que je l'aime et que je l'estime. Si on la condamne, je lui achète des diamants. Et quand j'aurai vingt et un ans, je vivrai avec elle, et je l'épouserai plus tard!... Allez-y! On parlera d'elle et de moi dans les journaux; ça me va; ça nous posera...

Si grand que puisse être l'empire d'un homme sur soi, il lui est pour ainsi dire impossible de résister aux alternatives d'une longue lutte.

M. Gandelu qui avait eu assez d'énergie pour se contenir, lorsqu'il reprochait à son fils le plus odieux des crimes, ne put tolérer les grotesques et cyniques menaces de ce fils.

Des flots de sang affluèrent à son cerveau, il perdit la tête et se précipita vers l'arme qu'il venait de jeter à terre, sans avoir certes conscience de ce qu'il allait faire.

Par bonheur, André qui ne quittait pas de l'œil l'entrepreneur, comprit le mouvement.

Prompt comme la pensée, il ouvrit la porte, saisit par la ceinture le jeune monsieur Gaston, et le poussa sur le palier.

Et quand l'entrepreneur se retourna le bras levé, il se trouva en face du jeune peintre seul.

La surprise suffit pour lui rendre, sinon le plénitude de sa raison, au moins la faculté de réfléchir.

—Saint bon Dieu!... s'écria-t-il, qu'avez-vous fait?

—Monsieur, de grâce!...

—Eh!... ne voyez-vous donc pas que le misérable va courir chez cette coquine de femme, la prévenir, lui donner les moyens de s'échapper!... Laissez-moi passer!

Puis, comme André, qui redoutait un affreux malheur, s'efforçait de le retenir, il l'écarta d'un revers de son bras d'hercule, et se précipita dehors en appelant tous ses domestiques.

Le jeune peintre était confondu, et véritablement glacé d'horreur.

Il avait beau chercher, il ne trouvait point de termes pour qualifier cette scène incroyable, où, bien malgré lui, il avait tenu un rôle.

André n'était ni un puritain ni un niais, il avait beaucoup vécu ayant beaucoup souffert.

Il avait rencontré, en sa vie, bien des méchants et coudoyé bien des coquins; il connaissait de ces libertins dont les débauches épouvantent les familles, et de ces cerveaux brûlés qu'emportent des passions frénétiques.

Mais il n'avait jamais été à même d'observer de près un de ces pâles et malfaisants drôles sans jeunesse, sans intelligence et sans cœur, qui se flattent entre eux de représenter la fine fleur de la gentilhommerie française, et qui ont le secret de ravaler jusqu'à leurs vices.

Il s'était égayé de leurs ridicules dont le théâtre s'est emparé, non sans succès; mais il ne se doutait pas de leurs côtés odieux.

Il ne savait pas tout ce que peut contenir de vaniteuse impudence, de scélératesse froide et de plate bêtise la cervelle étroite d'un «petit crevé».

Mieux que tout autre, il pouvait juger la conduite du jeune M. Gaston, lui qui s'était trouvé seul, à treize ans, aux prises, avec les difficultés de l'existence, lui dont le cœur se serrait quand il pensait aux joies douces et salutaires de la famille dont il avait été sevré.

Mais il n'eut pas le loisir de réfléchir beaucoup. M. Gandelu reparut.

Il avait dû faire à son courage un appel désespéré, car il avait réussi à reprendre sa physionomie accoutumée, son air à la fois rude et bon.

—Voilà qui est fait, dit-il d'une voix encore un peu tremblante, mon fils est enfermé à clé dans sa chambre, et gardé à vue par un de mes domestiques, un vieux qui a été mon compagnon de truelle, et qu'il ne pourra ni corrompre ni tromper.

—Ne redoutez-vous rien, monsieur, de son exaltation?...

—L'entrepreneur haussa les épaules.

—Plût à Dieu! répondit-il, qu'on eût à craindre quelque chose! Hélas! vous ne le connaissez pas. Vous battriez longtemps son paletot avant d'en faire sortir un homme. Savez-vous ce qu'il fait en ce moment? Il est couché à plat ventre sur son lit, et il sanglotte, il pleure en appelant sa princesse. Zora! je vous demande si c'est un nom de chrétienne. Saint bon Dieu! qu'est-ce qu'elles leur font donc boire, ces créatures, pour les abêtir comme ça! Et c'est mon fils! O Françoise ma pauvre défunte, si je ne savais pas que tu es une sainte au ciel, je dirais: «Non, il n'est pas possible que ce propre à rien soit de moi!»

Il s'était laissé tomber sur un fauteuil, et s'accoudait à son bureau, le front entre ses mains.

—Vous souffrez, monsieur, demanda André.

—Oui! ça saigne en dedans. Mais j'ai été assez père comme cela, je veux être homme à présent. Je sais ce que j'ai à faire: Me Catenac m'a tracé ma ligne de conduite. Ah!... malheureux!... tu souhaites ma mort pour manger ma succession. Eh bien! tu n'auras pas même celle de ta mère. La loi est pour moi. Dès demain, j'assemble un conseil de famille et je provoque l'interdiction de mon fils. Et après cela, plus un sou. Il verra bien, quand son gousset sera vide, si on l'adore tant qu'il croit, et si on l'appelle marquis. Quant à la fille, tant pis!... elle ira en prison, elle payera pour toutes les autres.

Il s'interrompit, et ce n'est qu'après un moment de douloureuses réflexions qu'il reprit tristement:

—J'ai bien envisagé toutes les conséquences de ma plainte au procureur impérial. Elles sont affreuses. Mon fils fera comme il nous a dit, c'est certain. Je le vois d'ici, s'affichant aux côtés de cette créature perdue, la regardant tendrement, criant qu'il l'adore, se glorifiant de sa bêtise et de sa honte à la face de tout Paris... Je sais bien que les journaux s'empareront de ce scandale, que le ridicule de mon fils rejaillira sur moi, que mon nom sera comme déshonoré...

—Il y aurait peut-être quelqu'autre moyen, hasarda André.

—Non. Il faut un exemple. Si tous les pères avaient mon courage, nous ne verrions pas nos enfants épuisés à vingt ans. C'est l'avis de Me Catenac. D'ailleurs, il est impossible que ces idées d'emprunt sur ma mort et de comédie de médecin aient poussé dans l'esprit de mon fils. C'est un enfant, il est la faiblesse même: on l'aura conseillé.

Déjà ce père infortuné en était à chercher des excuses à son fils.

—Mais en voici assez, dit-il, je me connais: si je m'enfonce dans mes idées noires, je suis perdu. Je verrai vos dessins un autre jour. Sortons.

Il se leva, et regardant autour de lui:

—Voyez un peu, reprit-il, en quel état j'ai mis tout ici! Des meubles si beaux. Quand j'y voyais une tache, je la frottais avec le pan de ma redingote. Mais, quand je suis en colère, je deviens comme une bête brute, il faut que je détruise.

D'un brusque mouvement il saisit les mains d'André, et les serrant à les broyer entre les siennes:

—Vous avez peut-être sauvé la vie de mon garçon et la mienne, prononça-t-il d'une voix profonde; quand j'ai ramassé une barre de bois, j'y voyais rouge...

Et comme André se défendait:

—Oh!... ajouta-t-il, je sais que ces services-là ne se payent pas, mais c'est un compte à régler... Partons; allons jusqu'à ma bâtisse des Champs-Élysées: nous déjeunerons en chemin.

Cette bâtisse, dont André avait entrepris les sculptures à forfait, s'élève presque à l'angle de la rue Chaillot et de l'avenue des Champs-Élysées, et était encore masquée par les échafaudages.

Déjà une douzaine d'ornemanistes, embauchés par André, y étaient à la besogne. Depuis le matin, ils attendaient leur jeune camarade, devenu pour un moment leur patron, fort surpris de son inexactitude. Aussi, le saluèrent-ils d'amicales interpellations lorsqu'il leur apparut, précédant le riche entrepreneur.

Mais M. Gandelu, qui n'est pas fier d'ordinaire, c'est connu dans le bâtiment, ne sembla même pas apercevoir les jeunes ouvriers.

C'est d'un pas de spectre qu'il parcourut les divers étages, et c'est certainement sans les voir qu'il examinait les derniers travaux.

Le corps seul allait, sous l'impulsion de l'habitude; la pensée était restée rue de la Chaussée-d'Antin, dans la chambre du jeune Gaston.

Au bout d'un quart-d'heure au plus, il revint vers André.

—Je ne me sens pas bien, dit-il; je rentre, à demain.

Et il s'éloigna, la tête basse, si affaissé sur lui-même, que les ouvriers ne purent s'empêcher de le remarquer.

—Décidément, firent-ils, depuis son attaque de goutte, le père Gandelu ne va plus; il a été rudement touché.

XXIV

A peine arrivé à la «bâtisse» du riche entrepreneur, André avait quitté son paletot et revêtu une blouse de travail, roulée dans sa boîte d'outils.

—Il s'agit, avait-il dit, de regagner le temps perdu.

Il comptait le regagner, en effet, mais il n'avait pas donné vingt coups de maillet, lorsqu'un petit apprenti monta le prévenir qu'un monsieur le demandait en bas.

—Et un homme un peu cossu, même, ajouta le gamin, tout ce qui se fait de mieux dans le grand genre.

Fort contrarié d'être dérangé, André abandonna son ciseau et descendit, mais toute sa mauvaise humeur se dissipa lorsque, sur le trottoir, il aperçut M. de Breulh-Faverlay.

C'est avec l'empressement le plus sincère et le plus vif qu'André s'avança vers M. de Breulh.

Sa reconnaissance était grande pour ce généreux gentilhomme, qui, après s'être effacé devant lui avec tant d'abnégation, devenait l'auxiliaire le plus utile et le plus dévoué de ses espérances.

—Ah!... voilà qui est bien, monsieur, s'écria-t-il, de sa voix la plus joyeuse, merci de vous être souvenu de moi.

Et montrant ses mains, déjà toutes blanches de plâtre, il ajouta:

—Vous m'excuserez de ne pas vous les tendre, le métier, voyez-vous...

Les paroles expirèrent sur ses lèvres. Il remarquait enfin l'expression soucieuse du visage de M. de Breulh, et son silence contraint.

—Qu'y a-t-il? demanda-t-il tout inquiet, Mlle de Mussidan aurait-elle eu une rechute?

M. de Breulh hocha tristement la tête. Il n'y avait pas à se méprendre à ce mouvement, il signifiait clairement:

—Plût à Dieu qu'il n'y eût que cela!...

Lisez, dit-il.
Lisez, dit-il.

Hormis cela, pourtant, André n'apercevait rien qui pût l'atteindre gravement. Aussi n'interrogea-t-il pas, il attendit.

—Voici deux fois déjà que je viens vous chercher, mon cher ami, reprit le gentilhomme; il est indispensable que nous causions. Il s'agit d'une affaire bien importante et qui exige une prompte détermination. Avez-vous quelques instants de liberté?

—Mais... je suis à vos ordres, répondit le jeune peintre, surpris et troublé.

—En ce cas, remontons jusque chez moi. Je n'ai pas ma voiture, mais c'est à peine si nous en avons pour un quart d'heure de chemin.

—Je vous suis, monsieur. Je vous demanderai seulement une minute, le temps d'escalader quatre étages.

—Avez-vous donc des ordres à donner là-haut.

—Non, monsieur.

—Eh bien! alors?

—Je voudrais reprendre un vêtement plus présentable.

M. de Breulh eut un geste d'insouciance.

—A quoi bon? fit-il. Est-ce que cela vous gêne ou vous fâche, de sortir ainsi?

—Moi? non, certes; j'y suis accoutumé; c'est à cause de vous, monsieur...

—Oh! alors, en route, hâtons-nous.

—Mais, monsieur, on va vous remarquer...

—On me remarquera...

—Il se peut qu'on dise...

—Bast! laissez dire.

Et sans attendre une nouvelle objection d'André, il lui prit le bras et l'entraîna.

Évidemment, les prévisions du jeune peintre étaient justes.

Les nouveaux amis n'avaient pas fait dix pas, que dix personnes déjà s'étaient arrêtées pour regarder cet homme si élégant, qui avait la tournure d'un duc et pair d'Angleterre, donnant familièrement le bras à ce garçon, dont la blouse était toute maculée de taches de plâtre et qui était coiffé d'un chapeau gris, de feutre mou.

Cet effet produit, le gentilhomme ne pouvait pas ne l'avoir pas prévu.

Les hommes placés en vue comme lui sont peu suspects d'étourderie. Sûrs que leurs moindres actes seront commentés, ils s'exercent et s'habituent à résister aux entraînements du premier mouvement.

Si donc M. de Breulh se montrait au bras d'André avec une sorte d'affectation, c'est qu'il entrait dans ses vues de faire parler de cette amitié surprenante. Il savait qu'on ne manquerait pas de s'informer et il se proposait de répondre aux curieux, de façon à servir puissamment le talent et l'avenir du jeune peintre.

Mais cette démarche semblait trop voulue et préméditée pour ne pas intriguer profondément André. Son esprit se perdait en mille conjectures, toutes plus invraisemblables les unes que les autres.

Il avait bien essayé d'interroger son compagnon, mais à ses questions M. de Breulh avait répondu d'un ton qui n'admettait pas d'insistance:

—Attendez que nous soyons chez moi.

Enfin ils arrivèrent, sans avoir échangé vingt paroles en route, et s'enfermèrent dans la bibliothèque.

Là, M. de Breulh ne laissa pas languir son jeune ami.

—Ce matin, vers midi, commença-t-il aussitôt, comme je traversais l'avenue de Matignon, j'ai aperçu Modeste, qui, depuis plus d'une heure, vous guettait.

—Ah! ce n'est pas ma faute si j'ai manqué au rendez-vous...

—Peu importe. En m'apercevant, Modeste est venue à moi. Elle désespérait de vous voir, et sachant quelle amitié nous unit, elle m'a chargé de vous faire tenir une lettre de Mlle de Mussidan.

André frissonna. Cette lettre ne pouvait annoncer que quelque grand malheur, il le sentit au ton de M. de Breulh.

—Où est-elle? demanda t-il.

M. de Breulh la lui tendit en disant:

—Du courage, mon ami, du courage!...

D'une main que l'émotion faisait plus tremblante que celle d'un vieillard, André brisa l'enveloppe et lut:

«Mon ami,

«Je vous aime, et jamais, je le sens, je ne cesserai de vous aimer de toutes les forces de mon âme.

«Mais il est de ces devoirs sacrés auxquels une Mussidan ne saurait se soustraire. Je les remplirai, dût-il m'en coûter la vie.

«Nous ne nous reverrons jamais, et cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi.

«Avant peu, sans doute, vous apprendrez mon mariage. Plaignez-moi. Si grand que puisse être votre désespoir, il ne sera rien comparé au mien.

«Dieu ait pitié de nous! Essayez de m'oublier, André. Moi, je n'ai même pas le droit de mourir...

«Encore une fois, ô mon unique ami, la dernière, adieu!...

«SABINE.»

Si M. de Breulh avait tenu à amener André jusque chez lui, c'est que sachant à peu près, par Modeste, le contenu de cette lettre, il s'attendait à quelque crise déchirante de douleur. Il s'abusait.

André, à cette lecture, devint livide; ses yeux pendant cinq secondes, eurent une affreuse expression d'égarement; un spasme nerveux le secoua, mais il ne laissa pas même échapper une exclamation.

C'est avec un geste automatique, pour ainsi dire, qu'il tendit la lettre à M. de Breulh en lui disant:

—Lisez!...

Le gentilhomme obéit, plus effrayé du calme de André que de la plus terrible explosion...

—Il ne faut pas vous laisser abattre, mon ami, commença-t-il.

André se redressa fièrement, le regard étincelant.

—Moi!... s'écria-t-il, me laisser abattre! Vous m'avez mal jugé. C'est vrai, quand je croyais Sabine mourante, je pleurais comme un enfant. Je suis homme à l'heure du combat et du danger!...

M. de Breulh ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà il poursuivait:

—Qu'est-ce que ce mariage que Mlle de Mussidan m'annonce comme sa condamnation à mort? On allait donc rompre avec vous quand vous avez rompu. Peut-on espérer un parti plus brillant? Non. D'où vient donc ce prétendant qui soudain est agréé? Elle n'en avait pas ouï parler quand elle vous a confié notre secret. Quel affreux événement est survenu depuis? Ma noble et vaillante Sabine n'est pas de ces filles faibles et lâches qu'on marie contre leur volonté. Elle me l'a dit cent fois: «Si on voulait me contraindre, je sortirais en plein midi de l'hôtel de mon père pour n'y plus rentrer.» Et c'est elle qui changerait ainsi? Ah!... tenez, nous sommes victimes de quelque abominable machination...

Toutes ces réflexions d'André, M. de Breulh les avait faites, d'autant que s'il avait dit la vérité il n'avait pas dit toute la vérité.

C'est bien à lui et non au jeune peintre que Modeste avait tenu à remettre le billet de Sabine.

Avertie de la résolution de sa jeune maîtresse, sans en connaître les raisons, la fidèle servante avait senti son sang se glacer dans ses veines, à la seule pensée des extrémités auxquelles le désespoir pouvait pousser André.

Elle avait donc guetté M. de Breulh, et après lui avoir conté tout ce qu'elle savait, elle avait ajouté, non sans fondre en larmes:

—Vous êtes son ami, monsieur, au nom du ciel, surveillez-le.

De là, toutes les précautions de M. de Breulh, précautions inutiles, il le reconnaissait à l'intrépide sang-froid du jeune peintre. Loin de s'abandonner, il se raidissait contre le malheur, et tout en en mesurant, sans illusions, l'étendue, il songeait évidemment à y trouver un remède.

—Vous avez dû remarquer, monsieur, reprit bientôt André, cette coïncidence étrange de la maladie de Mlle de Mussidan et de sa lettre désolée. Vous la quittez gaie et souriante, heureuse de votre magnanimité, et une demi-heure plus tard, à peine, elle tombe comme foudroyée. D'horribles convulsions nerveuses la mettent un moment entre la vie et la mort; puis, à peine revenue à la raison et au sentiment de sa situation, elle m'écrit cette lettre affreuse...

Le jeune peintre en ce moment était comme transfiguré. L'œil fixe, la pupille démesurément dilatée, les bras étendus, il semblait suivre dans le vide quelque lueur chétive, à peine saisissable, qui devait le guider jusqu'à la vérité.

—Souvenez-vous, monsieur, poursuivait-il, que tant que Mlle Sabine a eu le délire, M. et Mme de Mussidan sont restés, à tour de rôle, près de son lit, écartant de la chambre tous les domestiques, ne permettant pas qu'on partageât leurs fatigues. C'est Modeste qui nous l'a dit.

—Oui, je me rappelle même ses expressions.

—Eh bien!... n'est-ce pas la preuve que, entre le comte, la comtesse et leur fille, un secret existe, qu'ils gardent comme on garde un trésor, comme on garde son honneur?

Cela encore, M. de Breulh se l'était dit, mais ses suppositions, à lui, avaient eu, en quelque sorte, une base. Il connaissait le comte et la comtesse, il avait été admis dans leur intérieur, il savait ce que disait le monde de leurs relations, de leur façon de vivre.

—J'ai toujours supposé, mon cher ami, répondit-il, que depuis bien longtemps la famille de Mussidan est en proie à quelqu'une de ces plaies secrètes comme on en trouverait dans beaucoup de familles, si on cherchait bien.

—C'est là votre avis, sur l'honneur?

—Oui.

Sans plus se préoccuper de M. de Breulh que s'il n'eût point été là, André se mit à arpenter d'un pied fiévreux l'immense bibliothèque.

La contraction de ses sourcils et de sa bouche disait l'effort de sa pensée.

Il revoyait, comme aux lueurs sinistres d'un éclair, toute sa vie, depuis qu'il connaissait Sabine.

Il se rappelait jusqu'à leurs plus courts rendez-vous et aux plus périlleux. Il repassait toutes les paroles qu'elle lui avait dites, même les plus insignifiantes, ayant trait à ses parents. Il s'efforçait de ressaisir jusqu'aux moindres discours de la feue douairière de Chevauché, au château de Mussidan.

Et de tant de mots, de tant de lambeaux de phrases, épars dans un espace de plusieurs années, il tâchait de reconstituer une déclaration précise, qu'il pût articuler, se livrant à un travail pareil à celui d'un homme qui rassemble des anneaux brisés et dispersés, pour en recomposer une chaîne.

Après huit ou dix tours, il s'arrêta brusquement en face de son hôte.

—Eh bien, oui!... s'écria-t-il, oui, il y a là un mystère que nous pénétrerons, parce que je le veux. Ce qu'on veut, on le peut, quand chaque matin on se lève en souhaitant plus ardemment ce qu'on souhaitait la veille... Je sais vouloir, moi!...

Il prit une chaise, s'assit près de M. de Breulh, à demi étendu sur un canapé, et d'une voix sourde, comme s'il eût craint d'être écouté du dehors, il reprit:

—Le seul raisonnement, monsieur, nous conduit près de la vérité. Écoutez-moi, et si j'avance quelque chose qui ne soit pas absolument démontré, arrêtez-moi. Êtes-vous convaincu que Mlle Sabine m'aime?

—Oh!... du plus profond de son cœur.

—C'est donc sous l'empire d'une nécessité mortelle qu'elle m'écrit?

—Évidemment.

—Donc voici déjà Mlle de Mussidan hors de cause.

Il s'interrompit, paraissant chercher la façon la plus saisissante et la plus claire de présenter ses idées, et, toujours à demi-voix, il poursuivit:

—Vous étiez agréé comme gendre par la comtesse et par le comte de Mussidan, n'est-il pas vrai? Votre mariage avec Mlle Sabine était comme arrêté...

—Je vous l'ai dit.

—Eh bien! je vous le demande, M. de Mussidan peut-il trouver pour sa fille un parti plus brillant, plus avantageux, présentant également toutes les convenances de personnes, d'âge, de fortune, de considération...

Le gentilhomme ne put s'empêcher de sourire.

—Par ma foi! fit-il, vous m'en demandez trop.

—Eh! monsieur, il s'agit bien de modestie, vraiment!... Répondez.

—Soit. Je vous déclare alors que si nous n'envisageons que les conditions enviables selon le monde, M. de Mussidan me remplacera difficilement.

—Vous l'avouez donc!... Alors, comment le comte et la comtesse qui rencontraient en vous le phénix des gendres, n'ont-ils rien tenté pour vous retenir?

—L'amour-propre blessé...

—Non, ne dites pas cela. Le jour où vous avez retiré votre parole, M. de Mussidan allait vous redemander la sienne: vous ne l'ignorez pas; on nous l'a affirmé; on nous a donné des preuves.

—C'est au moins la conviction de Modeste.

André se redressa, comme pour donner plus de poids à ses paroles.

—Donc, reprit-il, ce prétendant dont nous parle la lettre qui a surgi soudainement, s'il épousait Mlle de Mussidan, l'épouserait malgré sa volonté, à elle, malgré la volonté de ses parents. Pourquoi? D'où vient à cet homme cette mystérieuse puissance? Cette influence est trop grande, trop indiscutable, pour être avouable. Si le comte et la comtesse se résignent à cette honte de forcer la main de leur fille, c'est qu'eux-mêmes ont la main forcée. Et croyez que la contrainte est purement morale. Sabine n'en souffrirait pas d'autre, je la connais. On lui a montré le sacrifice, en lui disant: «Là est le devoir,» et elle se sacrifie... Donc cet homme, quel qu'il soit, ne peut être que le dernier des misérables!...

C'était net, précis, indiscutable.

Toutes ces pensées, M. de Breulh les avait vaguement entrevues dans la demi-obscurité du doute, mais il n'en avait pas trouvé la formule.

—Et ceci admis, demanda-t-il, que comptez-vous faire?

Un éclair brilla dans les yeux d'André, terrible pour qui connaissait son indomptable énergie.

—Moi, répondit-il, rien pour le moment. Sabine me conjure de l'oublier, j'aurai l'air de lui obéir. Modeste a en moi assez de confiance pour me servir et se taire. Je saurai attendre, me préparer à la lutte. Le misérable qui en ce moment brise ma vie ne sait pas que j'existe... Là est ma force et mon espoir. Je lui révélerai mon existence le jour où je l'écraserai.

Mais M. de Breulh ne partageait pas cette belle confiance.

—Prenez garde, mon cher André, murmura-t-il, prenez garde, le moindre éclat perdrait votre cause à tout jamais.

Le jeune peintre secoua fièrement la tête.

—Il n'y aura pas de scandale, répondit-il, rassurez-vous. Maintenant, je vois quelle conduite tenir. Dans le premier moment, je m'étais dit: «Dès que je connaîtrai le misérable, j'irai à lui, je le provoquerai, nous nous battrons, je le tuerai ou il me tuera!» c'était bien simple.

—Malheureux!... c'était rendre votre mariage impossible.

—Peut-être, mais ce n'est pas là ce qui m'a arrêté. La vérité est que je ne veux pas qu'il y ait un cadavre entre Sabine et moi, les taches de sang sur une robe de noces portent malheur. Puis, croiser mon épée avec cet homme, s'il est tel que je le soupçonne, tel qu'il doit être, serait lui faire trop d'honneur. Il me faut une vengeance, plus entière, plus complète. Je n'oublierai jamais qu'il a failli tuer Mlle de Mussidan.

Il se recueillit quelques secondes et reprit:

—Pour abuser de son pouvoir comme il le fait, il faut que cet homme soit un vil scélérat. On ne devient pas tout à coup un misérable sans honneur et sans entrailles. Sa vie doit être semée de hontes et d'infamies. Eh bien! je le démasquerai et je lui infligerai une telle flétrissure, qu'il sera forcé de fuir, obligé de se cacher.

—Oui, voilà ce qu'il faut faire!...

—Et nous le ferons, monsieur, s'il plaît à Dieu! Je dis nous, parce que je compte absolument sur vous. Vos offres si généreuses, dans mon atelier, quand je les repoussais, j'avais raison. Maintenant, après toutes les preuves d'amitié que vous me donnez, je ne serais qu'un sot orgueilleux si je ne vous demandais pas aide et assistance. A nous deux, dévoués à une cause commune, nous devons réussir. Nous ne sommes ni l'un ni l'autre de ces hommes abêtis par le luxe et le bien-être au point d'être incapables de ne rien tenter eux-même. Vous et moi, nous avons eu ces deux maîtres dont les enseignements ne s'oublient pas, le malheur et la pauvreté. Nous saurons nous taire et agir...

André se tut, attendant peut-être une objection; mais, le gentilhomme ne répondant pas, il continua:

—Mon plan est la simplicité même.

Dès que nous connaîtrons ce prétendant mystérieux, il sera à nous. Sans qu'il puisse s'en douter, nous nous attacherons à lui, et nous ne le quitterons pas plus que son ombre.

Il y a des agents de police qui, pour une faible somme, se chargent de reconstituer la vie entière d'un homme, et de voir clair dans toutes ses actions. Est-ce que la passion ne me donnera pas la pénétration et le jugement de ces gens-là?

A nous deux, monsieur, nous nous complétons merveilleusement pour cette tâche, car nous pouvons opérer à notre aise dans des sphères différentes, vous en haut, moi en bas.

Vous, dans votre monde, à votre club, dans les salons, partout, vous vous informerez, vous recueillerez les on dit, les propos, les cancans de l'opinion. Vous aurez ainsi le côté brillant et extérieur de notre ennemi.

Moi, en bas, dans l'ombre, j'étudierai le dessous de l'existence, l'envers. Je fouillerai le passé, je descendrai dans les détails les plus intimes. Je puis passer partout, moi, suivre un homme jour et nuit le long des rues, stationner sous les portes cochères, arracher la vérité à des fournisseurs, offrir un canon sur le comptoir à des domestiques... Jamais on ne se défiera de moi. Je suis peuple, moi; quand j'ai une blouse et une casquette, je ne suis pas déguisé.

M. de Breulh se leva enthousiasmé.

C'était un intérêt énorme, palpitant, qui tombait dans son existence si désœuvrée.

Il allait avoir une préoccupation constante de toutes les heures, qui remplirait ses journées si souvent longues et vides.

—Paye-toi, drôle, et sors.
—Paye-toi, drôle, et sors.

C'était une partie, cela, une vraie, poignante, dont l'enjeu était la vie de trois

personnes, et qui ne ressemblait en rien à ses parties autour du tapis vert, où il risquait insoucieusement des poignées de louis, perdant ou gagnant sans plaisir ni peine, sans seulement ressentir une émotion.

—Oui! je suis à vous! s'écria-t-il. Et s'il faut de l'argent, beaucoup d'argent, souvenez-vous que je suis immensément riche.

Le jeune peintre n'eut pas le temps de répondre, on frappait fort rudement à la porte de la bibliothèque.

—Ah ça!... murmura le gentilhomme, dont les sourcils s'enfoncèrent, qui est-ce qui se permet chez moi...

Il s'arrêta court. Au même moment une voix de femme se faisait entendre; elle criait:

—Gontran!... c'est moi!... Êtes-vous fou!... Ouvrez donc!...

M. de Breulh se frappa le front.

—Eh!... fit-il, c'est Mme de Bois-d'Ardon.

Il ne se trompait pas. Le verrou retiré, la vicomtesse se précipita dans la bibliothèque, selon son habitude, à la manière des tourbillons, et courut se jeter sur un divan.

Alors, André aussi bien que M. de Breulh purent remarquer combien ses traits charmants étaient décomposés, et combien il coulait de larmes de ses jolis yeux, qu'elle essuyait incessamment.

M. de Breulh ne laissa pas que d'être un peu effrayé. Mme de Bois-d'Ardon pleurer, au risque de se gâter le teint, ce ne pouvait être que pour une vraie catastrophe, ou pour rien...

—Qu'avez-vous, ma chère Clotilde, demanda-t-il affectueusement, que vous arrive-t-il?

—Ah!... un grand malheur! C'est-à-dire que je n'ose réfléchir à ce que j'ai entrevu. Mais vous pouvez peut-être me sauver..

—Si je le puis...

—Avez-vous vingt mille francs à me prêter?

M. de Breulh respira, et même ne put s'empêcher de sourire.

—S'il ne s'agit que de cela, dit-il, soyez sauvée.

—Ah!... c'est qu'il me les faut tout de suite, là, à l'instant.

—Je ne les ai pas ici; mais je puis les avoir dans une demi-heure.

—Bien, alors.

M. de Breulh écrivit rapidement dix lignes qu'il remit à un valet de pied en lui recommandant de se hâter.

—Merci, s'écria la vicomtesse, merci mille fois; mais ce n'est pas tout encore, outre l'argent il me faut un conseil.

Supposant que Mme de Bois-d'Ardon devait souhaiter se trouver seule avec M. de Breulh, André s'apprêta discrètement à se retirer.

Mais la jeune femme, d'un geste amical et gracieux, le retint.

—Restez, monsieur André, dit-elle, restez, vous n'êtes pas de trop.

Et comme il hésitait encore:

—Il va être question, ajouta-t-elle, d'une personne qui vous tient bien fort au cœur.

—De Mlle de Mussidan, peut-être?

—Précisément. Ah!... vous n'avez plus envie de vous éloigner, j'espère!...

De sa vie, l'aimable vicomtesse n'a pu rester cinq minutes de suite sur la même impression, surtout si cette impression est triste. Elle s'en excuse en affirmant que le sérieux est hors de sa nature.

Entrée chez M. de Breulh sous le poids d'une émotion poignante, elle oubliait la gravité de sa situation, pour n'en plus voir que le côté comique.

—Véritablement, mon cher Gontran, reprit-elle, jamais on n'a vu une aventure aussi surprenante que celle qui vous vaut ma visite. Il n'y a qu'à moi qu'il arrive des choses pareilles!

Encore une prétention de Mme de Bois-d'Ardon. Elle est persuadée que sa vie n'est qu'une longue suite d'incidents tout à fait particuliers.

—Je vous écoute, ma chère Clotilde, dit M. de Breulh.

—Et vous ne perdrez pas votre temps, allez! Imaginez-vous que ce matin, c'est-à-dire il y a deux heures, j'étais horriblement en retard, ayant eu pour le moins une vingtaine de visites. J'allais monter m'habiller, quand on m'a annoncé encore un visiteur. J'étais furieuse, mais l'importun arrivait sur les talons du valet de pied; il me voyait de l'antichambre, impossible de le congédier. Bien malgré moi, je donne l'ordre de le faire entrer. Il entre. Devinez quel était ce visiteur? Je vous le donne en dix, en cent, ou mille... Y êtes-vous?

—Pas du tout.

—Eh bien!... c'était le marquis de Croisenois.

—Le frère de ce Croisenois disparu si mystérieusement il y a une vingtaine d'années?

—Lui-même.

—Il est donc de vos amis?

—C'est-à-dire que je ne le connais pas du tout. Je l'ai rencontré dans le monde, je dois avoir dansé avec lui; il me salue au bois, et c'est tout.

—Et il venait comme cela...

D'un joli geste mutin, la vicomtesse imposa le silence à M. de Breulh.

—Chut donc! fit-elle d'un petit ton fâché, vous me coupez tous mes effets. Oui, il venait comme cela. C'est d'ailleurs un fort joli cavalier, mis avec goût, fort aimable, causant bien. Il se présentait chez moi sous le meilleur patronage. Il m'arrivait porteur d'une lettre de recommandation d'une vieille amie de ma grand'mère et de la vôtre, la marquise d'Arlange; vous la connaissez bien.

—N'est-ce pas cette excentrique personne qui est la grand'mère de la jeune comtesse de Commarin?

—Juste!... Moi d'abord je raffole de cette vieille femme; elle jure comme un sapeur, et quand elle se met à raconter des histoires de sa jeunesse, elle est «épatante.»

Ce dernier mot fit bondir André sur sa chaise. Il était fort naïf. Il ne connaissait de femme de l'aristocratie que Sabine, et, selon lui, toutes devaient ressembler à ce parfait modèle.

Il ignorait que, pour l'heure, les jeunes femmes du monde, des meilleures et des plus honnêtes en réalité, se donnent un mal affreux pour affecter le plus détestable ton possible. Peut-être croient-elles ainsi faire preuve de désinvolture, d'indépendance et d'esprit.

Émailler leur conversation de tous les mots d'argot qu'elles peuvent accrocher sur les lèvres de leurs frères ou de leur mari, leur procure un vif plaisir.

Ressembler le plus qu'elles peuvent à ces «demoiselles,» qu'elles appellent «des horreurs,» mais dont elles copient les façons et singent les toilettes, paraît être leur plus chère ambition.

Mme de Bois-d'Ardon raconte, non sans orgueil, que deux ou trois fois dans sa vie elle a été prise pour une... «demoiselle.» C'est la grande mode.

Cependant, elle poursuivait:

—Dans la lettre que me remit M. de Croisenois, la marquise d'Arlange me disait qu'il est fort de ses amis, et me priait de lui rendre, pour l'amour d'elle, un grand service qu'il avait à me demander.

—Eh!... que ne l'accompagnait-elle!

—Pas moyen, elle est clouée sur son lit par des rhumatismes. Raison de plus pour bien accueillir son protégé. Me voilà donc le faisant asseoir et m'efforçant de le mettre à l'aise pour me présenter sa requête. Pour de l'esprit, il en a. Il m'a conté une histoire d'une demoiselle des Variétés et de M. de Clinchan, qui est tout ce qu'on peut rêver de plus... pittoresque.

Je m'amusais divinement, quand voilà que tout à coup j'entends dans le vestibule comme une dispute. On parlait, on criait, on jurait, et j'allais sonner pour m'informer, quand la porte s'ouvre, et je vois paraître Van Klopen, rouge, l'œil allumé...

—Van Klopen?...

—Eh! oui, mon tailleur. Tout d'abord je me dis: «S'il pénètre ainsi, c'est qu'il vient d'imaginer quelque nouveau modèle plein de chic, et qu'il veut me le soumettre.» Point. Savez-vous ce qu'il voulait, le coquin?

M. de Breulh garda son sérieux, mais un sourire pétilla dans son œil.

—Je gagerais, fit-il, qu'il voulait de l'argent.

La vicomtesse parut confondue de cette perspicacité.

—C'est pourtant vrai!... répondit-elle d'un ton grave. Il venait me présenter ma facture chez moi, dans mon salon, devant un étranger; il était entré malgré mes gens! Qui jamais se fût attendu à un tel excès d'impudence de la part de Van Klopen, un homme qui fournit la plus haute société!...

—Oui, c'est inimaginable.

—Aussi ai-je été indignée, et lui ai-je ordonné de sortir sur-le-champ. Je me figurais qu'il allait se retirer en se confondant en excuses. Quelle erreur! Voilà un coquin qui se met à se fâcher, à parler tout haut, et qui me menace, si je ne le paye pas sur-le-champ de s'adresser à mon mari.

M. de Bois-d'Ardon est le plus généreux des époux; il donne à sa femme, tous les mois, une somme considérable pour sa toilette; mais sur l'article dettes, il ne plaisante pas. M. de Breulh le savait.

—Terrible menace, fit-il. La facture était donc bien importante?

—Elle s'élevait à dix-neuf mille et tant de cents francs!... Vous concevez ma frayeur; elle était si grande que, toute rouge de honte, je priai humblement Van Klopen de patienter, lui promettant de passer chez lui dans la journée avec un acompte; mais ma faiblesse redoubla son audace, et perdant toute mesure, il osa s'asseoir sur un fauteuil, déclarant qu'il ne s'en irait pas avant d'avoir reçu de l'argent ou vu mon mari.

M. de Breulh eut un geste dont la vue seule eût fait frissonner le couturier des reines.

—Que faisait donc M. de Croisenois? s'écria-t-il.

—Il n'avait rien dit jusqu'alors. Mais sur cette insolence, il se leva, tira un portefeuille et le lança à la figure de Van Klopen en lui disant: «Paye-toi, drôle, et sors!»

—Et il est sorti?

—Oh! pas ainsi. «Il faut, monsieur, a-t-il dit au marquis de Croisenois, que je vous donne une quittance.» Et, en effet, il a sorti de sa poche de quoi écrire, et je l'ai vu mettre au bas de la facture: «Reçu de M. de Croisenois, pour le compte de Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon la somme de....., etc., etc.»

—Oh! fit M. de Breulh sur trois tons différents, oh! oh! J'imagine du moins qu'après le départ du sieur Van Klopen, M. de Croisenois n'a plus hésité à vous présenter sa requête!

La vicomtesse hocha la tête d'un air singulier.

—C'est ce qui vous trompe, répondit-elle, il n'a plus parlé que de se retirer, j'ai eu toutes les peines du monde à lui arracher son secret.

—Enfin que voulait-il?

—Il venait m'avouer qu'il est amoureux fou de Mlle de Mussidan, et me prier de le présenter à Octave et me conjurer de le servir de toute mon influence.

André et M. de Breulh se dressèrent, comme cinglés par une même secousse électrique.

—C'est lui!... s'écrièrent-ils ensemble.

Le mouvement fut à la fois si brusque et si menaçant que Mme de Bois-d'Ardon ne put retenir un petit cri de surprise.

—Lui!... interrogea-t-elle, toute brûlante de curiosité, que voulez-vous dire?

—Que votre marquis de Croisenois est un misérable qui a surpris la bonne foi de Mme d'Arlange.

—Je suis loin d'affirmer le contraire, mais je crois...

—Avant tout, ma chère Clotilde, écoutez nos raisons.

Et aussitôt, avec une vivacité extrême, M. de Breulh mit la vicomtesse au courant de la situation, lui montra la lettre si cruellement significative de Sabine et lui exposa presque mot pour mot la déduction d'André.

Il fallait que Mme de Bois-d'Ardon fût terriblement intéressée, car elle n'interrompit pas une seule fois. Elle se contentait d'approuver ou d'improuver de la tête.

Lorsque le gentilhomme eut achevé:

—Tout cela est fort bien trouvé, reprit-elle d'un petit air capable qui lui allait à merveille. Le malheur est que votre raisonnement pèche absolument par la base.

—Par exemple!

—Vous doutez? Alors, je prouve. Voici un prétendant mystérieux qui se dessine, n'est-ce pas. Très bien. S'il obtenait la main de cette pauvre Sabine, à quoi la devrait-il? A un incompréhensible pouvoir sur le comte et la comtesse de Mussidan, à des manœuvres infâmes, à des menaces.

—Il me semble que cela saute aux yeux.

—Oui, mon cher Gontran, oui, mais il est évident aussi que cet inconnu doit avoir des relations avec la famille dont il va faire le désespoir. On ne tient pas à sa merci des étrangers. Or, M. de Croisenois n'a jamais mis les pieds à l'hôtel de Mussidan. Il connaît si peu Octave, qu'il est venu me demander de le présenter.

Si précieuse et si péremptoire était cette observation, que M. de Breulh en resta tout interdit.

—Diable! murmura-t-il, l'objection est forte.

Mais André n'était pas d'un caractère à se laisser si aisément déconcerter.

—J'avoue, fit-il, que c'est une circonstance singulière et peu explicable. Est-ce un habile artifice destiné à dépister les informations et les on dit du monde? J'incline à le croire. Ce qui est sûr, c'est que plus je réfléchis à la scène que vient de vous décrire madame la vicomtesse, plus je sens grandir et se fortifier mes soupçons.

—Cependant, monsieur.

—Excusez-moi, madame, si j'ose vous interrompre; mais il me semble entrevoir des particularités qui peuvent nous éclairer. Permettez que nous revenions à ce qui s'est passé chez vous. Est-ce que le procédé de ce tailleur ne vous a pas paru étrange?

—Monstrueux, monsieur, révoltant, inouï!

—Car vous étiez pour lui une bonne pratique?

—Sa meilleure. J'ai dépensé chez lui une fortune.

André eut un mouvement de satisfaction.

—Très bien! fit-il. Voici donc que notre point de départ est déjà un fait anormal.

Tel n'était pas l'avis de M. de Breulh.

—Pas si anormal que vous croyez, objecta-t-il. J'ai ouï dire que l'illustre Van Klopen ne plaisante pas quand on lui doit de l'argent. N'a-t-il pas traîné la marquise de Reversay devant les tribunaux?

—D'accord! Reste à savoir s'il avait osé s'asseoir dans son salon devant un étranger.

—Reste à savoir, aussi, insista la vicomtesse, si elle lui avait donné 17,000 francs d'acompte comme moi le mois dernier.

—L'insulte n'en est que plus inexplicable, prononça André, mais passons.

Il se retourna vers M. de Breulh et poursuivit:

—Connaissez-vous M. de Croisenois?

—Oh!... fort peu. Je sais qu'il est d'une très grande famille, je sais que son frère aîné Georges, disparu si singulièrement, était fort estimé; hormis cela...

—Est-il riche?

—On m'a assuré que d'un jour à l'autre, il peut être envoyé en possession d'un héritage fort considérable. En attendant, je lui crois plus de dettes que de rentes.

—Et cependant, il avait à point nommé 20,000 francs dans sa poche. C'est une fort grosse somme d'abord, qu'on porte rarement sur soi en visite, et qui de plus s'est trouvée être juste la somme nécessaire.

Depuis un moment André ne se ressemblait plus. Lui si réservé d'ordinaire, il s'était pour ainsi dire emparé de la situation. C'est d'un air d'autorité, presque d'un ton impérieux, qu'il multipliait ses questions, comme si la grandeur de sa passion lui eût donné des droits.

—Donc, reprit-il, encore une circonstance bizarre à noter. Je prierai maintenant madame la vicomtesse de bien rassembler ses souvenirs. Qu'a dit Van Klopen en recevant le portefeuille à travers la figure?

—Rien.

—Quoi! pas un mot? Il a accepté cette insulte sans sourciller, froidement, paisiblement? Il n'a seulement pas engagé cet étranger à se mêler de ses affaires?

—En effet, c'est drôle, et moi...

—Oh! attendez. Le tailleur a-t-il ouvert le portefeuille et compté les billets de banque?

Mme de Bois-d'Ardon parut faire un énergique appel à sa mémoire:

—Cela, répondit-elle avec une visible hésitation, je ne saurais le dire. J'étais, vous le comprenez, très émue et très troublée. Cependant, il me semble, j'affirmerais presque... je jurerais que je n'ai pas vu de billets entre les mains de Van Klopen.

La physionomie d'André rayonnait.

—De mieux en mieux!... s'écria-t-il. On lui a dit: «Paye-toi,» à ce couturier, et il s'est tenu pour payé. Il n'a pas douté une minute que le portefeuille ne contînt vingt mille francs, et il l'a empoché. Observons de plus que, par un hasard admirable, M. de Croisenois n'avait dans ce portefeuille ni une lettre, ni une adresse, ni un papier, rien en un mot, que ces vingt mille francs.

—Il est certain, murmura M. de Breulh, que tout cela n'est pas absolument naturel.

—Bast! je vois mieux encore. Entre le total de la facture et le contenu du portefeuille, il y avait bien une petite différence.

—Oui, répondit Mme de Bois-d'Ardon, cent trente ou cent cinquante francs, je ne sais plus au juste.

—Parfait!... Et cette différence, le tailleur l'a-t-il rendue?

—Non: seulement, il était lui-même très agité.

—Le croyez-vous, madame? Est-ce donc pour cela qu'il avait si naturellement dans sa poche de quoi écrire, de quoi donner un reçu?

L'insoucieuse vicomtesse était atterrée. Il lui semblait qu'elle avait eu devant les yeux un brouillard épais, et qu'il se dissipait.

L'infortunée se tordait les mains de désespoir.
L'infortunée se tordait les mains de désespoir.

—Puis, reprit André, comment était libellée cette quittance? Au nom de M. de Croisenois. Ils se connaissaient donc? Enfin, comme Van Klopen est un

homme prudent un affaires, il ajoute: «Pour le compte de Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon.»

M. de Breulh était enthousiasmé.

—La complicité est comme prouvée! s'écria-t-il.

—Une dernière particularité nous fixera. Qu'est devenue la facture du sieur Van Klopen, cette facture portant reçu?

Il s'interrompit; Mme de Bois-d'Ardon était devenue fort pâle, elle frissonnait.

—Ah!... balbutia-t-elle, quelque chose me disait bien que j'étais sous le coup de quelque malheur affreux. C'est pour cela, Gontran, que je voulais vous demander un conseil.

—Parlez, ma chère Clotilde.

—Eh!... ne comprenez-vous pas que je ne l'ai pas, cette facture. M. de Croisenois l'a froissée d'un air furieux, puis il l'a mise dans sa poche comme par distraction. Je n'ai pas osé la lui demander sur le moment.

André triomphait.

—Eh bien!... s'écria-t-il, la comédie est-elle assez évidente? M. de Croisenois avait besoin de votre influence, madame; il a voulu vous mettre dans l'impossibilité de la lui marchander. Admettez que vous n'ayez pas été assez généreuse pour vous intéresser à lui, ne vous croiriez-vous pas engagée par le seul fait de ces vingt mille francs si généreusement prêtés?

—Oui, c'est vrai, c'est vrai...

Maintes fois déjà en sa vie, l'aimable vicomtesse de Bois-d'Ardon s'était jetée à l'étourdie dans les aventures les plus périlleuses.

A vingt reprises, pour un caprice, pour une niaiserie, par dépit, par oisiveté, pour rien, elle avait risqué son nom, sa réputation, son bonheur et celui du son mari.

Elle avait eu parfois des transes terribles, mais jamais, autant qu'en ce moment, elle ne s'était sentie le cœur serré par une affreuse angoisse.

—Mon Dieu! murmura-t-elle, pourquoi m'effrayer ainsi? Ce n'est pas généreux. Que voulez-vous que M. de Croisenois fasse de cette quittance?

Ce qu'il pouvait en faire!... Elle ne le sentait que trop, et cependant, par une faiblesse d'esprit inconcevable bien que très commune, elle se refusait, pour ainsi dire, à constater le danger, à le reconnaître.

—Ce qu'il fera, répondit M. de Breulh, rien, si vous embrassez sa cause avec chaleur. Mais hésitez à le servir, et vous verrez s'il ne vous fait pas sentir que bon gré mal gré vous devez être son alliée, parce qu'il tient votre honneur entre ses mains.

—Et malheureusement, approuva André, la réputation d'une femme a toujours été à la merci d'un infâme ou d'un fat.

Mme de Bois-d'Ardon essaya encore de protester.

—Oh! vous exagérez, fit-elle du ton d'un enfant qui commence à douter de Croquemitaine, vous vous créez des fantômes.

—Eh quoi! fit tristement M. de Breulh. En êtes-vous à ignorer que par les folies de luxe et les rages de toilettes qui courent, les femmes du monde qui se conduisent mal passent pour ruiner leurs amants aussi lestement que les filles les plus adroites? Mais c'est archi-connu, cela!...

Les esclaves de Paris
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