CHAPITRE IX

Le lendemain matin, Artem se leva de bonne heure et sortit sans réveiller Philippos. Il prit une légère collation aux cuisines du palais, puis se dirigea vers la propriété du boyard Boris située non loin de la porte nord. Il venait de quitter la résidence princière quand Philippos le rattrapa. En découvrant l’expression morose du garçon, le droujinnik évita de le questionner sur la fête du Feu nouveau chez Nadia. Ils parcoururent sans parler la grand-rue, puis Philippos se renseigna auprès d’un vendeur d’eau qui leur indiqua le chemin à suivre. Dès qu’un domestique leur ouvrit, ils virent Boris s’avancer à leur rencontre comme s’il s’était attendu à leur arrivée.

Le jeune boyard était vêtu d’un caftan vert amande et d’amples chausses d’une nuance plus foncée. Sa tenue était aussi sobre que celle d’Artem, qui portait un caftan bleu clair et une cape de soie grise. Quant à Philippos, dont la tunique aux vives couleurs contrastait avec sa mine renfrognée, il ne prêta pas plus attention à la mise de leur hôte qu’au charme de la vieille demeure en madriers de chêne. Il avait décidé de se concentrer sur le comportement de ce jeune homme ombrageux et méfiant dans l’espoir de surprendre quelque réaction qui pourrait échapper à Artem.

Boris les installa dans la grand-salle au solide mobilier ancien et ordonna qu’on leur servît du kvas et de l’hydromel frais. Artem s’apprêtait à formuler sa première question quand Boris le devança :

— Je devine la raison de ta présence ici, boyard. Tu crois que je pourrai te fournir des informations sur le trépas de ma sœur bien-aimée.

Boris baissa la tête et déglutit péniblement. Puis il reprit d’un ton tranchant :

— Navré de te décevoir, mais tu n’apprendras rien de nouveau ! Retourne à ton Tribunal et relis ma déposition. Va questionner tes collègues qui m’ont interrogé le jour même où j’ai découvert le corps d’Anna. Au lieu de se lancer sur la piste encore chaude de l’assassin, ils ont passé deux lunes à remuer des piles de documents archivés, comme s’ils espéraient y découvrir le criminel. Celui-ci a pris la fuite entre-temps et ils ont fini par classer l’affaire !

— Je comprends ta colère, boyard, cette enquête a bel et bien été bâclée, répliqua Artem avec calme. Je pourrai la reprendre en main si je trouve de nouveaux indices permettant d’établir un rapport avec le meurtre d’Olga. Pour cela, tu dois accepter de partager avec moi tes doutes et tes soupçons, au lieu de me renvoyer à ta déposition officielle que je connais déjà.

Boris resta silencieux quelques instants. Son regard inquiet passa des coupes disposées sur la table aux candélabres d’argent puis s’arrêta sur les armes varègues qui ornaient les murs. « Il cherche ce qu’il peut nous confier sans dévoiler ce qu’il veut garder par-devers lui », songea Philippos.

— J’ai entendu dire que ta sœur cadette menait une vie plutôt turbulente, avança Artem. Elle sortait souvent et avait beaucoup d’amoureux, n’est-ce pas ?

Boris rougit et s’agita sur son siège.

— Ces amis étaient de jeunes gens fort honorables, précisa-t-il. Anna ne supportait pas de rester claquemurée dans sa chambre. Mais elle ne faisait rien qui puisse la compromettre ! J’y veillais personnellement.

— Tu la surveillais ? s’enquit avec vivacité le droujinnik.

— Jamais je ne me serais abaissé à de tels procédés ! s’indigna le jeune homme. Anna tenait à sa liberté. Jusqu’à un certain point, je lui faisais confiance. Elle avait un tempérament trop indépendant. C’est pour cela que je n’ai pas réussi à la protéger de certaines influences néfastes… influences qu’elle subissait sous notre propre toit !

— Que veux-tu dire ?

— Je parle de notre beau-père, Matveï, répondit Boris avec une grimace. Vois-tu, boyard, notre père a péri sur un champ de bataille un an après la naissance d’Anna. Notre mère a épousé en secondes noces un marchand anobli de Kiev. Hélas, elle est trépassée peu après son mariage, et Matveï est devenu notre tuteur officiel. Il avait pour tâche de s’occuper de notre éducation, ainsi que de la gestion de nos biens.

Boris humecta ses lèvres sèches avant de poursuivre :

— Je ne pouvais point m’opposer à cette décision à l’époque : je n’étais pas encore en âge de diriger le domaine familial. De plus, j’étais trop affecté par le décès de notre mère chérie. Matveï veillait à l’administration de la propriété, et il a fait prospérer nos affaires en commerçant avec Kiev et Tsar-Gorod. Pourtant, depuis le jour où cet homme s’était installé dans notre maison, je n’ai pas cessé de me méfier de lui. Mon intuition m’avertissait que, sous les apparences d’un honnête homme, il s’agissait d’un fourbe et d’un escroc ! Je suis certain qu’il a profité de sa situation pour bâtir une fortune personnelle au détriment de la nôtre.

Le jeune boyard s’interrompit sous le regard perçant d’Artem. Il se raidit et prit une expression de défi.

— Je n’ai pas de preuves pour appuyer mes dires. Sous prétexte de m’apprendre l’art de commercer, Matveï m’envoyait aux quatre coins de l’horizon afin de négocier différents contrats. En fait, ce vieux renard voulait seulement me tenir éloigné du domaine. Il se gardait bien de m’informer de ses faits et gestes ! Il a aussi profité de mes absences pour se rapprocher de ma sœur et affermir l’ascendant qu’il avait pris sur elle.

Boris soupira et haussa les épaules.

— Lui a-t-il inoculé la fièvre des passions que je sentais bouillir en lui ? Je l’ignore… Mais je sais qu’il a encouragé Anna dans ses penchants les plus dangereux, ses caprices les plus extravagants. C’est bien lui qui a formé ce caractère irrespectueux de tout ! Et moi, hélas, j’étais trop jeune, trop faible aussi pour lutter contre l’empire que ce démon exerçait sur cette âme tendre.

Il se passa la main sur le front puis poursuivit d’une voix assourdie, comme s’il se parlait à lui-même :

— Anna était l’innocence même… Et pourtant, il lui arrivait d’évoquer avec irrévérence les choses les plus sacrées. Elle prenait plaisir à s’amuser au mépris des convenances ! Et moi, qu’ai-je fait ? Rien ! Je me consolais en imaginant que bientôt, j’allais pouvoir me charger seul des affaires familiales et me débarrasser légalement de Matveï. Dès que cet être malfaisant aurait disparu de notre vie, pensais-je, ma petite Anna perdrait ses déplorables habitudes.

Boris tourna son regard éteint vers Artem.

— Dieu m’a puni d’avoir trop attendu. Il y a environ cinq lunes, j’étais enfin libre de me séparer de Matveï et je m’apprêtais à me servir du premier prétexte venu pour l’envoyer au diable. C’est alors que le sort m’a frappé : trois semaines plus tard, Anna périssait de malemort ! Certes, mon beau-père avait du chagrin, lui aussi… Mais je ne pouvais pas m’empêcher de lui en vouloir, comme s’il était à blâmer pour ce qui venait d’arriver à ma sœur. Je lui ai jeté à la figure des accusations terribles. Ce n’était point charitable de ma part, pourtant je ne souhaitais qu’une chose : qu’il quitte ma maison au plus vite.

— Tu n’as pas besoin de justifier ta réaction, dit Artem avec douceur. Tu te faisais des reproches à toi-même, et tu en faisais autant à ton beau-père. Cependant… Anna n’était-elle pas responsable, du moins en partie, non pas de sa fin tragique, mais de la situation qui a entraîné cette fin ?

— Anna, responsable ? s’écria Boris en sursautant comme si on l’avait giflé. Et de quoi donc ? D’avoir suscité l’amour de tous ceux qui l’approchaient de près ou de loin ? Du fait qu’un fou l’ait suivie à son insu et l’ait attaquée ? Ma sœur irradiait le bonheur et la lumière, elle méritait plus que quiconque une vie pleinement heureuse !

Boris leva les bras comme pour prendre le ciel à témoin, puis il cacha son visage dans ses mains et éclata en sanglots.

Artem se leva, s’approcha du jeune homme et lui posa la main sur l’épaule.

— Je sais ce que tu ressens, boyard, murmura-t-il. Voir mourir un être cher dans tout l’épanouissement de sa beauté et de ses capacités, c’est plus qu’insupportable : on éprouve le sentiment d’une atroce injustice ! Je suis sûr que tu ne désires rien tant que de venger la mort de ta sœur. Pourquoi ne pas en parler tous les deux, en tête à tête ? Pendant ce temps, avec ta permission, mon fils ira faire le tour de ta magnifique propriété…

Le droujinnik s’éloigna de Boris pour aller donner une tape sur le dos de Philippos. Celui-ci le foudroya du regard. Après un instant d’hésitation, le garçon se leva à contrecœur et déclara d’un ton lugubre :

— J’irai volontiers me dégourdir un peu les jambes. Rien de plus sain que de goûter l’air du matin en arpentant les allées d’un beau parc !

Boris, à présent très calme et très digne, acquiesça d’un signe de tête. Il frappa dans ses mains et ordonna au domestique accouru de conduire Philippos vers le verger où, précisa-t-il, des fruits et des boissons lui seraient servis sous une tonnelle. Quand le garçon eut quitté la pièce, Artem reprit place dans son fauteuil et déclara :

— Maintenant que nous sommes seuls, je vais te dire le fond de ma pensée. Je suis sûr qu’Anna avait un commerce charnel avec quelqu’un, et tu ne l’ignores point. À quoi bon le nier ? Ce n’est pas ce qui nous fera avancer. Il faut que je te pose quelques questions ; me promets-tu d’y répondre avec franchise ?

Boris entrelaça nerveusement ses doigts et marqua un temps avant de bougonner :

— Tu as ma parole.

— Bien. Est-ce que tu crois savoir, ou avoir deviné, qui était l’amant de ta sœur ? Même si tu n’as aucune certitude, as-tu le moindre soupçon concernant son identité ?

— Si c’était le cas, j’aurais déjà fait en sorte que ce vil séducteur soit châtié ! rétorqua le jeune homme, dont les yeux noirs jetaient des éclairs. Tu ne t’es pas trompé : un de ces vauriens qui contaient fleurette à Anna a fini par lui tourner la tête. Elle est tombée amoureuse, et… C’est arrivé quelques semaines avant sa mort. Je l’ai deviné en l’observant : on aurait dit qu’elle marchait sur un nuage ! Elle était plus distraite qu’à son ordinaire et plus insouciante que jamais… Voilà pourquoi elle ne s’est aperçue de rien quand son meurtrier l’a suivie jusqu’à notre demeure.

— Selon toi, ce n’est pas son amant qui l’a assassinée ?

Boris dévisagea Artem d’un air sidéré.

— Par le Christ, boyard, comment peux-tu supposer une telle monstruosité ? Le coquin qui a suborné Anna mérite d’être puni, mais… Même s’il s’agit du pire des coureurs, pourquoi aurait-il voulu lui ôter la vie ? Comment imaginer quelqu’un qui aime les jeux amoureux tuant l’objet de son désir ? Surtout… d’une manière aussi barbare ?

— Je voulais justement aborder ce sujet, releva Artem. Et pour te prouver combien j’apprécie ta sincérité, je vais te confier une information secrète concernant l’enquête en cours. À part mes collaborateurs et moi-même, il n’y a que le prince et son médecin qui soient au courant. Tu es la seule personne capable d’apporter quelque lumière sur ce point délicat. C’est l’unique moyen d’établir un lien entre le meurtre de ta sœur et celui d’Olga !

Rapprochant son siège de celui de Boris, Artem se pencha vers lui et se mit à lui chuchoter à l’oreille. Le jeune boyard l’écouta en silence, le visage fermé, s’efforçant de réprimer les frissons qui parcouraient son corps.

— C’est dans ces horribles circonstances que la fille d’Edrik est passée de vie à trépas, conclut Artem en se calant contre le dossier de son fauteuil. Ah, encore un détail important : d’après le médecin, Olga avait perdu son innocence bien avant la nuit funeste où elle s’est donnée à son meurtrier.

D’une main tremblante, Boris tira un mouchoir en soie de sa poche et essuya les gouttes de sueur qui perlaient à son front.

— Pour ma part, j’ai soudoyé le médecin du Tribunal, avoua-t-il. Il s’est contenté d’un examen superficiel du corps d’Anna, et il a passé sous silence les atrocités auxquelles s’était livré son bourreau. Le rapport officiel ne mentionne que le viol. J’espère que j’ai ta parole de boyard…

Il s’interrompit.

— Rassure-toi, personne ne saura jamais ce qu’il en est, promit Artem.

Mais Boris ne semblait pas l’avoir entendu. Il avait le regard dans le vague ; ses prunelles s’étrécirent comme s’il apercevait quelque chose au loin.

— Personne… répéta-t-il dans un murmure. Mais moi, je sais ! Si seulement je pouvais oublier… Cette vision me poursuit nuit et jour. Anna, la gorge ouverte, son corps splendide couvert de sang, et cette horrible plaie sanguinolente au bas-ventre. L’assassin avait tailladé ses chairs les plus intimes, comme si, non content de l’avoir mise à mort, il avait encore voulu lui arracher la fleur de sa féminité !

Sa voix s’éteignit. Il continua de remuer les lèvres en silence, l’esprit ailleurs. Puis il parut se ressaisir et regarda Artem comme s’il sortait d’un état hypnotique. Le droujinnik lut dans ses yeux une telle souffrance qu’il eut honte d’avoir réveillé ces souvenirs atroces.

— Pardonne-moi, dit-il, mon métier comporte des moments fort pénibles, pour les autres mais aussi pour moi-même. Tu m’as apporté une aide inappréciable. Grâce à toi, je sais que le monstre qui a occis ta sœur et le meurtrier d’Olga ne font qu’un. Oh, à propos du lieu du crime : est-ce que tu n’as pas été frappé par un parfum fort particulier flottant dans l’air ?

— Aucun souvenir, fit Boris en secouant la tête. Je t’ai tout dit, boyard. Si tu en as fini avec tes questions, j’aimerais rester seul à présent.

— Une dernière chose. Essaie de te rappeler si Anna portait des bijoux le jour du drame, et si quelque chose manquait quand tu as découvert son corps.

Le jeune homme lui lança un coup d’œil surpris.

— En effet. Anna avait un très beau bracelet en or ouvragé, c’était mon cadeau. Il a disparu, ainsi qu’un autre bijou de valeur. Ce vol prouve d’ailleurs que le coupable était un rôdeur, un étranger. Quiconque connaissant Anna n’aurait jamais eu l’audace de dérober ce bracelet qu’elle affichait partout. Toute tentative de le vendre aurait condamné ce coquin aussi sûrement que des aveux faits en place publique !

— Je comprends ton raisonnement, acquiesça Artem. Pourrais-tu me décrire ces bijoux ?

— Ces détails se trouvent consignés dans ma déposition, rétorqua Boris avec agacement. Mais je peux te les répéter de vive voix, si tu y tiens, ajouta-t-il d’un ton plus amène.

Il s’exécuta. Artem l’écouta sans l’interrompre, tirant sur sa moustache et lui lançant de temps à autre un long regard aigu comme pour le sonder. Les précisions apportées par Boris le laissèrent songeur. Comme il demeurait silencieux, celui-ci conclut :

— Tu en sais maintenant autant que moi sur cette affaire, boyard. Je t’ai révélé jusqu’aux détails les plus délicats, que j’aurais préféré garder secrets. À toi maintenant ! Prouve-moi que je ne me suis pas trompé en te faisant confiance.

Sur ces mots, le jeune homme se leva pour signifier que l’entretien était terminé. Artem le remercia à nouveau et prit congé. Il retrouva Philippos en train de l’attendre devant le perron. Malgré leurs protestations, Boris insista pour raccompagner ses hôtes en personne jusqu’au portail. Une fois dans la rue, le garçon maugréa :

— Tu m’as renvoyé comme un malpropre pour interroger le suspect en tête à tête ! Est-ce que cela se fait entre enquêteurs qui travaillent sur la même affaire ?

Artem leva les deux mains comme pour demander grâce. Il ouvrit la bouche, mais Philippos l’interrompit :

— Inutile de te justifier ! Est-ce que le jeu en valait la chandelle, au moins ? As-tu réussi à lui tirer les vers du nez ?

— J’ai appris des choses intéressantes, confirma Artem avec un coup d’œil complice. Pour commencer, pas de doute, il s’agit bien du même assassin que pour Olga ! Peut-être, dans le cas d’Anna, a-t-il perpétré son rituel sanglant sans se servir du parfum mythique, mais ce n’est pas certain. Boris a été tellement bouleversé par la découverte du cadavre qu’il a pu oublier ce détail. Mais il y a plus important. C’est en parlant des bijoux d’Anna que Boris a mentionné un élément capital !

— Le meurtrier a-t-il dérobé quelque chose d’aussi précieux que le collier byzantin d’Olga ?

— Pas exactement. Certes, il y a ce bracelet en or que le jeune boyard avait offert à sa sœur…

Artem le décrivit, soulignant que, malgré la valeur de l’objet, on ne pouvait pas comparer ce vol à celui du pectoral d’Olga, mobile possible du crime.

— À propos de bijoux, poursuivit-il, je me demande s’ils ne jouent pas un rôle précis dans le rituel de l’assassin. Mais l’indice essentiel dont je voulais te parler n’a rien à voir avec ça. Outre le bracelet, le meurtrier a emporté un autre objet : une petite dague attachée à une chaîne d’or qu’Anna portait autour du cou. Elle ne s’en séparait jamais. Ce stylet au manche incrusté de pierreries était un joli bijou plutôt qu’une arme. Selon Boris, le criminel l’aurait volé dans l’espoir d’en tirer un bon prix…

— Mais ce n’est pas ton avis ! enchaîna Philippos qui connaissait bien la lueur d’excitation qui s’était allumée dans les yeux du boyard.

— Écoute plutôt : la pointe de ce poignard en miniature était enduite d’un poison qui, sans être mortel, empêche la plaie de cicatriser pendant de longues lunes. Je suis persuadé que l’agresseur l’a emporté parce que Anna a réussi à le blesser !

— Pourquoi ? s’étonna Philippos. Il aurait pu se contenter d’essuyer le sang sur la lame et laisser le pendentif en place. Boris ne se serait aperçu de rien…

— Boris, non, mais les enquêteurs du Tribunal, c’est une autre paire de manches ! Ce stylet aurait sûrement attiré leur attention. Ils auraient questionné Boris et constaté que la substance toxique avait été essuyée. Ils seraient arrivés à la même conclusion que moi : il fallait rechercher un individu présentant une blessure infectée à l’épaule ou à la poitrine. Mais notre homme est malin, il a su tirer son épingle du jeu. Il a compté sur le fait que Boris, bouleversé comme il l’était, se bornerait à signaler le vol des bijoux sans entrer dans le détail. C’est bien ce qui s’est passé ! Quand je l’ai interrogé, il ne s’est souvenu qu’après coup du poison dont Anna avait enduit la pointe de sa dague.

— Tu supposes donc que notre homme porte toujours sur le corps la marque de son crime ?

— J’en ai l’intime conviction.

— Alors, nous tenons un indice de taille ! résuma Philippos avec un large sourire.

Le droujinnik lui assena une bourrade affectueuse. Il pressa le pas, oubliant presque sa vieille blessure au genou qui le faisait boiter légèrement, tandis que Philippos le précédait en gambadant.

 

Pendant ce temps, Boris se tenait immobile devant la fenêtre de sa chambre située au premier étage. Les mains croisées dans le dos, il contemplait la rue déserte de l’autre côté de la clôture. Depuis le départ de ses hôtes, il était monté ici et n’avait pas bougé de sa place, plongé dans des pensées troubles.

Il se sentait épuisé et tendu à la fois, les nerfs à vif, en proie à une angoisse insurmontable. Pourquoi avait-il permis à ce maudit limier de remuer ses souvenirs les plus douloureux ? Ni Artem ni les autres n’avaient le droit de fourrer leur nez dans sa vie. Son passé ainsi que tous ses secrets lui appartenaient. La Vérité lui appartenait ! Il ne devait pas en dévoiler la moindre parcelle, pour quelque motif que ce soit.

Oui, c’était son devoir envers celles que Dieu avait rappelées à Lui. Envers lui-même, aussi. Parfaitement ! Pour rien au monde, il ne voulait revivre cette souffrance qui était si tôt entrée dans sa vie – beaucoup trop tôt pour qu’il ait pu s’en protéger. La honte et l’humiliation. Insupportables ! Cela avait commencé avec Mère.

— Je t’ai tant aimée ! murmura-t-il. Et je t’ai bien mise en garde, tu ne peux pas le nier. Alors, à qui la faute ?

Maintenant, il ressentait une bouffée de colère. La fureur l’envahit peu à peu, faisant briller ses prunelles d’un éclat sombre.

— Je n’y suis pour rien, moi ! lança-t-il, comme s’il pouvait apercevoir celle à qui il s’adressait. Je suis le seul à avoir fait des efforts, le seul à avoir essayé de résister à la tentation !

L’Enfer… On commence à le vivre ici-bas. Comment se conserver pur de toute souillure quand on vient au monde avec un sang bouillant de sensualité ?

Il savait que c’était de famille, ce trait de tempérament. Mais chez les femmes, avec leur penchant inné pour le péché, il se transformait en une tare incontrôlable.

— Et moi qui me rongeais de honte ! marmonna-t-il en se tordant les mains. Moi qui passais des nuits blanches en souffrant pour toi, Mère ! J’espérais encore qu’un sentiment de repentir vienne laver tes souillures. Mais toi, tu t’en souciais comme d’une guigne. Tu me riais au nez ! Et c’était pareil avec Anna. Ah, les filles d’Ève ! Elles ont ce goût pervers de la luxure dès leur naissance. Inutile de les raisonner, elles n’en font qu’à leur tête. Même si elles risquent de payer leurs débordements de leur vie. Et de gâcher celle des autres. Regardez-moi, toutes les deux ! s’écria-t-il, les yeux fermés, le visage levé au ciel. Quel gâchis ! Si je ne trouve toujours pas la paix, c’est votre faute ! Vous n’êtes que des chiennes en chaleur, la mère, la fille, les autres… toutes autant que vous êtes !

Boris se tut, s’efforçant de se maîtriser. Même quand il donnait libre cours à ses émotions, il savait vite recouvrer le contrôle de ses nerfs, et il en était fier. Cette fois, il lui fallut toute sa volonté pour chasser les noires pensées qui le hantaient et, surtout, pour se débarrasser de ce terrible sentiment de culpabilité qui venait parfois s’insinuer dans son âme.

Il s’exhorta à la patience et au calme. Il lui faudrait redoubler de prudence et veiller à ce qu’il dirait désormais à cet enquêteur. Artem n’était guère plus malin que ses collègues, mais il était insidieux et sournois. Or Boris devait préserver pour lui-même et imposer aux autres les images pures et rayonnantes qu’il avait gardées du passé. La Vérité dormait au fond de son âme. Rares étaient les moments où il la regardait en face, comme il venait de le faire. Et il empêcherait quiconque de la révéler au grand jour. Malheur à celui ou à celle qui tenterait de la dévoiler !