Les cloches sonnaient six heures du soir quand Philippos déboula dans la rue où habitait Nadia. Au tournant, il faillit bousculer un passant encapuchonné qui marchait d’un pas pressé en sens inverse, ses éperons cliquetant, son épée retroussant son ample cape sombre. L’homme ne manquait pas d’allure. Et si c’était Kassian ?… Mais non, se rassura Philippos, Kassian ne devait pas encore être là. Il se glissa par le portail entrouvert : personne ! La voie était libre. Il fila vers les fenêtres de la salle de réception et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Comme il l’avait supposé, la pièce était vide.
Il alla se blottir dans l’angle du perron et s’absorba dans ses réflexions. Il ne doutait pas que Grom accepterait de lui donner sa fille en mariage. Encore faudrait-il convaincre Artem, et ça, c’était une autre paire de manches ! Comment allait-il expliquer au boyard qu’il était assez mûr pour prendre femme, qu’il avait déjà acquis ce sentiment de responsabilité qui permet à l’homme d’avoir charge d’âmes ? Pour l’heure, il lui était plus facile de raisonner en termes de solutions pratiques. Il faudrait reconstruire un peu le pavillon qu’il occupait avec Artem. Il suffirait d’élever au-dessus du premier étage une vaste mansarde où Nadia et lui pourraient s’installer ensemble. Cela ne gênerait pas le boyard. Il pourrait conserver toutes ses anciennes habitudes, mais aussi en prendre de nouvelles : inviter les jeunes époux à partager ses repas, ou encore, tenir compagnie à sa bru pendant que Philippos participerait aux expéditions militaires contre les nomades. Comme ce serait merveilleux !
Il émergea de sa rêverie pour regarder les ombres. Étrange ! Kassian n’avait toujours pas montré le bout de son nez. Peut-être avait-il pénétré dans la maison sans que Philippos s’en soit aperçu ? Soudain, une pensée affreuse lui traversa l’esprit. Et si ce coquin s’était faufilé directement jusque dans la chambre de Nadia ? La belle aurait-elle osé le recevoir en bravant les bienséances ? Oh oui, elle en était capable, et il était bien placé pour le savoir ! Il contourna la maison à pas de loup et fixa la fenêtre de Nadia. Les volets étaient ouverts, mais il ne percevait aucun bruit. Sa bien-aimée était-elle dans les bras de son rival ? Cette vision atroce s’imposa à son imagination. Incapable de supporter la jalousie qui le tourmentait, il décida d’en avoir le cœur net. En regardant autour de lui, il remarqua quelques tilleuls au feuillage jauni qui s’élevaient en dehors du jardin. L’un d’eux n’était qu’à une vingtaine de pas du térem. Philippos entreprit de l’escalader et s’installa au milieu des branches. S’accrochant au tronc, il s’efforça de distinguer ce qui se passait dans la chambre. Mais la fenêtre était beaucoup trop étroite, il ne pouvait voir que l’angle de la coiffeuse.
— Nadia, Nadia ! appela-t-il.
Personne ne lui répondit. Un silence de mort régnait dans la mansarde. Alors il pensa avec une certaine joie mauvaise que Nadia s’était endormie en attendant Kassian ! Mais il avait besoin de s’en assurer. Il avisa une branche épaisse qui poussait en direction du térem : s’il parvenait à se glisser jusqu’au milieu de celle-ci, il serait juste en face de la chambre ! Il se mit à ramper et finit par arriver à l’endroit voulu. Écartant les feuilles, il put enfin plonger son regard dans la pièce. Il frissonna de la tête aux pieds. La lumière qui entrait par la fenêtre éclairait une scène de désordre épouvantable. Un grand cuveau en bois était renversé et l’eau s’était répandue sur le sol ; un paravent gisait par terre, cassé en deux ; cruches et bols en éclats, friandises et fruits écrasés jonchaient le plancher. Tout portait des marques d’une violence extrême.
Philippos se hâta de redescendre, des gouttes de sueur perlant à son front. Il tenta de se rassurer, se disant qu’il n’avait aperçu nulle trace de sang. Il courut vers l’entrée, le cœur serré par l’angoisse. En montant le perron, il faillit renverser la grosse Fania qui venait de surgir en haut des marches. La nourrice poussa un hurlement de terreur avant de le reconnaître.
— Qu’est-ce que c’est que ces façons, boyard ? vociféra-t-elle. Tu n’as pas honte ? Pourquoi ne t’es-tu pas fait annoncer ?
Philippos la contourna sans répondre et se mit à escalader quatre à quatre l’escalier menant au térem.
— Tu te crois tout permis ? glapit Fania. Au secours ! Au viol ! Attrapez-le !
Mais le garçon avait déjà atteint la chambre de Nadia. La porte n’était pas fermée. De l’autre côté du seuil gisait sa bien-aimée, le corps à peine voilé d’une chemise de lin. Sous son sein gauche, une tache écarlate maculait le fin tissu blanc. Ses yeux étaient grands ouverts, ils fixaient l’éternité. Refusant de comprendre, il se laissa tomber à genoux et se mit à secouer Nadia. Soudain, il vit un peu de sang apparaître entre les lèvres de la jeune fille. De minces filets rouges s’échappèrent de sa bouche et coulèrent sur son menton et son cou. Il se figea. Puis un cri terrible jaillit de sa poitrine. Il s’effondra sur le corps de Nadia et perdit connaissance.
Il avait dû rester inconscient un peu plus d’une heure. Quand il revint à lui, les ombres du crépuscule descendaient sur la ville. Il était étendu sur l’herbe ; à genoux près de lui, Artem, les traits tendus par l’anxiété, scrutait son visage. Philippos tenta de se soulever sur le coude. Ils se trouvaient sur la pelouse devant la maison de Nadia. Deux gardes étaient postés à l’entrée, tandis que d’autres empêchaient les domestiques d’approcher du perron. On entendait les sanglots de quelques servantes. Les yeux secs, Philippos croisa le regard d’Artem.
— Nadia est morte ? parvint-il à articuler sans reconnaître sa voix.
Le droujinnik acquiesça en silence.
— C’est le même assassin, n’est-ce pas ? Mais elle n’a pas été… ? s’enquit-il dans un murmure.
— Non, elle n’a pas été tuée de la même façon que les autres jeunes filles, répondit Artem tandis qu’il l’aidait à se mettre debout. Son corps est intact, à part le coup de poignard qu’elle a reçu en plein cœur.
Le garçon lutta contre un accès de vertige, s’appuyant de tout son poids au bras du droujinnik.
— Mais pourquoi ? gémit-il. Le rituel n’a pas eu lieu, alors pourquoi l’avoir poignardée ?
— Tu as vu dans quel état était sa chambre, répondit Artem d’un ton sombre. Le meurtrier était à la recherche de quelque chose, il a tout mis sens dessus dessous.
— C’est ce maudit flacon ! s’écria le garçon, le visage déformé par la souffrance. Tout cela est ma faute. C’est à cause de moi que Nadia…
Il s’interrompit, secoué de brefs sanglots sans larmes, la tête pressée contre la poitrine d’Artem. Puis il s’écarta et s’immobilisa, le regard dans le vague. La souffrance avait anéanti en lui toute pensée claire, toute émotion. Il n’était plus qu’une plaie béante, comme si une main aux griffes acérées l’avait vidé de toute substance. La douleur avait aussi transformé le monde autour de lui, ne laissant que silhouettes sans couleur, sans odeur, sans bruit. Il n’entendait même plus la voix d’Artem. Dans sa tête, il revoyait les traits figés de Nadia, sa bouche entrouverte, avec un filet de sang au coin des lèvres. C’était l’insupportable réalité à laquelle il devait faire face. C’était arrivé. Alors, rien n’avait plus de sens. À quoi bon résister ou lutter ? À quoi bon continuer à vivre ?
À travers la brume qui noyait le monde, il regarda Artem et, soudain, il l’entendit dire :
— Mon garçon, il y a un temps pour l’action et un temps pour le deuil. Tu pourras pleurer Nadia plus tard. En ce moment, l’important, c’est d’arrêter l’assassin. Tu voulais être à mes côtés, tu t’en souviens ? Alors, ne me laisse pas tomber ! Je compte sur toi.
Philippos tressaillit. Nadia était morte, mais il n’avait pas le droit d’abandonner l’enquête : cela aussi, c’était vrai. Il se devait d’aider Artem. Plus tard, oui… il donnerait libre cours à son chagrin – après qu’ils auraient mené à bien leur mission.
— Nadia a sûrement été tuée parce qu’elle détenait quelque indice, reprit le droujinnik, songeur.
Philippos leva la main pour intervenir, il s’efforça de parler, mais les mots refusaient de sortir. Artem tenta de l’entraîner vers la sortie du domaine.
— Ici, nous ne pouvons rien faire d’utile. Ce sont les gardes et le médecin du prince qui doivent maintenant accomplir leur travail. Quant à nous, nous avons rendez-vous avec les Varlets au refuge des quatre sages.
— Je sais ce que cherchait l’assassin, réussit à articuler le garçon. Il faut que je te raconte tout depuis le début. Tu comprendras ce qui s’est passé.
— Viens, mon grand, tu m’expliqueras cela en chemin, insista Artem.
Philippos se laissa conduire hors de la propriété. Évitant la grand-rue, ils empruntèrent des ruelles étroites, désertes à l’heure du repas du soir. La voix à peine audible, le garçon se mit à relater comment il avait ramassé le flacon lors de la fête du Feu nouveau et pourquoi il s’était abstenu de montrer sa trouvaille.
— Je sais tous les reproches que j’ai mérités, dit-il d’un air morne. Tu peux être sûr que je ne garderai plus jamais par-devers moi le moindre élément concernant l’enquête. J’aimais Nadia… et elle a payé de sa vie mon arrogance et ma stupide présomption ! conclut-il d’une voix qui se brisa.
— Tu n’y es pour rien, dit doucement le droujinnik. Tu as fait une énorme bêtise, mais tu n’aurais pas pu sauver Nadia.
Il étreignit le garçon d’un geste brusque, puis continua de l’écouter sans l’interrompre pendant que celui-ci narrait comment Nadia lui avait subtilisé l’aryballe. Il s’anima un peu en évoquant sa rencontre avec le petit orphelin Titos, ainsi que les révélations concernant la sœur du gamin, cette mercière grecque dont le meurtre avait été mentionné dans les Archives du Tribunal.
— Elle a péri de la même façon que son amie la servante et les autres victimes, résuma-t-il, tandis qu’un peu de couleur revenait sur ses joues. Photia et son amant se servaient de ce maudit élixir, le Sang d’Aphrodite, pendant leurs ébats. Il n’y a qu’un seul détail par lequel cette affaire se distingue des autres : au lieu d’apporter le flacon sur les lieux de son crime, l’homme l’avait offert à Photia deux ou trois semaines avant la nuit fatale. Après avoir accompli son crime, il a abandonné l’aryballe vide sur place. Il avait agi de la même façon plusieurs fois avant la nuit du meurtre d’Olga ; c’est alors que les choses ont commencé à changer.
Artem approuva d’un hochement de tête.
— Et si c’était Kassian, le coupable ? avança Philippos, fixant le droujinnik d’un regard qui brilla soudain d’une haine farouche. Je suis persuadé que Nadia l’attendait ce soir. Peut-être est-il venu un peu plus tôt dans la journée ? Cela expliquerait beaucoup de choses !
— Pas la façon d’agir du meurtrier, objecta le droujinnik. Il a exploré toutes les cachettes possibles : tiroirs de la coiffeuse, coffres à vêtements, boîtes où Nadia gardait bâtons d’aromates et fleurs séchées. Kassian n’aurait pas eu besoin de faire cela, n’est-ce pas ?
— Mais enfin, Nadia l’a laissé entrer de son plein gré ! Qui aurait pu obtenir qu’elle lui ouvre sa porte à part son fiancé ?
— Sans doute quelqu’un qui se faisait passer pour lui… J’ignore par quelle ruse il avait pénétré chez elle, mais il ne pouvait espérer qu’elle lui fasse des confidences. Il fallait qu’il la tue pour fouiller sa chambre en toute liberté.
Philippos s’abstint de commentaires et sombra de nouveau dans un profond abattement. Ils avaient rejoint la résidence princière. Visage fermé, regard éteint, le garçon suivit Artem à travers le parc jusqu’à la tonnelle. Seul Mitko les attendait déjà. La lumière des torches éclairait des boissons rafraîchissantes servies dans des coupes en bois peint, ainsi que deux larges plats remplis de petits pâtés à la viande et au poisson. Pour une fois, l’odeur alléchante qui s’en échappait laissait indifférent le Varlet qui triturait les boucles de sa barbe d’un air malheureux.
— Boyard ! s’écria Mitko en bondissant sur ses pieds. J’ai entendu dire que la fille de Grom… Est-ce vrai ? s’enquit-il en jetant un coup d’œil soucieux vers Philippos.
Comme Artem acquiesçait en silence, Mitko s’empressa de poursuivre :
— Nous aussi, nous avons fait une macabre découverte : le cadavre de Kassian !
— Comment ? Kassian, mort ? s’exclamèrent ensemble Artem et Philippos.
— Assassiné ! C’est arrivé en fin de matinée, d’après le médecin Manouk. On l’a lardé de coups de poignard. Kassian se trouvait alors dans un bosquet de pins sur la berge de la Desna, pas loin de la porte sud. Il devait attendre quelqu’un quand il a été assailli… Et voilà que nos deux fiancés ont tiré leur révérence ensemble ! ajouta-t-il d’un ton lugubre. Maintenant, ils se préparent à célébrer leur union au ciel.
Philippos se mordit la lèvre jusqu’au sang mais demeura silencieux. Artem lança un regard désapprobateur à Mitko avant de demander :
— Comment avez-vous découvert le corps de Kassian ?
Il avait pris place en face du Varlet, tandis que Philippos s’asseyait à ses côtés. Mitko avala une lampée d’hydromel avant de répondre :
— Comme tu l’avais ordonné ce matin, nous devions filer le train à Matveï, le père adoptif de Boris. Il est louche, ce type, il n’y a pas à dire ! Il a commencé par nous balader dans les bas-fonds avant de rencontrer un receleur notoire…
— Au fait ! coupa Artem. C’est bien ce lascar qui vous a conduits au corps de Kassian ?
— Euh… Plus ou moins, admit le colosse d’un air embarrassé. Matveï a fini par nous amener, bien malgré lui, jusqu’à cette pinède. Il a débouché sur une clairière et en a fait le tour. Et puis soudain, il a disparu ! Comme ça, fit Mitko en claquant des doigts. Alors, Vassili et moi, nous avons exploré la clairière à notre tour. On a remarqué des traces de sang sur l’herbe… puis on a trouvé le cadavre de Kassian dissimulé dans les buissons. Il était déjà froid. Alors j’ai dit à Vassili : « Ce diable de Matveï est peut-être mêlé à ce meurtre ! » Et Vassili de répondre : « À tous les coups, c’est lui que Kassian attendait ici ! » Et moi : « S’il nous a plantés là, c’est qu’il a pris peur à la vue de tout ce sang ! »
— Qu’est-ce que ça veut dire : « nous a plantés là » ? interrogea Artem en fronçant les sourcils. Vous a-t-il faussé compagnie ?
— Par le Christ, boyard, il s’est littéralement volatilisé ! gémit Mitko en se frappant la poitrine. Je n’ai encore jamais vu quelqu’un s’éclipser de cette façon ! Comme s’il avait enfilé la chapka-qui-rend-invisible ! Je me demande s’il n’y a pas eu quelque tour de magie là-dessous, ajouta-t-il en roulant des yeux effrayés. Encore heureux qu’il n’ait pas jeté de maléfice sur Vassili et moi : il aurait pu nous faire disparaître avec lui !
— C’est tout ce que tu as trouvé en guise d’explication ? Honte à toi ! lança Artem d’un ton sévère.
À cet instant, Vassili surgit près de la tonnelle. Apercevant le droujinnik, il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais, d’un geste, Artem lui intima le silence. Vassili alla s’installer sur la banquette auprès de son camarade.
— Nous en reparlerons ! menaça le droujinnik en tirant sur sa moustache. Mais le moment n’est pas propice, nous avons du pain sur la planche. Il faut que je réfléchisse…
Songeur, il fixa sa coupe qu’il faisait tourner entre ses doigts. Au bout de quelques instants, il promena son regard sur ses trois assistants.
— Les derniers événements ont éclairci plusieurs éléments de cette ténébreuse affaire, commença-t-il. En ce qui concerne, par exemple, l’un des meurtres les plus anciens, celui de la mercière grecque…
Il résuma en quelques mots ce qu’il avait appris de Philippos, puis poursuivit :
— Kassian a été tué ce matin et la fille de Grom, ce soir. Ces deux crimes qui se succèdent de si près sont nécessairement liés, et c’est d’abord l’aryballe qui représente ce lien. Je suis persuadé que Kassian se trouvait dans le jardin d’Olga au moment du meurtre. Peut-être voulait-il la surprendre afin de s’entretenir avec elle en secret…
— Au lieu de quoi, il est tombé sur l’assassin ! hasarda Philippos, qui s’était un peu animé en suivant le raisonnement d’Artem.
— Je doute qu’il ait réellement vu notre homme, corrigea celui-ci. Le plus probable, c’est que Kassian soit arrivé sur les lieux peu après le crime. C’est lui qui a découvert le corps d’Olga – de même qu’il a ramassé l’aryballe vide, sans doute sans y attacher grande importance. Mais il ne l’a pas gardée longtemps, n’est-ce pas ? dit-il avec un clin d’œil à l’adresse de Philippos.
— Il l’a perdue en sautant par-dessus le feu chez Nadia, confirma le garçon avant d’ajouter dans un soupir : Or l’assassin tenait à la récupérer…
Artem leva la main pour reprendre la parole.
— Certes, l’aryballe qui contenait le Sang d’Aphrodite constitue en soi un indice important. Mais Kassian devait être supprimé de toute façon, car il avait dérangé le meurtrier et l’avait fait décamper. Oui, c’est la seule explication possible ! Tant que Kassian restait en vie, le criminel était condamné à vivre en tremblant, dans la crainte qu’un jour ce témoin involontaire soit amené à le reconnaître. Par ailleurs, je crois que le flacon n’est pas la seule chose que Kassian s’est appropriée la nuit du meurtre. Il a dérobé quelque chose d’infiniment plus précieux…
— Le collier byzantin ! enchaîna Vassili, à présent tout excité. C’est bien ce que je voulais t’annoncer en arrivant, boyard !
Tandis que Mitko applaudissait bruyamment, le droujinnik fit signe à Vassili de poursuivre.
— En inspectant le corps de Kassian, nous avons trouvé un diamant enveloppé dans un chiffon et enfoui dans la poche de sa tunique. Bien sûr, son meurtrier avait fouillé le cadavre avant nous, mais il cherchait un objet bien plus volumineux : le pectoral d’Olga ! On a donc supposé que Kassian l’avait en sa possession… J’ai filé chez Edrik, et il a reconnu cette pierre à sa grosseur et à son éclat incomparable. Elle fait bien partie de celles qui ornent le collier !
— Formidable, non ? s’exclama le colosse. Ce n’est pas pour rien que j’ai surnommé Vassili œil de lynx ! Dès qu’il a aperçu ce caillou, il a compris que c’était un indice capital !
Vassili baissa les yeux d’un air modeste.
— Ce coquin de Kassian, conclut-il, a dû démonter le collier pour le revendre plus facilement.
— Je crois qu’il n’a dégagé qu’une seule pierre, corrigea Artem. À part cela, le collier dérobé par lui est intact. Il a changé de mains deux fois et se trouve maintenant entre celles de l’assassin.
— C’était donc ça, le vrai mobile du meurtre de Nadia ! s’écria Philippos. Elle devait être toute fière à l’idée que Kassian l’avait mise dans le secret et qu’il lui avait confié ce trésor. Cela a dû se passer pendant l’enlèvement… À présent, j’y vois clair ! Ce lascar espérait écouler à Kiev ce joyau invendable ; puis, comme nous les avons rattrapés, il a compris qu’il serait arrêté et fouillé. Il ne pouvait pas faire autrement que de s’ouvrir à Nadia et de lui remettre le collier !
— Exact, confirma Artem. Dieu seul sait ce qu’il lui avait raconté avant de la mettre dans la confidence.
— Il mentait comme un arracheur de dents, lâcha Philippos en haussant les épaules.
— De même, nous ne saurons jamais comment Kassian s’est approprié ce bijou unique, reprit Artem. Celui-ci était peut-être simplement tombé de la poche de l’assassin, et Kassian n’a eu qu’à se baisser pour le ramasser… En tout cas, il avait dérangé les plans de notre homme ! Celui-ci était décidé à l’éliminer, d’abord pour l’empêcher de l’identifier, ensuite pour s’emparer du collier qui lui avait filé entre les doigts. Quant à Nadia, elle a attiré la foudre sur elle après l’enlèvement raté. Le meurtrier a suivi le même raisonnement que nous, il a compris que Kassian avait été obligé de confier le pectoral à Nadia. Dès lors, elle était condamnée au même titre que son fiancé.
Philippos se mordit la lèvre et baissa la tête. Artem l’attira vers lui.
— Tu vois, ce n’était pas ta faute, murmura-t-il. Le meurtrier n’avait rien de plus pressé que de mettre la main sur le collier pendant qu’il savait où il se trouvait.
— Kassian aurait sûrement pu détourner les soupçons de Nadia ! s’exclama le garçon, les yeux brillants d’indignation. Ce lâche n’a eu que ce qu’il méritait !
— J’en connais un autre qui ne vaut pas plus cher que lui : Matveï ! intervint Mitko. Vas-y, vieux frère, raconte ! incita-t-il en poussant du coude Vassili.
Reposant sa coupe d’hydromel, le Varlet plissa ses yeux bridés.
— Le vénérable Matveï frayait avec la pègre de Tchernigov, et Kassian ne l’ignorait point. C’est l’un des receleurs qui nous a renseignés. On ignore à quel moment Kassian a abordé Matveï. Lorsqu’il a eu l’idée d’enlever Nadia, il espérait sans doute vendre le collier à Kiev. Son plan ayant échoué, il a décidé d’écouler ce joyau par l’intermédiaire de Matveï. Même s’il était certain d’épouser bientôt la fille de Grom, il lui fallait montrer patte blanche et payer ses dettes avant le mariage.
— Dire que ce chien aurait peut-être pu nous aider à identifier le meurtrier ! s’exclama Mitko.
— Ce n’est pas certain… Et puis, nous n’avons pas besoin de lui, répliqua Artem.
— Tu sais donc de qui il s’agit ? s’enquit le garçon en retenant son souffle.
— J’ai une petite idée là-dessus, éluda le droujinnik en se caressant le menton.
Devant le regard interrogateur des trois amis, il but une gorgée d’hydromel avant de poursuivre.
— Essayons de raisonner. C’est le Sang d’Aphrodite qui se trouve au cœur de cette affaire. Seul Klim en vend à Tchernigov ; le coupable se trouve donc forcément parmi ses clients ou amis. Sachant que certains boyards sont allés à Byzance avec lui, il est légitime de les placer en tête de notre liste de suspects. Ces jouvenceaux…
Le droujinnik s’interrompit en tiraillant sa moustache.
— Et alors, ces jouvenceaux… ? répéta Philippos.
Comme Artem continuait de se taire avec une mine soucieuse, Vassili prit la parole :
— Je crois deviner ce que pense le boyard. Notre homme n’est pas nécessairement un jeune gaillard ! D’après le chroniqueur, ces meurtres ont commencé il y a bien longtemps. Le coupable n’est peut-être pas si jeune que ça !
— Pimène peut confondre les choses, il se fiche pas mal de ce genre d’incidents, fit valoir Philippos. Pour moi, le détail le plus significatif, c’est que ces meurtres ont cessé à un moment donné – après l’assassinat des deux courtisanes, si ma mémoire est bonne. Puis, au bout d’un certain temps, ils ont repris, avec la mort de la mercière grecque et de son amie. Pourquoi notre homme s’était-il arrêté de tuer pendant cette période ?
— Ce sursis est moins important que le début de cette série de meurtres, souligna Artem. Il faut toujours remonter à l’origine du mal, à la première faute. Pour cerner notre homme – dans tous les sens de ce terme –, nous devrions connaître l’événement qui l’a fait basculer dans la violence. Quelle souffrance secrète a provoqué cette haine des femmes, cette soif de sang et de vengeance ? Si nous pouvions le découvrir, l’affaire serait résolue.
— Comment savoir ? De l’eau a coulé sous les ponts, c’est le moins qu’on puisse dire ! observa Mitko d’un ton sceptique. Ceux qui s’en souvenaient l’ont sûrement oublié depuis le temps. Cela dit, je parie que c’était une déception sentimentale !
— Un échec personnel, une frustration liée à sa carrière, hasarda Vassili.
— Il n’a pas pu épouser celle qu’il aimait, suggéra Philippos. Ou encore… sa bien-aimée est peut-être morte !
— Voilà bien ce qui s’appelle dessiner dans l’eau avec une fourche, commenta le droujinnik. Vous êtes très forts à ce genre d’art, mais cela ne nous mènera pas loin.
Ignorant ce commentaire ironique, Philippos reprit :
— Puisque nous évoquons le passé, les moindres détails ont leur importance. L’autre jour, j’ai rencontré au marché la sœur d’Igor, la mère supérieure du monastère de la Vraie Croix. J’avais l’aryballe sur moi ; elle a glissé de ma poche et roulé aux pieds de l’abbesse. Elle l’a regardée comme si elle avait aperçu un serpent venimeux ! C’était très bizarre comme réaction. Puis elle a fait comme si de rien n’était. Elle a dit qu’elle se souvenait de ce type de flacons grecs, car ils lui rappelaient sa jeunesse et les substances parfumées qu’elle utilisait à l’époque… ainsi que les « noirs péchés » qu’elle associait à cet élixir.
— La mère abbesse a dit ça ? murmura le droujinnik. Étrange…
— Tu crois que Théodora parlait de son frère ? s’enquit Philippos.
— C’est possible. Je me demande…
Artem fit mine de réfléchir. Il ne reprit point sa phrase ; c’est en vain que Philippos insista pour savoir quelle idée lui avait traversé l’esprit. Vexé, le garçon se leva et s’éloigna de la tonnelle. Cependant, la nuit étant tombée depuis longtemps, Artem déclara que leur réunion était terminée.
— Si Matveï refait surface, j’ose espérer que vous ne le perdrez plus de vue, dit-il à l’adresse des Varlets. Vous savez ce qui vous reste à faire en ce qui concerne cet aigrefin.
— On lui réservera l’accueil qu’il mérite, répondit Mitko. Un cachot humide et un interrogatoire musclé !
— Je souhaite seulement que nous ne le découvrions pas à l’état de cadavre, grinça le droujinnik.
Sur ces mots, il alla rejoindre Philippos. Après que les Varlets eurent pris congé, Artem étreignit le garçon.
— Viens, mon grand. Demain matin, nous avons une mission à accomplir. Nous allons rendre une visite amicale à l’apothicaire. Peut-être vais-je réussir cette fois à lui faire avouer la vérité au sujet de son complice mystérieux, celui qui l’a aidé à dérober la recette du Sang d’Aphrodite !