Le lendemain, Philippos fut réveillé par les cloches de la cathédrale du Saint-Sauveur qui sonnaient onze heures. Il dégringola de son lit, se maudissant d’avoir dormi si tard. Il se livra à des ablutions sommaires, enfila une tunique de lin propre, un caftan de soie safran et une chapka assortie bordée de castor. Il chaussa des bottes de cavalier en cuir souple, puis accrocha à sa ceinture son beau poignard au fourreau d’argent. Avec ce fier appareil, il espérait paraître à son avantage lors de l’explication qu’il comptait avoir avec Nadia. Avant de se rendre chez elle, il passa d’abord au Tribunal. Artem et les Varlets n’étaient pas là, mais un des greffiers lui apprit que Kassian avait été relâché tôt le matin, avec interdiction de quitter la ville.
Philippos quitta la résidence et s’engagea dans la grand-rue d’un pas pressé. En débouchant sur la place du Marché, il sentit la faim le tenailler. Il décida de faire un détour par une galerie bordée d’estaminets qui répandaient des effluves appétissants. Il acheta une tourte à la viande toute chaude, s’écarta de l’éventaire et se mit à la dévorer à belles dents. Quelques instants après, la grosse voix de la marchande voisine le tira de ses pensées.
— Et comment que j’ai entendu ! disait-elle à une matrone plantée devant le comptoir, panier au bras. Depuis ce matin, on ne parle que de ça. Ah, le scandale ! Ah, la honte !
Elle leva les yeux au ciel et se signa pieusement. L’autre commère imita son geste avant d’ajouter :
— Ce n’est pas la première fois que ce diable de Kassian fait des siennes ! Il a déjà déshonoré plus d’une noble jouvencelle.
La marchande fit claquer ses lèvres en esquissant une moue de mépris.
— Cette fille n’est pas plus noble que toi ou moi, petite mère ! déclara-t-elle avec aigreur. Avant de réussir, son père n’était qu’un petit commis sans scrupules, c’est moi qui te le dis ! Maintenant qu’il jouit de son bien mal acquis, il ne se mouche pas du pied ! Il a élevé sa fille comme une princesse, et elle n’en fait qu’à sa tête. Alors, pour ce qui lui est arrivé, ça lui pendait au nez depuis longtemps !
Tandis que la matrone approuvait avec enthousiasme, Philippos tourna les talons et quitta le marché aussi vite qu’il le pouvait. Il était écœuré. Nadia avait agi sans réfléchir, mais cela ne permettait pas à ces vieilles toupies de la traîner dans la boue ! Tout cela était la faute de Kassian. Comment Nadia, pourtant si fine, n’avait-elle pas compris à qui elle avait affaire ? Quelques minutes plus tard, il se tenait devant la demeure de Grom. Au lieu de frapper, il poussa le portail, dont l’un des battants s’ouvrit sans bruit. Il se glissa à l’intérieur de la propriété. Aucun domestique n’était en vue, et Philippos en profita pour filer droit vers la maison. Il alla se poster sous la fenêtre de Nadia et émit un sifflement discret. Aussitôt, la jeune fille vint se pencher au-dehors.
— Bravo, tu peux être fière de toi ! lança le garçon en guise de salutation. Toute la ville est déjà informée de ton escapade nocturne !
Nadia haussa les épaules avec dédain.
— Qu’importe ! Kassian et moi allons nous marier.
Elle portait une robe d’intérieur blanche aux broderies multicolores qui mettait en valeur son teint mat et ses yeux noirs. Elle parut si belle à Philippos que son cœur se serra douloureusement.
— Si tu veux le savoir, je l’ai fait exprès, poursuivit Nadia d’un air hautain. J’en ai assez d’attendre que mon père me trouve un fiancé selon son goût. Un de ces jours, il va m’amener un vieillard avec une grosse bedaine qui lui permettra de doubler sa fortune d’un seul coup… Non, merci ! J’ai envie d’épouser un homme jeune, beau et noble. Kassian est tout cela !
— Comment peux-tu songer à te marier sans amour ? s’exclama Philippos. L’autre jour, tu m’as juré que tu ne l’aimais pas. C’était donc un mensonge ?
— Pas vraiment, répondit la jeune fille d’une voix langoureuse. Je suis si changeante… Je ne me connais pas moi-même.
— Moi, je te connais ! s’échauffa Philippos. Une vraie girouette ! Et en plus, voleuse comme une pie. Pourquoi m’as-tu dérobé ce flacon ?
— Quel flacon ? fit Nadia en haussant les sourcils.
— Ne fais pas l’innocente ! s’écria-t-il, furieux. J’avais posé mon caftan sur un banc, près de la table. Pendant que nous étions… sous la tonnelle, ta nounou t’a appelée et tu t’es absentée. C’est sûrement à ce moment-là que tu m’as fait les poches. Il faut que tu me rendes ce flacon ! C’est un indice capital dans notre enquête.
Nadia leva les bras au ciel comme pour prendre Dieu à témoin.
— Ah non, c’est trop fort ! Il est venu me parler d’amour, et voilà qu’il me harcèle à cause d’une malheureuse fiole ! Je me soucie comme d’une guigne de votre enquête. Tu prétends m’aimer, mais tu n’es qu’un menteur et un goujat.
Détournant la tête, elle renifla bruyamment.
— Nadia, ma douce… balbutia Philippos. Je sais que tu ne pensais pas à mal. Tu as voulu me jouer un tour et te moquer de moi. Eh bien, tu peux être contente : hier, pendant notre réunion, j’avais envie d’être à cent pieds sous terre à cause de ça. Allez, ça suffit ! Rends-moi cet objet, c’est important.
— Plus important que moi ? fit Nadia en le toisant. C’est bien ce que je pensais ! À peine t’ai-je accordé quelques faveurs que, déjà, je ne compte plus à tes yeux. Si j’ai pris cette fiole, c’est justement pour te rappeler qu’on ne me traite pas à la légère. Prouve-moi que tu as toujours de l’estime pour moi, après ce qui s’est passé entre nous.
— T’ai-je donné une seule raison d’en douter ?
— Assez de palabres ! La seule façon de me le prouver, c’est de demander ma main.
— Je suis prêt à le faire ! s’écria Philippos. Mais alors… tu es d’accord ? Tu veux bien oublier Kassian et m’épouser ?
Nadia demeura un instant silencieuse, tandis que son regard errait au loin, par-dessus les cimes des arbres.
— On verra, dit-elle enfin. Il faut que tu t’engages vis-à-vis de moi, tout en me laissant la liberté de choisir. C’est ça, la marque du respect que j’exige de toi.
Philippos secoua la tête, incrédule.
— Tu joues avec mon cœur comme un chat avec une pelote de laine ! Pourtant, je ne peux m’empêcher de t’aimer… Mais de grâce, rends-moi le flacon !
— D’accord, si tu cesses d’en faire tout un plat. Attends une minute, je vais te le lancer.
— Surtout pas, il risque de se casser ! Ne bouge pas, je monte le chercher.
— Tu es fou ! Si quelqu’un te surprend…
Sans l’écouter, le garçon courait déjà vers le perron. Par chance, aucun domestique ne se trouvait dans l’entrée, et il monta quatre à quatre l’escalier menant au térem. Apercevant une porte basse en arcade décorée d’un motif floral, il la poussa hardiment. Nadia se tenait près d’une coiffeuse surmontée d’un miroir en argent poli. L’un des tiroirs était ouvert. Elle venait d’en sortir l’aryballe et la tendit à Philippos. Il s’en empara pour la ranger dans sa poche.
— Voilà qui est réglé, marmonna-t-il, satisfait.
Au lieu de ressortir, il referma la porte et se précipita vers Nadia. Il l’étreignit malgré ses protestations, couvrant de baisers passionnés son visage et son cou.
— Ah ! Tu me fais mourir, haleta-t-il, respirant avec délices l’odeur de sa peau chaude et parfumée. Toi aussi tu m’aimes, avoue-le ! Pourquoi me tortures-tu ainsi ?
— As-tu perdu la raison ? s’écria Nadia en tentant de se libérer. Si on te trouve dans le térem…
— Tant pis, je suis prêt à tout ! murmura Philippos, essayant d’attirer Nadia vers le grand lit recouvert d’un édredon. Je veux que tu sois à moi pour toujours !
Malgré son ardeur, Nadia parvint à se dégager et recula vers la porte. Elle voulut l’ouvrir mais Philippos s’y adossa.
— Si tu m’aimais vraiment, tu aurais déjà envoyé des marieurs avec plein de cadeaux, déclara Nadia avec une moue capricieuse. Et puis, que fais-tu du boyard Artem ? J’ai l’impression qu’il ne me porte pas dans son cœur.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Mon père t’apprécie beaucoup, il est juste un peu vieux jeu. Mais je lui dirai que je ne peux pas vivre sans toi. Il sera bien obligé de donner son accord et de dépêcher les marieurs chez ton père.
— Inutile, c’est trop tard ! J’ai déjà dit oui à Kassian, décréta Nadia avant d’ajouter dans un soupir : Pourtant, tu ne m’es pas indifférent… Soit, je vais te donner une chance ! Je te permets de revenir me parler, tu pourras plaider ta cause.
— Quand ? À l’heure des vêpres ?
— Impossible ! Je dois faire ma toilette et choisir ma tenue pour ce soir. En fait, j’attends quelqu’un vers l’heure du souper… Oh, ne prends pas cet air soupçonneux ! Il s’agit d’un négociant qui travaille pour mon père. Je vais peut-être l’inviter à partager le repas du soir. Reviens demain, nous serons plus tranquilles. Maintenant, va-t’en !
Philippos l’enlaça avec fougue.
— Laisse-moi, tu vas m’étouffer ! se plaignit Nadia en riant. Tu ne penses qu’à toi ! Si on nous surprenait ici, je serais perdue. Tu n’es donc pas effrayé ? Embrasse-moi là, sur la joue… Je t’aime bien – en ce moment. J’ignore si ça va durer. Mais pourquoi t’affliger ? N’as-tu pas de plus grandes affaires ? Consacre-toi à l’enquête de ton père !
— L’un n’empêche pas l’autre. Mais comment ferai-je pour passer une journée entière sans te voir ? Encore un baiser ! la supplia Philippos. Ah, c’est si loin, demain !
— Oui, c’est loin… Et si mon père revenait entre-temps ? Pauvre Philippos ! Viens plutôt ce soir, après le souper. Je pourrai peut-être descendre dans le jardin… D’ici là, pense un peu à moi, veux-tu ?
Sur ces mots, elle poussa le garçon dans le couloir et lui ferma la porte au nez. Philippos dévala l’escalier et se glissa à l’extérieur par la sortie arrière. Il était sur un petit nuage. Nadia l’aimait, il en était certain ! Et il saurait la convaincre qu’ils devaient unir leurs destinées ! Il était tellement absorbé dans ses pensées qu’il ne remarqua pas tout de suite la frêle silhouette blottie contre la clôture du domaine. Un gamin en haillons s’avança vers lui.
— Titos ! Content de te voir, mon grand ! s’exclama Philippos en reconnaissant son minois encadré d’une tignasse noire. Que fais-tu ici ? Tu as faim, je parie !
L’enfant avala sa salive et acquiesça d’un signe de tête.
— Viens, je vais t’acheter quelque chose à manger.
Il passa un bras autour des épaules de Titos et l’entraîna en direction du marché. Quelques minutes plus tard, le petit vagabond dévorait une tourte au saumon assaisonnée d’une sauce épicée. En sortant de l’estaminet, Philippos acheta toutes sortes de pâtisseries, et ils allèrent s’installer dans l’angle d’un perron qui donnait sur la place. Quand l’enfant fut rassasié, il lui jeta un regard reconnaissant et s’essuya la bouche avec la manche de sa tunique usée.
— Grand merci, boyard, dit-il avec un soupir de ravissement.
— Appelle-moi Philippos. Tu te rappelleras ? Philippos fils d’Artem. Tu peux venir me voir à la résidence princière aussi souvent que tu veux. Il suffit que tu donnes mon nom à l’un des gardes.
Titos esquissa un signe de tête évasif. La perspective de s’expliquer avec les gardes lui inspirait un enthousiasme tout relatif.
— Je préfère t’attendre à côté de chez ton amie, déclara-t-il. À propos… Est-ce qu’elle t’a rendu le flacon qu’elle t’avait chipé l’autre jour ?
— Ça alors ! Comment le sais-tu ? demanda vivement Philippos. Tu l’as espionnée ! Tu n’as pas honte ?
— Je n’ai pas fait exprès ! se défendit l’enfant. J’étais déjà là quand une vieille est sortie de la maison en criant : « Nadia, Nadia ! » Alors, ton amie est arrivée du fond du jardin. Elle a renvoyé la vieille, puis elle a commencé à fouiller ton caftan. C’est alors que je l’ai vue sortir ce flacon de ta poche. Je l’ai reconnu tout de suite, parce que ma sœur en avait un exactement pareil.
Philippos sursauta, n’en croyant pas ses oreilles.
— Tu peux répéter ce que tu viens de dire ?
— Je l’ai reconnu à ses couleurs et à sa forme, expliqua l’enfant, surpris par la réaction de son nouvel ami. Ma sœur Photia avait le même. C’est son amoureux qui le lui avait offert. Même vide, il sentait drôlement bon ! Je l’ai gardé quelque temps après la mort de Photia.
Philippos écarquilla les yeux de stupeur. Saisissant l’enfant par les épaules, il le fixa d’un regard perçant.
— Ta sœur était mercière, pas vrai ?
Comme le gamin acquiesçait en silence, il poursuivit, le souffle court :
— Je parie qu’elle avait une amie ! Une servante qui travaillait dans une auberge. Elles ont été assassinées le même jour, n’est-ce pas ?
L’enfant confirma derechef. S’efforçant de réprimer son excitation, Philippos l’interrogea :
— Quand et comment est-ce arrivé ? Raconte-moi tout ce que tu sais, tu veux bien ?
Titos hocha la tête et se gratta la nuque.
— Photia a été tuée il y a deux étés. Moi, j’en avais neuf à l’époque. On n’a jamais su qui était le coupable, et je crois qu’on ne l’attrapera jamais… Ce soir-là, Photia devait voir son amoureux, c’est pourquoi j’ai dormi chez la vieille Daria, notre voisine. Le matin, en arrivant devant notre isba, j’ai aperçu un soldat près de la porte. Il y avait aussi quelques voisins qui chuchotaient entre eux. Le garde leur criait dessus et les empêchait d’entrer dans la maison. Moi, j’ai réussi à me glisser à l’intérieur. Le soldat m’a rattrapé et m’a poussé dehors, mais j’ai eu le temps de voir qu’il y avait du sang partout. Il y avait deux autres militaires dans la pièce chaude. L’un d’eux est sorti pour me parler…
Titos s’interrompit et déglutit péniblement. Philippos l’enlaça et le serra contre lui.
— Tu t’en tires très bien, continue !
— Il m’a dit qu’il faisait partie du Tribunal. Il s’est mis à me poser des tas de questions sur Photia, mais aussi sur son amie Klava, celle qui était servante… Si elles avaient beaucoup d’amis, avec qui elles sortaient et tout ça. Moi, je voulais voir Photia, mais l’homme a refusé de me laisser entrer. « Il faut que tu gardes une belle image de ta sœur », qu’il a dit. Et c’est vrai, Photia était très belle ! Elle avait des cheveux noirs comme moi, mais ses yeux étaient bleus comme des myosotis. Quand les gardes l’ont emportée, elle était recouverte d’un drap. Je ne l’ai plus jamais revue.
— As-tu parlé de l’amoureux de Photia à cet homme du Tribunal ?
Titos fit un signe de dénégation.
— C’était un secret ! Ma sœur répétait que personne ne devait le savoir. Elle me l’a fait jurer sur son psautier.
— Mais tu l’as aperçu, au moins ?
— Jamais. Chaque fois qu’il devait venir, Photia m’envoyait chez la grand-mère Daria. De toute façon, qu’est-ce que ça change ?
— C’est lui qui a assassiné ta sœur, répondit Philippos.
L’enfant secoua fermement la tête.
— Ça ne peut pas être lui ! Il aimait Photia et lui faisait plein de cadeaux. Et puis, l’homme du Tribunal a dit qu’elle avait été tuée par un fou.
— Et ce flacon de parfum ? Ta sœur a-t-elle dit quelque chose à ce propos ?
— Elle m’a expliqué que ça s’appelait un élixir et qu’il était aussi précieux qu’un bijou de grand prix. Il était semblable à une potion magique, qu’elle disait, et aussi qu’il allait assurer sa fortune… quelque chose comme ça. C’était son porte-bonheur.
— Tu parles d’un porte-bonheur ! gronda Philippos. C’était la source de tous vos malheurs !
— N’empêche qu’il sentait rudement bon, observa le gamin. On aurait dit toutes les fleurs du Paradis ! L’homme du Tribunal m’a expliqué qu’ils avaient trouvé le flacon par terre, vide. Le tueur avait dû le renverser pendant qu’il fouillait la maison. Qu’est-ce qu’elle était jolie, cette fiole ! Je voulais la garder en souvenir de Photia. Seulement…
— Seulement ?
— J’ai fini par la vendre. D’ailleurs, tout a été vendu : l’isba, la mercerie, les meubles et même nos vêtements. Il fallait rembourser le propriétaire de la boutique, le commerçant à qui Photia commandait la marchandise, et je ne sais qui encore. Nos voisins ont racheté ce qui n’a pas été pris par le collecteur de dettes. Au bout de six lunes, je n’avais plus rien. Alors, hier, quand j’ai revu cette fiole, je me suis senti tout drôle…
Philippos tira l’aryballe de sa poche et la montra à Titos.
— Oui, c’est exactement la même ! Je peux la toucher ?…
Il prit le flacon dans ses mains et se mit à le caresser du bout des doigts. Il avait les larmes aux yeux. Comme Philippos le pressait contre lui, l’enfant enfouit sa frimousse dans le creux de son épaule et pleura silencieusement. Lorsqu’il se fut calmé, Philippos lui reprit la fiole en disant :
— Je ne peux pas te la laisser maintenant. C’est un indice – disons, une preuve importante dans l’affaire criminelle que mon père essaie de résoudre. Je te promets qu’on finira par arrêter l’assassin de Photia, il sera châtié pour tous ses crimes. Et moi, je m’occuperai de toi, petit frère !
En questionnant l’orphelin, Philippos apprit qu’il faisait partie d’une bande de gamins qui vivaient du maigre butin qu’ils se procuraient en mendiant ou en volant au marché.
— Je n’ai pas le droit de t’en dire davantage, déclara Titos. Si tu veux me trouver, t’as qu’à demander après moi à l’un des garçons qui traînent devant l’église du Vendredi-Saint. Mais tu ferais mieux de t’habiller autrement si tu viens par là-bas.
— Ne t’inquiète pas, le rassura Philippos en riant. Autrefois, j’ai appartenu à une bande semblable à la vôtre1. Je connais toutes vos astuces, va ! Un jour, je te raconterai, tu verras que mon histoire n’est pas si différente de la tienne.
Avant de quitter Titos, Philippos fit promettre à l’enfant qu’il viendrait à la résidence princière le lendemain. Puis il rangea l’aryballe dans sa poche et longea la grand-rue sans se presser. Il avait décidé de remettre jusqu’au soir le moment d’avouer à Artem tout ce qui concernait le flacon égaré par l’assassin d’Olga. Il raconterait aussi sa rencontre avec le petit vagabond et ce que celui-ci lui avait appris sur le meurtre de sa sœur. Maintenant qu’il se sentait en paix avec lui-même, l’image de Nadia revenait le hanter. Il repensa à leur conversation… Soudain, il s’immobilisa. Elle attendait quelqu’un pour le souper, mais qui ? Un négociant travaillant pour son père ? Fichtre non ! Il ne pouvait s’agir que du sieur Kassian. Cette petite peste avait failli le berner une fois de plus ! Il se mit à mimer Nadia en se composant une moue capricieuse :
— Je suis si changeante ! Je t’aime peut-être, un peu, beaucoup… Mais dès qu’un autre me parle épousailles, je te laisse tomber comme un vieux chausson de tille !
Reprenant sa voix normale, il trancha :
— Fini de jouer les girouettes, ma mignonne ! Ce soir, je vais débarquer à l’improviste, que ça te plaise ou pas. Quant à l’autre lascar, je vais lui flanquer une correction dont il se souviendra pour le restant de ses jours !
Il bomba la poitrine d’un air belliqueux tout en réfléchissant. Le mieux, ce serait de surprendre Kassian lorsqu’il serait déjà installé, bien à son aise, en train de débiter ses boniments. Ainsi, Philippos avait largement le temps de repasser chez lui. Il en profiterait pour se munir de tout ce qu’il fallait pour un combat singulier : son épée et sa cotte de mailles, qu’il dissimulerait sous son caftan. Ensuite, il retournerait en catimini chez Nadia. Il attendrait le moment propice pour fondre tel un aigle sur sa proie, mettant fin au commerce honteux de sa future fiancée avec ce misérable. « Je me contenterai de lui botter le derrière, songea-t-il. Mais si ce fanfaron veut se battre, à la bonne heure ! Je lui montrerai de quel bois je me chauffe ! »
Un peu plus tard, alors que Philippos se préparait à infliger le juste châtiment à son ignoble rival, Nadia s’affairait dans sa chambre en fredonnant un air plein d’entrain. Elle s’apprêtait à prendre un bain, plaisir qu’elle s’octroyait une fois par semaine, sans compter les grandes fêtes carillonnées. Deux domestiques avaient monté des cuisines de lourds brocs pleins d’eau bouillante pour remplir le cuveau posé au milieu de la pièce. Une autre servante venait de déplier un paravent censé protéger sa maîtresse du vent coulis venant de la fenêtre. Sur la table près du baquet, on avait placé un plateau chargé de friandises et de fruits.
Après le départ des domestiques, Nadia ferma la porte au verrou, ôta sa robe et alla chercher sur une étagère le flacon contenant son essence aromatique préférée, mélange de romarin et de verveine avec un peu de myrrhe. Elle en versa quelques gouttes dans l’eau avant de ranger la fiole à sa place. Enfin, elle retira sa chemise qu’elle jeta sur le paravent, monta sur un petit tabouret et se glissa dans le cuveau. Au contact de l’eau chaude, son corps fut parcouru d’un frisson voluptueux. Elle dénoua les rubans qui retenaient sa chevelure et renversa la tête, laissant ses boucles ruisseler sur son dos. Elle s’immobilisa ainsi pour savourer le plaisir de ce moment, sans cesser de réfléchir.
Il était essentiel qu’elle paraisse à son avantage ce soir, quand elle se présenterait devant Kassian. Dire que, bientôt, elle serait mariée ! Quel mot magique ! Elle eut une bouffée de compassion pour Philippos. Il était si émouvant avec ses peines de cœur ! Mais il n’avait pas de chance en amour, et Nadia n’y pouvait rien. Marfa, sa meilleure amie, n’avait pas eu de chance non plus… D’ailleurs, Nadia ne comprenait toujours pas si c’était son amant qui l’avait tuée, ou si quelqu’un d’autre lui avait tendu ce piège diabolique. Enfin, tout cela était aussi la faute de Marfa. Cette pauvre fille était d’une niaiserie !
Nadia se mit à jouer avec les mèches de ses cheveux qui flottaient dans l’eau, humant avec volupté les effluves enivrants qui montaient vers elle. Non, Marfa n’avait jamais compris cette vérité pourtant si simple : les discours sur l’amoureux idéal ne servaient qu’à en mettre plein la vue à un blanc-bec comme Philippos. La principale préoccupation de chaque jeune fille qui a la tête sur les épaules, c’est le mariage ! Nadia, elle, avait bien tiré son épingle du jeu. Elle n’était plus obligée de se rabattre sur le premier venu comme le faisaient tant de filles. Kassian était un homme bien sous tous rapports, et un boyard par-dessus le marché. En plus, il avait eu la bonne idée de l’enlever au nez et à la barbe de Fania, et celle-ci s’était comportée exactement comme Nadia l’avait escompté. Toute cette aventure l’avait enchantée. Un rapt, c’était si excitant ! En outre, son futur époux s’était ainsi mis la corde au cou plus sûrement que s’il avait demandé sa main à son père ! Quand on appartient à la bonne société, on se plie à ses lois. Si Kassian la quittait maintenant, avant la cérémonie des fiançailles, aucune famille honnête ne voudrait plus de lui ! Tandis que Nadia, elle, était protégée par sa dot de n’importe quel scandale.
Soudain, elle entendit un bruit sec derrière elle et sursauta. Elle sortit du cuveau, contourna le paravent et courut vers la fenêtre sans faire attention à l’eau qui dégoulinait sur le sol. Non, ce n’était que le vent qui avait fait claquer les volets… Elle les attacha aux crochets fixés sur la façade puis se pencha au-dehors et promena son regard sur l’allée et le jardin. Personne !
Elle retourna au cuveau pour se replonger dans son bain. Bien que l’eau fût encore chaude, elle ne put réprimer un tremblement. Voyons, se rassura-t-elle, elle n’avait aucune raison de devenir nerveuse ! L’exemple de Marfa lui servirait de leçon : par les temps qui couraient, on n’était à l’abri nulle part, pas même au sein de son propre domaine. Heureusement, elle pouvait désormais compter sur la protection de son promis ! Kassian était un brave. Il lui avait raconté comment il avait défié le meurtrier aux aromates – si bien que ce dernier s’était enfui en abandonnant son butin. Et il lui avait fourni la preuve tangible de ses dires : le gage d’amour le plus précieux qui soit, et qui valait une fortune !
Nadia s’enfonça dans l’eau jusqu’au menton. Ses pensées prirent alors un autre cours, son regard se durcit et devint rusé. La chance semblait sourire à son fiancé, mais était-il aussi riche qu’il le prétendait ? D’après son père, Kassian était un panier percé. Et, bien que Nadia ait adoré l’idée de l’enlèvement, le projet des fiançailles à Kiev ne l’avait pas emballée. Non qu’elle doutât de la bonne foi de Kassian ; mais ici, à Tchernigov, c’était sa dot qui pesait surtout dans la balance de leur future union. Voilà qui lui permettrait de mener son futur époux à la baguette ! Elle gloussa en songeant au vieil adage : « Le mari, c’est la tête et la femme, le cou : la tête regarde là où le cou se tourne ! »
À cet instant, un bruit de pas la tira de ses pensées. Elle se redressa et fixa la porte.
— Nadia, Nadia ! dit une voix à peine audible. Ouvre-moi… Vite !
Il lui sembla reconnaître le timbre de Philippos, et elle poussa un soupir d’agacement. Ce filou avait encore réussi à se faufiler jusqu’à sa chambre ! Et dire qu’elle avait éloigné Fania et les domestiques exprès en prévision de la visite de Kassian !
— Écoute-moi, fils d’Artem, je suis occupée à ma toilette ! lança-t-elle. Fiche le camp !
— Nadia, ouvre ! Ce n’est pas le fils d’Artem, c’est moi… J’ai besoin de ton aide !
La voix était étouffée et trébuchait sur les mots, comme à bout de souffle.
— Kassian ? Tu ne te sens pas bien ? s’alarma Nadia.
Émergeant du cuveau, elle s’épongea rapidement le corps avec une grande serviette de lin, puis enfila sa longue chemise en tissu fin. Elle savait qu’elle était ravissante comme ça, ses formes à peine dissimulées. Son promis avait bien le droit de la contempler en cette tenue alléchante !
Nadia s’approcha de la porte, tira le lourd verrou en fer et ouvrit le battant. En reconnaissant l’intrus, elle écarquilla les yeux et sentit son sang se glacer. Elle leva les deux mains pour se protéger la gorge et se figea ainsi, paralysée par la terreur. Elle avait compris que c’était la Mort – sa Mort – qui se tenait sur le seuil de sa chambre.
1- Voir La Nuit des ondines, op. cit.