CHAPITRE V

Ils quittèrent la résidence princière et enfilèrent la grand-rue. Quelques minutes plus tard, Mitko s’arrêta devant une taverne dont la porte et les fenêtres laissaient échapper des odeurs fort alléchantes. Artem hocha la tête d’un air approbateur.

— Au moins ont-ils la bonne habitude d’aérer leur intérieur. Nous n’allons pas étouffer dans une salle surchauffée ! commenta-t-il en entrant, suivi des Varlets et de Philippos.

Un jeune garçon au visage parsemé de taches de rousseur, une serviette de lin nouée autour de la taille, se précipita pour les accueillir. Il les installa non loin de l’entrée, au bout d’une longue table placée le long du mur. Artem réclama les zakouski traditionnels, puis ils optèrent pour la spécialité du lieu, le cochon de lait accompagné d’une farce aux champignons et de cornichons, de galettes de sarrasin et de fromage blanc aux noix et au miel.

Tandis que les serviteurs s’occupaient à disposer écuelles et coupes, Artem promena son regard autour de lui. À quelques coudées d’eux, un couple de citadins aisés était installé à la même table. Ils avaient fini de manger, mais l’homme refusait de partir avant d’avoir vidé la carafe d’eau-de-vie qui trônait devant lui. Penchée vers son compagnon, la femme tentait de le raisonner.

Artem tourna ses yeux vers le centre de la pièce, où une dizaine de jeunes gens étaient attablés les uns en face des autres. Ils discutaient avec animation, gesticulant et lançant des plaisanteries d’une voix forte. C’est alors qu’il s’aperçut que Philippos dévorait du regard une jeune fille brune qui le dévisageait en retour, un sourire espiègle aux lèvres. Le garçon semblait fasciné par la belle et Artem aurait juré qu’ils n’en étaient pas à leur première rencontre ! Il voulut questionner Philippos mais, à cet instant, le serviteur réapparut, portant un grand plateau chargé de mets. Ils se concentrèrent donc sur la nourriture, écoutant le gai brouhaha qui régnait dans la salle.

Quand Artem eut assouvi sa faim, il se tourna vers les Varlets et leur résuma à voix basse son conciliabule avec Edrik et le prince.

— Ainsi, conclut-il, l’assassin n’est pas reparti les mains vides : il a emporté le fabuleux collier byzantin d’Olga. Il est donc probable que ce bijou soit le principal mobile du crime. Et pourtant…

— On dirait que tu hésites, boyard, observa Mitko. Y a-t-il autre chose ?

— Ce qui me rend perplexe, c’est la violence de ce meurtre.

Artem s’interrompit pour regarder Philippos à la dérobée. Celui-ci était occupé à échanger des œillades enflammées avec la jouvencelle assise en compagnie des jeunes gens bruyants. Rassuré, il fit signe aux deux Varlets de se rapprocher et murmura :

— Je n’ai pas voulu mentionner ce détail devant notre jeune ami. Il faut que cela reste entre nous, compris ? La malheureuse Olga a été tuée d’une façon particulièrement atroce. Elle a eu la gorge tranchée et les parties génitales mutilées.

Les Varlets fixèrent Artem en silence, les yeux agrandis par l’horreur.

— Qui a bien pu commettre un acte aussi barbare ? chuchota enfin Mitko. Un dément ?

— Un homme à l’esprit troublé, à coup sûr, acquiesça Artem. Voilà pourquoi il nous faut considérer ce meurtre sous plusieurs angles. Il est certain que l’assassin convoitait ce collier inestimable. En même temps, la manière dont il a mis à mort la victime prouve qu’il lui en voulait tout spécialement… à moins qu’il ait un compte à régler avec toutes les femmes.

— Ce meurtre doublé d’un vol a sans doute été commis par l’un des proches d’Olga, suggéra Vassili. Quelqu’un d’assez proche pour avoir souvent admiré ce joyau.

— Moi, je pense plutôt à un amoureux éconduit, avança Mitko. Cette fille était belle comme le jour et avait une foule de galants.

— Je penche pour cette hypothèse, moi aussi, approuva le droujinnik. Un amant repoussé qui ne supporte pas cette soudaine disgrâce… Ou encore un soupirant frustré et humilié parce qu’il n’a jamais eu de succès auprès de sa belle. L’amour se transforme alors en haine, en besoin de se venger. Oui, cela me paraît un motif plausible.

À cet instant, Philippos se tourna vivement vers le droujinnik.

— Un motif plausible ? Lequel ?

— Le dépit amoureux, répondit Artem sans broncher. L’assassin s’en est pris à Olga non seulement pour s’emparer du précieux pectoral, mais aussi pour se venger de l’attitude méprisante de la jouvencelle. À tort ou à raison, cet homme s’imaginait avoir été trahi.

— On dit qu’Olga était fort arrogante et qu’elle prenait plaisir à se moquer de ses soupirants, renchérit Philippos.

— Retenons donc ce mobile, conclut le droujinnik. Nous allons suivre deux pistes à la fois. Mitko, tu t’occuperas des receleurs. Renseigne-toi discrètement sur leurs faits et gestes. Quoi que dise Edrik, notre homme peut décider d’entrer en rapport avec l’un de ces gaillards.

— Je vais aussi questionner nos informateurs habituels, mendiants et petits voyous, et je garderai pour la bonne bouche les receleurs les plus importants, proposa Mitko.

Artem approuva d’un signe de tête avant de poursuivre :

— Toi, Vassili, tu vas te rendre aux Archives du Tribunal. Je veux que tu passes en revue les affaires criminelles de ces deux dernières années, à la recherche d’assassinats commis dans des circonstances similaires : jeune femme égorgée, bijoux coûteux dérobés… souviens-toi de tous les détails, compris ?

— Parfaitement, lui assura Vassili. Je vais passer au peigne fin tous les dossiers existants et mettre de côté les documents en question.

— À propos de détails, dit Philippos à l’adresse d’Artem, as-tu parlé de ce parfum mystérieux qui émanait du corps d’Olga ?

Les Varlets fixèrent le droujinnik d’un air interrogateur. Artem entreprit alors de décrire l’étrange odeur qui l’avait tant intrigué. Lorsqu’il se tut, à court de qualificatifs, une voix d’homme rauque se fit entendre :

— Boyard, n’ordonne pas de me châtier, mais ordonne de me pardonner ! J’ose interrompre votre discussion afin d’apporter quelques précisions utiles.

Le droujinnik considéra avec étonnement l’homme assis à l’autre bout de la même table. Il avait une grosse tête hirsute poivre et sel et de petits yeux noirs pétillants de malice. Son front bombé sillonné de rides, son nez busqué et ses grosses lèvres aux coins retroussés formaient une physionomie remarquablement expressive. L’homme semblait passablement éméché, et Artem était sur le point de le rabrouer quand son regard tomba sur la compagne de l’inconnu. Sa beauté rayonnante lui coupa le souffle. Son visage ovale était encadré d’une abondante chevelure roux foncé ; quelques taches de rousseur parsemaient son nez droit et ses pommettes hautes. Ses yeux bleu foncé avaient une nuance extraordinaire, ils rappelèrent au droujinnik sa mer varègue natale, lorsqu’un rare rayon de soleil donne un éclat azuré à ses eaux sombres.

— Je m’appelle Klim, se présenta l’homme, et voici mon épouse Vesna1 – Vesnouchka2 pour les amis. Je t’ai entendu, sans le vouloir, parler de parfums et d’aromates, boyard. Or ces mots résument la passion qui gouverne ma vie ! J’ai la chance de pratiquer le métier prestigieux d’apothicaire. Il exige de vastes connaissances dans le domaine des remèdes médicaux, mais aussi dans celui des substances odoriférantes. Elles n’ont pas de secret pour moi, quelle que soit leur origine : végétale, animale ou minérale.

— Mon mari a d’abord pratiqué à Kiev, précisa Vesna d’une voix mélodieuse. Son art était très apprécié dans notre glorieuse « capitale des capitales ».

— À Kiev ou ici, mon magasin ne désemplit pas, se vanta l’apothicaire. J’ai des dizaines de clients parmi les boyards et les notables de notre ville. La plupart viennent me consulter dans mon officine. Ils demandent à être reçus en tête à tête, pour que je puisse leur prodiguer des conseils personnels.

Klim s’était relevé et accompagnait son discours de grands gestes expressifs. Il portait un caftan violet chamarré d’or et une chapka assortie. Artem s’aperçut que son dos était déformé par une bosse. Ses longs bras musclés semblaient trop puissants par rapport à son corps difforme, et toute sa mise luxueuse contrastait avec son physique ingrat. Pourtant, son front proéminent, creusé par des rides de souffrance et d’efforts, et le clignotement goguenard de ses yeux plissés démentaient ce que cet homme pouvait avoir de fat ou de ridicule. Il affichait un petit air moqueur comme s’il riait le premier de sa laideur, mais aussi des louanges qu’il se prodiguait à lui-même.

— Honorable Klim, je ne vois toujours pas en quoi le récit de tes prospérités me concerne, déclara Artem, s’efforçant de ne point dévisager la belle épouse du bossu.

— J’ai voulu te donner des gages de ma capacité, sinon de mon talent, boyard, répondit Klim en se rengorgeant. Je te mets au défi de soumettre à mon examen le parfum qui t’intéresse. Un tissu qui en est imprégné suffira. Je te révélerai la nature de cette substance, sa provenance et sa valeur. Tu n’iras pas jusqu’à exiger sa formule secrète ! ajouta-t-il en riant.

— Pourquoi pas ? répliqua le droujinnik. Le mode de préparation de cette mixture pourrait nous conduire à celui qui l’a créée.

— Ne t’en déplaise, boyard, c’est impossible ! protesta l’apothicaire. Comme il s’agit d’un parfum rare ou exotique, il n’y a aucune chance qu’il soit fabriqué dans cette ville. Par ailleurs, les règles de mon métier édictées par notre guilde m’interdisent de dévoiler la plupart des recettes. Vois-tu, le prix d’une drogue ou d’un élixir, même exorbitant, peut être dans certains cas inférieur au coût de sa formule !

Artem haussa les sourcils, ce qui encouragea Klim à poursuivre avec ardeur :

— Eh oui, boyard, certains aromates sont plus chers que les métaux précieux ! Et je ne parle pas seulement de l’encens, de la myrrhe, de l’ambre gris – ou encore du nard, cette précieuse liqueur que Marie de Béthanie versa sur les pieds de Notre-Seigneur. Il existe des préparations à base d’autres substances, selon des formules qu’on garde jalousement dans le plus grand des secrets…

Tandis que le bossu pérorait, Artem fit signe aux Varlets qu’ils pouvaient partir pour commencer leurs recherches. Ils s’éclipsèrent en murmurant un mot d’excuse que Klim ignora, tout à son discours. Quant au droujinnik, il était surtout fasciné par Vesna. Il chercha à croiser son regard pour se noyer dans le bleu profond de ses iris, mais elle baissa aussitôt les paupières. Artem finit par interrompre l’intarissable apothicaire.

— Soit, je passerai te voir, honorable Klim, promit-il. Ton aide peut se révéler fort utile dans l’affaire qui m’occupe. En attendant…

Artem se tut. Il venait d’avoir une idée. Klim semblait bien connaître les jeunes gens qui festoyaient au milieu de la salle, il avait déjà échangé avec eux salutations et coups d’œil complices. Il pourrait sûrement le renseigner sur la jeune coquette aux yeux noirs qui avait envoûté Philippos. Mais à peine avait-il formulé sa première question que Philippos lui-même se tourna vers lui et déclara :

— Je peux t’informer sur la fille de Grom mieux que le sieur Klim ! Elle est de mes amis, et même plus que ça…

Il se mordit la langue. Voyant son embarras, l’apothicaire ricana, puis lui tapota gentiment la main.

— Sache, mon grand, que la même tendre amitié lie cette jouvencelle à plusieurs gaillards installés à ses côtés. Que veux-tu ! Elle est en âge de se marier.

— Aucun de ces freluquets n’est digne d’elle ! rétorqua Philippos. Regarde-moi ce bellâtre en caftan turquoise et or : on dirait un paon dans une basse-cour !

— C’est Kassian, un fameux noceur, commenta Klim. Il a des goûts de luxe et adore jeter l’argent par les fenêtres.

— Cet argent n’est pas le sien, mais celui de sa tante grecque, précisa Philippos d’un ton acide. Il est comme les autres, il tourne autour de Nadia à cause de sa dot !

Tandis que l’apothicaire approuvait en riant, Artem examina le beau ténébreux dont Philippos avait parlé. « Un trop joli visage avec un mauvais sourire », pensa-t-il. Puis il détailla les voisins de Kassian qui avaient fait honneur à un repas bien arrosé et finissaient leurs coupes en échangeant plaisanteries et œillades appuyées.

— Si tu me parlais des autres convives ? suggéra-t-il à Klim. J’aimerais les connaître un peu mieux qu’à travers les sentiments personnels de mon fils !

— Il n’est pas loin de la vérité, répliqua le bossu. La plupart ne sont que des fats, des coureurs de dot. Ils sont tous issus du même milieu, celui de la noblesse plus ou moins récente à laquelle se mêlent quelques marchands prospères. Pourtant, quelques-uns n’ont rien de commun avec ces godelureaux…

L’apothicaire désigna d’un signe de tête un jeune homme d’environ vingt-cinq étés à la forte carrure et aux abondants cheveux châtains. Son luxueux caftan rouge vif moulait ses épaules d’athlète et son torse imposant, marqué par un léger embonpoint. Son beau visage était ouvert et franc. Presque à contrecœur, Artem le trouva sympathique.

— C’est Igor, bourreau des cœurs et grand pécheur devant l’Éternel ! déclara Klim avec un clin d’œil malicieux. Trêve de plaisanteries : c’est un époux dévoué, mais aussi un brillant érudit et poète à ses heures. La dame blonde près de lui, la douce Svetlana, peut témoigner que les innocentes lubies de son mari ne lui font jamais oublier son devoir.

« La douce Svetlana ne fait pas le poids à côté de son gaillard d’époux », songea Artem tandis qu’il examinait la jeune femme. Sa chevelure cendrée, partagée par une raie, lui tombait sur les épaules comme un voile de gaze, encadrant son visage aux yeux verts et aux traits délicats. Une grâce fragile se dégageait d’elle comme une pâle lumière.

— Autant sa femme est sage et ordonnée, autant Igor est fantasque et imprévisible, poursuivit l’apothicaire. C’est son tempérament d’artiste qui veut ça ! Igor n’est pas un simple rimailleur à la mode grecque. Sous le règne d’Oleg, il assurait la haute charge de Garde des Livres. À l’exemple de l’illustre Michel Psellos, il compose odes et élégies quand il n’écrit pas des commentaires sur notre époque.

— Pour l’heure, il est surtout occupé à conter fleurette aux deux jouvencelles qui lui font face, railla Artem.

Philippos s’agita sur son siège : l’une de ces deux jeunes filles était Nadia ! Quant à l’apothicaire, il écarta les bras dans un geste d’impuissance.

— Igor est poète, il peut chanter l’idéal féminin devant une poupée de bois ! Mais ces sottes prennent tout pour argent comptant. Regarde Marfa, la petite blonde suspendue à ses lèvres. Elle est charmante, mais bête à manger du foin ! Non, boyard, Igor préfère s’entourer de vieux manuscrits plutôt que de jeunes coquettes. Il a trop conscience de sa propre valeur !

L’apothicaire haussa ses épaules déformées. Il voulut ajouter quelque chose mais se ravisa et reprit :

— Regarde le voisin de Svetlana, le jeune maigrelet aux cheveux bruns. En voilà un autre qui vaut la peine d’être connu ! C’est Boris, un noble de haut lignage.

Artem observa le grand escogriffe au nez busqué et aux yeux noirs qui s’adressait à l’épouse d’Igor. Il était vêtu sobrement dans les tons marron et ocre, mais son caftan et sa chapka bordée de zibeline avaient dû coûter aussi cher que les tenues voyantes de ses amis. Absorbé par la conversation, Boris gesticulait sans cesse et sa pomme d’Adam montait et descendait dans son cou mince. Un sourire venait adoucir par moments son attitude altière et cabrée. Mais c’est surtout l’expression angoissée de ses yeux sombres qui frappa Artem : elle trahissait quelque pensée oppressante ou douloureuse.

— Tu te dis que c’est un drôle d’oiseau, n’est-ce pas, boyard ? murmura Klim.

— On dirait un tempérament assez original, reconnut le droujinnik.

— Je l’ai rarement vu aussi en verve, poursuivit l’apothicaire. Depuis qu’il a perdu sa sœur cadette, il se replie sur lui-même. Mais tu connais le monde, boyard ! Les filles en âge de se marier se piquent d’apprivoiser ce jeune ours. Pourtant, leurs attentions l’agacent, il fuit la société. Ah ! Il a bien changé après la mort de sa sœur !

— Comment est-ce arrivé ? voulut savoir Artem.

L’apothicaire repoussa sa chapka pour éponger son front bombé.

— Elle a été assassinée voilà quatre lunes. Anna était toute pétillante de vie, spirituelle et audacieuse. Elle poussait ses amoureux à faire mille folies pour elle. Boris, lui, fermait les yeux et lui passait ses foucades. Les autres filles la jalousaient terriblement, et pour cause ! Anna adorait provoquer les gens et attirer l’attention sur elle. Est-ce cela qui l’a perdue ? L’assassin a dû la remarquer et la suivre à son insu jusque chez elle. Il s’est introduit dans la propriété et s’est attaqué à elle, tandis qu’elle se prélassait dans son jardin.

— Dans son jardin ? répéta le droujinnik. Connais-tu d’autres détails ?

L’apothicaire soupira et secoua la tête.

— Des bruits étranges circulaient à l’époque, mais Boris a fait l’impossible pour que l’affaire soit entourée de la plus grande discrétion. Lui-même est resté muet comme une tombe. Aujourd’hui encore, si quelqu’un évoque sa sœur, il se referme en lui-même et s’éclipse aussitôt. Cela se comprend, on ne se remet pas d’une telle tragédie en l’espace de quelques lunes !

— A-t-on arrêté l’assassin ? s’enquit vivement Artem.

— Hélas, non ! Les enquêteurs du Tribunal n’avaient aucun signalement précis. D’après eux, il s’agissait d’un vagabond, peut-être d’un serf en fuite. Les gardes ont ratissé la moitié de la ville, mais le bandit leur a glissé entre les doigts.

— Et ce n’est pas maintenant qu’on pourra l’attraper, enchaîna Vesna de sa belle voix grave. Il a dû quitter la capitale aussitôt après le meurtre. Au jour d’aujourd’hui, il se trouve loin d’ici !

— Peut-être pas si loin que ça, marmonna Artem en échangeant un bref regard avec Philippos.

— Qu’est-ce qui te fait croire cela ? s’étonna Klim, tandis que son épouse levait vers le droujinnik ses yeux assombris par la frayeur.

Artem s’abstint de répondre, mais son regard croisa celui de Vesna et son cœur battit la chamade. Il toussota pour cacher sa gêne et se leva afin de prendre congé. Les jeunes gens installés au milieu de la salle quittèrent eux aussi leurs places. La plupart d’entre eux connaissaient et appréciaient l’apothicaire et sa femme. Ils s’approchèrent pour les saluer, et Klim en profita pour les présenter à Artem. Celui-ci commença par échanger quelques formules de politesse avec Boris, exprimant le souhait de lui rendre une visite informelle. Puis Igor le salua avec un sourire radieux, tandis que son épouse s’inclinait en baissant les yeux. Elle fut imitée par Nadia, jolie comme un cœur, et la blonde Marfa. En s’éloignant, les deux jouvencelles pouffèrent de rire. Elles s’enlacèrent par la taille et quittèrent la taverne sous l’œil jaloux de Philippos. Il était sur le point de les suivre, mais Artem le retint par l’épaule.

— Je t’ai entendu rentrer bien après minuit, murmura-t-il. Je te préviens : plus de promenades nocturnes sans mon autorisation !

— Promis ! chuchota le garçon avec ferveur. Et maintenant, puis-je aller m’amuser avec Nadia et ses amis ?

Artem dissimula un sourire dans sa moustache avant de répondre :

— Allez, file ! Mais je t’attends à la résidence à l’heure du souper.

Philippos se précipita vers la sortie. Artem s’attarda dans la salle pour observer l’apothicaire et son épouse. Vesna examinait la main ébouillantée d’une servante. Klim, qui devait être plus éméché qu’il n’y paraissait, attendait adossé au mur en fredonnant une chanson grivoise. Avec sa bosse énorme, ses grosses mains noueuses et son crâne en forme de dôme, sa laideur était surprenante mais pas repoussante. En dépit de cette difformité, il se dégageait de lui une impression de vigueur et de courage. Quant à Vesna, une séduction irrésistible émanait d’elle, et une grâce féline imprégnait chacun de ses mouvements. En partant, Klim salua Artem d’une voix pâteuse et répéta son invitation à venir le consulter sur les aromates exotiques. Artem promit de le faire à la première occasion.

Enfin, le droujinnik sortit à son tour. À cette heure, le médecin du prince avait dû terminer l’examen du corps d’Olga. Il songea à se rendre tout de suite à la chapelle mortuaire puis se ravisa : il voulait inspecter une dernière fois les lieux du crime. Il avait l’impression d’avoir oublié un détail important et espérait que le souvenir lui reviendrait une fois sur place.

Il s’était à peine éloigné de la taverne lorsqu’une voix féminine le tira de ses pensées.

— Quel plaisir de contempler un garçon aussi avenant que ton fils, boyard ! Lui et la jeune Nadia forment un bien joli couple.

Artem se retourna et découvrit Svetlana, l’épouse du boyard Igor. S’apercevant de son étonnement, la jeune femme lui expliqua que son mari était parti avec les autres jeunes gens s’amuser sur la place de la Cathédrale et qu’elle ne le rejoindrait que plus tard, après être passée à la maison.

— Si ton fils décide de courtiser cette mignonne, reprit Svetlana, les yeux pétillants de malice, il faut qu’il se méfie de Boris : c’est un rival redoutable ! Je ne plaisante qu’à moitié. Boris a des vues sur Nadia, et ce n’est pas quelqu’un de commode. Non seulement il lui arrive de manquer de courtoisie, mais il peut même devenir violent.

— Philippos n’a que seize étés, répliqua Artem avec un sourire pincé. Cette coquette l’attire autant qu’elle l’effraie. Les soupirants de Nadia n’ont aucune raison d’être jaloux d’un gamin timide. Mais pourquoi dis-tu que Boris pourrait devenir violent ?

Le visage de Svetlana s’assombrit.

— Lorsque cette pauvre Anna était encore de ce monde… Tu n’ignores pas le malheur qui a frappé cette famille il y a quelques lunes, boyard ?

Le droujinnik acquiesça d’un signe de tête.

— Boris était autrefois un garçon aimable et jovial. Pourtant, même du vivant de sa sœur, il lui arrivait d’avoir des crises de jalousie terribles. Je n’ai jamais compris comment Anna pouvait supporter ces éclats. Leur beau-père en sait quelque chose ! Il ne cessait de reprocher à Boris ses accès de fureur, mais en vain.

Svetlana plissa ses yeux verts, le regard dans le vague.

— Boris pouvait s’emporter pour un oui ou pour un non. Un jour, Igor et moi sommes passés chez eux à l’improviste. C’était environ une lune avant la mort d’Anna. Nous avions loué une troïka pour faire une promenade le long du fleuve et nous voulions les emmener avec nous. Boris nous a introduits dans le jardin. On était en train de bavarder quand, soudain, Boris s’en est pris à mon époux. Il l’a accusé de faire des yeux doux à Anna derrière mon dos…

Elle s’interrompit, esquissant un geste comme pour prendre Artem à témoin.

— Quelle absurdité ! C’était comme si Boris avait cherché un prétexte pour se déchaîner contre mon mari. Il l’a entraîné à l’écart pour l’accabler d’injures, le traiter de séducteur et de traître. Mon époux daignait à peine répondre, ce n’était pas la première fois que Boris faisait ce genre de scène.

La jeune femme haussa les épaules.

— Pendant ce temps, Anna et moi les attendions assises sur un banc. Anna riait sous cape. « Mon frère me surveille tel Argus aux cent yeux ! m’a-t-elle dit. Mais comment lui en vouloir ? Il me couvre de présents dignes d’une princesse. Regarde ! » Elle a ôté de son poignet un magnifique bracelet d’or pour que je puisse l’admirer. Il était orné d’un dessin représentant un cavalier et une cavalière qui se faisaient face, les bras levés vers le soleil. Or c’est l’image traditionnelle des fiançailles ! Étrange cadeau, n’est-ce pas ?

— En effet, reconnut Artem. Pourquoi me racontes-tu cela, dame Svetlana ?

La jeune femme baissa les cils.

— J’ai beaucoup d’affection pour Boris. Je veux qu’il recouvre la paix, qu’il puisse vivre heureux avec la femme de son choix. Pour cela, il faut qu’on attrape l’assassin de sa sœur ! À l’époque du meurtre, les enquêteurs du Tribunal ont parlé d’un rôdeur, d’un étranger. Pourtant…

Elle marqua une pause, enroulant ses mèches blondes autour de ses doigts.

— Pourtant, reprit-elle, rien ne prouve que le meurtrier n’appartenait pas à l’entourage d’Anna. Elle avait de nombreux admirateurs. Certains étaient jaloux des relations si particulières qu’Anna entretenait avec son frère. C’est peut-être cette jalousie qui a provoqué…

Svetlana s’interrompit et balaya ses derniers mots d’un revers de main.

— En vérité, je ne sais que penser ! Pardonne-moi, boyard, de t’avoir retenu sans raison.

— Au contraire, je te remercie d’avoir partagé tes doutes avec moi, la rassura Artem. Tant qu’une affaire criminelle n’est pas élucidée, il faut envisager toutes les éventualités. Il n’est pas impossible que le Tribunal décide de rouvrir cette enquête.

— Plaise à Dieu ! soupira Svetlana. À présent, je dois me dépêcher. Je te saurais gré, boyard, de ne point mentionner cette conversation devant mon époux. Il déteste les femmes qui osent donner leur avis sans y être invitées.

Ses joues pâles se colorèrent un peu et elle baissa la tête d’un air coupable. Puis elle s’inclina et partit précipitamment.

Artem suivit des yeux sa silhouette gracieuse tout en réfléchissant. Son intuition lui disait qu’il y avait un lien entre le meurtre d’Anna et celui d’Olga, mais il était trop tôt pour tenter de le préciser. Il se promit d’interroger dès que possible le frère d’Anna, mais aussi Igor. Absorbé dans ses pensées, il tourna les talons et se dirigea vers la propriété du boyard Edrik, afin d’examiner une nouvelle fois les lieux du crime.

Pendant ce temps, l’assassin d’Olga contemplait d’un œil narquois la foule en liesse réunie devant la cathédrale du Saint-Sauveur. Il arborait la même expression béate que cette bande de nigauds qui croyaient être ses amis. Il n’avait aucun mal à feindre la joie et l’enthousiasme des jeunes imbéciles qui s’agitaient à ses côtés.

Tandis qu’il se frayait un chemin à travers la cohue, son regard errait sur les visages stupides qui l’entouraient, et c’était comme si la Mort elle-même déployait ses ailes noires au-dessus du troupeau humain. Si quelqu’un avait pu imaginer les projets diaboliques qu’il échafaudait, cela aurait donné du piment au jeu… Mais non, c’était sans espoir, les gens étaient si bêtes !

Il songea à ce droujinnik avec sa moustache tombante et son air si calme, si sûr de lui. Artem était-il plus malin que les autres ? Ce serait tellement amusant de se mesurer avec un adversaire capable de résoudre une partie de l’énigme ! Artem se prendrait pour le chasseur sur le point de débusquer le gibier, et ils pourraient jouer ainsi quelque temps… Le temps que le limier s’aperçoive que les rôles s’étaient inversés et que lui-même était maintenant pris en chasse !

Alors qu’il s’enfonçait dans ses noires pensées, il sentait éclater en lui-même le rire de Satan. Quel était à ce jour le nombre d’élues ? Sept ? Huit ? Chacune avait d’abord eu affaire à l’Amant puis au Justicier, afin que le rituel sacré puisse être mené à son terme, et que ces pécheresses soient purifiées et châtiées.

Et maintenant, à qui le tour ? Il promena son regard autour de lui et aperçut Nadia. Cette pie jacassante bavardait avec un de ces garçons insipides qui l’adoraient en silence. Dégoûté, il se détourna. Un jour, il s’occuperait peut-être d’elle… Il suffisait de patienter et de laisser venir les choses. C’est alors qu’un rire perlé attira son attention. Une autre jouvencelle penchait sa jolie tête en écoutant les compliments qu’on lui débitait. L’assassin retint son souffle, son cœur se mit à battre plus vite. Oui, celle-ci était mûre pour devenir la prochaine élue ! « Décidément, songea-t-il, il y a des femmes qui vont au-devant de ce qu’elles méritent. »

1- « Printemps » en russe.

2- « Tache de rousseur » en russe.