En arrivant chez le boyard Edrik, Artem demanda au domestique accouru vers lui de le conduire directement vers la tonnelle où le cadavre d’Olga avait été découvert. Une fois sur place, il constata que le sol et le banc adossé à la balustrade avaient été lavés avec soin. Malgré cela, un parfum enivrant flottait toujours dans l’air. Il songea au détail qui continuait de lui échapper. N’était-ce pas cette odeur ? Elle était aussi tenace que l’encens et la myrrhe, mais semblait plus suave, plus sensuelle… Artem secoua la tête avec dépit. Non seulement il était incapable d’identifier cette substance, mais encore il ne trouvait pas les mots pour décrire ce qu’il éprouvait !
Jurant dans sa moustache, il sortit de sa poche un stylet, une tablette de cire et griffonna à la hâte : « Parfum capiteux. Essence exotique ? Peut-on s’en procurer à Tchernigov ? »
« Exotique ou pas, cette mixture s’apparente plus à une drogue qu’à un parfum ! » grinça-t-il à part soi en rangeant tablette et stylet.
Hanté par le souvenir du cadavre mutilé d’Olga, il se retint d’aller saluer le malheureux Edrik et reprit la direction de la résidence princière. Ce fut alors l’image de Klim et de son épouse qui s’imposa à son esprit. Ce couple étrange semblait vraiment mal assorti : Vesna avec sa beauté altière et sensuelle, et le bossu avec son corps difforme qui ne pouvait inspirer à une femme que de la pitié ou de la répugnance. Pourtant, Artem avait bien ressenti la profonde affection qui liait l’apothicaire et sa femme. Quel hasard extraordinaire les avait-il réunis ? Il comprit que ce mystère l’obséderait tant qu’il ne l’aurait pas percé à jour.
Un serviteur le guettait à l’entrée du palais. Il avertit le droujinnik que Philippos, Mitko et Vassili l’attendaient dans le jardin princier, « à l’endroit convenu ». Il s’agissait de cette tonnelle où Artem et ses amis se retrouvaient pour tenir conseil et que Philippos avait ironiquement baptisée « le refuge des quatre sages ».
Artem rejoignit son fils et les Varlets au moment où une servante arrivait des cuisines, soutenant un grand plateau en équilibre sur sa tête. Elle disposa sur la table coupes et carafes remplies d’hydromel et de kvas, ainsi que des assiettes chargées de petits pâtés et de gâteaux au miel. Dès qu’elle fut partie, Vassili déroula un rouleau d’écorce de bouleau couvert de notes : c’était le fruit de ses recherches aux Archives. Il attendit que le droujinnik lui fasse signe pour commencer.
— En ce qui concerne les affaires similaires au meurtre d’Olga, je n’ai pas découvert grand-chose. Tout d’abord, une récente enquête : Anna, la sœur cadette du boyard Boris, a été tuée le quatorzième jour du mois de mai, alors qu’elle se trouvait dans le jardin de leur propriété située dans la partie ouest de Tchernigov. Les hommes du Tribunal ont abandonné leurs recherches faute de pistes et ont conclu que le criminel avait réussi à quitter la ville. L’affaire a été classée peu avant la Saint-Jean.
— Ces paresseux n’ont pas cherché longtemps ! s’exclama Philippos.
Vassili leva la main pour lui imposer le silence et poursuivit :
— J’ai recopié la note de l’enquêteur à propos du corps de la victime : « L’assassin lui a tranché la gorge avec une telle force que la tête était presque séparée du tronc. L’arme du crime n’a pas été retrouvée. Il s’agit sans aucun doute d’un poignard à longue lame effilée, fabriqué par un artisan très qualifié. » Par ailleurs, ajouta le Varlet, le frère de la victime affirme que le meurtrier a dérobé un bijou de grande valeur, le bracelet en or qu’Anna portait le jour du crime.
Il défit le col de sa veste et avala une gorgée de kvas avant de reprendre avec gêne :
— Le document ne mentionne pas si le corps, euh… présentait d’autres traces de violence à part la blessure qui a provoqué la mort. Mais voilà : Boris descend d’une des familles les plus puissantes de Tchernigov. Il est possible qu’à sa demande les enquêteurs aient omis de signaler certains détails embarrassants. Ces révélations auraient pu susciter des ragots malveillants sur le compte d’Anna, et Boris devait veiller à la réputation de sa sœur.
— Bien raisonné, approuva Artem. Je suis persuadé que le jeune homme a tout fait pour éviter de ternir la mémoire d’Anna.
— Il n’y a pas que Boris ! intervint Philippos. Ce matin, devant le palais, j’ai échangé quelques mots avec un boyard qui se rendait au Tribunal : un homme d’un certain âge, richement vêtu, l’air important. C’était le père adoptif d’Anna ! Il vient de Kiev, mais il habitait Tchernigov à l’époque du meurtre. Il est furieux contre les magistrats et demande à cor et à cri que l’enquête soit rouverte.
— Son nom est Matveï, précisa Vassili. Je l’ai croisé moi aussi : il venait de déposer sa requête quand je suis arrivé au Tribunal.
Artem lissa sa moustache, la mine songeuse.
— Le beau-père d’Anna est donc de retour… J’aimerais en savoir plus sur cet individu.
— J’ai déjà essayé de me renseigner, répliqua Vassili. Matveï est un riche négociant en soieries et certains produits de luxe. Anobli par le prince Oleg, il a épousé la mère des deux enfants qui venait de perdre son mari. Après la mort de sa femme, il est devenu leur tuteur légal. Il a vécu quelque temps avec eux dans leur domaine familial avant de partir s’installer à Kiev.
Mitko, qui enfournait petit pâté sur petit pâté, posa la main sur le bras de son camarade.
— Tu oublies le plus important, marmonna-t-il, la bouche pleine. Le jour du meurtre, Matveï se trouvait sur les lieux du crime. Voilà qui en dit long !
Vassili laissa échapper un soupir exaspéré.
— Continue de t’empiffrer, ça t’empêchera de parler à tort et à travers ! Certes, Matveï se trouvait au sein du domaine au moment du meurtre, mais ça ne fait pas de lui le suspect principal.
— Cela ne prouve rien en soi, décréta le droujinnik, mais nous pouvons nous servir de cet élément. Je leur ordonnerai à tous les deux de faire une nouvelle déposition détaillée, et cette fois, sous serment. Je les interrogerai séparément, cela va de soi… Qu’as-tu déniché d’autre ? s’enquit-il à l’adresse de Vassili.
— Une autre affaire classée : une jeune femme violentée et égorgée il y a environ un an. La victime, une blanchisseuse prénommée Oulita, vivait seule dans une masure située près de la porte nord. Ce dossier ne contient qu’un document : la déposition du surveillant de quartier. Pour le reste, pas d’indices, pas de conclusion… Autant courir après le vent dans la steppe !
— Je me demande combien de meurtres n’ont jamais été élucidés au cours de ces dernières années, soupira Artem. As-tu pu examiner les rouleaux et parchemins rangés dans les coffres au fond de la salle ? Un employé est censé aider les visiteurs autorisés à faire des recherches.
— Le préposé aux Archives avait apparemment trop à faire, répondit Vassili avec amertume. Il m’a dit que j’avais le droit de me plaindre, mais pas de le distraire de ses occupations. J’ai eu beau agiter sous son nez ton sceau personnel, boyard…
Il extirpa de sa poche le précieux objet qu’il remit à son chef.
— Cela ne fait rien, commenta Artem avec un sourire en coin. J’ai un autre atout dans ma manche : mon fidèle Timofeï, cet ancien scribe avec qui je me suis lié d’amitié l’an dernier. Malgré ses soixante étés, ce bonhomme a une mémoire étonnante, aussi ordonnée que la bibliothèque de Vladimir. Il connaît les Archives comme sa poche. Je sais où le trouver, j’y vais de ce pas !
Comme le droujinnik se levait, Philippos lui effleura le bras.
— Ça peut attendre. Il est grand temps d’aller à la chapelle mortuaire, le médecin a sûrement fini d’examiner le corps d’Olga. Je t’en prie, laisse-moi venir avec toi ! supplia-t-il.
Le boyard étouffa un soupir. Il avait espéré s’éclipser sous un prétexte quelconque pour aller écouter seul le rapport de Manouk le médecin. Ne trouvant rien à répondre, il acquiesça à contrecœur.
Ils quittèrent les Varlets qui discutaient de différentes possibilités pour suivre la piste du collier d’Olga. En sortant du parc, ils se dirigèrent vers la chapelle princière, petit édifice en bois ouvragé, au clocheton surmonté d’une croix dorée. À l’intérieur, un coin de la nef était isolé par des cloisons : c’est ici qu’on gardait les corps des trépassés avant la toilette mortuaire. Une vingtaine de cierges fixés au mur éclairaient la table à tréteaux où gisait le cadavre d’Olga.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans cet espace exigu, Artem tressaillit : une odeur suave et tenace se mêlait à celles de l’encens et de la cire. Le corps de la jeune fille avait été dépouillé de ses vêtements et recouvert d’un drap, mais sa chevelure continuait de répandre le mystérieux parfum.
Le médecin Manouk se tenait de l’autre côté de la table, un chandelier à la main. C’était un Arménien d’une trentaine d’étés aux yeux ambrés, vêtu d’un long habit de lin, ses cheveux noirs couverts d’un linge noué autour de la tête. Il posa le bougeoir près de la dépouille, s’inclina et échangea les salutations d’usage avec le boyard et Philippos.
— Ainsi que tu l’as supposé, noble Artem, la victime a été égorgée avec un couteau à la lame bien aiguisée, par un individu qui savait manier le poignard. Le coup a été porté avec force et précision, la tête n’est plus rattachée au tronc que par les tendons et la peau. Quant à l’heure du crime, Olga est morte entre minuit et deux heures de la nuit.
Manouk essuya de sa manche les gouttes de sueur qui perlaient à son front.
— Je suppose que tu as pu constater par toi-même, boyard, de quelle façon barbare le corps de la malheureuse a été supplicié, poursuivit-il en désignant le cadavre.
Artem leva la main pour l’empêcher de parler, mais le médecin interpréta son geste autrement. Il souleva le drap, découvrant le corps d’Olga.
— Les parties génitales ont été découpées, et…
Avant qu’il n’eût terminé sa phrase, Philippos devint verdâtre et se rua hors de la chapelle. Le droujinnik étouffa un juron et s’élança à sa suite aussi vite que sa légère claudication le lui permettait. Il aperçut tout de suite le garçon qui, appuyé contre le mur de la chapelle, vomissait tripes et boyaux. Artem se précipita pour lui essuyer le visage avec son mouchoir. Quelques instants plus tard, Philippos se redressa, respirant l’air frais à longues goulées.
— Désolé, je n’ai pas encore l’estomac à toute épreuve, parvint-il à articuler. J’ai été pris par surprise.
— Allons, ce n’est rien, murmura le droujinnik. C’est fini.
Philippos lui lança un regard furieux et riposta :
— Qu’est-ce qui est fini, je me le demande ? Arrête de me parler comme à un enfant ! C’est loin d’être fini, tu le sais aussi bien que moi ! Et je tiens à comprendre de quoi cet homme… ce monstre est capable.
Il se tut, les yeux rivés sur la chapelle.
— Celui qui a commis ces atrocités, martela Artem, est un homme dénaturé dont l’âme est ravagée par la folie et la haine. Je voulais t’épargner ce spectacle.
— Tu as eu tort ! trancha Philippos. Si je suis en âge de me battre aux côtés du prince qui fait la guerre aux Koumans, c’est que je peux regarder la mort en face, et sous n’importe quelle forme ! Mais il n’y a pas que ça. Toi aussi, tu mènes une guerre sans merci, et tes ennemis sont plus redoutables que les nomades de la steppe. Ce ne sont point des fils d’Ismaël, ce sont des fils de Caïn ! Il ne suffit pas de brandir son épée pour les combattre. Mais j’apprendrai ce qu’il faut et je resterai à tes côtés, que tu le veuilles ou pas !
Surpris et ému, Artem étreignit le garçon. Philippos se blottit contre lui un instant, puis s’écarta pour le regarder.
— Il faut que tu me fasses une promesse, boyard, dit-il avec gravité. À l’avenir, tu ne chercheras plus à me cacher aucun détail concernant cette affaire !
Artem leva la main droite d’un geste solennel.
— Tu as ma parole !
Apaisé, Philippos déclara :
— Retournons écouter la suite du rapport de Manouk. Et ne me dis pas que je ferais mieux de t’attendre ici !
Artem acquiesça, résigné. Ils pénétrèrent dans la chapelle et rejoignirent le médecin qui avait soigneusement recouvert le cadavre du drap. Attentif, Manouk les dévisagea en silence.
— Poursuivons, lança le droujinnik. As-tu découvert quelque indice utile en examinant le corps ?
— J’ai inspecté avec minutie les mains de la jeune fille, mais je n’ai trouvé nulle trace suspecte sous les ongles : pas de sang ni de morceau de peau. Ses bras, ses jambes, sa poitrine ne présentent pas de contusions. Selon toute vraisemblance, la victime n’a pas cherché à se défendre.
— Est-ce qu’elle a été… torturée de son vivant ? demanda Philippos d’une voix fluette.
— Assurément pas ! se hâta de répondre le médecin. L’assassin ne s’est acharné sur elle qu’après lui avoir porté le coup fatal. Celui-ci a provoqué une hémorragie abondante, alors que les entailles pratiquées après la mort n’ont presque pas saigné.
— Le boyard Edrik a-t-il vu ces blessures ? s’enquit Philippos en se tournant vers Artem.
— La robe d’Olga les dissimulait, répondit le droujinnik. J’ai ordonné aux domestiques de transporter le corps dans une pièce isolée avant de procéder à un premier examen. Cette épreuve a donc été épargnée à Edrik. Quant à la toilette mortuaire, elle sera faite par des femmes, comme la tradition l’exige. Les servantes d’Olga s’en chargeront. Autre chose, Manouk ?
— Oui, boyard. En dépit de ces horribles mutilations… commença le médecin en jetant un coup d’œil prudent vers Philippos. Bref, j’ai pu examiner les entrailles de la victime. La présence de liqueur séminale prouve qu’Olga s’était livrée à l’acte de chair peu avant sa mort. Par ailleurs, elle avait perdu son innocence bien avant de se donner à son dernier amant.
Artem nota mentalement ces informations et demeura silencieux, envahi par un sentiment de tristesse et de compassion devant ce corps profané, ce cadavre hideux qui avait été une jouvencelle pleine de charme et de vie. Il n’arrivait pas à condamner la conduite d’Olga qui avait vécu et était morte dans le péché. Il se surprit même à éprouver une secrète satisfaction à la pensée qu’elle avait eu le temps de goûter certains plaisirs avant que sa jeune vie ne fût sacrifiée aux désirs dénaturés d’un fou sanguinaire.
D’un geste brusque, il serra Philippos contre lui et scruta le petit visage grave aux sourcils froncés. Le garçon était encore pâle mais semblait un peu revigoré. Il se libéra d’ailleurs aussitôt, puis il demanda en humant l’air :
— Ce parfum, c’est bien celui que tu as senti sous la tonnelle où Olga a été assassinée ?
Le droujinnik acquiesça avant de s’adresser au médecin :
— Je voulais justement t’interroger là-dessus, savant Manouk. Quel est cet arôme ? Est-il de nature végétale ou animale ?
Le médecin écarta les bras d’un air navré.
— Je confesse mon ignorance, noble Artem. Je m’y connais en huiles et en essences, mais je ne parviens pas à déterminer le principe odorant de celle-ci. Depuis qu’on a apporté ici le corps d’Olga, ce parfum a imprégné l’air, s’est répandu dans toute la chapelle et a pénétré ses moindres recoins. Je ne cesse d’y penser, mais en vain !
— Il m’obsède, moi aussi, avoua Artem. Olga et son amant s’en sont servis au début de la nuit dernière, mais on dirait qu’il n’a rien perdu de son intensité ! Comment est-ce possible ?
— Certaines drogues gardent longtemps leur efficacité, répondit Manouk. Elles sont capables d’affecter les sens d’un individu durant plusieurs jours. Il s’agit le plus souvent de puissants aphrodisiaques.
— Il faut avoir certaines compétences pour se procurer ce genre de produits, avança Artem. Ce n’est pas à la portée de tout le monde ! Seuls les médecins et les apothicaires y ont accès, n’est-ce pas ?
Manouk réfléchit un instant.
— Certes, les gens de métier sont mieux placés que le premier venu pour dénicher un élixir réputé introuvable. Mais les droguistes des grandes villes comme Tchernigov offrent une telle abondance de potions et de mixtures que, dans la pratique, n’importe quel habitant aisé peut acheter tout ce qu’il veut.
Déconcerté, Artem tirailla sa moustache. Au bout d’un moment, il jeta un dernier coup d’œil sur la dépouille d’Olga, posa la main sur l’épaule de Philippos et se dirigea lentement vers la sortie. À mi-chemin de la porte, il se retourna vers le médecin.
— Une dernière question. D’ordinaire, un aphrodisiaque éveille le désir charnel et excite les sens. Ne pourrait-on pas imaginer une substance encore plus puissante, capable d’affecter la volonté d’un être humain ? Dans ce cas, non seulement la victime ne serait pas en état de résister, mais elle se livrerait de son plein gré à son bourreau !
Le médecin haussa les sourcils.
— Pour ma part, je n’ai jamais observé l’effet d’un philtre aussi dangereux. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas ! Crois-tu que le meurtrier ait eu recours…
— Ce n’est qu’une hypothèse, coupa Artem avec un geste évasif. Je suis obligé d’envisager toutes les possibilités.
— Mais enfin, quel monstre a pu faire ça à une créature de Dieu ? s’enquit Manouk en le fixant de ses grands yeux ambrés. À une si tendre jouvencelle ? Le plus jaloux des amoureux ne saurait commettre un tel crime !
— Par sa nature, l’homme est capable de tout, et surtout du pire, grinça le droujinnik. Mais qui que ce soit, il ne restera pas impuni. J’arrêterai ce scélérat, que Dieu m’en soit témoin !
Cette promesse allégea un peu l’angoisse qui lui étreignait le cœur. Il remercia le médecin et prit congé, suivi de Philippos. Ils firent un détour par le bâtiment des cuisines, où Philippos put se rincer la bouche et se laver le visage. Il paraissait complètement remis de son malaise et s’adressa à Artem avec un air mi-espiègle mi-implorant :
— Puis-je passer la soirée chez Nadia ? Ses amis se réunissent chez elle pour célébrer le Feu nouveau. Je te promets de ne pas rentrer tard !
Souriant dans sa moustache, Artem hocha la tête. Il eût été cruel de priver Philippos de cette fête que les jeunes gens affectionnaient tout particulièrement. Elle avait lieu au début de septembre et concernait à l’origine les jeunes mariés, mais aussi ceux qui devaient s’installer dans un nouveau logement. On prenait dans l’ancien foyer quelques tisons ardents qu’on transportait en grande pompe jusqu’à l’âtre de la nouvelle isba, on attisait les flammes, et tandis que le feu flambait joyeusement, on ripaillait et on s’amusait jusqu’au petit matin. Avec le temps, cette coutume s’était transformée en fête populaire célébrée tous les ans. Le jour du Feu nouveau, les femmes nettoyaient la maison de fond en comble, les hommes réparaient et bricolaient, les enfants entassaient dans la cour paillasses, matelas et vêtements usés qu’on allait brûler le soir même. Puis on invitait amis et voisins pour honorer le Feu nouveau et se protéger ainsi du mauvais œil, mais aussi des esprits maléfiques prompts à semer la discorde au sein d’une famille. Pendant la cérémonie, l’un des participants interprétait le rôle du domovoï, le génie protecteur du foyer que le peuple se représentait sous les traits d’un vieux moujik hirsute et bougon.
— Il faut que je parte tout de suite, poursuivit Philippos. Nadia m’a demandé de venir en avance. Elle pense que je pourrai jouer le domovoï ! Moi, je suis d’accord, mais il faut qu’elle me dégote un déguisement digne de ce nom.
Artem acquiesça distraitement, tandis que l’image de la belle Vesna s’imposait de nouveau à son esprit. Il était peu probable que Klim et sa femme soient tentés par ces réjouissances, aussi résolut-il de leur rendre visite. Il n’arrivait plus à lutter contre son désir de revoir l’épouse de l’apothicaire.
— Viens, nous pouvons faire un bout de chemin ensemble, proposa-t-il à Philippos. J’ai l’intention de me rendre chez Klim, puisqu’il prétend pouvoir me renseigner sur n’importe quelle substance aromatique.
— Ah, j’ai failli oublier ! s’exclama Philippos alors qu’ils se dirigeaient vers le portail. J’ai quelque chose d’important à te dire à ce sujet. Ça m’est revenu tout à l’heure, mais je ne voulais pas en parler devant Manouk.
Philippos se tut pendant qu’ils passaient devant les gardes. Quand ils se furent engagés dans la grand-rue, il lança un coup d’œil méfiant alentour et reprit la parole en baissant la voix :
— Cette odeur, dans la chapelle… Je l’ai reconnue ! Hier au soir, j’ai croisé quelqu’un qui portait le même parfum. C’était sûrement le meurtrier d’Olga !
Haussant les sourcils, Artem lui jeta un regard amusé.
— Le meurtrier en personne, rien que cela ! Garde ces fables pour Nadia et ses amies, tu auras un beau succès auprès de ces péronnelles !
— Je dis la vérité ! insista le garçon. Écoute-moi au lieu de te moquer !
Il raconta comment, la veille au soir, Nadia et lui avaient rencontré en flânant un boyard élégant vêtu d’une ample cape de soie noire.
— Quand j’ai senti ce parfum, j’ai failli me précipiter à la suite de cet homme. Je n’avais aucune idée de ce que c’était comme odeur, mais je mourais d’envie de la respirer encore et encore. C’était vraiment une sensation bizarre !
— Tu n’as pas eu la même réaction tout à l’heure, dans la chapelle, observa Artem.
— Cela ne m’a pas fait le même effet parce qu’on était devant le cadavre de cette pauvre Olga. Pourtant, c’était le même parfum, je l’ai reconnu dès que nous sommes entrés ! Je crois qu’il a le pouvoir de jeter un enchantement sur la personne qui le respire. Mais son efficacité dépend des circonstances. Cela prouve qu’il n’est pas magique !
— Cette maudite drogue n’a rien de surnaturel, on est bien d’accord. Quant au reste… Es-tu sûr qu’il ne s’agit point de ton pouvoir d’inventer ? Je connais ton imagination, elle galope plus vite que le meilleur destrier de Vladimir !
— Quand bien même ce serait un cheval ailé, ça ne m’empêche pas d’avoir les pieds sur terre, rétorqua sèchement Philippos.
— Bon, admettons que tu aies raison. Saurais-tu décrire cet individu ?
— Et comment ! Il avait le front caché sous le capuchon, le menton plongé dans le col, les mains rentrées dans les manches, et sa silhouette était dissimulée dans les plis de sa cape.
Artem éclata de rire.
— On peut dire que tu n’as pas les yeux dans ta poche !
— C’est toi qui m’as tout appris ! répliqua Philippos en riant à son tour. Cela dit, je te rappelle que ma mère était apothicaire1, souligna-t-il en redevenant grave. Je ne connais rien aux préparations, mais je n’ai pas oublié certaines odeurs et saveurs, et je sais encore les associer à telle ou telle substance.
Artem réfléchit un instant puis s’enquit :
— Comment définirais-tu cette fragrance ? Il faut que je sache l’évoquer en termes précis devant Klim.
Philippos gonfla les joues d’un air important et déclara d’un ton docte :
— Tout d’abord, il s’agit d’un mélange, et non d’une substance pure ; sinon, Manouk et moi n’aurions eu aucun mal à l’identifier. C’est une essence aromatique composée selon une formule complexe, élaborée avec soin. Je me demande s’il y a du nard là-dedans…
— Tu parles de cette essence précieuse mentionnée dans les Saintes Écritures ? précisa Artem. La plante dont elle est extraite n’est-elle pas particulièrement rare ?
— Elle ne pousse qu’en Terre sainte, au creux des rochers de Palestine. Si ma mémoire est bonne, il en fallait plus de deux cents livres écrasées pour obtenir un petit pot de…
— Je parie que le nard n’a rien à voir avec l’essence qui nous intéresse, trancha Artem. Quelqu’un la fabrique ici même, à Tchernigov, et il en vend des flacons entiers à de riches débauchés, comme notre assassin. Décris-moi encore cette odeur, pour que Klim puisse en saisir toutes les nuances.
— Elle est piquante, voire épicée et fort capiteuse. Il y a aussi une petite note fruitée. Pour le reste… on ne peut point saisir l’insaisissable !
— Et moi qui croyais qu’on pouvait faire confiance à ton nez !
— Parfaitement ! Si je n’avais qu’une seule qualité, ce serait bien celle-là. J’ai du nez – dans tous les sens de ce terme ! Et maintenant, il faut que je file, Nadia m’attend.
Il détala et disparut derrière le tournant.
1- Voir Le Sceau de Vladimir, op. cit.