CHAPITRE XII

Quelques heures plus tôt, alors que le conciliabule entre Artem et ses collaborateurs venait de se terminer, le droujinnik était loin d’imaginer la dure épreuve que cette journée réserverait à son fils. Il se doutait bien que Philippos irait rejoindre Nadia dès que possible, mais pour une fois il ne s’en souciait pas. Il avait pour sa part un devoir à accomplir et une affaire à régler, et il préférait s’en occuper seul.

Ce jour-là, le boyard Edrik devait présider la cérémonie des adieux à sa défunte fille. Le matin, les cloches de la cathédrale du Saint-Sauveur avaient sonné pour la trépassée, et l’évêque de Tchernigov en personne avait célébré l’office funèbre. Avant de fermer la bière, on l’avait sortie de l’église et posée sur une petite estrade drapée de tissu rouge et or. Olga était vêtue d’une robe de satin blanc, les cheveux ornés d’une couronne de fleurs, le cou voilé d’un nuage de gaze dont les plis dissimulaient habilement la blessure. Les amis et les proches s’apprêtaient à défiler pour déposer le baiser traditionnel sur la bouche de la morte. Edrik avait confié à Artem qu’il espérait que l’assassin serait là et qu’il s’approcherait de la bière, car le corps d’Olga se mettrait alors à saigner, démasquant ainsi le scélérat. Artem, lui, n’ayant jamais assisté à un tel miracle, était plus que sceptique au sujet de cette croyance populaire. Lui-même avait l’intention d’assister à la cérémonie dans l’espoir de voir se confirmer l’idée qu’il avait conçue lors de sa visite chez l’apothicaire.

Il promena son regard autour de lui : Klim et Vesna n’étaient pas encore arrivés. Il se joignit alors à la file des gens qui avançaient pas à pas et s’approcha du cercueil. Il salua Edrik et le prince qui se tenaient au bord de l’estrade, puis contempla la jeune morte avec compassion. Selon le rituel ancestral, quatre bougies étaient allumées à la tête, aux pieds et des deux côtés du corps, de manière à former une croix ; la cinquième avait été placée entre les mains d’Olga jointes sur sa poitrine recouverte d’une serviette. Celle-ci était destinée à essuyer le visage de la défunte le jour du Jugement dernier, tandis que ses bottines neuves devaient lui faciliter le cheminement dans l’autre monde. Artem se pencha vers Olga pour lui effleurer les lèvres. Il sentit l’odeur des cierges et celle de l’encens qu’on avait brûlé pendant l’office. Simultanément, le parfum insidieux et entêtant qu’il reconnut aussitôt lui chatouilla l’odorat. Il refusait de se dissiper, comme préservé par un charme maléfique ! Artem fit un signe de croix et s’empressa de reculer.

Il s’arrêta à l’écart du cortège dirigé par les popes qui devait se rendre au cimetière et continua de réfléchir. Si son intuition était exacte, c’est bien du Sang d’Aphrodite que se servait l’assassin. Pourtant, cette essence était indissociable de la notion de plaisir et d’amour. Était-ce le mythe tragique d’Adonis qui inspirait cet homme aux désirs dénaturés ? Le sang jouait-il un rôle précis dans la mise en scène de chaque meurtre ? Ou bien étaient-ce les vertus aphrodisiaques de l’élixir qui lui étaient devenues indispensables ?

L’arrivée de l’apothicaire le tira de ses pensées. Klim portait un luxueux caftan violet orné d’améthystes et une haute chapka de vison. Son épouse était vêtue d’une robe bleu foncé rehaussée de perles de rivière et coiffée d’une toque assortie. Le couple emboîta le pas aux derniers courtisans qui s’apprêtaient à donner le baiser d’adieu à la défunte. Artem se rapprocha de la bière à l’abri du cortège funèbre, sans que Klim ni Vesna l’aient aperçu. Le beau visage de la jeune femme était mélancolique et serein. Quant à son époux, avec son front proéminent creusé de rides, ses grosses lèvres serrées dans un pli amer et son expression bouleversée, sa physionomie évoquait un véritable masque tragique. L’apothicaire se pencha vers Olga, et Artem retint son souffle, guettant sa réaction. Il le vit tressaillir et se reculer. Au même instant, le bossu leva les yeux et leurs regards se croisèrent. Le visage de Klim se décomposa, il parut décontenancé et honteux. Il détourna rapidement la tête. Trop tard ! Désormais, il ne saurait plus nier l’évidence : il connaissait parfaitement le Sang d’Aphrodite, et il l’avait bien reconnu en donnant le dernier baiser à Olga.

Le droujinnik s’attendait à voir le couple se joindre à la procession qui partait vers le cimetière. Mais l’apothicaire et son épouse restèrent à l’écart, et Artem comprit qu’ils l’attendaient. Ils s’inclinèrent devant lui avec une mine fort embarrassée. Il les salua avec froideur, mais accepta de se rendre chez eux sous prétexte de boire une coupe d’hydromel. Ils marchèrent quelque temps en silence, puis Klim exhala un soupir et déclara :

— À propos de ce parfum, je n’avais point l’intention de t’induire en erreur, boyard ! En vérité, je n’étais certain de rien. N’ordonne pas de me châtier…

— Implore la miséricorde du Christ pour qu’Il te pardonne tes faux serments ! coupa Artem. Quant à moi, j’ai quelques questions à te poser, et gare à toi si tu mens !

Il s’interrompit. S’il voulait en imposer à Klim, songea-t-il, autant jouer le tout pour le tout.

— Crois-tu que je manque d’informateurs ? reprit-il avec sévérité. Tu fais commerce de cette essence, le Sang d’Aphrodite, soit en boutique, soit dans ton officine, sous le comptoir. Je sais aussi que tu détiens la recette de cet élixir. Tu peux t’en procurer à volonté, n’est-ce pas ? Et tu prétends agir par passion de la science ? Moi, j’évoquerais plutôt l’appât du gain !

Pour toute réponse, Klim baissa sa grosse tête avec une expression coupable.

— Ce que j’aimerais comprendre, poursuivit le droujinnik, c’est les raisons de ta réticence. Pourquoi refuses-tu de m’en parler franchement ?

Ôtant sa chapka, le bossu se gratta le crâne.

— Inutile, boyard, tu ne me croiras jamais ! Il s’agit d’une histoire tellement extraordinaire…

Il se tut et jeta un coup d’œil suppliant à sa femme, comme pour l’inciter à le tirer d’embarras. Elle dévisagea Artem d’un air indécis. En rencontrant ses yeux bleu sombre, le droujinnik se troubla. Jusqu’à présent, il avait réussi à maîtriser ses émotions. Il s’était persuadé qu’il pouvait rester imperturbable devant ce visage charmant aux pommettes hautes parsemées de taches de rousseur et aux lèvres pulpeuses si promptes à sourire. Mais cette fois, il eut la sensation d’être submergé par un flot de sentiments tumultueux et il craignit de se trahir comme un gamin de seize étés.

— Je t’écoute, dame Vesna, puisque le sieur Klim a avalé sa langue ! lança-t-il d’un ton bourru.

La jeune femme s’éclaircit la voix avant d’expliquer :

— Tu as raison, boyard, mon époux possède la formule de cet élixir. Il l’a achetée à Byzance, avec le droit d’en faire commerce partout hors des limites de l’Empire. Mais les Grecs l’ont trompé : la formule était inexacte. Il a fini par l’obtenir plus tard, lors de son voyage à Tmou-Tarakan, cette ville richissime située au bord du Pont-Euxin. Le fait est qu’il s’est procuré cette recette d’une manière… pas très conventionnelle.

Vesna écarta les bras et soupira, comme pour dire qu’elle n’était pas responsable des agissements de son filou de mari. Artem ne put s’empêcher de sourire dans sa moustache.

— L’important, souligna-t-elle, c’est que mon époux possédait déjà la charte par laquelle sa guilde l’autorisait à commercer sur toutes les terres russes.

Elle se tut, car ils venaient d’arriver devant leur demeure. Vesna précéda les deux hommes pour aller donner des ordres aux serviteurs. Klim conduisit leur hôte dans la vaste pièce qui servait à la fois de grand-salle et de bibliothèque. Quelques instants plus tard, ils étaient installés autour d’une table basse qui supportait une cruche d’hydromel, des coupes en bois et un plateau chargé de gâteaux au miel et au fromage blanc. Artem trempa ses lèvres dans sa boisson puis se tourna vers Klim.

— J’aimerais que tu m’éclaircisses sur cette manière peu conventionnelle dont tu as acquis la recette. Si on appelait un chat un chat, on parlerait de vol, n’est-ce pas ?

Le bossu leva les bras au ciel, tandis que Vesna se hâtait de protester :

— Mon mari n’a commis aucun forfait ! En fait, il s’agit d’une histoire plutôt cocasse.

— Comme c’est commode, laisser sa femme plaider sa cause ! commenta le droujinnik en foudroyant Klim du regard.

— Détrompe-toi, je ne laisse à personne le privilège de raconter mes aventures… ni celles de mes amis, rétorqua Klim en ricanant. C’est l’histoire d’une passion contrariée, un récit épique, en vérité !

Le bossu fit claquer ses lèvres avec un air gourmand.

— C’est arrivé à la fin de mon quatrième séjour à Byzance, un an après ma rencontre avec Vesnouchka. Sur le chemin du retour, je suis passé par Tmou-Tarakan, ce fief enchanteur que ses suzerains n’échangeraient pas contre Kiev. Je voyageais en compagnie d’un groupe de jeunes garçons avec qui je m’étais lié d’amitié à Saint-Mamas, le faubourg de Tsar-Gorod occupé par la colonie russe de Byzance. C’étaient de beaux gaillards, hardis et malins ! Ils aimaient les vins capiteux et les belles aux yeux langoureux, timides mais friandes de caresses. Tout bossu que je fus, j’oubliais mon corps ingrat quand ils me contaient leurs exploits ! As-tu jamais visité ces contrées situées au bord du Pont, boyard ?

Le droujinnik secoua la tête en signe de dénégation.

— Alors, il est difficile d’imaginer cette douceur de vivre !

Klim avala une lampée d’hydromel et poursuivit son récit. C’était un conteur accompli. À mesure qu’Artem écoutait, il lui semblait contempler les énormes étoiles du Sud qui brillaient au cœur de la nuit, offrir son visage au souffle vivifiant de la brise, sentir le bateau tanguer sous lui. Ce n’était plus l’ami de Klim, mais lui-même qui descendait à terre pour guider son cheval dans un dédale de rues plongées dans le sommeil. L’instant d’après, il savourait l’excitation de l’attente, caché dans un jardin en fleurs, respirant les senteurs mêlées des magnolias, du cédrat et de la vanille.

— De même qu’on ne saurait confondre la caresse du soleil avec la brûlure des flammes, de même on ne peut comparer une douce affection à la passion dévorante que vivait mon ami ! pontifia Klim. Enfermée dans sa cage dorée, la belle guettait les moments de bonheur volés à un mari jaloux…

Et Artem s’imaginait lui-même dans un palais enveloppé d’obscurité, où une femme l’attendait, sa silhouette voluptueuse drapée de tissus chatoyants. Elle le conduisait le long d’un couloir embaumé d’essences précieuses vers le grand lit tendu de brocart. Il étreignait son corps parfumé, et il lui semblait que les ténèbres mêmes étaient imprégnées de la fumée des aromates. Et soudain, l’éclat des torches, le cliquetis des armes, les cris des poursuivants… Quelle folle chevauchée à travers la ville endormie ! Le fuyard se laisse emporter par son cheval, penché sur sa crinière flottante, écoutant le claquement sonore de ses sabots. Enfin, le voilà à l’abri, réfugié dans un petit jardin. Il perçoit le ruissellement d’une fontaine dans l’ombre des cyprès. Et il contemple la déesse de marbre qui se découpe sur le ciel rosi par l’aube. Comme elle ressemble à celle qu’il aime !

La voix de Klim s’éteignit. Ses petits yeux noirs pétillaient de gaieté. Le droujinnik se secoua pour se libérer du charme du récit.

— Serait-ce l’amante de ton ami qui t’a offert cette potion, le Sang d’Aphrodite ? s’enquit-il d’un ton ironique.

— La recette, boyard, seulement la recette ! Disons que ce dernier l’a emportée en guise de souvenir.

— Je vois : avant de s’enfuir, il a eu le temps de fouiller la chambre !

— Tout juste ! Pendant que l’époux trompé explorait les moindres recoins de son palais, l’amant avait trouvé refuge dans ses appartements. Il lui fallait un déguisement ; il inspecta donc le contenu de quelques coffres. Or le mari était le parfumeur attitré de la Cour… Bref, le malheureux jouvenceau emporta la formule et dut se consoler avec la modique somme qu’il réussit à tirer de sa vente. C’est moi qui la lui achetai, car j’étais la seule personne qui n’allait pas courir le dénoncer aux autorités.

— Comment donc ! Puisque c’est toi qui l’avais informé et encouragé ! Voilà qui en fait un vol prémédité. Et si le conseil de ta guilde venait à l’apprendre ? Vous êtes liés par un secret bien dangereux !

— De grâce, boyard, trêve de grands mots ! Il s’agit d’un simple service entre amis. Sans oublier que j’ai une réputation sans tache ! À défaut de preuves, ajouta-t-il en dardant sur Artem un œil goguenard, tu es obligé de me croire sur parole, boyard… Du moins sur ce point : ce garçon n’a rien à voir avec les crimes sur lesquels tu enquêtes.

— Je préfère m’en assurer à ma manière. Même si je dois passer la ville au crible, je retrouverai cet ami si serviable.

— Qui t’a dit qu’il habite Tchernigov ? s’étonna le bossu.

— Si ce n’était pas le cas, tu aurais commencé par dire que tu ignores ce qu’il est devenu. Mais on ne perd pas de vue un complice aussi précieux, n’est-ce pas ?

Ils se dévisagèrent en chiens de faïence, puis Klim détourna les yeux.

— Assez bavardé, trancha Artem. Je veux que tu me montres ce maudit élixir !

L’apothicaire se leva sans dire un mot et le conduisit dans l’arrière-boutique. Vesna les suivit de son pas silencieux. L’officine, une vaste pièce au sol couvert de paille, donnait sur un jardin de simples. Les rayonnages qui tapissaient les murs supportaient d’innombrables pots et flacons, ainsi que des bottes d’herbes, de feuilles et de racines séchées. Des bouquets d’autres plantes formaient des guirlandes suspendues aux poutres du plafond. Ce mélange d’arômes sauvages aurait rendu l’atmosphère irrespirable sans le courant d’air frais qui provenait de la fenêtre. Au milieu de la pièce, sur une grande table carrée, s’alignaient aiguilles et lames de différentes longueurs, godets, coupelles et puisettes semblables à des ustensiles de cuisine.

À côté de l’âtre où crépitait un bon feu s’affairait une jeune fille au visage grêlé, ses cheveux nattés coiffés d’un fichu. Penchée sur un chaudron en bronze, elle mélangeait un épais liquide en ébullition. Elle se retourna sans cesser de touiller et jeta à Artem un coup d’œil indifférent. Son expression morose et ses yeux profondément enfoncés frappèrent le droujinnik. Comme il scrutait sa silhouette voûtée, il ne put s’empêcher de songer à une sorcière armée d’une patte de hibou séchée, en train de préparer quelque potion aux effets néfastes. Involontairement, il recula d’un pas.

— Allons, personne ici ne pratique la magie ! s’esclaffa Klim, comme s’il avait deviné les pensées du droujinnik.

— Il y a plusieurs façons de commercer avec le Diable, rétorqua Artem. Fabriquer des poisons en est une.

— Boyard, la plupart des poisons utilisés à faible dose guérissent au lieu de tuer. Je prescris tous les jours ce genre de remèdes. Mais ma passion va aux aromates ! C’est mon nez qui fait de moi l’un des meilleurs parfumeurs de Russie et de Byzance…

— Montre-lui l’élixir qui l’intéresse, l’interrompit Vesna, avant de s’adresser à la servante : Laisse-nous, Mania. Je vais prendre ta place.

— Ah, les femmes ! gémit Klim. Compte sur elles pour gâcher tous tes effets !… Bref, j’étudie ces drogues odoriférantes qu’on utilise comme parfums ou breuvages selon l’inspiration du moment. Leur efficacité se borne à deux domaines : l’attirance et la répulsion.

Surpris, Artem haussa les sourcils.

— Attirance ou répulsion, précisa Klim. Ces fragrances exaltent l’homme de façon contradictoire et n’engendrent pas toujours le désir. Chaque essence exerce une influence bien particulière sur l’équilibre des humeurs. Cela explique l’effet néfaste ou bénéfique que certains mélanges d’odeurs ont sur le comportement des gens.

Le bossu s’approcha d’un rideau tendu dans le coin de la pièce et le tira, découvrant une étagère chargée de flacons joliment décorés. Certains étaient bouchés ou scellés, d’autres encore vides. Tout en bas trônait un gros codex relié sur planchettes de bois.

— C’est ici que je range mes préparations les plus précieuses, déclara l’apothicaire. L’un de ces récipients contient le Sang d’Aphrodite. Lequel ? Hé, hé ! Il n’y a que moi qui puisse l’identifier. C’est la seule façon efficace de se protéger contre les voleurs !

— Tu es bien placé pour t’en plaindre, ironisa le droujinnik.

— Veux-tu voir la charte qui m’autorise à utiliser cette recette ? s’indigna Klim.

— Inutile. Tu es assez intelligent pour éviter des mensonges faciles à détecter. Eh bien, cet élixir ?

Klim choisit un flacon rouge et noir, rehaussé de motifs géométriques, et le déboucha avec précaution. Le droujinnik inspira les effluves qui s’en échappaient. Oh oui, il reconnaissait bien cette odeur aguicheuse et lascive qui semblait être le parfum même de l’Orient mystérieux ! Pris de vertige, il avait la sensation de s’amollir et de se dissoudre, comme si sa volonté fondait à petit feu dans l’envoûtement des vapeurs des aromates.

— Tu vois, une seule bouffée suffit pour exacerber les sens et les embraser de désir ! C’est ainsi que les amants goûtent une félicité jamais éprouvée auparavant. Donne-moi ton mouchoir, boyard !

Les paroles de l’apothicaire parvenaient au droujinnik comme à travers un brouillard invisible. Machinalement, il tira de sa poche un grand carré de soie blanche. Comme Klim inclinait le flacon, il put distinguer un liquide pourpre, mi-opaque. Chaque goutte avait la couleur et la transparence profonde du grenat. À présent, son mouchoir semblait être taché de sang. Klim voulut le lui rendre, mais il repoussa sa main et chercha Vesna du regard. Assise près de l’âtre, elle remuait le contenu du chaudron à l’aide d’une baguette de bois. Comme si elle avait deviné son désarroi, elle leva la tête et lui adressa un sourire rassurant. Artem éprouva un soulagement immédiat.

— N’aie crainte, boyard, ce n’est pas un poison ! affirma l’apothicaire. Dilué dans de l’eau ou du vin, cet élixir constitue un breuvage délectable, bien que particulier. Il a un goût aigre-doux, un peu épicé. Si tu le souhaites, je peux te préparer…

— Assurément pas, trancha le droujinnik.

Il était parvenu à secouer sa torpeur et se mit à arpenter la pièce.

— Parle-moi de tes clients, ordonna-t-il à Klim pendant que celui-ci rangeait la fiole.

— Il s’agit de la fine fleur de notre capitale ! Je vends des préparations aux vertus non seulement médicinales mais aussi esthétiques. Les riches exigent les meilleurs remèdes pour embellir leur apparence. Et puis il y a cette récente vogue des aromates ! Toutes ces personnes ont une chose en commun, la même tare…

— La luxure ! lança le droujinnik.

— Oh non, quelque chose de bien plus grave : le mauvais goût ! C’est surtout cela qui blesse l’esthète que je suis.

Artem réprima une bouffée d’agacement. Il se demandait si Klim était sincère ou s’il se payait sa tête… Il revint se planter devant l’étagère et examina les élégants récipients.

— C’est dans ces flacons que tu vends les fruits de ton travail… et de tes intrigues ?

— Ceux de mes études, corrigea le bossu. Mais puisque tu t’intéresses à ces fioles, il faut louer le goût raffiné des Byzantins. Ils savent apprécier les moindres objets de la Grèce païenne. Ils ont eu cette idée formidable : copier les produits d’artisanat de cette époque lointaine comme on le fait avec des œuvres d’art.

— Tu veux dire que les artisans d’aujourd’hui utilisent comme modèles les objets découverts au fond de la mer ou dans les ruines des villes antiques ?

— Exact. Ainsi, chacun de mes flacons reproduit la forme et la décoration d’un type précis de vases antiques.

— Tu parles d’amphores ?

— Oui, mais aussi des vases à parfum, les alabastres, qui étaient plus petits. Regarde ce récipient décoré de figures rouges sur fond sombre : les compatriotes du grand Homère utilisaient ce modèle qui se nomme « aryballe ». Et là, cette fiole cylindrique à anses, ornée d’un motif noir sur fond clair, est un lécythe. Il y a plus de mille ans, des récipients identiques renfermaient les produits d’une industrie des parfums très renommée ! On s’en servait pour la toilette et lors de certaines cérémonies profanes.

— Dans quel genre de flacon vends-tu le Sang d’Aphrodite ?

Le bossu secoua sa tignasse striée de gris.

— Ce sont mes clients qui choisissent la forme qui leur plaît. Ils raffolent de ces alabastres ! Moi, je les achète à Tsar-Gorod pour trois fois rien.

— Pourtant, tu n’y es pas allé depuis quelques années ?

— Je n’ai pas qu’un seul ami dévoué ! répondit Klim avec un clin d’œil. Depuis que j’ai cessé de voyager, des marchands de Tchernigov m’en rapportent une cargaison tous les étés.

Le droujinnik tirailla sa moustache. Que l’apothicaire ait menti ou pas, ce n’était pas ainsi qu’il parviendrait à le prendre au piège avec ses questions. D’ailleurs, il se doutait bien qu’il serait impossible de lui soutirer plus d’informations aujourd’hui. Il s’apprêta à prendre congé. Aussitôt, Vesna se leva et, posant la baguette près de l’âtre, déclara qu’elle allait le raccompagner. Ils sortirent ensemble sur le perron. La jeune femme se tourna vers le droujinnik. Il sentit le souffle frais de sa respiration. Il plongea son regard dans le sien et devina au fond de ses iris bleus on ne sait quelle mélancolie.

— Dame Vesna… commença-t-il d’une voix rauque, avant de s’éclaircir la gorge et de poursuivre : Je te supplie de me confier le nom du complice de ton époux. Klim est-il conscient qu’il protège peut-être un assassin ?

— Sur ma vie, j’ignore de qui il s’agit ! Mais je suis persuadée que mon mari finira par te l’avouer. Malgré son air insouciant, cette histoire de vol le travaille. Elle pourrait ruiner l’estime que lui portent ses collègues. Songe un peu : l’œuvre de sa vie !

Vesna s’interrompit, le regard perdu au loin. Elle soupira avant de reprendre :

— Mon mari s’est toujours battu pour rester fidèle aux choix qu’il avait faits dans sa vie. C’est un vrai savant qui avance en refusant la facilité. Or il est bien malaisé de trouver quelque chose de nouveau sans s’écarter du chemin bien tracé !

— Et du droit chemin, ne put s’empêcher de plaisanter Artem.

— S’il lui est arrivé de s’en détourner, c’est pour chercher un raccourci, pas pour s’engager dans une mauvaise direction ! rétorqua Vesna. Et puis, à chemin battu, il ne croît pas d’herbe !

Ils éclatèrent de rire tous les deux. Artem tardait à partir, envahi par une extraordinaire sensation de bien-être au contact de la jeune femme.

— Peut-être pourras-tu m’aider d’une autre façon, reprit-il avec douceur. Tu connais les dépenses et les recettes qui figurent dans votre livre de comptes, n’est-ce pas ?

— Hélas ! J’assiste mon mari dans ses travaux, pas dans le commerce qu’il fait de ses préparations. Je sais qu’il tient le registre des opérations les plus importantes, mais il ne m’a jamais rien montré.

— Alors, revenons à ses clients. Tu te souviens sans doute des jeunes gens qui déjeunaient dans la même taverne que nous le jour où nous nous sommes rencontrés. À la fin du repas, ils se sont précipités pour saluer Klim comme des amis intimes : Boris, Igor, Kassian…

Artem enchaîna encore quelques noms.

— En effet, ils nous fréquentent tous, confirma Vesna. Quelques-uns se sont rendus à Byzance en compagnie de mon époux. Ce n’est un mystère pour personne ! Les voyageurs qui partent pour Tsar-Gorod au printemps prennent le même bateau. Par ailleurs, les jeunes courtisans raffolent des mixtures réputées pour leurs vertus, euh… revigorantes.

— Pourquoi ces gaillards auraient-ils besoin d’aphrodisiaques ? Ce n’est qu’une lubie stupide ! s’exclama le droujinnik.

Vesna eut un sourire embarrassé.

— Mon époux plaisante parfois à ce sujet : en abusant de ces breuvages, dit-il, ils pèchent moins par luxure que par gourmandise ! C’est une question de mode, voilà tout. Il est plus utile pour toi de savoir que chacun de ces jeunes gens courtise plusieurs belles à la fois.

— Je vois mal Boris conter fleurette à qui que ce soit, protesta Artem. Quant à Igor, que diable, il est marié !

— Les apparences sont trompeuses. Boris est plus sensible à la beauté des femmes mûres qu’aux avances maladroites d’une pucelle. Ainsi, il apprécie Svetlana, laquelle n’a d’yeux que pour son époux.

— Mais ses beaux yeux, il faut bien qu’elle les ferme sur les incartades d’Igor, non ?

— Igor n’est pas un débauché, c’est par vanité qu’il cherche à passer pour un homme galant. Il peut déclamer odes et poèmes pour plaire à une coquette, puis il court retrouver sa femme, son foyer et ses pantoufles. Il n’a pas d’inclination au vice – peut-être parce qu’il a été marqué par l’expérience de sa sœur aînée.

— Il a donc une sœur ? Et que lui est-il arrivé ?

— On raconte qu’autrefois elle menait une vie dissolue. Leurs parents ont été emportés par une épidémie, et Igor a été élevé par sa nourrice. Il avait quatorze ou quinze étés quand sa sœur, plus âgée de quelques années, fut éclairée par une soudaine illumination. Elle se convertit et prit le voile sous le nom de sœur Théodora. Depuis, elle n’a plus quitté le monastère de la Vraie Croix, dont elle est devenue la mère supérieure.

— J’ai entendu parler de cette abbesse aussi belle que docte. Mais revenons à Igor et aux aromates. Il me paraît trop intelligent pour obéir aveuglément à la mode ! S’il n’entretient pas de commerce charnel avec ses conquêtes, pourquoi achète-t-il ces essences ?

Vesna prit un air de conspiratrice.

— Je peux te le révéler, boyard, sous le sceau du secret. Igor raffole des bains parfumés ! Il a fait fabriquer sur commande un grand cuveau taillé dans le plus beau chêne et cerclé de fer, et il l’a fait installer dans son bâtiment de bains. C’est qu’il aime ses aises ! Il peut se prélasser pendant des heures dans ce baquet rempli d’eau chaude à laquelle il ajoute essences et pétales de fleurs exotiques.

Artem écarquilla les yeux et la dévisagea avec une mine tellement ahurie que Vesna éclata de rire. Elle s’empressa de dominer son hilarité :

— N’ordonne pas de me…

— Trêve de formules ! s’écria le droujinnik. Qu’est-ce que tu me chantes là ? Des bains sans savon, à quoi ça rime ?

— Oh, il utilise bien du savon… aromatique lui aussi !

— Mais que peut-il bien faire d’une telle quantité d’eau parfumée ?

— C’est comme je te le dis, boyard : il aime à se baigner ainsi, se frottant la peau avec les pétales des fleurs et dégustant une coupe de vin capiteux. Je le sais car j’ai dû apprendre à sa servante à faire macérer certaines plantes aromatiques pour en dissoudre les sucs, avant de les mélanger à l’eau du bain. C’est un moyen fort agréable de se détendre après une partie de chasse ou un long voyage.

— Par les cornes du Diable, rien ne délasse mieux que des ablutions froides, et cela ne demande pas beaucoup de temps ! Quand bien même ce personnage n’aurait rien à se reprocher, je trouve ses goûts fort suspects.

Vesna baissa les yeux et eut un petit sourire qui déplut singulièrement à Artem. Comme elle continuait de se taire, il conclut :

— Je ne vais pas abuser davantage de ta patience, dame Vesna. Il faut que je résolve seul tous ces mystères !

La jeune femme s’inclina très bas avant de retourner à l’intérieur de la maison. Artem traversa le petit jardin, referma le portillon derrière lui et prit la direction de la résidence princière. Il longeait la grand-rue quand, soudain, un homme essoufflé le rattrapa. Il s’inclina en s’épongeant le front de sa manche.

— Boyard, je suis l’intendant de maître Grom, mais c’est ton fils, le jeune boyard Philippos, qui m’envoie, débita-t-il d’une seule haleine. On vient de découvrir un meurtre horrible !

— Chez Grom ? répéta le droujinnik en pâlissant. Une jouvencelle assassinée ?

— Hélas, oui ! Grâce à Dieu, ce n’est pas notre bien-aimée maîtresse. C’est son amie Marfa.

Réprimant un juron, Artem fit demi-tour et suivit l’intendant, s’efforçant de ne pas se laisser distancer.

 

Pendant ce temps, l’apothicaire Klim, attablé dans son officine, contemplait d’un air absent le pichet d’eau-de-vie au miel qu’une servante venait d’apporter. D’obscurs soupçons hantaient son esprit, et c’est en vain qu’il tentait de les apaiser. Il songeait au seul être qu’il pouvait sans exagérer appeler son ami, un ami véritable. Depuis longtemps déjà, cet homme pourtant si jeune usait en cachette de certaines drogues afin de satisfaire son appétit charnel. Ces substances pouvaient à la longue pervertir les humeurs et favoriser l’apparition de toutes sortes d’impuretés dans le corps… Le bossu soupira et se servit une coupe d’eau-de-vie. Il avait, lui, toujours fait attention à ne pas jouer avec le feu. Pour peu qu’un homme se laisse corrompre par les dépravations, il ouvrait une brèche par laquelle les ténèbres avaient tôt fait de l’envahir !

Un claquement de porte le tira de ses pensées. Il pencha sa grosse tête, la mine bougonne, les yeux fuyants et obliques, sachant qu’il aurait à essuyer une avalanche de questions et de reproches.

— Tu te crois malin, hein ? lança Vesna. Oh, je te connais ! Tu as réussi dans la vie par tes propres moyens, et tu penses être supérieur à ceux qui cherchent à plaire aux puissants de ce monde… Mais de là à oser leurrer le boyard Artem qui agit pour l’honneur et la conscience ! Tu es devenu fou ! Si tu continues à couvrir ton ancien complice, tu finiras par te retrouver au cachot, comme un vulgaire voleur !

— Ma douce, bégaya le bossu, les gens ont tendance à soupçonner des hommes comme mon ami sans l’ombre d’un motif ! Quel est son crime ? Il est jeune et il raffole de ces plaisirs qui font aimer l’existence. Chaque âge a ses goûts et ses mœurs !

— Je parie que ses mœurs sont plus corrompues encore que ses humeurs ! rétorqua Vesna avant de reprendre d’un ton câlin : Mon mari, dis-moi son nom, et on n’en parlera plus !

Elle courut s’asseoir à côté de lui et frotta sa joue satinée contre les touffes de barbe qui couvraient celle de Klim. Mais l’apothicaire refusait de se laisser amadouer. Comme il proposait à Vesna de boire à sa coupe, la jeune femme repoussa sa main et s’écria :

— J’espérais que la mort d’Anna, notre petite colombe que tout le monde aimait tant, te ferait réfléchir ! D’autant qu’Olga vient de passer de vie à trépas elle aussi !

— À quoi veux-tu que je réfléchisse ? grommela le bossu en levant sa coupe. La fille d’Edrik a été égorgée par un coquin qui en avait après son collier, alors que la sœur de Boris a été tuée par un amant violent et jaloux.

— Le meurtrier d’Anna a peut-être lui aussi utilisé le Sang d’Aphrodite. Rappelle-toi les bruits qui couraient à l’époque ! Il paraît qu’elle était habillée et parfumée comme pour sa nuit de noces.

Klim ouvrit la bouche mais se mordit la langue. Il était bien mieux informé que son épouse, mais il ne pouvait la mettre dans le secret. Il reposa pesamment sa coupe.

— Il faut que tu cesses d’écouter les ragots ! Il y a toujours mille rumeurs qui bourdonnent dans la ville. Si tu les crois toutes, tu finiras par perdre la tête !

— Ne t’inquiète pas pour moi ! Avec ma petite jugeote de femme, je peux damer le pion à tous tes amis savants. Tiens, as-tu pensé à ce poignard miniature qu’Anna portait toujours autour du cou ?

— Pourquoi ? fit Klim, qui venait d’avaler à la file plusieurs rasades.

— Cette petite dague était enduite de poison. Or, plus je réfléchis à la mort d’Anna, plus je suis persuadée qu’elle ne s’est pas laissé trucider comme ça, sans résister. Elle me parlait souvent de ce pendentif. Elle plaisantait en disant que ce dard plein de venin la protégeait mieux que les sermons de son frère. Je suis sûre qu’elle a réussi à blesser son agresseur !

— Admettons, et alors ?

— Alors, l’assassin doit toujours avoir une plaie purulente au niveau du torse. On peut le retrouver grâce à cette marque ! Or il me semble que tu as soigné quelqu’un le jour du meurtre, non ? En début d’après-midi, juste avant que cette horrible nouvelle se soit répandue en ville ?

Bouche bée, Klim écarquilla les yeux et fixa Vesna avec une expression parfaitement stupide.

— Tu es impossible, on dirait un enfant ! s’exclama la jeune femme en riant.

Klim but une nouvelle rasade d’eau-de-vie, gonfla les joues et leva l’index d’un air important.

— Tu n’es pas bête, ô mon épouse ! déclara-t-il d’une voix pâteuse. Mais moi, ton mari ? Me prends-tu pour un imbécile pour imaginer que j’aie pu oub… que je puisse avoir oubl… un tel…

Il fut secoué de hoquets rauques.

— Pour-tant, sache, femme, articula-t-il, que je me passe fort bien de certitudes – dès lors que j’ai ac-quis celle-ci : que l’esprit de l’homme ne peut en avoir !

Sur ce dernier effort, Klim devint blême et s’abattit derrière la table comme une masse. Il était ivre mort.