CHAPITRE XXIII

Artem pénétra tranquillement dans la pièce et ne s’immobilisa que lorsque Svetlana brandit son épée. Il portait son caftan gris perle et la chapka assortie, mais seul son poignard pendait à sa ceinture. Philippos, qui passait de la joie à l’inquiétude, réalisa qu’il serait impossible au boyard d’affronter la meurtrière à armes égales.

— Je n’ignore rien du rôle que tu as joué dans cette affaire, dame Svetlana, poursuivit Artem. En vérité, ton malheureux époux n’a pas eu beaucoup plus de chance que ses conquêtes !

— Et il n’en méritait pas davantage, jeta Svetlana entre ses dents. Puisque tu affirmes avoir résolu l’affaire, tu sais que c’est Igor qui est responsable de ces crimes barbares. Et ton fils ici présent en détient la preuve essentielle, le flacon d’élixir que mon mari s’apprêtait à utiliser cette nuit, lors de son ultime rendez-vous galant.

— Tu m’as l’air d’être bien informée, répliqua le droujinnik sereinement. Peut-être pourras-tu m’expliquer pourquoi, après avoir égorgé les deux petites courtisanes, l’assassin s’est arrêté de tuer pendant presque trois ans ? Tu dois le savoir, non ?

— Bien sûr, lança la jeune femme avec une moue méprisante. À l’époque, le prince Oleg venait de confier à mon époux la charge de Garde des Livres. Igor était passionné par son travail, il voulait prouver de quoi il était capable. J’ai connu alors un semblant de paix… Pendant cette période, il n’était pas en proie à son obsession morbide.

— Un meurtrier fou est incapable de refréner ses pulsions, objecta Artem. Si ç’avait été le cas d’Igor, il aurait continué à trucider des jouvencelles tout en s’occupant de sa carrière.

Il leva la main pour empêcher Svetlana de l’interrompre et poursuivit :

— Pourtant, tu as bien répondu à ma question ! Ton mari était un érudit et un bibliophile. C’était sa vocation et il s’y était consacré de toute son âme, négligeant la galanterie. C’est toi qui avais cessé alors de punir ses amantes d’un jour dans l’espoir qu’il allait s’assagir. Dommage qu’il n’ait pas gardé ses prestigieuses fonctions ! Peut-être aurais-tu appris à considérer avec indulgence ses rares incartades…

— Jamais ! cracha Svetlana. Ce démon lubrique était incorrigible. Ah ! j’aurais voulu le châtrer de mes propres mains avant de l’étrangler !

— Cette réponse a au moins le mérite de la sincérité, approuva le droujinnik, moqueur, avant de laisser tonner sa fureur : Misérable créature, ne comprends-tu pas que la vengeance ne répare point le mal, elle ne fait que l’aggraver ! Quel droit as-tu reçu de décider du sort et de la vie des autres gens, tout pécheurs qu’ils soient ?

— Le droit qu’un esprit ferme en ses desseins a sur les âmes faibles et grossières ! Ce droit, je l’ai pris quand j’ai vu que même le Tout-Puissant ne pouvait punir l’infâme qui avait bafoué ma confiance. Mais tu n’as rien pour le prouver, boyard ! conclut-elle d’un ton triomphant. Les preuves accusent Igor, et j’ai réduit au silence les rares personnes qui auraient pu témoigner contre moi.

Avant qu’Artem pût répondre, c’est Vesna qui le fit à sa place. Elle s’était remise debout et se tenait à présent à quelques pas de la meurtrière.

— Détrompe-toi, il y a un témoignage qui parle pour tous ceux que tu as fait taire. Sache que je me suis rendue ce matin aux bains publics situés dans la grand-rue, en face de l’auberge Les Trois Couronnes. Je t’y ai vue, nue, et j’ai vu de mes propres yeux la preuve la plus éloquente de ta culpabilité. Tu en portes l’empreinte dans ta chair !

Vesna pointa son index vers la guimpe de Svetlana. Philippos regarda : le haut col rebrodé était entrouvert, laissant voir une petite entaille enflammée à la base du cou.

— Anna t’a blessée avec la dague qu’elle portait en sautoir, reprit Vesna. La lame était enduite d’un poison qui empêche la cicatrisation. Tu ne peux effacer cette marque accusatrice !

Les deux femmes se toisèrent. Soudain, rapide comme l’éclair, Svetlana bondit vers Vesna et l’enlaça par-derrière, pressant l’épée contre sa gorge. Vesna émit un faible gémissement. Ses forces l’avaient abandonnée, elle semblait sur le point de s’évanouir. Philippos et Artem échangèrent un regard terrifié. Ils savaient tous les deux que, pour s’assurer une voie de retraite ou simplement par haine, la meurtrière n’hésiterait pas à égorger Vesna.

— À toi de choisir, boyard, siffla Svetlana. Si tu ne veux pas qu’elle meure…

Elle s’interrompit, appuyant légèrement sur la lame, et un mince filet de sang zébra le cou tendre de Vesna.

— Ne lui fais pas de mal ! articula Artem d’une voix rauque. Dis-moi ce que tu veux !

— Voilà qui est mieux, approuva Svetlana. C’est ma vie et ma liberté contre les siennes ! Il faut que tu jures sur l’honneur, mais aussi sur la tête de ton fils, de respecter mes conditions…

Pendant qu’elle poursuivait, Philippos réfléchit à toute allure. Avec son épée, Svetlana les tenait à sa merci. Artem avait son poignard, mais le temps de dégainer… Vesna serait morte ! Le garçon quant à lui n’avait ni poignard ni épée… mais il avait quelque chose d’autre.

— La veuve partira avec moi, déclara Svetlana. Il y a deux chevaux sellés qui nous attendent derrière le pavillon – les plus belles montures d’Igor, choisies en prévision de l’escapade de ce soir. Tu as l’air contrarié, boyard… Sache que j’ai tout prévu – y compris ce que je ferai en cas d’ennuis !

— Vraiment ? dit Philippos en faisant un pas dans sa direction. N’as-tu rien oublié ?

Au moment où Svetlana, surprise, tournait la tête vers lui, il déboucha l’aryballe et la lui lança à la figure. Serrant les paupières, elle poussa un rugissement de rage et de douleur, tandis qu’un parfum enivrant se répandait dans l’air. Elle repoussa Vesna et se jeta sur Philippos, l’épée en avant. Il bondit de côté mais ne put éviter la pointe meurtrière qui l’atteignit à la gorge. Il vacilla. Artem poussa un cri qui fut couvert par les hurlements et les imprécations de la femme.

Comme à travers un brouillard, Philippos vit le droujinnik lancer sa dague vers Svetlana. Aveuglée par l’élixir, elle avait laissé choir son épée, pressant les mains contre ses yeux meurtris. La lame la frappa en pleine poitrine ; elle émit un cri et vacilla. Artem la rejoignit en deux enjambées, dégagea son arme et la lui enfonça dans le cœur jusqu’à la garde. Alors que Svetlana s’effondrait, Philippos sentit les bras d’Artem le soutenir.

— Je n’ai rien ! s’empressa-t-il de dire. C’est ma cotte qui m’a sauvé, regarde !

Arrachant le col déchiré de son caftan, il exhiba le hausse-col de sa cotte de mailles orné d’un médaillon. L’ovale encadrait une réplique miniature du dessin gravé sur le talisman d’Artem. L’épée de Svetlana y avait laissé une éraflure. Le droujinnik sourit et serra Philippos contre lui. Puis il rejoignit Vesna et l’étreignit à son tour pour calmer le tremblement qui l’avait saisie. Il essuya les larmes qui ruisselaient sur ses joues pâles et murmura :

— C’est fini, mon amour. Personne ne te fera plus souffrir. Je suis là ; désormais, je serai toujours là pour toi !

 

Le lendemain matin, Philippos se leva plus tard que d’habitude ; il ressentait encore la fatigue et les émotions de la nuit passée. Il se livra à des ablutions froides et s’habilla. Avant de revêtir sa cotte de mailles, il contempla pensivement le hausse-col qui portait la marque du coup d’épée. Puis il se rendit au palais où un garde l’informa qu’Artem s’entretenait à huis clos avec le prince, mais que les Varlets l’attendaient à l’endroit convenu. Il courut donc au refuge des quatre sages, où ses amis prenaient une solide collation composée de potage aux légumes, de blinis et de poisson fumé.

— Alors, petit frère, raconte ! brailla Mitko en guise de salutation. On dit que tu as défié la meurtrière et que tu t’en es sorti haut la main !

— C’est Artem qui le dit ? s’enquit Philippos avec suspicion.

— Le boyard, le prince, tout le monde ! répondit le colosse blond en souriant jusqu’aux oreilles.

— Entre nous autres militaires, je dirai qu’ils exagèrent, confia Philippos. À un moment, j’ai perdu, euh… la maîtrise du terrain. Mais l’honneur est sauf !

Comme les Varlets tenaient à connaître ses aventures en détail, il relata ce qui s’était déroulé dans le pavillon de chasse, depuis l’explication avec Igor suivie de l’insidieuse intrusion de Svetlana, jusqu’à l’affrontement final et l’intervention providentielle d’Artem.

— En fait, Vesna a fini par découvrir l’identité de l’assassin, expliqua-t-il. Hier matin, en rencontrant Svetlana aux bains publics, elle a aperçu cette blessure infligée par Anna que le poison empêchait de se refermer. Elle a alors voulu discuter avec Igor pour tirer au clair le rôle qu’il jouait dans cette histoire. Elle a accepté de l’accompagner sans se méfier de ce séducteur impénitent ! Igor en a profité pour l’entreprendre, et, à dire vrai, il n’aurait pas hésité à abuser d’elle.

— Par chance, le preux Philippos veillait au grain ! le félicita Mitko avec un clin d’œil. Le boyard peut être fier de toi !

Philippos baissa la tête d’un air modeste. Il se demandait si les Varlets s’étaient aperçus des sentiments que Vesna inspirait à leur chef. Il se remémora comment, au milieu de la nuit, le droujinnik et lui avaient raccompagné la veuve chez elle. Artem avait finalement décidé que Philippos rentrerait seul à la résidence et que lui-même demeurerait auprès de Vesna. Elle s’était alors transfigurée, son visage marqué par le chagrin et l’épuisement était devenu rayonnant de bonheur. Quant au droujinnik, il restait grave et silencieux, mais le reflet de la même félicité le baignait comme une aura lumineuse. Il paraissait avoir rajeuni de dix étés, et le garçon s’émerveillait de voir son père adoptif ainsi transformé. Artem allait-il bientôt annoncer leurs fiançailles ? Philippos le souhaitait autant qu’il le craignait. Il fut tiré de ses pensées par Vassili qui demandait :

— Et le boyard, comment a-t-il fait pour vous retrouver ?

— Lui et moi, nous étions hantés par la même appréhension : Igor tentant de séduire Vesna. Je n’ai devancé le boyard que de peu de temps. Craignant qu’elle ne soit en danger, il est allé interroger sa servante, puis s’est précipité à la recherche du pavillon. Il a mis un certain temps avant d’y parvenir…

— C’est que personne ne connaît la forêt aussi bien que mon fils ! lança la voix d’Artem. C’est grâce à toi, mon grand, que dame Vesna a eu plus de peur que de mal !

Le droujinnik, qui venait de surgir près de la tonnelle, donna une tape affectueuse sur l’épaule de Philippos. Il était suivi de deux servantes qui portaient l’une un grand plat de beignets et de petits pâtés au miel, l’autre un plateau chargé de coupes et de cruchons d’hydromel. Ayant disposé le tout sur la table, elles s’en allèrent en emportant les plats vides.

— Eh bien, boyard, que dit le prince ? s’enquit Mitko tandis qu’Artem prenait place à leurs côtés et se versait une coupe d’hydromel.

— Il est ravi d’avoir pu remettre au vieil Edrik le collier de sa fille. Il est réellement magnifique, et l’honneur du boyard est sauf ; j’espère que cela l’aidera un peu à se consoler. À part cela… Comme nous tous, Vladimir est content que cette affaire diabolique soit enfin résolue. Alors que je prenais congé, il a déclaré : « La scélérate a échappé à mon Tribunal, mais c’est la justice divine qui l’a rattrapée ! »

— Tiens, j’ai déjà entendu ça ! murmura Mitko en enfournant un beignet au chou.

Artem leva les yeux de sa coupe pour lui décocher un regard de reproche.

— Sa Seigneurie a mille fois raison, bredouilla ce glouton incorrigible. Mais moi, je constate que la justice divine se manifeste toujours par l’entremise du boyard Artem !

— Hier soir, il lui a fallu en outre le concours d’un humble bûcheron, dit Artem en souriant. Je suis tombé sur sa cabane alors que j’errais dans la forêt, et c’est lui qui m’a guidé jusqu’au repaire d’Igor.

— Quand est-ce que tu as compris que la douce Svetlana était en réalité une furie échappée de l’Enfer ? lui demanda Vassili. Au moment d’arriver au pavillon de chasse ?

— Non, je savais déjà à quoi m’en tenir à son sujet, répondit le boyard avant d’ajouter avec amertume : Il n’empêche que je suis impardonnable. Je n’ai entrevu la vérité que très tard, beaucoup trop tard !

— Tu as trouvé un nouvel élément à la dernière minute, c’est ça ? devina Philippos. C’est à cause de ça que tu as pris du retard pour arriver chez Vesna !

— Cet élément n’était point nouveau, soupira le droujinnik. Je ne cessais de penser à l’un des bijoux dérobés : le bracelet d’Anna que Svetlana m’avait décrit au début de notre enquête. En mentionnant l’image gravée sur ce cadeau, un cavalier et une cavalière se faisant face – symbole traditionnel des fiançailles – elle avait voulu attirer mon attention sur les relations ambiguës entre Anna et son frère.

— Boris adorait sa sœur, c’était son unique amour, intervint Philippos. Je le tiens de Nadia. Il nous a paru bizarre parce que le meurtre d’Anna l’avait rendu fou de chagrin.

— D’autant qu’il avait énormément souffert de la mort accidentelle de sa mère, renchérit Artem. Il m’a avoué qu’il se faisait d’amers reproches, croyant avoir une part de responsabilité dans ces deux tragédies. De mon côté, j’avais le sentiment que quelque chose n’était pas clair dans cette histoire. C’était lié aux amours d’Anna – et donc, à Igor.

— Son dernier amoureux ! souligna Philippos. Igor était ce mystérieux amant à qui elle s’était donnée corps et âme. Mais Boris l’ignorait, n’est-ce pas ?

— Jusqu’à hier soir ! Après avoir signé le mandat d’arrêt contre Igor, je me suis rendu chez Boris pour lui révéler l’identité de l’amant de sa sœur et observer sa réaction.

— Ce drôle est imprévisible, tu aurais dû nous amener avec toi ! s’exclama Mitko.

— Vous étiez censés vous occuper d’Igor, rappela le droujinnik. Du reste, Boris est aussi sain d’esprit que vous et moi. Quant aux objets de divination que vous avez découverts dans sa cave, ils appartenaient à feu sa mère. Bref, ayant accusé le coup, Boris a remarqué : « Voilà pourquoi Anna détestait tant Svetlana ! Elle la traitait de sournoise et d’hypocrite, mais je sentais bien qu’il y avait autre chose : la jalousie ! De plus, elle se moquait de Svetlana, disant qu’elle aurait dû enchaîner son mari à son lit pour s’assurer de sa fidélité. »

Artem s’interrompit pour vider sa coupe. Mitko la remplit aussitôt, tandis que le droujinnik poursuivait :

— J’ai alors décrit à Boris la scène évoquée par Svetlana : les deux femmes bavardant en amies, l’une prêtant gentiment son bracelet à l’autre… Boris a sursauté d’étonnement : selon lui, Anna n’aurait jamais montré ce bijou à Svetlana. On s’est alors demandé par quelle astuce cette menteuse avait découvert l’image gravée.

— Ça s’appelle un meurtre ! grogna Mitko.

— Oui, cette harpie a eu tout loisir d’examiner le bracelet après l’avoir arraché du poignet d’Anna morte. Dès lors, tout devenait clair… Mais j’avais besoin de ses aveux ; sinon, ç’aurait été la parole de Boris contre la sienne ! En arrivant au pavillon de chasse, j’ai tout de suite compris ce qui s’était passé. Mais je devais amener Svetlana à jeter le masque et à jouer franc-jeu avec moi.

Il y eut un silence. Au bout d’un moment, Philippos remarqua d’un air pensif :

— Svetlana a bien réussi son manège, tout désignait Igor ! Son parfum favori, les femmes qu’il a aimées, les flacons qu’il aurait oubliés sur les lieux de ses crimes… Elle jouait avec lui comme un chat avec une souris ! Pourquoi voulait-elle absolument faire passer son mari pour un maniaque sanguinaire ? Et pourquoi, non contente de tuer ses rivales, poussait-elle la cruauté jusqu’à mutiler leur cadavre ?

À la surprise du garçon, ce fut Vassili qui répondit.

— Cette femme encore belle voyait son époux se prendre d’une passion ardente pour n’importe laquelle hormis elle-même. C’était pour elle l’offense suprême qu’elle ne pouvait ni pardonner ni comprendre. Toi, vieux frère, dit-il en se tournant vers Mitko, toi, amoureux infatigable et grand pécheur devant l’Éternel, peux-tu expliquer le mystère du désir ?

Son camarade haussa ses épaules puissantes.

— Tout ce que je sais, c’est qu’on ne raisonne pas pareil quand on s’amourache de quelqu’un. Tu n’aimes pas la fille parce qu’elle est jolie, mais tu la trouves jolie parce que tu es fou d’elle. Ça te met vraiment la tête à l’envers ! Et ça te titille, et ça te brûle, tu veux l’attraper et la garder…

Son œil s’alluma de convoitise, il allongea et retira la main à plusieurs reprises.

— Non, ça ne s’explique pas ! décréta-t-il, dérouté. Quand c’est en toi, tu es comme obsédé ; quand ça te lâche, tu t’ennuies. Et ça te prend toujours par surprise !

— Ça frappe comme une flèche décochée par un enfant espiègle ! s’exclama Philippos en battant des mains. C’est encore les Anciens qui avaient raison !

— J’ignorais que mes vaillants compagnons aimaient tant à philosopher, railla Artem. Un jour, vous apprendrez peut-être aussi à réfléchir ! Svetlana, elle, avait une intelligence bien plus terre à terre. Elle avait compris que, pour faire accuser Igor, il fallait forger des preuves, et surtout songer à une motivation solide, fondée sur un raisonnement cohérent – car même un fou suit toujours sa logique à lui. Elle avait pensé à un homme se servant d’aphrodisiaques pour aiguiser le désir qu’il serait incapable d’éprouver de façon normale ; un homme qui devait nécessairement haïr les femmes et désirer les punir après les avoir possédées. C’était si bien vu que Svetlana a réussi à leurrer tous les enquêteurs du prince, moi y compris !

— C’était un plan ingénieux, mais ne me dis pas qu’elle était saine d’esprit ! se révolta Philippos. J’ai scruté son visage hier : il y avait une expression de folie dans ses yeux !

— Certes, elle avait le cerveau dérangé comme tout être capable de commettre un meurtre de sang-froid et, à plus forte raison, des actes d’une telle sauvagerie. Elle a voulu nous faire croire au rituel mis en place par l’assassin dément, et elle y croyait sûrement elle-même – à la manière d’un comédien qui, le temps de la représentation, raisonne et agit comme le personnage qu’il incarne. Et elle en retirait énormément de plaisir ! Nous ne saurons jamais jusqu’à quel point elle vivait dans un monde imaginaire. Sa rancune nourrissait ses chimères, et cette haine a fini par ravager son esprit. Je pense qu’elle était persuadée que son mari était un obsédé atteint d’une perversion de l’appétit charnel.

— Et les bijoux dans tout ça ? s’enquit Philippos. Pourquoi tenait-elle tant à les dérober ? C’était un risque supplémentaire ! Le collier byzantin représentait un véritable trésor, mais le reste ? L’épouse du boyard Igor était assez riche pour s’offrir ce qu’elle voulait. Ces vols étaient-ils motivés par l’idée du rituel ou par l’appât du gain ?

— Tant qu’elle dérobait des colifichets sans valeur, il s’agissait de créer une fausse piste, répondit Artem en tirant sur sa moustache. Mais je suppose qu’elle a fini par y prendre goût ! Elle était ravie de pouvoir s’approprier le bracelet d’Anna, sans parler de ce coup de chance inespéré, le pectoral qu’Olga portait le soir du meurtre.

— Sauf que la chance a tourné ! ponctua Philippos. Les choses se sont gâtées avec l’arrivée de Kassian sur les lieux… À l’époque, il courtisait la fille d’Edrik, Nadia m’en a parlé. Peut-être voulait-il, selon ses bonnes habitudes, enlever Olga pour l’obliger à l’épouser ?

— À défaut d’avoir la belle, il a eu la parure ! grogna Mitko. Svetlana devait être furieuse de voir le collier lui passer sous le nez.

— Sans oublier le flacon, souligna Artem. Kassian est tombé dessus par hasard, il l’a trouvé joli et l’a empoché sans plus y penser… C’est ce qui a ruiné le plan de Svetlana ! Jusque-là, elle avait gardé l’initiative, elle pouvait choisir le moment propice pour attirer mon attention sur l’indice qui allait condamner son mari. Après le meurtre d’Olga, Svetlana tardait à réagir, elle dut improviser.

— Elle était à côté de moi au moment où le flacon est venu rouler à mes pieds, se rappela Philippos. Elle a dû me voir le ramasser sans pouvoir intervenir !

— Elle avait au moins quelque temps devant elle, suggéra Artem d’un air malicieux. Tu brûlais tellement de mettre ton grain de sel dans l’enquête, cela sautait aux yeux ! Il était facile de deviner que tu allais garder le silence sur ta trouvaille.

Philippos s’empourpra et allait rétorquer quelque chose quand un garde apparut près de la tonnelle.

— Que Sa Seigneurie n’ordonne pas de me châtier… se mit-il à débiter.

— Qu’est-ce qui t’amène ? l’interrompit Artem.

— Une jeune personne qui refuse de dire son nom attend dans le vestibule du palais, répondit-il. Elle désire s’entretenir avec le boyard Philippos.

Comme le droujinnik levait un sourcil interrogateur, le garçon expliqua :

— Cela doit être Christa, une amie de Nadia. Je voulais passer un moment avec elle pour évoquer Nadia et discuter un peu.

Artem l’autorisa à s’absenter. Il se leva d’un bond et, devançant le serviteur, se précipita vers la sortie du jardin. Alors qu’il entrait dans le palais, il aperçut une silhouette gracieuse vêtue de noir au pied de l’escalier qui menait au premier étage. Lorsqu’elle se retourna, il reconnut Vesna. Ses cheveux étaient nattés comme ceux d’une jeune fille ; plus pâle que d’ordinaire, elle paraissait amaigrie, et sa tenue austère soulignait l’expression mélancolique de ses yeux bleus. Philippos songea que sa beauté avait quelque chose de sublime et d’intimidant. Comme Vesna s’inclinait, il lui rendit son salut et dit :

— Je suppose que tu cherches le boyard Artem. Viens, je vais te conduire à lui !

— Inutile, c’est toi que je voulais voir. Tu transmettras à ton père ce que j’ai à lui dire. Je peux compter sur toi, n’est-ce pas ? Mais il faut d’abord qu’on se mette à l’abri des oreilles indiscrètes.

Trop surpris pour répondre, Philippos ressortit du vestibule sur les pas de Vesna. Ils traversèrent la cour où soldats et Varlets se promenaient en bavardant. Vesna le conduisit vers un coin tranquille où des buissons d’aubépine abritaient un banc de bois. À cet endroit précis, se souvint Philippos, il y avait de cela une éternité, Mitko lui avait expliqué comment s’introduire dans le jardin de Nadia.

— Viens t’asseoir à mes côtés ! dit Vesna tandis qu’elle se laissait glisser sur le banc.

Philippos s’exécuta en observant la jeune femme d’un œil intrigué. Elle inspira profondément puis commença, les yeux baissés :

— Ton père m’a demandé de l’épouser. Tu le remercieras une nouvelle fois pour l’honneur qu’il me fait, et tu lui diras que je n’en suis pas digne. Il ne peut que prier pour moi ! Tôt ce matin, j’ai envoyé un domestique porter une missive à la mère supérieure du monastère de la Vraie Croix. Je lui ai fait part de mon désir d’entrer dans les ordres. Sa réponse vient de me parvenir : elle m’accepte comme postulante. C’est mon intendant qui réglera les questions financières. Quant à moi, une calèche m’attend près du portail. En sortant d’ici, je vais me rendre à ma nouvelle demeure pour ne plus jamais la quitter.

Muet de stupeur, Philippos considéra quelques instants le visage serein et fermé de la jeune femme, ses paupières obstinément closes, ses lèvres blêmes et serrées.

— Tu ne parles pas sérieusement ! finit-il par s’exclamer. Le boyard t’aime, il est prêt à ceindre la couronne du mariage avec toi.

— Il veut m’épouser parce que c’est un honnête homme, répliqua Vesna. Si jamais j’y consens… un jour, il s’en mordra les doigts ! Je ne suis pas la femme qu’il lui faut, Philippos. J’ai été cruellement éprouvée dans ma vie, cela m’a marquée… Même après mon mariage, je n’ai pas toujours été à la hauteur de mon mari. Je ne lui ai pas apporté le bonheur qu’il était en droit d’espérer. Pire : je n’ai rien fait pour le sauver !

Philippos voulut protester, mais Vesna leva la main d’un geste impérieux.

— Tu es trop jeune pour le comprendre, mon ami. Si j’avais vraiment essayé, j’aurais pu lui arracher son secret. Mais je me suis contentée d’attendre.

— Tu n’y pouvais rien ! argua Philippos. Artem pensait lui aussi que Klim finirait par entendre raison, il le souhaitait de tout son cœur.

— Moi, je ne souhaitais qu’une seule chose, s’écria Vesna, quittant son masque de sérénité : je voulais qu’Artem m’aime ! J’en avais oublié tout le reste !

Elle cacha son visage dans ses mains, ses épaules furent secouées de sanglots silencieux. Au bout d’un moment, Philippos lui effleura le bras et murmura :

— Tu n’es pour rien dans la mort de Klim. Il a surpris Svetlana la main dans le sac, elle ne pouvait donc que le tuer. Rappelle-toi, elle l’a dit devant nous ! Il faut que tu songes aux vivants et au bonheur qui s’offre à toi aujourd’hui.

— Ce bonheur ne saurait durer, chuchota Vesna. Le temps est le pire des traîtres !

Elle leva son visage baigné de larmes aux yeux éperdus et poursuivit comme si elle se parlait à elle-même :

— Oui, aujourd’hui, il m’aime… mais demain ? Je voudrais que cela ne s’arrête jamais… Hélas, c’est impossible ! Si je disparais maintenant, au moins suis-je sûre qu’il me regrettera.

— Cela n’a ni rime ni raison ! protesta Philippos. Votre histoire d’amour ne fait que commencer !

— Ce qui a un début a une fin, déclara Vesna, morose. Je préfère que celle-ci survienne au moment que j’ai choisi, et non par surprise, en me plongeant dans le désespoir. Oui, c’est mieux ainsi… Inutile d’essayer de me dissuader, ma décision est prise.

— Tu veux garder l’initiative à tout prix, observa Philippos. Cela me rappelle la façon de raisonner de Svetlana… Ne ferais-tu pas mieux de laisser cela aux hommes ?

— Certes, cela sied mal à notre sexe, acquiesça la jeune veuve. Si j’ai pris cette décision, c’est uniquement par amour ! Ton père mérite mieux qu’une misérable créature de mon espèce.

— Une humilité excessive peut cacher un orgueil démesuré ! rétorqua le garçon. C’est ce sentiment qui te pousse à agir de la sorte.

— Je ne fais que renoncer à un espoir trompeur. Que puis-je faire pour le boyard sinon m’effacer de sa vie ? Tu verras : plus tard, il me donnera raison.

D’un geste, Vesna intima au garçon de se taire. Puis elle joignit les mains, baissa la tête et se figea, absorbée dans une prière silencieuse. Quand enfin elle regarda Philippos, son visage était serein et apaisé.

— Je suis en paix avec moi-même, fils d’Artem, dit-elle d’une voix neutre. Je vais te laisser à présent. Il est temps que je parte.

Elle se redressa, fit quelques pas, puis se retourna une dernière fois.

— Dis au boyard qu’aucune femme ne l’a aimé autant que moi, murmura-t-elle.

Alors qu’elle s’éloignait, Philippos se leva et demeura un instant immobile, plongé dans ses pensées. Puis il lança à haute voix :

— C’est faux ! Ma mère l’aimait tout autant… Seulement, elle n’a pas eu la chance de vivre assez longtemps pour le lui prouver !

Il tourna les talons, se dirigeant vers le jardin de la résidence. Il entendit le clairon sonner le rassemblement et, l’instant d’après, il vit Mitko et Vassili avec d’autres soldats traverser la cour au pas de charge. Artem l’attendait seul dans le refuge des quatre sages. Le garçon le rejoignit d’un pas lent. Il vint s’asseoir aux côtés du droujinnik et, la mort dans l’âme, entreprit de lui raconter son entrevue avec Vesna.

Lorsqu’il eut terminé, Artem quitta la tonnelle sans dire un mot. Il s’éloigna en boitant lourdement, la chapka repoussée en arrière sur ses cheveux grisonnants, la moustache en bataille. Ayant fait le tour de la clairière, il s’arrêta, le front appuyé contre un des piliers de la tonnelle. Au bout d’un long moment, il revint s’asseoir en face de Philippos. Le garçon scruta son visage : ses traits rembrunis par la douleur, creusés par la fatigue, endurcis par les épreuves, s’éclaircissaient petit à petit et se détendaient comme sous l’action d’une force intérieure. Enfin, quand il releva les yeux vers Philippos, son regard était impénétrable et serein.

— À mon tour de t’annoncer quelque chose ! déclara le droujinnik. Cette triste affaire finit tout de même par une bonne nouvelle. Comment s’appelle ce petit orphelin – tu sais, le frère cadet de la mercière assassinée ?

— Titos… Oh ! Mais bien sûr, tu penses au prix du sang ?

— Exact. Selon le code, Titos doit toucher le wergeld, et il a droit à une part importante de la fortune de Svetlana et d’Igor. J’ai parlé de lui à Vladimir. Tu connais le prince ! Il était ému jusqu’aux larmes et a promis de s’occuper personnellement du gamin. Du jour au lendemain, notre petit gueux deviendra un riche et honorable citoyen de Tchernigov !

— Hourra ! cria Philippos. Vive le prince !

— C’est tout ce que tu trouves à dire ? commenta Artem. Tu ne te demandes pas comment tu feras pour le retrouver ?

— Je connais le quartier qu’il fréquente, mais il me faudra un peu de temps, répondit le garçon, soucieux.

— Inutile de te casser la tête. Il est ici, logé aux frais de Sa Seigneurie… mais au sous-sol du palais – en prison, quoi ! Il a été arrêté hier pour vagabondage et vol à l’étalage.

— Quoi ? hurla Philippos en bondissant. Il faut intervenir en sa faveur, vite !

Il fixa le boyard qui souriait d’un air matois, avant de lui sauter au cou.

— Tu l’as déjà fait, pas vrai ?

— Pas besoin, grommela Artem en se levant.

S’appuyant sur le bras du garçon, il l’entraîna vers la sortie du jardin, où le soleil d’automne répandait sa pâle lumière.

— J’ai juste dit au prince qu’il s’agissait d’un ami à toi, expliqua le boyard. Il est libre et il t’attend… Alors, moi, je dis : vive Philippos !